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Un ouvrage devenu rare issu d'une conférence donnée sur les crimes du sang dans la tragédie et dans le drame.- Le crime dans les romans et les drames judiciaires: Gaboriau et Sardou.- Les criminels dans le roman contemporain: Zola, Bourget, Coppée, etc. Un livre jamais réédité depuis sa parution et signé par l'un des plus grands criminologues italiens.
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Seitenzahl: 262
Préface de la deuxième édition, 25 mars 1902.
Préface de la première édition
Les criminels dans la vie, dans la science et dans l'art : introduction
Les microbes du monde criminel et l'art populaire
Les types psycho-anthropologiques de l'homme criminel
Les criminels dans les arts décoratifs
Les crimes de sang dans la tragédie et clans le drame. - Les meurtriers incestueux dans la tragédie grecque. - Macbeth, Hamlet, Othello. - Les Brigands de Schiller. - La Morte civile et Néron. - Les Camorristes. - Cavalleria rusticana
Le crime dans les romans et les drames judiciaires. - Gaboriau et Sardou
Le dernier jour d'un Condamné à mort, par Victor Hugo et la double exécution capitale que j'ai vue à Paris
Les criminels dans le roman contemporain. - Thérèse Raquin,Germinal, Bête humaine, par Zola. - Cosmopolis, André Cornélis, le Disciple, par Bourget. -Le bon crime, par Coppée. - L'Intrus, par D'Annunzio
L'art septentrional. - Les Revenants, par Ibsen. - Sonate à Kreutzer et Puissance des ténèbres, par Tolstoï. - La Maison des Morts, Crime et Châtiment, par Dostoïewsky.
L'art et les honnêtes gens
Enrico Ferri, Les criminels dans l’art et la littérature (3e édition), 1908.
Enrico Ferri.
Rome, 25 mars 1902.
Le succès de ce petit volume auprès du grand public international qui lit les livres en langue française, m'avait donné la tentation de faire, pour cette nouvelle édition, l'analyse de plusieurs autres types de criminels que crée sans cesse l'art contemporain.
Mais, les exemples choisis pour la première édition me paraissent suffire amplement pour atteindre le but que je me suis proposé : démontrer et confirmer, par des exemples pris dans l'art, les données et les inductions de l'anthropologie et de la psychologie criminelles. L'opinion publique commence à envisager les criminels les plus célèbres comme des individus antisociaux et dangereux, dont la ségrégation et le traitement s'imposent, et non plus comme des individus doués seulement d'une volonté libre et méchante. On se persuade enfin que n'est pas criminel qui le veut ; malgré nos habitudes mentales, un revirement se produit dans notre conscience à l'égard des criminels, semblable à celui qui, au siècle dernier, sous l'effort généreux de Pinel, de Chiarugi, de Hack Tuke, se produisit en faveur des aliénés.
On pensait alors, selon l'expression employée en 1801 par le Dr Heinroth, que la folie était une faute morale de l'individu « qui avait voulu quitter la route de la vertu et perdre la crainte de Dieu ».
Maintenant, on conçoit clairement que la folie n'est pas un acte volontaire ; les chaînes et les cachots que l'on donnait dans les siècles passés aux aliénés, et que l'on donne encore maintenant aux criminels, sans pour cela corriger les condamnés ni protéger la société, ne seront plus qu'un souvenir d'autrefois.
L'art, à juste titre, a toujours eu cette fonction sociale de prévoir les directions nouvelles de la conscience humaine et de les populariser.
Les exemples donnés dans cet ouvrage, pour arriver à ce but, sont assez nombreux et assez typiques pour qu'il soit inutile d'en ajouter d'autres : on peut du reste en trouver dans les publications analogues qui ont suivi les premières éditions, italienne et française, de ce petit livre.
Mais il est une autre raison, et c'est à celle-là surtout que je cède : je crois toujours de plus en plus, et je l'ai déjà dit à la fin de ce livre, que l'on doit détourner l'attention et la sympathie publique des criminels, et les concentrer uniquement sur la foule des honnêtes gens qui souffrent et qu'on oublie.
