Les Oubliettes de la Presqu’île - Jean-Jacques Égron - E-Book

Les Oubliettes de la Presqu’île E-Book

Jean-Jacques Égron

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Beschreibung

Sur la presqu'île de Rhuys en Bretagne, le professeur Corton est retrouvé mort dans un lavoir... Le commandant Rosko mène l'enquête, tout comme un généalogiste et une étudiante en patrimoine.

Le commandant Rosko enquête sur la mort du professeur Casimir Corton, retrouvé dans un lavoir – à proximité du château de Suscinio, sur la presqu’île de Rhuys.
Un généalogiste – neveu de la victime – et une étudiante en patrimoine enquêtent également. L’intérêt de ces deux protagonistes pour l’Histoire les mène au château de Suscinio, à Kerguet, à Penvins, à Arzon, à Pénerf, à Saint-Armel, à Vannes, à Theix, à Timadeuc, à la Vraie-Croix… sur les traces d’un génial artisan bâtisseur, détenteur d’un secret… très dangereux. Même si Rosko veille sur eux de loin, ils vont connaître des aventures rocambolesques, suivre un périlleux jeu de piste semé d’embûches, où le danger est omniprésent, et la peur planera souvent sur leur tête.
Ce polar haletant nous entraîne entre légendes et faits réels, et nous conte que l’Histoire peut avoir une influence sur la réalité d’aujourd’hui.

Un jeu de piste haletant  sur les traces d’un génial artisan bâtisseur  ! Ce 5e tome des enquêtes du commandant Rosko se situe entre légendes et faits réels, entre l'Histoire passée et le présent...

EXTRAIT

Anne-Cécile, jeune mais pragmatique, alla chercher une branche flexible et toucha le ventre rebon di. Après bien des efforts, elle réussit à ramener le corps sur le bord et les quatre, s’aidant et se soutenant dans la peine, le sortirent de l’eau. Elles se signèrent pour alléger l’âme du défunt et surtout la leur, très lourde à porter.
— Il faut appeler Monsieur le curé pour l’extrême-onction.
— Tu parles s’il y pourra quelque chose.
— Ce serait plutôt les gendarmes.
— Ou les pompiers.
— En tout cas, pas le SAMU… mais le croquemort !
Elles mirent un bon quart d’heure à se décider. Anne-Cécile composa le numéro de son mari sur le portable : « Tu connais le numéro de police secours ? » Elles continuèrent leurs supputations, ramenant à la surface un tas d’histoires de morts peu naturel les – et la presqu’île n’en manquait pas – : l’histoire du petit mousse au Petit-Mont à Arzon, où les habitants fleurissent encore sa tombe sur laquelle on peut lire « Qui donc repose ainsi face à l’Océan, dans cet enclos de fusains torturés par le vent ?» ; un trentenaire ramené sur le rivage, dont on ne connut jamais l’identité. Autre exemple, en 1785, Jean Le Mitouard, métayer de Kerbistoul, décède des suites d’une agression. Le fonds de la sénéchaus sée de Rhuys permet de suivre la procédure crimi nelle qui en résulte : celle-ci débute, à la requête du procureur du roi, par l’ouverture du cadavre de la victime. Ne sommes-nous pas friands de morbidité, tout en la déplorant ? Dualité, schizophrénie… Les lavandières ajoutèrent des détails, certaines anecdotes totalement inventées, d’autres enjolivées, mais le jurant, avec toujours un fond de vérité et une sincérité jamais démentie. « Il n’y a pas de fumée sans feu… »

A PROPOS DE L’AUTEUR

Né à Paris,  Jean-Jacques Égron a passé son enfance dans le Morbihan. Après des études littéraires, il exerce diverses professions ; il est désormais retraité sur la presqu’île de Rhuys. 

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Couverture

Page de titre

Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

NOTE DE L’AUTEUR

« Sarzeau » vient du breton Sarzhav ; sa devise est « A fluctibus opes », qui signifie « La richesse vient des flots ».

