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L'on m'a dit que j'étais devenu catholique parce que je me laissais abattre sous l'échec, et parce que je me laissais exalter sous le succès ; parce que j'étais trop rempli d'imagination, et parce que je manquais du sens de l'observation ; parce que je n'avais pas assez de confiance dans les choses, et parce que j'en avais trop ; parce que j'étais trop ardent à espérer, et trop prompt au désespoir ; parce que j'étais orgueilleux et pusillanime. Plusieurs ont même dit, en présence de mes livres, que je n'avais jamais vraiment compris l'Église d'Angleterre.
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Robert Hugh Benson
Les confessions d'un converti
CHAPITRE PREMIER LES PREMIÈRES IMPRESSIONS RELIGIEUSES
CHAPITRE II LE DÉBUT DE LA CRISE
CHAPITRE III AU MONASTÈRE ANGLICAN DE MIERFIELD
CHAPITRE IV LES PROGRÈS DE LA CRISE
CHAPITRE V LA MONTÉE DÉCISIVE
CHAPITRE VI LES DERNIERS PAS
CHAPITRE VIII LA NOUVELLE DEMEURE
PRÉFACE
Le petit livre qu’on va lire a été publié d’abord, sous la forme d’une série d’articles, dans une revue américaine, l’Ave Maria, au cours des années 1906 et 1907. C’est avec l’aimable autorisation du directeur de cette revue, le Père Hudson, que je le réimprime aujourd’hui, un peu corrigé et pourvu d’un petit nombre d’additions.
Depuis le temps de l’apparition de mon récit dans l’Ave Maria, maintes personnes m’ont engagé à recueillir en volume cette série d’articles : mais j’ai longtemps hésité avant de m’y résoudre. J’ai hésité, en partie, parce que je me suis demandé si un ouvrage comme celui-là avait chance de rendre vraiment service à qui que ce fût, et en partie parce que je me proposais d’étendre et de développer considérablement ma relation primitive, et puis d’y joindre encore une peinture de mon évolution intérieure après ma conversion. A ce dernier projet, cependant, j’ai vite dû renoncer, en raison de la difficulté extrême que je découvrais à établir une comparaison définie entre mes anciennes impressions d’anglican, qui s’effaçaient très rapidement de ma mémoire, et l’effet de plus en plus profond que produisaient en moi mes croyances catholiques. Le cardinal Newman a assimilé quelque part les impressions d’un anglican converti à celles d’un personnage d’un conte de fées qui, après avoir vécu durant toute la nuit dans une ville enchantée, se retourne, au lever du soleil, pour jeter un regard sur la ville, et qui a la grande surprise de constater que celle-ci a disparu : les monuments qu’il avait admirés pendant la nuit se sont évanouis, comme un brouillard sous la lumière de l’aube nouvelle. C’est exactement ce qui m’est arrivé. Je me sens désormais absolument incapable de comparer les deux systèmes de croyances, ainsi que j’étais en état de le faire durant les premiers mois de ma conversion : car il se trouve que la croyance que j’ai quittée ne m’apparaît plus du tout un système cohérent, une ville habitable avec les monuments et les maisons qu’il m’avait semblé y connaître naguère. Il me reste, naturellement, dans l’esprit toute sorte d’images, de souvenirs, et d’émotions, se rattachant à mon séjour dans l’anglicanisme, et quelques-unes de ces images sont même parmi les plus sacrées et les plus chères de mon cœur, et toujours encore je me sens heureux de compter au nombre de mes amis maintes personnes qui continuent à trouver dans l’anglicanisme la liaison et la vie d’un véritable système religieux ; mais, quant à moi, je ne puis plus voir en lui autre chose que des fragments détachés de leur centre primitif, et employés après coup à la construction d’un édifice purement humain, sans fondement stable.