Je conçois clairement que l'art, en tant qu'il est soumis à des nécessités économiques, ne peut, aussi librement qu'il le voudrait, se consacrer à cette humanité qui veut la lumière et la justice. Dans un spectacle comme dans un roman, dans un tableau comme dans une statue, le public rare et privilégié, qui goûte et qui achète, se refuse à ne rencontrer que les misères et les iniquités du présent ou les sombres prévisions de l'avenir.
Cette évolution de l'art est cependant inévitable ; car elle répond aux besoins de la foule désireuse d'une régénérescence esthétique planant au-dessus des banalités érotiques et des bizarreries vaines de la majeure partie des oeuvres contemporaines.
Il suffit donc de l'avoir affirmée comme conclusion de cet essai.
Enrico Ferri.
Rome, 25 mars 1902.
Enrico Ferri, Les criminels dans l’art et la littérature (3e édition), 1908.
Au mois de mars 1892, je pris comme sujet de conférence, à Pise « Les criminels dans l'art et la littérature ».
D'aimables insistances m'ont obligé, depuis, à répéter ma conférence à Vérone, à Florence, à Livourne, à Volterra et enfin à Bruxelles, en un français téméraire, en décembre 1895.
De cette revue rapide des impressions, qu'en ma qualité de psychologue criminaliste, j'avais éprouvées à la lecture des romans ou à l'audition des pièces de théâtre, je ne pensai pas d'abord à tirer la matière d'un livre. Car j'aime mieux faire dix conférences ou prononcer dix plaidoiries qu'en écrire une seule. J'aime, après avoir étudié les grandes lignes d'un sujet, le compléter dans l'improvisation du discours et, grâce aux digressions suggestives, à l'excitation que provoque la présence d'un auditoire, le voir se dessiner, se colorier, s'animer, dans mon inévitable et invincible angoisse nerveuse - sous l'accueil glacial, ou sympathique, ou enivrant, du public.
Mais écrire, quand la délicieuse tourmente a passé et, dans un tranquille labeur, assis, où la pensée atteint rarement la haute température de la parole vivante, subir l'inchassable cauchemar d'apprêter aux lecteurs un « dîner réchauffé », remanier un sujet qui m'apparaît morne et froid, dans des conditions cérébrales si différentes : voilà l'effort vraiment pénible pour moi, voilà ce qui m'a fait tarder plus de trois ans à livrer à un éditeur mon ancienne conférence revue, retouchée..., et non améliorée. -Toutefois, si sa nouvelle forme littéraire, ce produit d'une fraude assurément innocente, lui vaut encore quelque succès, je serai l'obligé des lecteurs qui voudront bien relever les lacunes et les fautes de cet ouvrage ou me signaler d'autres personnifications artistiques de délinquants auxquels se puissent appliquer les données de l'anthropologie criminelle.
Car cette science positive consent à quitter parfois l'atmosphère grave des salles académiques pour aller se renouveler et se fortifier à l'air libre, au contact de toutes les formes réellement ou idéalement vivantes de la personnalité humaine.
Introduction
L'art, ce reflet irisé de la vie ne pouvait, même dès ses premières et plus instinctives manifestations, négliger l'étude des innombrables métamorphoses du crime et de l'âme criminelle dans la société. Il ne pouvait ignorer le frisson passionnel qui, en présence d'un délit, soulève dans la foule une vague d'émotion, incessamment élargie et s'atténuant dans son ampleur - ou qui provoque dans une conscience d'artiste la représentation subjective des personnages mêlés aux drames de la fraude artificieuse ou de la violence sanguinaire.
Et l'art a été seul, longtemps, à tenter la figuration matérielle ou l'analyse psychologique du délinquant. - S'il a poursuivi parfois ce double but avec une intuition lucide et géniale de la vérité humaine, il s'est égaré souvent aussi dans l'expression conventionnelle d'un monde d'idées et de sentiments imaginaires, simples reflets de la conscience de l'artiste.
Sa mission solitaire dura jusqu'au jour où la science put projeter sur la douloureuse et dangereuse silhouette du criminel la pleine lumière de la méthode expérimentale, c'est-à-dire approuver ou redresser les créations artistiques en montrant leur correspondance plus ou moins exacte avec la réalité.
Car le crime, sous tous ses aspects, sous toutes ses formes, de la plus équivoque à la plus évidente, de la moins importante à la plus atroce, de la plus pardonnable à la plus ignoble, passe intégralement de la vie dans la science, qui le soumet au bistouri de l'anatomie physique ou morale et à la loupe de la sociologie, pour chercher ensuite, par induction, les remèdes positifs de l'hygiène et de la médecine sociales.