« Souci n’y ot », voulant dire « sans souci », pourrait être l’origine du nom « Suscinio » ; on évoque aussi « au-dessus des marais ».

REMERCIEMENTS

Plusieurs associations de la presqu’île de Rhuys m’ont été très utiles ; je me suis inspiré de certains de leurs travaux ou de leur bonne volonté :

— “La Maison Forte”, tournée vers le patrimoine de la presqu’île de Rhuys : Mur du Roy, croix, fontaines, défrichement d’anciens chemins, etc., transcription de documents anciens, sauvegarde de documents sur CD ;

— “Association Marie-Le-Franc”, dont je fais partie, qui contribue à faire connaître la vie et l’œuvre du prix Femina :

— “Association Alain-René-Lesage”, qui explore, sert et diffuse l’œuvre de ce grand écrivain.

D’autre part, j’ai visité divers sites Internet fort intéressants sur le château et son histoire :

— Les articles de monsieur Charles Bougouin, de l’historien Guy Toureaux ;

— Le site du château de Suscinio et celui de la ville de Sarzeau ;

— Le blog d’Amaury de la Pinsonnais.

J’ai aussi utilisé les témoignages d’Adrien Régent (écrivain, 1839-1945) et de Xavier de Langlais (peintre-écrivain-graveur, 1906-1975).

Remerciements particuliers à Bertrand David pour ses remarques pertinentes et ses conseils avisés.

I

Le lieu-dit morbihannais de Folperdrix doit son nom à un volatile qui a naturellement disparu depuis longtemps, l’oiseau devant son surnom à une balle, perdue ou non, qui lui avait mis du plomb dans l’aile. Le bourg est situé dans la commune de Sarzeau – précisément au nord du château de Suscinio – sur la presqu’île de Rhuys.

L’endroit somnolait de son calme habituel en ce tôt matin de juin – certaines mauvaises langues affirmant que rien ou pas grand-chose d’intéressant ne s’y passe, mais elles ne sont ni objectives ni réalistes et leurs possesseurs devraient aller y voir ! À peine le chant d’un coq dans le lointain.

Pourtant quatre lève-tôt, des lavandières – elles existent encore – s’affairaient. Depuis six mois, le conseil général avait décidé de restaurer un lavoir datant du XVIIe siècle. Au temps des ducs de Bretagne, la fontaine de la duchesse Alix alimentait en eau le château féodal de Suscinio – rue du Duc-Jean-V – par des conduits souterrains. Plusieurs villageoises se l’étaient approprié ; elles en avaient entendu parler par leurs aïeules qui, elles-mêmes… et, perpétuant la tradition, rendaient hommage à ces lointains ancêtres.

Elles papotaient, comme peuvent le faire quatre femmes normalement constituées, tout en frottant et battant le linge avec frénésie.

Un vieux proverbe affirme : « Au lavoir, on lave le linge et l’on salit les gens ». Ces quatre-là ne dérogeaient pas à la règle, sans méchanceté, mais sans bienveillance non plus, avec une lucidité toute rurale.

L’eau était froide et leurs mains, pourtant protégées par des gants, commençaient à geler mais, pour rien au monde, elles n’auraient renoncé à cette cérémonie ancestrale.

Geneviève – dite Gene – Lucienne, Anne-Cécile – dite Annecé – et Martine reproduisaient les gestes accomplis par les anciennes sans grand changement, à part peut-être certains produits chimiques qu’elles employaient cependant avec parcimonie, because la préservation de la planète, dont tout le monde a entendu parler. Elles n’auraient changé de technique pour rien au monde. Elles sont heureuses ainsi et se bénissent de marcher sur les traces du passé, où la pollution n’avait pas encore engendré le mal rongeur.