Cette impression nouvelle ne s’accompagne d’ailleurs chez moi — autant que je puis en avoir conscience — d’aucune amertume. Tout au plus m’arrive-t-il parfois d’éprouver un mouvement d’impatience à la pensée d’avoir été retenu si longtemps par des ombres, empêché par elles d’entrer en possession de la substance divine. Mais toute comparaison équitable des deux systèmes m’est dorénavant complètement impossible : comment songer à établir une comparaison entre un rêve et une réalité ? Si bien que force m’a été de renoncer à tout espoir de joindre à la peinture, de plus en plus confuse en moi, de ma période d’anglicanisme l’histoire de mes aventures bien autrement actives et vivantes sous le plein soleil de la Vérité Éternelle. Et puisque nombre d’amis m’ont conseillé de publier le récit de la longue suite d’épreuves qui ont constitué pour moi le passage de l’ancien demi-jour à la présente lumière, c’est donc ce récit que l’on va lire, tel à peu près que je l’ai écrit naguère pour les lecteurs de l’Ave Maria. J’ai profondément conscience de tout ce qu’il y a de choquant dans l’« égotisme » ininterrompu de pages comme celles-là ; mais comment échapper à cet inconvénient, dès que l’on tente de mettre au service d’autrui les résultats de sa propre expérience ?
Robert-Hugh Benson.
Édimbourg, novembre 1912.
LES CONFESSIONS D’UN CONVERTI
Lorsqu’un voyageur se trouve enfin parvenu sur un haut plateau, il lui est très difficile de se rendre compte bien exactement de la route qu’il a suivie pour y parvenir : cette route tourne, s’élève, retombe, s’élargit et se rétrécit, de telle manière que le souvenir qui en reste au voyageur lui apparaît étrangement confus. Sans compter que les explications qui lui sont criées d’en bas, aussi bien par les amis que par des étrangers, ne sont guère faites, non plus, pour suppléer à l’insuffisance de sa propre mémoire.
L’on m’a dit que j’étais devenu catholique parce que je me laissais abattre sous l’échec, et parce que je me laissais exalter sous le succès ; parce que j’étais trop rempli d’imagination, et parce que je manquais du sens de l’observation ; parce que je n’avais pas assez de confiance dans les choses, et parce que j’en avais trop ; parce que j’étais trop ardent à espérer, et trop prompt au désespoir ; parce que j’étais orgueilleux et pusillanime. Plusieurs ont même dit, en présence de mes livres, que je n’avais jamais vraiment compris l’Église d’Angleterre.
Et, naturellement, cela n’est pas impossible ; mais, en tout cas, cette inintelligence ne résulte pas du manque d’information. Le fait est que, ainsi qu’on va le voir, j’ai été élevé pendant vingt-cinq ans dans une famille ecclésiastique anglicane ; moi-même j’ai été, pendant neuf ans, pasteur anglican ; dans des paroisses de ville et de campagne, ainsi que dans une congrégation religieuse. Mon père, en sa qualité d’archevêque de Cantorbéry, se trouvait être le chef spirituel de toute la communion anglicane ; ma mère, mes frères et mon unique sœur continuent aujourd’hui encore à faire partie de cette communion, tout de même qu’un grand nombre de mes amis. J’ai été préparé aux ordres sacrés par le théologien anglican le plus en vue de son temps ; et cette préparation a fini par faire de moi, durant de longues années, un membre passionnément convaincu de la Haute Église.
J’ajouterai que, maintenant que j’ai pris la plume pour raconter mon évolution religieuse passée, je m’aperçois que jamais encore jusqu’ici je n’ai sérieusement tâché à reconstituer le détail de cette évolution ; de telle sorte que ma tentative m’apparaît bien imprudente et bien dangereuse. Car c’est chose extrêmement facile de se tromper soi-même ; et c’est chose extrêmement difficile de ne pas se complaire à voir seulement ce que l’on désire voir ; et puis, surtout, j’ai peur que mes propres aveux ne réussissent pas à être convaincants pour d’autres personnes. Nul moyen, en effet, de définir en quoi a consisté la direction de l’Esprit de Dieu, ou de diagnostiquer les opérations de cet Esprit dans les chambres secrètes de l’âme…
Tout au plus est-il possible de décrire à peu près fidèlement l’apparence extérieure des diverses régions à travers lesquelles notre âme a passé, et puis aussi d’offrir une peinture sommaire des principaux incidents de la route, réflexions intérieures ou paroles venues du dehors. La foi religieuse, au fond, est un travail divin accompli dans les ténèbres, même quand ce travail nous semble incarné dans des arguments intellectuels et des faits historiques : car il faut se rappeler que deux âmes également sincères et intelligentes peuvent rencontrer les mêmes manifestations extérieures, et en tirer des conclusions absolument opposées. L’essence véritable de notre vie intérieure réside quelque part où nulle exploration psychologique ne saurait atteindre.
