Levons-nous - Antoine Baron - E-Book

Levons-nous E-Book

Antoine Baron

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Beschreibung

Une passion pour l'entreprise, sa dimension humaine, sa richesse et sa complexité.

Être dirigeant au XXIe siècle
Changer le monde, c’est changer les hommes. Lorsque les hommes se transforment, c’est le monde qui se transforme.
Les hommes dont il est question dans cet essai, ce sont vous et moi qui exerçons ce magnifique métier de dirigeantes et dirigeants d’entreprise. Vous et moi qui, en ce siècle de tous les défis, sommes invités.
Invités dans la bienveillance, mais aussi dans l’urgence. Invités à travailler activement sur nous-même pour nous transformer, et devenir des dirigeants conscients, confiants et inspirant. Invités symboliquement à nous lever, et ainsi trouver cet indispensable alignement entre l’intention de notre cœur et nos actes.
Invités tout simplement à être les dirigeantes et les dirigeants du XXIe siècle.

Un essai sur l'entreprenariat et sur l'humain.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Antoine Baron - Aimer. Être aimé. M'émerveiller. Apprendre. Être chaque jour un peu plus libre. Découvrir ma nature. Accompagner. Transmettre. Inspirer. Contribuer. Avoir moins peur. Accueillir le froid comme le chaud. Oser. Me voilà aujourd'hui, quelque part dans ma traversée de vie. Pour le reste, tout est sur LinkedIn.

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Antoine Baron

Levons-nous 

Être dirigeant au xxie siècle

Essai

À mes enfants chéris

Préambule : au sujet de l’auteur

Je m’appelle Antoine Baron. En cette année 2020, je m’apprête à fêter ma cinquantième année. Je suis marié à Delphine, ma seconde épouse, et l’heureux papa de quatre enfants, Paul, Rémi, Aurélie et Jeanne. Nous vivons depuis près de dix ans à Lyon.

Né à Paris, j’ai grandi dans la région parisienne, dans une famille issue de la classe moyenne. Une mère ex-professeure d’espagnol, un père officiellement ingénieur des Ponts et Chaussées et directeur de recherche dans l’industrie, mais qui en réalité consacra sa vie entière à la philosophie, à la métaphysique, à la spiritualité et à l’écriture.

Il semble que j’aie acquis très jeune le goût de l’entreprise et du commerce, ce qui ne manquait pas de surprendre au sein d’un cercle familial plutôt porté sur la matière intellectuelle et artistique. Comme j’avais quelque suite dans les idées, j’entrai à HEC pour en sortir diplôme en poche en 1993, avec l’idée de travailler dans la finance et de faire carrière dans l’industrie. Un service militaire plus tard, j’intégrai une petite équipe en charge des fusions et acquisitions au sein de la société Shell en France. Ainsi commençait l’acte I de ma vie professionnelle, qui devait durer près de vingt ans et me conduire sur tous les continents, au service de trois grands groupes internationaux, en l’occurrence Shell, Michelin puis Solvay. Vingt années magnifiques, immensément riches d’apprentissages, au cours desquelles j’ai appris à connaître le fonctionnement d’une entreprise de taille mondiale, du financement jusqu’au pilotage complet d’une activité, en passant par le marketing, les ventes ou encore le planning stratégique.

Mais le plus intéressant se révéla à moi sous une autre dimension : je me découvris une véritable passion pour la dimension humaine de l’entreprise, pour sa richesse infinie, mais aussi sa complexité. Plongeant dans cette dernière, je commençai alors à prendre conscience qu’il me serait impossible d’y naviguer sans accepter de plonger dans ma propre complexité, et donc sans entreprendre un véritable travail sur moi-même.

Ces découvertes, devenues progressivement évidences quant à ma vocation, furent à l’origine de la décision qui devait ouvrir l’acte II de ma vie professionnelle – et bien au-delà.

En 2013, je quittai le monde des grands groupes pour vivre deux rêves à la fois : devenir entrepreneur, et consacrer désormais ma vie professionnelle à l’humain et, ce qui allait avec, au travail sur moi-même. C’est à cette même époque que j’ai commencé à m’ouvrir, grâce à Arnaud Desjardins, à la spiritualité, qui deviendrait une autre passion. Je me formai au coaching et devins coach de dirigeants, tout d’abord auprès de chefs d’entreprise, puis en élargissant progressivement mon intervention aux dirigeants de grands groupes, où je retrouvai mes racines.

Le succès fut étonnamment rapide, ce qui témoignait sans doute du fait que la vie m’avait amené au bon endroit. Rapidement, je fondai le cabinet Serensys, dont je suis aujourd’hui l’heureux codirigeant, avec mes trois associées Audrey Gauthier, Virginie Perrier et Caroline Repoux. Ensemble, nous accompagnons chaque jour des managers, des équipes de direction et des dirigeants, avec pour raison d’être d’éveiller les entreprises à leur plus haut potentiel d’avenir.