— Dame ! L’eau est une denrée rare. Beaucoup meurent de soif et bientôt on se battra pour elle ; d’ailleurs, dans un tas de coins du monde, on a déjà commencé.

Gene avait un avis tranché sur la question. En fait, elle en avait sur toutes, c’était un peu la gazette du village ! Elle mesurait ce qui se passait dans le vaste monde à l’aune du cadre de son écran de télévision et Dieu sait si elle en voyait passer dans la lucarne ! Lucienne était plutôt adepte du Ouest-France, le quotidien le plus lu en France, « quand c’est écrit, c’est écrit » – sous-entendu, c’est donc vrai. Tandis que Martine lisait Le Télégramme – le vrai journal breton d’après elle, et de gauche ! C’était souvent la bagarre entre les deux à ce sujet, bien que l’on trouve à peu près les mêmes articles dans les deux quotidiens. La plus jeune, Anne-Cécile, se tenait au courant de rien, se contentant d’élever ses trois moutards.

La source de la fontaine – où devait s’être mirée la duchesse Alix, qui possède sa rue à Kerguet, excusez du peu ! – se trouve à trois kilomètres en amont, après avoir sinué longuement sous terre, et ne les avait jamais lâchées. Du plus loin qu’elles se souviennent, les anciens complétant le grand livre des petites histoires. Geneviève fabriquait des moulins ou des bateaux en bois avec son frère, et les lançait dans le sens du courant, puis ils les récupéraient dans la fontaine au grand dam des laveuses, qui ne voyaient pas d’un bon œil que l’on vienne mettre le nez dans leurs affaires sales et qu’on laisse traîner les oreilles. « C’est souvent par les enfants que les scandales arrivent », c’est ce que dit Anne-Cécile, qui s’y connaît en marmaille vu qu’elle en a trois représentants et que des fois…

— Qu’est-ce que tu nous parles de sandales ? questionna Martine, légèrement dure d’oreille.

À son âge – 70 ans – les cornets acoustiques déclinent, les cellules auditives se carapatent et y a pas que ça. C’est en ce sens qu’elle plaida la douleur qu’elle ressentait au genou, due sans doute à la dureté du bac en bois – son banc de lavoir.

Annecé répéta pour sa copine. Les quatre femmes étaient cataloguées commères par les membres des villages avoisinants, mais ça ne les dérangeait aucunement. Elles reparlèrent du type des monuments historiques, qui était venu leur faire la leçon en sortant des mots savants. Elles se moquaient de cet homme au port rigide en costard-cravate qui, certes, étalait sa science, mais pour ce qui est de faire une lessive… « L’a qu’à s’y coller ! » Il ne s’y était pas collé, mais avait parlé du bassin, du rinçoir en amont, de l’impluvium pour voir le ciel, de l’étendoir où séchait le linge et des pierres à laver. Lucienne avait tout noté sur un carnet, mais elle ne savait plus où elle l’avait mis. Qu’importe ! Ce n’est pas avec des mots que l’on fait une lessive.

Tandis que Lucienne expliquait que son mari avait peut-être mis le doigt dessus, « il s’agite beaucoup dans les recherches, il ne sait jamais où il range ses affaires, je suis obligée de… », les trois autres avaient les yeux rivés sur quelque chose qui venait de débouler de la vanne ouverte à l’entrée du bassin…

Il s’agissait du “cadavre d’un homme grisonnant”.

*

— Qui c’est, çui-là ? avait demandé Martine, passé le moment de surprise ; c’était la plus ancienne.

Elle connaissait tout le monde dans la commune de Sarzeau en particulier, et sur la presqu’île de Rhuys en général, mais cet homme-là, inconnu au bataillon ! Les trois autres se trouvaient dans la même ignorance quant au colis apparu dans leur champ de vision. Il s’agissait vraisemblablement d’un “étranger”. Étranger égale forcément quelqu’un qui ne doit pas être très franc du collier, c’est-à-dire ayant des choses à cacher. Forcément.