Je vais d’abord essayer de décrire le mieux possible ma première éducation religieuse, et la situation intime qui en est résultée pour moi.
J’ai été élevé dans les sentiments et les idées de l’anglicanisme modéré, et, naturellement, j’ai d’abord accepté celui-ci comme le mode le plus représentatif, comme le plus légitime aussi, de toute la communion protestante. J’ai appris, — autant du moins que je pouvais les comprendre, — les dogmes établis naguère par les théologiens anglais du dix-septième siècle ; j’ai été instruit à être suffisamment respectueux de l’autorité établie, affranchi de tout excès d’enthousiasme, méprisant et hostile à l’égard de Rome. J’ai été instruit encore à croire dans la Présence réelle sans vouloir tenter de la définir ; à apprécier la solennité et la beauté du culte sans lui attribuer une portée absolue. Enfin mes premiers maîtres m’ont fait étudier d’abord toute la Bible en général, et c’est seulement ensuite que j’ai abordé l’étude du Nouveau Testament. J’ai d’ailleurs l’impression, — si je puis parler ainsi sans paraître impertinent, — que mon éducation religieuse a été des plus sages. Je m’intéressais à la religion ; je suivais les cérémonies du culte dans des cathédrales et des églises magnifiques, avec permission de m’en aller avant le sermon ; j’étais nourri des allégories de Wilberforce, ainsi que des histoires des premiers martyrs chrétiens ; et les vertus qui m’étaient recommandées comme les plus admirables étaient les précieuses vertus de la véracité, du courage, de l’honneur, de l’obéissance, et du respect. Je ne crois pas que mon éducation m’ait amené à aimer Dieu consciemment ; mais du moins je n’ai jamais éprouvé cette terreur devant toute manifestation de la force divine, ou encore devant les menaces de l’enfer, qui souvent s’impose pour toujours à des âmes formées sous la discipline protestante. Autant qu’il me souvient, j’acceptais Dieu, assez froidement, comme un Père d’une présence et d’une autorité universelles. Quant à la personne de Notre-Seigneur, celle-là m’apparaissait beaucoup plus d’après les Évangiles que d’après ma propre expérience spirituelle. Je pensais à elle au passé ou au futur, rarement au présent.
L’influence de mon père sur moi a toujours été si grande que je tâcherais vainement à vouloir la définir. Je n’ai pas l’idée que mon père m’ait jamais bien compris : mais sa personnalité était si dominante et si pénétrante que ce manque de compréhension de sa part, à mon endroit, n’a guère amené de différence dans l’ensemble de son action sur moi. Le fait est qu’il a formé et façonné mes vues en matière religieuse de telle sorte que, aussi longtemps qu’il a vécu, concevoir des opinions autres que les siennes m’aurait produit l’effet d’un blasphème. Il y avait bien dès lors, dans son système de croyances, certains points qui m’embarrassaient, et qui continuent à m’embarrasser aujourd’hui encore : mais ces points ne me causaient pas plus de doutes touchant l’excellence et la vérité de la foi de mon père que les difficultés intellectuelles que m’offre à présent la Révélation divine ne me causent de doutes concernant son autorité.