En écrivant ces lignes, je prends soudainement conscience que la sortie de ce livre marque probablement le début d’un acte III.

Un acte dont par définition je ne connais pas encore l’histoire, mais qui manifeste ce qui m’apparaît aujourd’hui avec une très grande force : la nécessité et le désir d’une action plus engagée, en lien avec mon intention la plus profonde, qui est d’agir auprès des dirigeants et des entreprises pour contribuer à un renouveau profond de notre civilisation.

Introduction

Ce livre s’adresse aux femmes et aux hommes qui assument la magnifique et difficile tâche de diriger nos entreprises. Ce sont les « dirigeants », chefs d’entreprise ou membres d’équipe de direction que j’ai chaque jour l’honneur de côtoyer dans mon métier de coach et de consultant en entreprise.

Plus spécifiquement peut-être, il s’adresse à celles et ceux d’entre nous qui s’interrogent chaque jour un peu plus sur leur rôle et leur responsabilité de dirigeant, face aux défis de ce siècle, qui n’ont jamais été aussi grands.

Ce livre est un essai, dans le sens où il propose une réflexion sur notre époque et sur le sens de nos actions. Il est aussi, et peut-être plus que tout, une invitation. Une invitation transmise avec bienveillance, dans une tonalité qui est malgré tout celle de l’urgence.

Bienveillance de celui qui connaît la complexité du métier de dirigeant, et qui malgré le chemin parcouru continue de s’inclure pleinement dans cette invitation.

Urgence du moment quand les enjeux de notre époque sont plus importants que jamais, et font peser sur les générations futures la menace d’une vie sur terre définitivement bouleversée.

Il est une invitation à emprunter un chemin à la fois exigeant et passionnant, un chemin de travail sur nous-mêmes et de transformation de nos entreprises. Un chemin pour être ce dirigeant conscient, courageux et inspirant que notre siècle demande.

Cet essai trouve sa raison d’être dans trois idées fortes.

Première idée

Il ne pourra y avoir de transformation de notre société et de notre civilisation sans une transformation profonde de nos entreprises, dont l’emprise n’a jamais été aussi grande. Ce monde dans lequel nous vivons, avec ses technologies, ses infra­structures, sa société de consommation, son agriculture, ses écoles, ou encore son système de santé, n’est-il pas massivement façonné par des entreprises privées, pour certaines devenues gigantesques ?

D’où il ressort que :

Changer le monde, c’est changer l’entreprise. Changer l’entreprise, c’est changer le monde.

Deuxième idée

Il ne pourra y avoir de transformation de nos entreprises sans une transformation profonde de leur gouvernance. Chaque entreprise, par essence unique, est à l’image de sa gouvernance passée et présente, et par extension de ses dirigeants passés et présents. Elle est, par ses actions du quotidien et par sa culture, le miroir du niveau de conscience et des valeurs de ses dirigeants passés et présents. Ceci est une conséquence systémique du modèle pyramidal.

D’où il ressort que :

Changer l’entreprise, c’est changer la gouvernance. Changer la gouvernance, c’est changer l’entreprise.

Troisième idée

Il ne pourra y avoir de transformation de la gouvernance sans une transformation profonde des femmes et des hommes qui chaque jour l’incarnent dans leur façon de diriger. Nos décisions et nos actions ne sont qu’un miroir de notre niveau de conscience et de notre monde intérieur : croyances, désirs, rêves, peurs, blessures.

D’où il ressort que :

Changer la gouvernance, c’est changer les hommes. Changer les hommes, c’est changer la gouvernance.

De ces trois idées fortes émerge alors cette ultime proposition, laquelle forme la colonne vertébrale de cet essai :

Changer le monde, c’est changer les hommes. Changer les hommes, c’est changer le monde.

Les hommes dont nous parlons ici sont les dirigeants et les dirigeantes d’entreprises, petites, moyennes ou très grandes. C’est vous, c’est moi qui chaque jour assumons cette tâche du mieux que nous le pouvons1.

Changer les hommes

L’expression pourrait prêter à confusion et doit donc être explicitée. Mon propos n’est pas le changement sous la forme d’un remplacement : tel dirigeant remplacé par tel autre. Une solution facile et souvent choisie, qui généralement ne modifie rien en profondeur.

Mon propos est plus ambitieux. Il parle d’une transformation personnelle du dirigeant, représentée par la métaphore d’un chemin. Un chemin que nous seuls pouvons choisir d’emprunter, qui ne peut pas nous être imposé.

Arrêtons-nous un instant sur cette idée.

Est-ce à dire que quelque chose ne tourne pas rond chez nous, qu’il s’agirait de corriger urgemment ? Est-ce à dire qu’en tant que dirigeants, nous aurions collectivement failli à notre tâche ? Et en poussant plus loin, que nous serions directement ou indirectement responsables du réchauffement climatique, de la sixième extinction massive des espèces, de la fracture sociale dans nos sociétés, et plus près de nous, du désengagement de nos collaborateurs ?