Dans l'art, au contraire, le crime n'est représenté que par ses incarnations les plus typiques et les moins ordinaires. Il est rare qu'un tempérament très original ou que les exigences du public à un moment donné poussent l'artiste à éviter les sentiers battus, l'éternelle répétition du crime et du criminel par amour - les moins fréquemment observables d'ailleurs, dans la vie réelle.
Enrico Ferri, Les criminels dans l’art et la littérature (3e édition), 1908.
Dans la vie, en effet, le tréfond de la criminalité est constitué par l'innombrable pullulement de ceux qu'on pourrait appeler les microbes du monde criminel. À l'instar des microbes du monde biologique, ceux-là passeraient inobservés et anonymes, et leurs apparitions, disparitions et réapparitions rapides sur la lentille opaque des audiences du tribunal de police ou entre les murs plus ou moins humides des cachots, ne laisseraient point de traces, si la statistique les oubliait. Mais des chiffres douloureux marquent l'importance symptomatique d'un état de pathologie sociale, que la conscience collective ressent à peine, par cela seul qu'il est devenu chronique.
En Italie, par exemple, dans l'espace de dix ans, de 1883 à 1892, les condamnations prononcées par l'ensemble des autorités judiciaires, pour crimes, délits ou contraventions, à des peines variant de l'amende au cachot perpétuel, ont atteint le chiffre énorme de 3.352.910.
C'est-à-dire que, même sans compter les récidivistes, dans ces dix années, un dixième de la population italienne (mille personnes par jour à peu près), a passé devant les tribunaux qui, suivant le mot de Prins, inspecteur général des prisons en Belgique « laissent tomber les condamnations sur les misérables comme un robinet laisse échapper l'eau, goutte à goutte ».
Or, sur ce total de 3.352.910 condamnations, les juges de paix (pretori) en ont prononcé 2.734.452. - Ces deux millions sept cent mille condamnés représentent les microbes du monde criminel, qui passent et repassent inaperçus, au milieu de l'inattention générale. C'est tout au plus si la physionomie paradoxale ou grotesque de quelques-uns d'entre eux inspire l'humorisme artistique des chroniqueurs et des caricaturistes. Mais une juste critique du formalisme judiciaire ne les oublie pas. La justice moderne obéit encore à l'idéalisme métaphysique des anciennes écoles ; elle sert encore à coller un article du Code pénal à un individu vivant, douloureux mannequin dont le juge ne connaît en réalité, ou par fiction légale, ni les conditions personnelles, ni la vie physique, intellectuelle et morale, et dont il ne sait plus rien après l'avoir marqué du sceau de la loi.
Cela est vrai partout et non pas seulement en Italie. Le ridicule et pharisaïque formalisme qui aboutit, en somme, à une absurde, coûteuse et dangereuse fabrique de récidivistes disparaîtra quand les salles des palais de justice ne seront plus empoisonnées par les émanations des traditions gothiques, cette moisissure tenace encore attachée à leurs parois. Déjà, dans ces salles, commence à circuler l'oxygène vivifiant et purificateur des inductions de la physiologie et de la psychologie individuelles ou sociales, incessamment épandues dans le monde scientifique moderne par la nouvelle école criminaliste positive.
En France, par exemple, les chiffres sont encore plus désastreux, même en accordant à sa population huit millions d'âmes de plus qu'à la population italienne. Les autorités judiciaires de tous degrés y ont prononcé 6.439.933 condamnations, pendant les dix années écoulées de 1879 à 1888. Là aussi, le menu fretin des prisons est le plus abondant dans la nasse policière, les juges de paix ayant prononcé, pendant ces mêmes dix années, à peu près quatre millions et demi de condamnations (4.404.808).
Et si la proportion semble moindre, quand on compare ce chiffre à celui des individus condamnés par nos pretori, c'est que ces derniers ont, chez nous, une compétence plus étendue que celle des juges de paix en France.