Lucienne affirma qu’il avait dû boire un coup de trop. C’était comme le sien, que s’il n’avait pas son cheval d’antan et son vélo de “manant” pour le ramener, il se serait perdu depuis longtemps… Elle ajouta qu’il était tombé dans le ruisseau et que le réseau souterrain l’aurait conduit à l’air libre.

Anne-Cécile, jeune mais pragmatique, alla chercher une branche flexible et toucha le ventre rebondi. Après bien des efforts, elle réussit à ramener le corps sur le bord et les quatre, s’aidant et se soutenant dans la peine, le sortirent de l’eau. Elles se signèrent pour alléger l’âme du défunt et surtout la leur, très lourde à porter.

— Il faut appeler Monsieur le curé pour l’extrême-onction.

— Tu parles s’il y pourra quelque chose.

— Ce serait plutôt les gendarmes.

— Ou les pompiers.

— En tout cas, pas le SAMU… mais le croquemort !

Elles mirent un bon quart d’heure à se décider. Anne-Cécile composa le numéro de son mari sur le portable : « Tu connais le numéro de police secours ? »

Elles continuèrent leurs supputations, ramenant à la surface un tas d’histoires de morts peu naturelles – et la presqu’île n’en manquait pas – : l’histoire du petit mousse au Petit-Mont à Arzon, où les habitants fleurissent encore sa tombe sur laquelle on peut lire « Qui donc repose ainsi face à l’Océan, dans cet enclos de fusains torturés par le vent ? » ; un trentenaire ramené sur le rivage, dont on ne connut jamais l’identité. Autre exemple, en 1785, Jean Le Mitouard, métayer de Kerbistoul, décède des suites d’une agression. Le fonds de la sénéchaussée de Rhuys permet de suivre la procédure criminelle qui en résulte : celle-ci débute, à la requête du procureur du roi, par l’ouverture du cadavre de la victime.

Ne sommes-nous pas friands de morbidité, tout en la déplorant ? Dualité, schizophrénie…

Les lavandières ajoutèrent des détails, certaines anecdotes totalement inventées, d’autres enjolivées, mais le jurant, avec toujours un fond de vérité et une sincérité jamais démentie. « Il n’y a pas de fumée sans feu… »

II

Blonde. Cheveux courts. Yeux verts. Petite taille rehaussée par des talons hauts genre stilettos, Linda Malbert avait une vague ressemblance avec Jane Seberg. Elle préférait toutefois qu’on la compare avec la nouvelle égérie du parfum Nina Ricci : Noreen Carmody.

— Tant qu’à faire… Ça fait plus jeune.

Linda avait 25 ans et croyait les garder encore longtemps, prise dans cet enthousiasme de la jeunesse qui se croit éternelle. Antoine ne connaissait pas cette Noreen, mais qu’importe ! Linda dégageait depuis l’adolescence une sensualité quasi animale qui attirait les mâles en quête et ce, malgré elle. Elle ne les cherchait pas, mais ne les repoussait pas non plus, ayant eu à connaître quelques ravages qu’elle avait provoqués malgré son jeune âge. Pourquoi se priver de tels avantages ? Un tee-shirt blanc moulait ses seins, et accentuait le hâle de son teint caramel. Un jean délavé laissait deviner ses jambes fuselées de gazelle. Tout ça pour un seul homme !

— Antoine, où as-tu mis mon livre sur la civilisation étrusque de Sébastiano Vassili ?

L’interpellé leva à peine les yeux du journal qui lui servait de pare-soleil.

— Que veux-tu que je fasse d’un tel bouquin, à part caler un pied de table ? J’ai d’autres centres d’intérêt, si tu vois ce que je veux dire…

— Je vois… je vois… Tu te moques bien que Timdène soit acheté par Virgile et qu’il devienne son secrétaire et confident. Ces deux-là vont jusqu’aux sources étrusques, dont tu n’ignores pas, tout de même, qu’il ne reste aucune trace écrite.