Oui et non.

Oui, car ce serait se voiler la face que d’ignorer le lien ténu entre la façon dont nous avons dirigé nos entreprises au cours des dernières décennies et les immenses défis du monde actuel. Regardons ce que nous avons privilégié, le prisme par lequel nous avons regardé les choses, les rêves que nous avons eus.

Pouvons-nous admettre que malgré nos discours policés et toutes ces belles valeurs que nous avons affichées, notre quête ultime restait celle de la réussite, de la croissance et du profit ? Pouvons-nous admettre que nous avons souvent regardé l’humain et les ressources de la planète comme des moyens pour atteindre nos objectifs ? Pouvons-nous enfin reconnaître que nos rêves n’avaient pas pour objet le bien commun de l’humanité ou de la planète, mais plutôt la réussite de nos entreprises, et, osons l’admettre, notre quête plus ou moins consciente de reconnaissance ?

Non, parce qu’un tel procès à charge reviendrait à ignorer la contribution extraordinaire de nos entreprises à l’amélioration du confort de vie, à la santé, à la mobilité et au bien-être de milliards d’individus sur terre. Un procès en forme de caricature, qui reviendrait également à ignorer les efforts que nombre d’entre nous ont entrepris pour la qualité de vie au travail et l’épanouissement de leurs collaborateurs.

Non encore, et peut-être avant tout, parce qu’à travers notre façon de diriger nos entreprises, nous n’avons été que l’incarnation de notre époque, avec sa culture, ses croyances, ses désirs, ses peurs, l’état de ses connaissances, et surtout son niveau de conscience. Nous avons généralement cru bien faire. Et d’ailleurs, nous avons fait beaucoup de bonnes choses.

Et pourtant, les faits sont là, tous plus alarmants les uns que les autres, sur lesquels je reviendrai dans le premier chapitre de ce livre (« Il y a urgence », p. 17), où il est question de l’urgence.

Nous nous réveillons aujourd’hui avec la gueule de bois, constatant à quel point nous avons collectivement produit ce qu’aucun d’entre nous n’aurait voulu individuellement.

L’invitation à emprunter un chemin de transformation personnelle, qui est celle de ce livre, n’est donc pas un procès à charge. Tout d’abord parce que, comme nous l’avons vu, un tel procès n’aurait aucun sens, ensuite et surtout parce qu’il ne nous donnerait pas l’énergie nécessaire pour nous mettre en chemin.

Elle est une invitation à devenir ces dirigeants du xxie siècle, acteurs du changement conscients, courageux et inspirants qui, par leur propre évolution intérieure et les actes qui l’accompagnent, changeront le monde en transformant leur entreprise.

Elle est une invitation faite à tous, dirigeants de bonne volonté, que votre entreprise compte une poignée de salariés ou quelques centaines de milliers. Tel le colibri de Pierre Rabhi, chacun d’entre nous est invité à faire sa part.

Symboliquement, elle est une invitation à nous lever.

Nous lever pour agir, car l’urgence est à l’action et aux décisions. Mais aussi pour nous élever, pour voir plus loin, et dans cette position plus droite, chercher l’alignement entre l’intention de notre cœur, nos stratégies et nos actes.

Elle est une invitation transmise de cœur à cœur.

1. En affirmant dans ce livre la contribution majeure des entreprises et de leurs dirigeants à l’état du monde tel que nous le connaissons aujourd’hui, je ne cherche pas pour autant à nier le rôle tout aussi essentiel des citoyens et des consommateurs que nous sommes, ainsi que celui des États et de la politique.

Il y a urgence

La grenouille a été délicatement plongée dans l’eau froide. Elle pourrait sauter pour s’échapper, mais elle ne le fait pas. Elle se sent plutôt bien dans ce milieu, même si l’espace autour d’elle paraît limité. Le feu est maintenant allumé sous la casserole, très doux. La grenouille est immobile, calme, insouciante. Mais voilà que peu à peu, la température de l’eau s’élève. Oh ! rien de spectaculaire, juste un tout petit peu plus chaud, presque de manière imperceptible.

Notre grenouille commence maintenant à le sentir, mais elle ne bouge pas. « Après tout, on s’y fait », se dit-elle. Peut-être même trouve-t-elle cela agréable. La température continue de s’élever, tout doucement, degré après degré. Notre grenouille pourrait encore sauter et échapper au triste sort qui s’annonce, mais voilà qu’elle reste immobile, tentant de s’accoutumer à cette eau devenue tiède.