Mon père était, au total, un représentant presque parfait de la Haute Église d’autrefois. Il avait un amour profond de la dignité et de la splendeur du culte divin, un grand sentiment de l’autorité de l’Église, et une orthodoxie inébranlable à l’égard des fondements généraux de la foi chrétienne. Et cependant il avait beau répéter, avec beaucoup de sérieux sous son ton de plaisanterie, qu’il aurait dû avoir été un chanoine dans une cathédrale française ; il avait beau réciter scrupuleusement, chaque jour, les prières du matin et du soir imposées par l’Église anglicane ; il avait beau aimer infiniment l’histoire de l’Église et la connaître à fond, tout de même que l’histoire des liturgies chrétiennes et les écrits des Pères : tout cela ne l’empêchait point, suivant ce qui me semblait dès ce moment, de manquer sur certains points particuliers à l’application de ses principes. Par exemple, il n’y a point de coutume plus fortement enracinée dans l’antiquité, ni enjointe plus explicitement dans le Livre de Prières anglais, que celle du jeûne du vendredi ; il n’y a guère de discipline ecclésiastique plus primitive que celle qui interdit le mariage d’un homme qui a déjà reçu les ordres majeurs ; et il n’y a rien de plus clair, — me disais-je à ce moment, — parmi les questions disputées touchant le mariage, que le principe suivant lequel la rupture du lien matrimonial en faveur de l’un des conjoints, avec permission pour lui de se remarier, a simultanément pour effet de relever du même lien l’autre conjoint. Or, je me trouve encore tout à fait hors d’état de comprendre, — surtout en me rappelant l’amour enthousiaste de mon père pour ce que j’appellerais la coutume chrétienne, — de quelle façon cet homme plein de bon sens et de foi justifiait son attitude à l’égard des trois points susdits ; car je ne me souviens pas que jamais il se soit abstenu de viande un vendredi, ni aucun autre jour, — tout en ne se faisant pas faute de se mortifier, je le sais, par maintes autres pratiques ; — pareillement, je ne l’ai jamais entendu soulever la moindre objection théorique en présence de mariages contractés par des prêtres ou évêques anglicans ; et enfin je me rappelle que toujours, lorsqu’un divorce avait été prononcé par la loi civile, mon père était d’avis que le conjoint « coupable » n’avait pas le droit d’obtenir de l’Église la bénédiction d’un second mariage, tandis que l’autre conjoint en avait le droit.
De même je n’ai jamais pu comprendre, depuis le début, de quelle manière mon père interprétait ces paroles de son Credo : « Je crois en la Sainte Église catholique. » Je me souviens qu’il retranchait de l’unité extérieure de cette Église les confessions chrétiennes qui n’admettaient pas la succession épiscopale ; d’autre part, comme j’aurai à le raconter bientôt avec plus de détail, il hésitait sur la question de savoir si l’Église de Rome se trouvait ou non déchue de sa place dans le corps du Christ ; tandis que, par ailleurs encore, il témoignait de la plus grande sympathie pour certains groupes de chrétiens orientaux dont les dogmes avaient été explicitement condamnés par des conciles que lui-même, mon père, reconnaissait avoir été pleinement œcuméniques.
De même encore je n’ai jamais bien compris son attitude à l’égard de doctrines telles que celle du sacrement de pénitence. En théorie, il maintenait fermement que Jésus-Christ avait donné autorité à ses ministres d’absoudre et de remettre les péchés des fidèles repentants ; et lui-même, en pratique, durant une certaine crise de ma vie, m’a recommandé de me confesser à un « discret et savant » pasteur de sa connaissance ; et cependant, autant que je sache, jamais il n’insistait sur l’utilité de la confession en général, et jamais lui-même ne recourait à la confession. Il croyait pleinement au pouvoir des clefs transmises par Jésus à Pierre : mais en même temps il semblait estimer que ce moyen d’être soulagé ne devait être employé que si nul autre moyen ne réussissait à procurer la paix de l’âme. En un mot, il semblait admettre que l’autorité conférée, dans des conditions extraordinairement solennelles, par le Christ à ses apôtres n’était aucunement nécessaire pour le pardon du péché mortel commis après le baptême.
Après cela, je suis tout à fait sûr que mon père ne se croyait pas du tout inconséquent, et avait des principes qui réconciliaient, à ses propres yeux, ces apparentes contradictions. Mais ce qu’étaient ces principes, jamais je n’ai pu le savoir. Car encore que rien ne lui fût aussi agréable que d’être consulté par ses enfants sur des matières religieuses, en fait mon vénéré père n’était pas très accessible à des natures timides. Pour ma part, j’avais toujours un peu peur de lui paraître ignorant, et plus peur encore de le choquer. Pas une seule fois, dans une difficulté véritable, je n’ai manqué à le trouver infiniment tendre et attentif, mais son intense personnalité et l’ardeur presque farouche de sa foi me donnaient toujours l’illusion qu’il jugerait irrespectueux chez moi, et indigne d’un fils, de ne pas acquiescer sur-le-champ à tous ses jugements ; d’où résultait que, souvent, je me résignais à ignorer ce que pouvaient être ces jugements eux-mêmes.