Or, ce n'est certes pas de la grisaille des menus délits quotidiens que saillent les physionomies monstrueuses ou folles et parfois géniales qui, rendues populaires et minutieusement décrites par la presse quotidienne et la chronique judiciaire, sont définitivement fixées par la fantaisie d'un artiste dans un drame, un roman ou un mélodrame.
Les crimes atrocement ou sentimentalement raffinés et destinés à l'immortalité du grand art, sont exploités d'abord par l'art populaire dans ses plus caractéristiques manifestations. Certaines de ces manifestations, les drames des théâtres populaires, par exemple, parviennent à vivre au contact de la civilisation ; d'autres, chassées des centres urbains par la presse quotidienne et le journal illustré s'en vont, rares et pâles ébauches, émerveiller de naïfs et rustiques spectateurs. Sous forme de pancartes multicolores, que commente un chanteur ambulant, elles représentent dans les villages lointains les derniers exemplaires d'une faune artistique presque entièrement disparue : de même, au centre de l'Afrique, Stanley a remarqué l'importation récente des fusils à pierre que les peuples soi-disant policés ont remplacés déjà par des armes plus efficacement fratricides.
Qui de nous ne se souvient d'avoir vu, à la foire ou dans quelque marché de village, des piquets ornés de grands cartons peints dans lesquels six ou huit carrés, remplis de figures énergiquement expressives et richement coloriées, illustraient les épisodes les plus saillants d'un drame criminel ? Ce drame, un artiste forain le disait, en prose, d'abord, et puis sur une mélopée soutenue par de plaintifs instruments de musique.
Le massacre de la famille King, par le fameux Troppmann, a formé, il y a une vingtaine d'années, le sujet d'un grand nombre de ces chansons : mais en général, ce sont des récits d'abandons ou de trahisons d'amour, des histoires où la passion aboutit à l'homicide. Au premier tableau « l'aimable jeune homme rencontre une belle fille et s'enflamme d'amour » au dernier, contraste émouvant et prévu, le jeune homme « trahi par l'infidèle, se venge en la tuant à coups de poignard ».
Le journal s'est substitué aux complaintes à un sou par sa minutieuse chronique de la ville et des tribunaux et surtout par son feuilleton. Ces romans des journaux ne sont neuf fois sur dix, qu'une broderie fantaisiste sur un canevas banal de crimes enchevêtrés. Devenus une spécialité commerciale de la littérature française, grâce aux Ponson du Terrail, aux Gaboriau, aux Zaccone, aux Montépin, etc., ils fournissent partout aux scènes populaires les sujets de leurs spectacles à sensation.
Sans doute, le public plus instruit ou plus blasé des villes ne prend plus, au théâtre, fait et cause en faveur des victimes, contre leurs tyrans et leurs persécuteurs ; mais les drames judiciaires sont encore tout-puissants sur l'imagination et sur les sentiments du peuple, et c'est à peine s'il commence à leur préférer les oeuvres inspirées par la brûlante question sociale actuelle.
Cette évolution sera un progrès, car c'est certes une triste éducation que, depuis tant d'années, le théâtre et le journal donnent au peuple, en racontant, en exaltant même, indirectement, les plus atroces méfaits : en leur faisant les honneurs de correspondances télégraphiques et des descriptions les plus minutieuses. Cette constante excitation de la curiosité publique ravive, par une suggestion inconsciente, les souvenirs héréditaires des instincts criminels, à peine recouverts du léger vernis d'une civilisation encore tout imprégnée de violences individuelles et collectives. Et cependant, les vertus les plus sublimes, les sacrifices les plus constants, les privations les plus atroces, demeurent ignorées du grand public, et passent, parmi l'inattention générale ou excitant à peine un mouvement de pitié, devant le rapide kaléidoscope de la presse quotidienne. Et c'est en vain que la protestation suprême du suicide et les morts par inanition sur les trottoirs des grandes villes soufflettent de temps en temps l'insolente et insouciante corruption de la société soi-disant civilisée.
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Enrico Ferri, Les criminels dans l’art et la littérature (3e édition), 1908.
Jusqu'à ces derniers temps, les criminalistes n'étudiaient pas le criminel : ils concentraient toute leur attention et tout l'effort de leurs syllogismes sur l'étude du crime - qu'ils considéraient, non pas comme l'épisode révélateur d'un mode d'existence, mais simplement comme une infraction aux lois. Ils ne voyaient dans le délit que sa surface juridique et ne songeaient pas à en rechercher les racines profondes dans le terrain pathologique de la dégénérescence individuelle et sociale.