Vous imaginez la suite : la température continue de grimper inexorablement. Notre grenouille a maintenant compris le funeste sort qui l’attend, mais il fait trop chaud, elle n’a plus la force de sauter…

Cette cruelle expérience, croisée au hasard d’une lecture, me hante régulièrement. Ne sommes-nous pas, vous, moi et nous tous, êtres humains, comme cette grenouille qui tente de s’accoutumer à une eau dont la température ne cesse de grimper ?

Je crains que cela soit le cas. Mais la vie m’a doté d’un regard optimiste sur les choses. Je crois qu’il est encore temps de sauter, ou plutôt d’éteindre le feu, mais il y a urgence.

La température qui monte n’est pas simplement celle de nos océans et de notre atmosphère, encore que ce phénomène constitue l’une des manifestations les plus spectaculaires et les plus inquiétantes des désordres que nous causons.

Notre monde traverse une crise sans précédent en ampleur et en durée. Crise de transition, fin d’une époque, disruption, postmodernité : les qualificatifs ne manquent pas pour nommer un temps dont les défis immenses ne peuvent plus échapper à personne.

Les illustrations de cette crise sont si nombreuses qu’un livre n’y suffirait pas. Beaucoup d’ouvrages y sont de toute façon consacrés. L’objet du présent texte ne sera donc pas d’en étudier les différents symptômes, mais plutôt de descendre sous l’iceberg, pour voir ensemble et comprendre le mécanisme à l’œuvre dans les profondeurs, mécanisme que vous, moi et chacun d’entre nous sommes aujourd’hui appelés à transformer, sous peine de laisser derrière nous une trace que plus personne ne sera en mesure d’effacer.

Sur la face émergée de l’iceberg figurent toutes les manifestations de la crise que nous connaissons, et dont nous sommes à la fois les victimes et bien souvent les involontaires artificiers. J’en citerai quelques-unes, en tâchant de les étayer de quelques données marquantes.

 La destruction de la biodiversité, dans des proportions inimaginables, qui menace l’équilibre de tous les écosystèmes vivants sur cette planète. Il n’est pas nécessaire d’aller loin pour en prendre la mesure. Ainsi, selon une étude récente publiée en France par le CNRS, 18 000 espèces d’animaux sont menacées d’extinction dans notre pays, soit un tiers des espèces répertoriées. Selon cette même étude, 33 % des oiseaux de campagne ont disparu entre 1989 et 2017. Le taux de mortalité des abeilles atteint désormais 90 % dans certaines régions. Si comme moi, vous aimez les papillons, sans doute aurez-vous remarqué qu’ils se font de plus en plus rares. Et pour cause ! Selon une étude de l’Agence européenne de l’environnement, 50 % des papillons de nos prairies ont disparu en 20 ans.

 Le réchauffement climatique, en grande partie dû aux émissions de gaz à effet de serre issu des activités humaines, et dont les premières conséquences redoutables se sont désormais installées dans notre actualité : Harvey en août 2017, Irma puis Maria, en septembre de la même année. 800 victimes et des dégâts pour plus de 200 milliards de dollars en quelques semaines seulement. Là non plus, il ne faut pas nécessairement aller bien loin pour faire le triste constat de ce réchauffement. À chaque année qui passe son nouveau record de chaleur, entraînant des phénomènes climatiques d’une violence et d’une fréquence inconnus jusqu’alors. Avez-vous remarqué la façon dont nous avons déjà intégré la carte de vigilance météorologique dans notre quotidien ?

 La raréfaction des ressources naturelles, due à la surconsommation humaine, à commencer par la source de toute vie sur terre : l’eau douce. Il est ainsi établi que l’ensemble des ressources naturelles utilisées aujourd’hui par notre espèce dépasse de 50 % la capacité de régénération de ces mêmes ressources par la planète. Pour saisir la portée d’un tel chiffre, il est souvent utile de se représenter le phénomène par un exemple très concret. Imaginez-vous que le puits de votre jardin soit votre seule source d’alimentation en eau. Lorsqu’il est plein, il peut contenir jusqu’à 100 mètres cubes. L’eau de pluie le remplit en moyenne d’un mètre cube par mois, mais il se trouve que votre propre consommation mensuelle s’établit désormais à 1,5 mètre cube. En effet, celle-ci n’a cessé d’augmenter : le jardin a désormais une belle pelouse qu’il vous faut arroser, et vous avez dernièrement fait construire une piscine. Dans ce cas concret, vous n’avez aucun mal à concevoir ce qu’il va advenir de votre puits… Envisagez maintenant la même chose avec une population mondiale qui atteindra 10 milliards d’habitants en 2050, et dont la consommation moyenne de ressources ne cesse d’augmenter du fait de la croissance des classes moyennes en Inde, en Chine ou encore en Afrique. Les réserves de notre maison commune se vident sous nos yeux, tel le puits du jardin de nos grands-parents.