Mais en tout cas la religion, dans notre maison, se trouvait toujours colorée et vivifiée par la puissante individualité de mon père. Je me rappelle, maintenant encore, le sentiment de plénitude et de sécurité qui en dérivait. Les offices du matin et du soir, d’abord dans la petite chapelle de Lincoln, où mon père était chancelier depuis ma naissance jusqu’à ma cinquième année, puis dans son merveilleux oratoire privé de Truro, où il fut évêque jusqu’après ma treizième année, et enfin dans les belles chapelles archiépiscopales de Lambeth et d’Addington, après son élévation au siège de Cantorbéry ; ces offices, dont les moindres détails avaient été soigneusement réglés par mon père lui-même, se trouvaient observés avec une rigueur et une révérence liturgiques incomparables, et conservent encore dans mon cœur un étrange parfum qui jamais, sans doute, ne s’en effacera.
D’autres voies par lesquelles s’est imposée à moi l’influence religieuse de mon père étaient les suivantes :
Le dimanche après-midi, à la campagne, nous nous promenions avec lui, lentement et posément, pendant environ une heure et demie, et au cours de ces promenades l’un de nous, ou parfois mon père, lisait tout haut des passages d’un livre religieux. Ces livres, en vérité, ne me semblent pas avoir été très bien choisis pour l’instruction spirituelle de jeunes garçons. Souvent, par exemple, mon père nous faisait lire les poèmes de George Herbert[1] ; et ces méditations d’un ordre tout spécial, subtiles et pédantesques, me procuraient par instants un frisson soudain de plaisir, mais bien plus communément encore elles me causaient une espèce d’impatience mêlée de mauvaise humeur. Ou bien l’ouvrage que nous lisions était une interminable vie de saint, ou bien un volume d’histoire de l’Église, ou encore un certain livre du doyen Stanley sur la Terre Sainte. Une fois seulement je me rappelle avec un véritable plaisir de quelle façon mon père m’a fasciné pendant une demi-heure, en nous lisant tout haut, pendant que nous marchions, le récit du martyre de sainte Perpétue. Cela se passait dans mon enfance, vers 1880 ; et je me rappelle aussi le sentiment de respect un peu effrayé avec lequel je ne tardai pas à découvrir que notre père nous traduisait tout haut et d’improviste, dans une langue anglaise irréprochable, le texte latin des Acta Martyrum.
[1] Poète anglais du dix-septième siècle.
A l’issue de ces promenades du dimanche, et quelquefois aussi les jours de semaine après le déjeuner du matin, nous nous rendions dans le cabinet de mon père, pour lire avec lui la Bible ou le Nouveau Testament. Il m’est difficile de décrire ces leçons. La plupart du temps, mon père se livrait à un commentaire continu et très brillant, mais souvent bien au-dessus de ma capacité de comprendre. Par intervalles, il s’arrêtait pour nous poser des questions, et témoignait d’un grand plaisir lorsque nous avions répondu proprement ; de même encore il était ravi lorsque nous lui posions à notre tour des questions raisonnables ; mais au contraire son visage exprimait un désappointement très pénible pour nous lorsque nous lui paraissions inattentifs, ou bien inintelligents. Tout cela était infiniment stimulant pour l’esprit, non point d’ailleurs sans lui être aussi quelque peu fatigant : mais je crois bien aujourd’hui que le défaut principal de ces leçons consistait dans la prédominance du raisonnement sur l’émotion et sur tout l’élément « spirituel ». Le fait est que je n’ai pas souvenir que ces leçons nous aient rendu plus facile d’aimer Dieu. Elles étaient souvent intéressantes, et quelquefois même absorbantes ; mais, avec toute ma révérence pour la mémoire de mon père, je ne puis pas dire qu’elles aient développé en moi le côté « divin » de la religion. Pour mon père lui-même, avec la grande spiritualité qu’il avait en soi, naturellement, il suffisait que son âme trouvât une activité agréable dans la sphère didactique et intellectuelle ; mais, pour moi, il résultait de là une tendance fâcheuse à penser que l’intellectualisme constituait le fond même de la religion.