L'art seul, plus rapproché de la réalité, plus directement inspiré par elle, avait tenté, dans les éloquents plaidoyers des Cours d'assises, dans le drame passionnel, dans le roman, l'analyse humaine du crime. Aussi a-t-il souvent devancé, surtout au point de vue psychologique - et parfois avec la claire vision du génie -les données de l'anthropologie criminelle, cette science que les travaux de M. C. Lombroso et de l'école positiviste ont créée depuis vingt ans à peine en Italie, et qui se propose l'étude de la constitution physique et psychique du délinquant.
Notre but est de montrer, chez des personnages immortalisés par l'art, jusqu'à quel point l'intuition artistique a su prévoir ou suivre les notions si péniblement acquises par l'expérience scientifique, sur la nature véritable des crimes et des criminels. - Car, rejetant les doctrines classiques, issues d'une observation fantaisiste ou conventionnelle de la réalité, la science nouvelle du crime s'appuie sur des expériences directes et positives : aussi dirigera-t-elle sûrement notre critique psychologique des criminels peints par les artistes .
La jurisprudence classique, de C. Beccaria à F. Carrara, s'est occupée exclusivement des crimes : elle laissait leurs auteurs dans l'ombre, leur attribuant un type unique et moyen d'homme comme tous les autres, sauf quand elle se trouvait en présence de circonstances évidemment anormales, telles que l'idiotie, la surdité, et le mutisme congénitaux, la folie manifeste ou l'alcoolisme extrême. Aujourd'hui encore, en dehors des anomalies prévues par la loi, les juges ne veulent ou ne savent pas voir, dans leurs inculpés, des hommes différant des autres par certaines conditions physiques ou psychiques plus ou moins apparentes. - Leur seule préoccupation est de trouver l'article du Code le mieux approprié, non pas au prévenu, mais à la faute qu'il a commise. Ils soumettent, il est vrai, au diagnostic des aliénistes les auteurs de crimes étranges, atroces, relativement rares, mais ils décident seuls pour tous les autres. Et dans la foule anonyme, c'est tout au plus si, pour tranquilliser leur conscience, ils appliquent les habituelles, impersonnelles circonstances atténuantes, quand s'impose en toute évidence le motif humain du délit : la misère qui a poussé au vol le va-nu-pieds champêtre, les instincts débridés du violent dont l'éducation est fausse ou nulle, la faim, la mauvaise conseillère des malheureux sans ressources qu'elle excite à la révolte ou l'inévitable obscénité qui grouille dans les bas-fonds navrants du monde des misérables.
L'atténuation de la peine, qui semble alors un acte de justice, n'est, au contraire, qu'un éclatant témoignage de l'injustice des tribunaux. Elle dévoile l'ignorance des douloureuses conditions qui amènent un homme sur le banc des imputés pour des infractions aux lois, dont la persistance chronique et les formes particulières qu'elles affectent selon l'individu, le pays ou le moment, prouvent leur conformité à la vie sociale actuelle. Cette conformité est si grande, que l'art dédaigne de retracer leurs contours estompés et monotones.
Par contre, la science positive se préoccupe peu des distinctions nominales, trop souvent arbitraires et inutiles entre crimes et délits. Ainsi, par exemple, celles que l'on a établies entre les divers crimes contre la propriété meuble profitent aux voleurs d'importance en leur permettant d'éviter le Code pénal, si sévère aux moindres coupables. Et cependant, quand ils ne sont pas accompagnés de violences, ces crimes, quel que soit leur nom juridique, sont pareils malgré leurs formes diverses : ce sont tous des appropriations plus ou moins directes du bien d'autrui.
La science actuelle s'efforce de mettre en relief les caractères qui différencient les criminels entre eux, et d'exprimer leur individualité physique et psychique dans le milieu ambiant particulier à chacun d'eux ; elle substitue enfin au type classique, unique et incolore, différentes physionomies de délinquants.
Il y a longtemps déjà, je les ai toutes ramenées à cinq types principaux : le criminel-né, le criminel-fou, le criminel par habitude acquise, le criminel par passion et le criminel par occasion - et ma classification bio-sociologique est adoptée aujourd'hui par presque tous les savants.