 Le creusement inexorable des inégalités dans le monde et au sein de nos pays occidentaux. Un chiffre suffit à donner le vertige : selon une récente étude américaine, les six personnes les plus riches au monde détiennent désormais autant de richesses que la moitié la plus pauvre de la population mondiale réunie. Pouvons-nous seulement voir cela ? D’un côté, une voiture familiale dans laquelle sont assises six personnes ; de l’autre, l’équivalent de six fois la population européenne. La même richesse. Il y a deux ans, ce chiffre était de 60 personnes. L’écartement du ciseau ne semble pas avoir de fin. Le constat est identique en France et dans l’ensemble des pays occidentaux. D’un côté, les « happy few » de la mondialisation, dont je fais partie, qui s’enivrent de loisirs et de technologie ; de l’autre, une majorité silencieuse dont la voix n’est plus entendue par aucun parti politique traditionnel, ce qui entraîne de fait un risque d’effondrement de notre système démocratique. Faut-il rappeler l’élection de Donald Trump aux États-Unis, le Brexit, l’arrivée de Marine Le Pen au second tour de la dernière élection présidentielle française, l’entrée au Bundestag de 90 députés d’extrême droite, l’arrivée au pouvoir d’une coalition populiste en Italie, ou plus récemment encore le mouvement des Gilets jaunes ?

 La financiarisation de l’économie mondiale, désormais totalement déconnectée de l’économie réelle. En 2010, la valeur totale du commerce mondial ne représentait que 1,4 % du montant total des transactions financières à l’échelle de la planète. Imaginez un village où se vendent toutes sortes de denrées et de marchandises chaque année. La valeur totale de ces transactions réelles est de 10 000 euros. Le bon sens s’attendrait à ce que la somme des pièces et des billets qui s’échangent entre les habitants soit d’un ordre de grandeur proche de ce montant. Mais voilà que pour une raison que personne ne sait plus expliquer, le montant total de l’argent qui s’échange dans le village est 100 fois supérieur à cette somme, soit de 1 million d’euros. Pire, alors que la première stagne, la seconde ne cesse d’augmenter, notamment depuis que le village s’est entièrement informatisé. La monnaie dématérialisée consacre la victoire du « dieu argent » sur ses pairs, relégués aux archaïsmes de l’histoire. Nous en connaissons les conséquences : éclatement régulier des bulles financières, comme celui de 2008 qui entraîna la destruction de 34 millions d’emplois dans le monde. La question n’est pas de savoir si cela va se reproduire, mais plutôt quand.

 La crise éthique et morale, dont les manifestations se donnent à lire chaque jour dans la presse. Le monde des grandes entreprises est très illustratif de cette crise qui y sévit fortement, même si toutes ne sont pas concernées et si la crise atteint également de plus petites structures. Dans son récent ouvrage, Plaidoyer pour l’altruisme2, Matthieu Ricard parle à ce sujet « d’égoïsme institutionnalisé », citant au passage quelques-uns des grands scandales qui ont récemment frappé certaines industries – automobile, pharmaceutique, agroalimentaire – ou encore les géants du digital, les fameux GAFA.

 La souffrance psychologique, le mal du siècle, qui se traduit par la croissance exponentielle de la consommation de drogues, d’alcool, de médicaments et d’antidépresseurs, ainsi que par l’explosion du nombre de psychologues, thérapeutes et ostéopathes. À l’extrême de cette souffrance vient le suicide, qui selon une autre étude aurait causé en 2016 plus de victimes dans le monde que toutes les violences réunies (catastrophes naturelles, guerres, meurtres, etc.).

 La solitude et le repli sur soi, conséquences parmi d’autres de la déliquescence rapide de toutes les structures ancestrales qui ont constitué durant des siècles le socle de la fraternité humaine : le couple, la famille, le village, la communauté de classe ou encore la communauté religieuse. L’isolement des personnes âgées dans nos pays occidentaux en est une manifestation flagrante.

 La maltraitance des animaux, terrible réalité aux formes multiples, dont les proportions commencent à être saisies au plan mondial. Songez aux animaux sacrifiés pour la consom­mation de viande de notre propre espèce. 1 900 individus tués par seconde, selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture3, soit 60 milliards par an, chiffre amené à atteindre 110 milliards en 2050, au rythme où se développe la consommation de viande dans des pays tels que la Chine ou l’Inde.