En ce qui regarde l’éducation morale, pareillement, l’attitude de mon père n’était point sans m’embarrasser quelque peu. Il avait un très grand sentiment du devoir d’obéissance ; et j’ai l’idée que ce sentiment, poussé à l’excès dans sa froide rigueur, tendait à obscurcir en un certain degré, à mes propres yeux, les différentes valeurs morales du péché effectif. Il y avait bien deux ou trois péchés qui m’apparaissaient comme les formes suprêmes du mal : des péchés tels que le mensonge, le vol, et la cruauté. Mais au delà de ces actions éminemment mauvaises, presque tous les autres péchés me faisaient l’effet de s’équivaloir. Grimper par-dessus les fils de fer qui bordaient la grande allée, à Truro, en mettant mes pieds ailleurs que dans les endroits où lesdits fils de fer traversaient les poteaux de bois, — mon père m’ayant ordonné de faire toujours ainsi pour éviter de forcer ou de briser les fils, — cela me semblait absolument aussi coupable que de m’irriter, de bouder, ou même de commettre des actes de véritable bassesse. De telle sorte que mon appréciation de la moralité des actions humaines se trouvait quelque peu brouillée, ou même étouffée, par la faute de cette éducation trop dominée par le principe de l’obéissance : l’oubli d’un ordre, ou le moindre retard à l’accomplir, nous étant reprochés par notre père avec autant de sévérité que s’il se fût agi d’une faute morale délibérée. Plus tard, pendant mon séjour à Eton, je fus un jour accusé de cruauté grave à l’égard d’un autre élève, et peu s’en fallut que je fusse fouetté à cette occasion. Or, il se trouvait que j’étais innocent, et, de fait, une très longue et minutieuse enquête de mes maîtres finit par aboutir à ma pleine justification : mais en attendant, lorsque la nouvelle de l’accusation parvint à mon père, pendant que j’étais chez lui pour les vacances, je me sentis presque paralysé d’esprit par la terrible atmosphère de l’indignation paternelle, si bien que je ne pus même pas essayer de me défendre, si ce n’est par des larmes et par un désespoir silencieux. Et cependant, en même temps, j’avais conscience d’un vague soulagement, résultant pour moi de la certitude que, si même j’avais été coupable, mon père ne m’aurait pas montré plus de colère qu’il avait coutume de m’en montrer, par exemple, quand je lançais des pierres sur les poissons dorés de la pièce d’eau, ou bien quand je jouais avec mes doigts durant les prières.
Telle a été, très brièvement résumée, l’influence de mon père sur ma vie religieuse. Comme je l’ai dit, je ne crois pas qu’il m’ait rendu facile d’aimer Dieu ; mais incontestablement il a établi dans mon esprit la notion à jamais indéracinable d’un gouvernement moral de l’univers, d’une puissance sans limites située derrière les phénomènes, et de l’austère et solennelle dignité avec laquelle cette puissance morale se déployait. Mon père lui-même était, avec cela, infiniment tendre de cœur et affectueux, désireux de mon bien avec une véritable passion, et puis aussi, au fond, — mais malheureusement à mon insu, — pénétré d’un touchant désir d’obtenir mon amour et ma confiance : mais sa sollicitude même à mon endroit obscurcissait en partie la flamme de sa tendresse, ou plutôt me forçait à ressentir la chaleur de celle-ci beaucoup plus que sa lumière. J’ajouterai qu’il me dominait complètement par la grande force de caractère qui était en lui, et que sa mort a produit sur moi une impression toute pareille à celle que me définissait un autre homme, en me disant que, à la mort de son père, il lui avait semblé que le toit du monde venait soudain d’être enlevé.
Dans l’école privée de Clevedon, où je fus d’abord placé, nous avions des offices religieux d’un ordre plus « ritualiste » que ceux auxquels j’avais été habitué chez mon père. L’école possédait une chapelle sombre et d’atmosphère mystique ; les pasteurs revêtaient des étoles de couleur, et maints offices se faisaient en chant grégorien. Mais je n’ai pas le moindre souvenir d’avoir éprouvé une impression de surprise en constatant la différence de l’enseignement religieux donné dans cette école avec celui que l’on m’avait appris à la maison ; simplement, je me sentais un peu intéressé et alarmé tout ensemble devant les menues différences du rituel ; et je me rappelle que l’espèce de plain-chant que nous étions forcés d’employer ne laissait pas de me produire un effet déprimant.