Ces types caractéristiques vont d'une plus grande à une moindre anomalie ; c'est-à-dire qu'on les rencontre plus ou moins fréquemment au milieu de cette médiocrité terne - moins nombreuse toutefois dans le monde du crime que dans celui des honnêtes gens - qui est le choeur anonyme et impersonnel du drame social quotidien 1.
Les délinquants auxquels je donnai, en 1881, le nom de criminelsnés sont les victimes de conditions de dégénérescence héréditaire, d'anomalies pathologiques (névrose criminelle) qui ne se bornent pas à une infériorité biologique - idiotie, folie, suicide, etc. - mais qui, sous la pression du milieu, se transforment en une force antisociale et agressive.
Cette figure humaine avait été confusément entrevue par l'intuition populaire ; mais elle n'avait pas été précisée, jusqu'à nos jours ; elle est encore niée avec acharnement, malgré les douloureuses révélations de l'anthropologie criminelle, grâce à l'influence du spiritualisme traditionnel et superficiel. - C'est que la science actuelle se heurte aux idées préconçues de la science classique. Ses vues ont beau correspondre à la réalité de l'expérience quotidienne, elles ne peuvent pas se dessiner nettement sur les lentilles opaques du sens commun, dans le brouillard des habitudes mentales.
Le public, grâce aux chroniques judiciaires et aux ouvrages de propagande scientifique, connaît maintenant le type psycho-anthropologique du criminel-né. Mais il le considère toujours comme un être froidement féroce, et c'est une erreur. Le criminel-né peut être un assassin tranquillement sauvage, un dépravé violemment brutal, un raffiné de l'obscène par suite d'une perversion sexuelle provenant de sa défectueuse organisation physique, il peut aussi être un voleur ou un faussaire. La répugnance à s'emparer du bien d'autrui, cet instinct lentement développé par la vie sociale dans la collectivité, lui manque presque absolument : mais il n'est pas assez intelligent pour substituer à la naïve, évidente soustraction d'un portefeuille une spoliation habile, civilisée et impunie, telle que les artifices des entreprises pseudo-commerciales, des spéculations sur les valeurs, des jeux de Bourse, etc.
Voltaire annonça un jour qu'il allait raconter l'histoire d'un voleur célèbre : « Il y avait autrefois un banquier », dit-il, et, comme on lui demandait la suite de son récit, il répondit : « Mais... c'est fini ».
Le criminel-né est parfois doué d'une intelligence supérieure à celle de la plupart de ses congénères. Il peut se montrer même, dans un certain ordre de manifestations intellectuelles, supérieur à la moyenne de l'humanité. Dans ce cas, il n'enfreint aucun article du Code tout en demeurant un homme immoral, ou plutôt « a-moral » un être anti-social, une de ces créatures que Dumas fils, dans une comédie célèbre, appelle les vibrions de la société : très habiles à voler le bien d'autrui sans toucher à sa bourse, de même qu'à tuer sans manier le couteau ou le révolver.
Le type du criminel-né ayant été tout récemment mis en pleine lumière par la science, il est bien naturel qu'on ne le rencontre pas souvent dans les oeuvres d'art.
Il fallait, pour le concevoir avant la définition exacte qu'en a donné M. Césare Lombroso, le génie d'un Shakespeare (nous le retrouverons tantôt dans son admirable théâtre) ou celui d'un Dostoïewsky, le merveilleux observateur des forçats sibériens, ou le talent d'un Eugène Sue, le peintre habile des bas-fonds de Paris. Mais aujourd'hui, il est entré dans le domaine de l'art contemporain, grâce à un grand nombre d'ouvrages, et surtout à ceux de M. E. Zola, inspirés par l'anthropologie criminelle.
Outre les stygmates physiques très apparents, surtout dans la physionomie, on observe chez ces sortes de criminels une absence complète ou une atrophie congénitale du sens moral -cette force dirigeante qui détermine la conduite de l'individu vis-à-vis de la société.
Ce sens est, en partie, le résultat de l'expérience acquise dans la concurrence sociale ; il a surtout pour caractère d'être héréditaire. Or, cette hérédité, cet instinct est annulé par un état pathologique reconnaissable à une névrose voisine de l'épilepsie chez les criminelsnés, qui sont tous moralement fous.