— Ça me fait une belle jambe !

— Tu es incorrigible ; il y a d’autres choses que le bâtiment dans la vie.

Il avait exercé le métier de maçon pendant trois ans puis avait repris ses études pour obtenir un BTS bâtiment et poursuivait celles-ci par des études d’ingénieur.

— Là, je te rejoins, il y a autre chose de plus intéressant dans la vie que tout le reste : toi !

Linda sourit, le compliment lui était allé droit au cœur, où Antoine la rejoignait souvent ; il était bien plus tendre qu’elle, plus attentionné, limite fleur bleue. Linda Malbert ne savait pas encore si elle était tombée sur celui qu’elle attendait ni, d’ailleurs, si elle attendait quelqu’un. Prise d’un remords coquin, elle se jeta dans ses bras, froissant le journal, l’embrassa à pleine bouche pour une séance de rattrapage. Sous ses airs innocents, d’oie blanche, elle savait ce qu’elle voulait. Pour l’instant, c’était celui-là, un calme et pondéré, reposant, rassurant. Antoine Larmand, un manuel plus qu’intellectuel, a l’allure déjantée de voileux. Mais un arbre greffé ne produit-il pas de meilleurs fruits ? Elle se satisfaisait du rôle plus qu’important du porte-greffe.

— Tout de même, reprit-elle, j’aimerais qu’on parte à l’aventure, toi et moi, à la découverte, tu serais mon secrétaire et confident, mon Timdène chéri.

Il corrobora et, cette fois, ce fut lui, Antoine, qui sourit. Il ne savait pas pourquoi, mais le souhait de Linda pouvait devenir une prédiction. Antoine avait souvent eu des dons divinatoires. En primaire, il décrivait déjà ce que serait la vie de ses petits copains, et il avait poursuivi jusqu’au lycée. Personne ne croyait à ses allégations, mais il y mettait tant d’enthousiasme que l’on n’osait pas le contrarier.

Il se mit à caresser les rondeurs de Linda. Dès le contact, le jeune homme fut pris et, en quelques minutes, sa compagne le soulagea de ses mains expertes. Elle n’avait pas besoin qu’il soit en elle pour jouir, son plaisir de mâle assouvi lui suffisait souvent amplement. Ils avaient exploré toutes les positions de l’amour coquin, l’avaient fait dans les recoins les plus incongrus : toilettes publiques, parc animalier ou d’attraction, ascenseur, train, à la montagne, à la mer, sur les objets les plus inattendus : machine à laver en marche – leur nirvana –, table de cuisine, étal de boucher, et ils y avaient pris un réel plaisir. Avec le temps, l’ardeur s’était calmée, mais le désir restait intact.

L’une passait le plus clair de son temps à Paris, l’autre à Rennes ; ils s’étaient écrit des lettres d’amour enflammées, quand toute histoire débute. Leur imagination débordante était digne alors des meilleurs morceaux choisis d’Abélard et Héloïse. Linda avait d’ailleurs dévoré leur correspondance, étudiant particulièrement le passage du moine rebelle à l’abbatiale de Saint-Gildas-de-Rhuys. L’infortuné s’y sentait exilé, comme il l’écrivait à Héloïse.

« C’était une terre barbare, une langue inconnue, une population brutale et sauvage et chez les moines des habitudes de vie d’un comportement rebelle à tout frein… et là, sur les rivages de l’Océan aux voix effrayantes, aux extrémités d’une terre qui m’interdisait de fuir plus loin, je répétais souvent dans mes prières des extrémités de la terre, j’ai crié vers vous, Seigneur, tandis que mon cœur était dans les angoisses. »

Elle imaginait assez ces mœurs rudes et sa belle au loin, si douce de corps et d’esprit. Elle était plongée dans ses réflexions érotiques concernant le couple atypique, lorsqu’elle lut un titre dans le journal qu’avait repris Antoine.