Cela fait déjà quelques années que mon épouse et moi avons commencé à réduire notre consommation de viande, comme nombre de nos concitoyens. Mais pour être sincère, ce choix était jusqu’à récemment seulement dicté par une volonté d’alimentation saine et par notre prise de conscience de l’impact catastrophique de l’élevage intensif sur l’environnement. Le sort des animaux ne me touchait pas plus que ça. Je ne voyais pas le reste, ou plutôt, je crois que je ne voulais pas le voir. Et puis, dernièrement, j’ai commencé à m’intéresser aux découvertes scientifiques les plus récentes sur le ressenti émotionnel des animaux. Or celles-ci sont d’une clarté limpide : la plupart des mammifères, en particulier ceux que nous consommons, sont en fait dotés d’un registre émotionnel extrêmement proche du nôtre, notamment en ce qui concerne les émotions négatives (tristesse, colère, peur, culpabilité, jalousie, frustration, etc.). Ce qui signifie donc par exemple une chose très simple : la vache à qui l’on enlève le veau au bout de quelques semaines ressent à peu de chose près la même douleur atroce qu’une mère à qui on enlèverait l’enfant qu’elle chérit. Toute personne qui possède un chien ou un chat le sait fort bien. Nos animaux éprouvent des émotions, comme nous. Mais voilà, nous possédons une capacité collective à ne pas voir fascinante, quand les conséquences pourraient avoir des implications colossales sur notre mode de vie.

Que se passe-t-il quand nous décidons soudain de regarder la réalité en face ? C’est bien l’objet de ce livre. Dans le cas qui nous occupe ici, cette découverte fut pour moi le point de bascule : il y a quelques mois, j’ai pris la décision de ne plus consommer de viande.

 L’ultraconnectivité digitale qui, paradoxalement, constitue – de mon point de vue – une autre manifestation de cette crise qui traverse toute notre société. Non pas que je n’en voie pas les bénéfices, ils sont légion, à commencer par ce moteur de recherche qui me permet d’accéder à une quantité infinie d’informations utiles à l’écriture de ce livre. Je veux parler ici de l’excès de connectivité, dont je suis hélas moi aussi l’une des victimes, qui essaie de se soigner tant bien que mal. Voyez ceci : selon une étude récente, nous consultons notre Smartphone en moyenne 150 fois par jour, et le touchons jusqu’à 2 600 fois ! À l’heure où nombre d’enseignements et de pratiques refont surface pour nous inciter à retrouver la saveur et la vérité du moment présent (nous y reviendrons plus loin), la drogue de l’ultraconnectivité souffle des vents contraires, en nous arrachant inexorablement à cet instant présent pour nous plonger dans les rêveries du passé ou du futur. Que nous soyons dirigeant, enseignant, médecin, père ou mère de famille, homme ou femme politique, elle agit en chacun de nous comme un écran noir posé devant nos yeux et devant notre cœur, nous empêchant de voir et de ressentir le monde réel, ce qui est pourtant une condition indispensable pour opérer un changement positif, quel qu’il soit.

 La course effrénée au progrès technologique : intel­ligence artificielle, robotique, génomique et informatique. Si nous ne l’encadrons pas en devenant des dirigeants plus conscients et plus responsables, cette course pourrait rapidement reléguer l’idée même de l’être humain au rang des étapes de l’histoire. Une fois de plus, nous vivons une période au cours de laquelle nos décisions (ou nos non-décisions) laisseront une trace indélébile dans l’histoire et pour les générations futures. Avez-vous entendu parler du mouvement transhumaniste ? Il s’agit d’un mouvement extrêmement puissant né dans les années 1980 et qui œuvre pour l’avènement de l’individu post-humain, doté d’une capacité physique et mentale démultipliée, et d’une espérance de vie quasi illimitée. Vous visualisez peut-être une bande d’allumés ayant surconsommé quelques drogues hallucinogènes ? Détrompez-vous ! Les figures de proue de ce mouvement, à commencer par Raymond C. Kurzweil, sont aujourd’hui aux avant-postes de l’innovation dans quelqu’une des plus grandes entreprises mondiales. En France, le Dr Laurent Alexandre est un des grands témoins de cette vague de fond et ses écrits sont éloquents.

Si vous le voulez bien, restons encore sur la face émergée de l’iceberg, le lieu du monde réel et de ses manifestations, pour observer maintenant avec lucidité nos entreprises et le monde du travail en général, car après tout, c’est ici que la plupart d’entre nous passent l’essentiel de leur vie active. Les manifestations du grand désordre de notre époque y sont également bien visibles et nous les connaissons fort bien, même si en tant que dirigeants, nous refusons parfois de les voir. Citons ainsi :

 La baisse spectaculaire de la motivation et de l’engagement des salariés au travail. Selon la dernière étude du célèbre institut Gallup, seulement 9 % des salariés français seraient pleinement « engagés pour leur entreprise », selon le sens donné par l’institut à cette expression, à savoir qu’ils développent une attitude résolument proactive, dynamique et volontaire tournée vers la création de valeur. Selon cette même étude, 64 % seraient « non engagés », c’est-à-dire globalement passifs, et, tenez-vous bien, 26 % seraient même activement désengagés, c’est-à-dire en souffrance et improductifs, mais qui le font savoir et propagent la négativité tout en sabotant indirecte­ment les initiatives de leur direction. Et l’analyse sur une période longue suggère que la tendance reste à la dégradation régulière.