Leur folie morale ne détruit pas leur intelligence qui est souvent même, par une compensation de la nature, supérieure à la moyenne de la classe sociale à laquelle ils appartiennent. Car on peut avoir des sentiments altruistes très développés et une intelligence très médiocre, et on peut aussi être dénué de sens moral tout en possédant des facultés intellectuelles imparfaitement équilibrées sans doute, mais très subtiles, très lucides, très puissantes pour le mal, grâce à l'absence des freins, des scrupules, des obstacles qui retiennent l'honnête homme. Ces freins, d'ailleurs, constituent malheureusement une faiblesse plutôt qu'une force dans notre système économique de concurrence libre, c'est-à-dire d'anthropophagie déguisée et indirecte. Dante disait avec raison :
« Quand la force du raisonnement s'ajoute au mauvais vouloir et à la puissance, il est impossible de leur résister. »
Non seulement le criminel-né est souvent doué d'une intelligence supérieure, surtout lorsqu'il est porté à la fraude plutôt qu'à la violence, mais ses sentiments mêmes, en dehors du sens moral, peuvent être presque normaux. Bien plus : si, les manifestations sentimentales purement égoïstes, le désir de vengeance, la cupidité, la vanité, par exemple, sont, toujours, exaspérés chez lui par l'insensibilité morale ; cependant il n'ignore pas toujours les sentiments égo-altruistes : les affections de famille, les accès de prodigalité, de loyauté ou de justice..., quand il peut se montrer juste sans léser son moi hypertrophié.
J'ai eu l'occasion de démontrer, dans une étude psychologique de l'homicide-né 2, que l'apparente régularité de son intelligence et de ses sentiments peut voiler si complètement sa profonde insensibilité morale, que son véritable caractère échappe à ceux qui ignorent la psychologie expérimentale.
Il est, d'ailleurs, tout aussi difficile de saisir les traits physiques qui le caractérisent, à moins d'avoir longuement appliqué les données de l'anthropologie physionomique dans la vie usuelle et parmi les habitués des cachots et des cabanons.
Le type du criminel-fou est plus facile à reconnaître, du moins dans certaines de ses variétés, plus rares qu'on ne le suppose généralement, mais plus évidentes même à des yeux inexercés.
En réalité, s'il y a souvent dans tout homme normal un petit grain de folie, la pathologie morale est toujours accompagnée d'un déséquilibre mental plus ou moins grand, selon le degré d'anomalie, chez les êtres anormaux. Car le crime et la folie sont deux branches du tronc unique de la dégénérescence humaine, d'où proviennent encore la tendance innée au suicide et à la prostitution, et toutes les formes et tous les degrés des névroses et des psychoses.
Mais on désigne particulièrement du nom de criminel-fou l'homme chez qui la névrose criminelle s'allie à une variété d'aliénation mentale exactement définie par les tableaux cliniques, malheureusement de plus en plus complets, de la psychopathologie.
On peut distinguer deux genres principaux de criminels-fous en se plaçant, comme nous le faisons, au point de vue de l'impression qu'ils produisent sur la conscience du vulgaire et sur celle des artistes.
Quand on parle de folie, le vulgaire imagine un être tourmenté par un délire violent, incohérent, se traduisant en actes et en paroles, on bien un individu plongé dans une stupéfaction inconsciente et idiote. - Le public des assises et des tribunaux et la plupart des magistrats voudraient constater l'une ou l'autre de ces formes classiques et simples de l'aliénation mentale, avant d'admettre la folie d'un criminel : mais l'aliénation évidente et complète est relativement rare dans l'infinie variété des manifestations et des déviations biologiques.
Aussi, le second genre de folie criminelle est-il plus difficile à préciser, presque insaisissable sous la multiplicité de ses formes.
La folie, comme le crime, suit une évolution parallèle à celle de la société et devient incessamment moins brutale et plus intellectuelle. Or, ceux qui sont, à leur insu, malades d'une aliénation mentale et morale peu apparente, d'une déviation ou d'une absence à peine perceptibles de certaines facultés intellectuelles, sont trop souvent traités en coupables et en pervers par leur famille et surtout par l'opinion publique et par les magistrats. C'est qu'ils ne diffèrent pas très sensiblement de la moyenne de l'humanité et qu'il faut, pour rattacher leurs actions immorales ou criminelles à leur véritable cause, posséder des notions assez rares de pathologie psychologique.