— Montre ! lâcha-t-elle, au comble de l’étonnement.

— Laisse, je n’ai pas fini les sports.

— Tu liras ces “conneries” plus tard !

Elle le lui arracha des mains et ce qu’elle lut la plongea dans une profonde stupeur.

« La mort d’un professeur renommé : Casimir Corton. »

Suivaient les circonstances tragiques que détaillait le journaliste, ainsi qu’une biographie sommaire du disparu.

III

Le commandant Rosko, de la police judiciaire de Vannes, avait été saisi de l’enquête par le parquet. Rappelons que c’est un policier à la dent dure et au franc-parler ; il a pour idoles Talleyrand et Grand Corps Malade. Du premier, il puise sa verve et du second, sa finesse et sa sensibilité. Ce qui donne une personnalité atypique, très marquée, mais qui sait aussi se laisser amadouer parfois par quelqu’un qui le fait fondre. Ajoutons qu’il est toujours célibataire et amoureux de son chat, Tigrou.

À la suite des premières constatations de la gendarmerie au lieu-dit Folperdrix – deux impacts de balle dans la région du cœur –, on pouvait l’appeler désormais la scène d’infraction, la scène du crime se situant ailleurs. Il avait eu du mal à canaliser le débit des lavandières. Chacune voulait être la première à narrer l’événement, dame ! ce n’est pas tous les jours que l’on récolte un colis comme ça, pour ainsi dire dans sa baignoire.

— Il a déboulé comme je vous vois, entraîné par la flotte tel un vulgaire paquet de linge sale.

Rosko imagina leur frayeur, ainsi que celle des grenouilles qui avaient dû s’égayer pour un temps sous des cieux plus cléments. Comme l’explique l’onomastique, le policer est originaire de Roscoff, ses parents l’ayant affublé du prénom de Johnny à cause des Johnnies qui, à partir du XIXe siècle, allaient vendre leur récolte d’oignons outre-Manche chez les commerçants de la perfide Albion. Il en conserve un caractère bien trempé dans l’eau salée. La claudication dont il est affublé était survenue trois ans plus tôt, comme son modèle, Grand Corps Malade, car il avait plongé dans une piscine et s’était brisé accidentellement le crâne sur l’un des bords. Il était resté longtemps dans le coma et il n’avait dû sa résurrection qu’à son endurance, sa ténacité et sa constitution athlétique. Avant l’accident, il était un marathonien à la renommée régionale et ses courses poursuites derrière les malfaiteurs figuraient dans les annales.

— Calmez-vous et expliquez-moi !

Il dut tempérer les ardeurs de la bande des quatre. Gene s’y colla la première :

— Il était tout violet. Je me suis dit, avec les autres, même si on lui fait du bouche-à-bouche, ça ne le fera pas revenir…

— On s’est tout de suite demandé ce qu’il venait faire là, ce mec. Il devait avoir trop bu et avait glissé dans le ruisseau qui l’avait emporté jusqu’à nous.

Lucienne se signa, elle y vit un présage du ciel ; quant à la plus jeune, Annecé, elle en était toute retournée. « En tout cas, ce n’était pas un gars du coin, personne ne l’avait vu traîner ses guêtres dans les parages. »

*

Auparavant, Rosko était passé voir l’équipe de la Scientifique qui s’affairait autour du véhicule retrouvé à deux kilomètres en amont. D’après les premières constatations, les êtres masqués et vêtus de blouse blanche précisèrent qu’il semblait avoir rencontré quelqu’un qui, lui-même, était véhiculé ; d’après les traces, s’était produite une violente altercation terminée comme on sait : deux balles de neuf millimètres dans la région du cœur, ça plombe ! Par contre, on ne comprenait pas comment il avait amerri dans le lavoir. Le médecin dépêché avait indiqué qu’il n’y avait pas d’eau dans les poumons, et les marques d’ecchymoses prouvaient qu’il était mort avant qu’on ne le jette à la baille ou qu’il n’y tombe lui-même. Où ? Ça restait un mystère.