Quelle faillite de notre management et de la gouvernance de nos entreprises ! Isaac Getz, coauteur de Liberté et Cie 4 et père du concept d’entreprise libérée, a trouvé une métaphore absolument savoureuse pour illustrer cette réalité vécue dans nombre d’entreprises : imaginez l’entreprise comme un long bateau d’aviron qui comporterait 100 rameurs. Le patron joue les barreurs. À l’avant, 9 rameurs se donnent à fond, suant à grosses gouttes et proches du burn-out. Au milieu, 65 autres « caressent » l’eau avec leur rame, faisant le strict nécessaire pour ne pas être remarqués. À l’arrière, les 26 derniers rament dans le sens contraire. Éloquent, n’est-ce pas ?

 L’effritement du sentiment d’appartenance et du lien profond, manifestation du point précédent. Ce lien qui s’effrite aujourd’hui a, durant des décennies, uni l’entreprise et ses salariés. Songez aux grandes manufactures. J’ai longtemps pour ma part travaillé pour le groupe Michelin, qui fut un merveilleux exemple de ce lien profond entre salariés et entreprise.

 La perte de dignité des salariés « remerciés » après des années de service. Notez que le terme prêterait à sourire s’il ne cachait pas des situations familiales le plus souvent dramatiques. L’une des causes du désengagement se trouve naturellement ici.

 Le burn-out de salariés stressés et épuisés, émotionnel­lement surinvestis dans une quête de réalisation professionnelle dont ils n’arrivent plus à voir le sens. Il y a dix ans seulement, le terme n’existait même pas. Il est aujourd’hui au cœur de toutes les conversations, et chacun d’entre nous connaît autour de lui des personnes touchées par cette maladie psychique.

 Je mentionnerai enfin tous ces salariés désorientés et souvent désabusés par nos injonctions paradoxales et nos discours parfois hypocrites (notre manque de congruence, dit-on, en termes savants). J’aime cette formule de Frédéric Laloux quand il parle de ces « valeurs affichées au mur, tels des cache-sexes posés sur l’appétit de profit des dirigeants5 ».

Tout cela fait beaucoup, n’est-ce pas ? Et pourtant, comme le pense notre grenouille : « Jusqu’ici, tout ne va pas trop mal pour moi »…

À cet instant me revient cette formule de mon oncle paternel, professeur de sciences naturelles et expert mondial d’une espèce de vipères qu’on ne trouve qu’au mont Ventoux (eh, oui !) : « À ma connaissance, l’homme est la seule espèce capable de détruire son propre environnement. » Phrase choc, toute de simplicité et en même temps de profondeur, qui nous ramène à notre paradoxe d’humains cherchant individuellement le bonheur, tout en œuvrant collectivement à produire l’inverse.

Alors, je pose la question : pourquoi ? Par quelle magie des êtres aussi évolués, chefs-d’œuvre de la nature, peuvent-ils tomber dans un piège aussi grossier ?

Cette question du pourquoi reviendra très souvent au fil de ces pages. Elle est au centre de la révolution que nous avons à accomplir : vous, moi, nous tous, et plus spécifiquement encore ceux d’entre nous qui exercent des responsabilités dans le monde politique, financier, économique, social ou culturel.

Mais avant d’aller plus loin dans notre exploration, je souhaite vous conter deux petites anecdotes issues du monde de l’entreprise, que je connais mieux que les autres.

Il y a quelques semaines, je déjeune avec une amie de longue date. Elle me parle de son rôle actuel : elle est responsable de l’innovation excellence au sein d’une multinationale européenne, autrement dit des compétences, des outils et des processus qui, lorsqu’ils seront correctement mis en œuvre, apporteront inévitablement le succès (sourire entendu de l’auteur). Notre discussion se poursuit tranquillement et nous amène sur le sujet des outils digitaux qui se déploient rapidement dans son entreprise, et concernant lesquels, me dit-elle, elle joue un rôle d’ambassadrice. Une fois passés quelques détails d’ordre technique, je suis surpris de l’entendre déplorer l’impact de ces outils qui, selon ses termes, « conduisent à dissoudre encore un petit peu plus les liens humains dans l’entreprise ». À cet instant, je crois même déceler un peu de tristesse dans sa voix.

Elle se reprend pourtant et s’empresse d’ajouter : « Par contre, ça nous rend plus efficaces !

— Ah, dis-je, c’est déjà ça ! Et en quoi plus efficaces ?

— Eh bien, par exemple, nous partageons beaucoup plus d’informations, nous pouvons piloter plus efficacement les projets, et nous sommes surtout devenus plus réactifs. »

Le ton a changé. J’ai maintenant l’impression que mon amie me récite un mantra. J’embraye :

« C’est certainement utile d’être plus efficaces. Vous avez plus de temps, de ce fait ?