C'est tantôt le désordre des facultés intellectuelles et tantôt celui des tendances morales qui prévaut chez le criminel-fou. Dans ce dernier cas se vérifie ce que M. Verga, dans le procès Agnoletti, a appelé d'un mot peu suggestif, mais exact : « la folie raisonnante ». - C'est que réellement alors le raisonnement et la logique formelle sont réguliers en apparence, malgré la maladie profonde des sentiments et des passions.
Il est naturel que les artistes ne se soient pas beaucoup occupés du criminel-fou.
Car, d'une part, la maladie des fous lucides, cette forme congénitale et plus ou moins complète de dégénérescence, n'a pu être étudiée et exactement définie que tout dernièrement, grâce aux beaux travaux de Morel sur la dégénérescence humaine. Il était impossible aux artistes de démêler un intime désordre pathologique sous des traits extérieurs presque normaux, quand ils n'avaient encore, pour les guider, que les lumières du sens commun, - et l'éloquence de l'art a dû nécessairement négliger d'exploiter ce contraste spasmodique de l'âme humaine.
Et, d'autre part, quant à la variété des criminels évidemment fous, ils ne pouvaient pas paraître artistiquement intéressants à une époque de foi spiritualiste. Car, lorsqu'on admet le libre arbitre, on peut bien considérer la folie comme une maladie et un malheur (cette vérité est généralement reconnue depuis une centaine d'années) mais on considère le crime comme « une faute ». De sorte que, pour le public, le criminel-fou est une vivante antinomie : s'il est fou, dit-on, il n'est pas coupable et ce point de vue paralyse presque toujours la création artistique.
Aussi, dans les oeuvres d'art, le criminel-fou est assez rare, et, à l'exception d'Hamlet, assez peu significatif. Son type échappe à l'oeil préoccupé de l'artiste ou lui apparaît sous les traits d'un personnage conventionnel et pitoyable, idiot, inconscient qui, dans le tissu fantaisiste du roman ou du drame, accomplit un acte extraordinaire ou providentiel.
L'art dédaigne aussi de peindre le criminel par habitude acquise, et on ne le rencontre que dans les romans et les drames spécialement destinés à décrire les bas-fonds de la société.
C'est qu'en effet ce criminel est essentiellement anti-esthétique. Son éducation néfaste a commencé de bonne heure. Des parents misérables l'ont abandonné, ou excité à la débauche, ou livré à des entrepreneurs plus misérables encore qui ont vécu du produit de sa mendicité, et l'armée d'alcooliques, de voleurs, d'assassins, de souteneurs que recèle toute grande ville a fini par racoler cette misérable recrue.
Depuis lors, le malheureux a connu les journées de prison, coûteuses et malfaisantes, et la surveillance de la police, cette persécution fatale ou inefficace - et il a vécu, ce « naufragé de la société » produit de la dégénérescence sociale plutôt que de la pathologie individuelle - dans une continuelle et nauséabonde alternative de délits médiocres et de récidives irréparables.
Comme ce criminel s'abandonne rarement à un excès d'obscénité ou de barbarie qui attire sur lui l'attention du public, la fange où il grouille, dans les plus grandes villes, est dédaignée par les artistes, à moins qu'ils ne cherchent, justement dans le monde de la basse criminalité, le sujet d'une étude directe ou le cadre vrai pour un Rocambole romanesque et conventionnel.
Les deux autres types criminels - le criminel par passion et le criminel par occasion - fournissent au contraire à l'art des sujets exploités jusqu'à la banalité des répétitions faites « de chic ». Ils ont même tenu longtemps la corde en littérature.
C'est que les criminels intéressent malheureusement plus que les honnêtes gens. La description d'une vie normale nous semble aisément insipide et, d'autre part, un instinct profond de conservation nous fait préférer connaître les traits caractéristiques du criminel redoutable, plutôt que ceux de l'honnête homme dont nous n'avons rien à craindre. Ne voit-on pas les ministres prodiguer leurs bonnes grâces et leurs flatteries aux députés d'opposition bien plus qu'aux brebis fidèles du troupeau gouvernemental ?