Les membres de l’équipe se plaignirent de la “pollution” des lieux par les lavandières. Elles avaient déplacé le corps, l’avaient touché, ce qui rendait leurs mesures et prélèvements délicats. Toutefois, les nouvelles investigations permettaient de faire des miracles, il ne fallait pas désespérer. À l’aide de la rigidité et de la lividité cadavériques, ils avaient établi que la mort était intervenue deux jours plus tôt. Ils attendaient les résultats de l’entomologie criminelle pour affiner leurs analyses, les petites bêtes allaient certainement révéler une partie du mystère.

*

Les quatre femmes avaient prolongé l’interrogatoire à l’envi, elles trouvaient chez ce commandant Rosko une oreille attentive et des raisons de pimenter leur quotidien. Elles donnèrent ainsi un luxe de détails dont il n’avait pas besoin, mais sait-on jamais… L’enquête commençait et il souhaitait engranger le maximum de renseignements, ceux-ci serviraient peut-être un jour.

Les lavandières ne voyaient pas de piège dans les questions, alors qu’elles étaient tendancieuses. Le flic savait très bien où il allait. S’il s’intéressait à la vie de ces dames, et il ne se priva pas de les faire parler à ce sujet, c’était pour estimer si elles étaient impliquées elles-mêmes dans l’homicide ou si quelqu’un de leurs proches avait pu interférer. Des histoires de cœur ou de cul, qui se rejoignent souvent ? De quelconques jalousies ? Elles n’y voyaient que politesse et intérêt pour leur métier. N’avaient-elles pas eu un article dans le journal ?

— Mais si, voyons, un jeune journaliste très sympa est venu nous interroger.

— On l’a remercié de s’intéresser à nous, ce n’est pas tous les jours !

— Mais avec vous, c’est autre chose, s’agit pas du même intérêt, n’est-ce pas ?

Elles ne glissèrent pas perfidement que le résultat était le même et qu’elles allaient s’y retrouver, dans le journal, et à la une encore, pour Lucienne dans Ouest-France et pour Martine dans Le Télégramme ! Dame, elles avaient découvert le naufragé involontaire.

IV

Chaque fois qu’il se trouvait dans une étude notariale, cela faisait le même effet à Mortimer Maugas : froid dans le dos. Pour lui, cette espèce – dont il dépend quasi entièrement dans son travail – s’ingénie à parfaire l’austérité par le décorum, s’échine à impressionner les visiteurs, « nous ne sommes pas du même monde, vous entrez dans un sanctuaire, le sacré y est roi. » Ils mettent de l’antimite dans les armoires, de la poussière sur les armoiries, ils encaustiquent les meubles plus que de raison, leurs locaux dégagent une odeur de suranné et des effluves passéistes. Comme s’ils voulaient que l’esprit des requérants ne s’aventure pas au-delà de l’affaire à traiter – qui leur rapporte d’ailleurs beaucoup d’argent. Ou alors par atavisme et strates successives de gardiens du passé : cette profession ne remonte-t-elle pas au Moyen Âge dans les pays latins où ils détenaient déjà le sceau royal ? Ils ont gardé le statut d’officier public nommé par le garde des Sceaux et sont chargés d’authentifier les actes… Ça calme.

Mortimer, parti sur sa lancée, se remémora l’histoire de la profession. Apparue à Rome, disparue en Gaule, elle renaît avec l’Empire franc. Au début, le notaire était un simple greffier – il pensa à Pixel, son chat –, « celui qui note rapidement », – en sténo – ni plus ni moins qu’un scribe transcripteur. Saint Louis installe les soixante premiers notaires et conseillers du roi. Longtemps, ces derniers doivent scrupuleusement tenir un registre, où ils notent les legs, les noms et conditions des achats, le montant des taxes. François Ier en 1539 prend l’ordonnance de Villers-Cotterêts, la première réglementation du notariat. Mortimer chercha là-dedans un grain de poésie… en vain.

Le notaire qui le reçut – il n’avait encore jamais eu affaire à lui – ne devait pas penser à tout ça, habitué depuis des lustres à baigner dans les termes officiels, les codex, les tables de la Loi. Mortimer est obligé de composer avec ces obsédés de l’antimite pour obtenir des “affaires”. Il est généalogiste successoral et il doit passer par le “maître” et ses actes pour subsister.

Roger Sakel – il aurait fallu voir du côté de l’onomastique si ce nom avait un rapport quelconque avec les cures du psychiatre éponyme, utilisées avant les neuroleptiques –, le notaire en question, se recula dans son fauteuil, s’arma d’une règle en bois, regarda Mortimer au niveau des cheveux et commenta :

— L’affaire qui nous occupe aujourd’hui et dont vous voudrez bien vous charger est…

Il chassa une mouche imaginaire, Mortimer tendit l’oreille. Le notaire poursuivit :

— Grosse affaire, grosse fortune, gros bénéfice pour vous.

Il sourit mollement, plutôt une légère crispation de la mâchoire. Mortimer se demanda pourquoi il parlait petit nègre.

— Et en gros…, continua-t-il, agacé.

— Alfred Lecœur est un riche bourgeois qui vit dans un château à Brétigny-sur-Orge, dans le département de l’Essonne… qui vivait… Il était à la tête d’une fortune colossale. Il a coupé les ponts depuis très longtemps avec les membres de sa famille. Sa femme est morte il y a de cela quelques années, dans des circonstances étranges d’ailleurs, mais bon… Il s’est remarié avec Roseline Truscat, détestée, semble-t-il, du reste de la famille. Un fils, Joël, deux filles : Jennifer Terrier et Joana Turmel – il nota 3J. Un frère Arnaud mort dans…

— Des circonstances étranges.

Le notaire écarquilla les yeux. Un bien curieux personnage, ce Mortimer Maugas. Allait-il être à la hauteur de l’affaire qu’il lui confiait ? Ne regretterait-il pas d’avoir fait appel à lui ? Il trancha :

— Tout à fait naturellement… de vieillesse. Il laisse une fille Albane, célibataire aux dernières nouvelles. Des cousins issus de germains, les Ponsi : Karine Alarigui et Frédérique Fontaine, héritiers également – je vous passe les détails.

À chaque nouvelle affaire, Mortimer patauge dans tous ces prénoms et ces noms comme dans un marécage abracadabrantesque et puis tout se met en place, il pourrait nommer chacun depuis le début. Cela fait une trentaine d’années qu’il officie, et sa mémoire ne l’a jamais trahi. Mais cette fois, il était débordé par la pléthore et il devait noter rapidement sur son carnet à spirales sans que l’autre, en face, prenne la peine d’épeler ou de répéter. Les premiers temps, il s’emberlificote dans ses notes. Il lui faut plusieurs jours avant que ça ne se clarifie, que ça se mette en place dans ses neurones, mais il faut admettre qu’avec l’âge – 55 ans, ça ne s’arrange pas. Ah ! dans sa jeunesse, il aurait bouffé le monde ; désormais, il se contentait de grignoter. Il prit précautionneusement le dossier que lui remit le notaire.

— À la mort d’Alfred Lecœur, j’ai lancé des convocations pour joindre les membres de la lignée, mais je n’ai obtenu aucune réponse. C’est donc à vous qu’il incombe de dénicher tout ce beau monde. Aux dernières nouvelles, bon nombre d’entre eux auraient “émigré” en Bretagne, où sont leurs racines.

« Comme il y allait ! »