— Tu plaisantes, j’espère ? me lâche-t-elle. On n’a jamais travaillé autant, ça devient dingue ! Plus une soirée sans que je rebranche mon ordinateur pour me maintenir à flot. Pareil pour mon mari, d’ailleurs.

— Pas drôle, en effet… Votre travail est peut-être plus intéressant, quand même ?

— Pas évident ! En fait, ce serait même parfois le contraire. Nos ingénieurs qui voudraient faire de la recherche se plaignent de passer de plus en plus de temps à remplir des tableaux de reporting qu’ils jugent inutiles, me répond-elle avec un sourire au coin de lèvres, comprenant où je suis en train d’aller.

— Alors, dis-moi qu’au moins, vos salaires augmentent !

— Pas franchement. Trois ans que tout le monde est à la diète. Nos résultats sont prétendument inférieurs aux attentes du marché, précise-t-elle, un peu perdue dans ses pensées.

— Mais alors, à qui profite toute cette efficacité ? Et si la réponse est personne, pourquoi ces projets ?

— Pour être franche, je ne sais pas… reconnaît-elle, maintenant avec un sourire un peu nerveux. Le pire, c’est que je ne suis même pas certaine que ça aille dans le bon sens pour nos clients, car tout ce temps passé est autant de temps pendant lequel nous ne sommes pas réellement en contact avec eux.

— Donc si je résume, on introduit des outils nouveaux qui ont pour effet de dissoudre les liens humains dans l’entreprise, avec l’attente d’un gain d’efficacité, lequel se traduit en réalité par plus de travail, une qualité de vie moindre, plus de stress, moins d’intérêt dans le job, moins de contacts directs avec vos clients, pas d’amélioration du salaire… Cherchez l’erreur ! »

Quand le pourquoi ne trouve plus de réponse, la magie opère et le piège se referme…

Seconde anecdote. Je reçois la semaine dernière l’un des clients du cabinet Serensys, directeur commercial dans une grande multinationale française. Il arrive plus stressé que jamais et montre des signes inquiétants d’épuisement. Il me dit qu’il vit un enfer, pris en étau entre son équipe et les clients d’une part, et sa direction d’autre part. Et de m’expliquer : « Mon patron est tout aussi tendu. J’ai l’impression qu’il ne va pas tenir. » Je l’interroge pour comprendre. Il me raconte que le problème ne vient pas des ventes, qui battent des records, mais plutôt du pourcentage de marge brute qui accuse un léger retrait par rapport au budget. En cause, une hausse inattendue des matières premières. Donc, d’un côté de l’étau, les injonctions venues du haut de la pyramide de répercuter coûte que coûte les hausses de prix sur le marché, de l’autre côté, des clients furieux et une force de vente impuissante, en situation d’épuisement physique et émotionnel. Au milieu, mon client, lui-même épuisé et au bord de la rupture. Durant toute la séance, je m’efforce de l’accompagner dans sa prise de recul et la mobilisation de ses ressources pour faire face à la situation. Je sors pourtant de cet entretien avec un profond sentiment de malaise. Comment une belle entreprise au cours en Bourse reluisant, star du CAC 40, peut-elle en venir à faire vivre un tel enfer à ses salariés ? Comment acceptons-nous de créer toute cette souffrance pour un modeste demi-point de marge brute perdu et des ventes qui s’envolent ? Tout cela sans le moindre signe d’empathie, tout en se revendiquant sans vergogne de la valeur de « respect » dans toutes les communications institu­tionnelles.

Si seulement ce cas était isolé, je me réfugierais volontiers derrière la fameuse maxime de Nietzsche qui affirme que « tout ce qui ne me tue pas me rend plus fort », et j’y verrais une jolie opportunité de développement personnel pour mon client. Mais hélas, les séances de cette nature ne sont pas isolées. Elles se succèdent les unes après les autres. Comme mes confrères, je suis chaque jour le témoin de ces ravages du monde du travail, lesquels ne sont malheureusement qu’une des manifestations de la crise décrite dans les pages précédentes.

Avons-nous donc perdu la boule ? L’animal surdoué que nous sommes est-il devenu totalement somnambule ?

Soyons clairs. Avec ce constat et ces questionnements, je ne prétends à aucun jugement. Je suis comme vous chaque jour, à la fois le témoin, la victime et l’acteur de cet immense désordre dont j’ai parlé plus haut.

Nous nous enivrons d’une course effrénée au progrès, à la technologie, au rendement, à l’efficacité, au toujours plus vite, plus gros, plus loin. Et ce qui est vrai dans notre entreprise est vrai dans nos vies, que nous nous attachons à remplir chaque jour un peu plus, comme si chaque vide devait y être comblé. Voyez à ce sujet la dernière mode du early morning practices 6 qui nous arrive tout droit des États-Unis. Figurez-vous que je m’y mets, moi aussi, petit à petit, en me jurant que mon intention est tout autre !

Tout cela dans quel but ? Cette course nous apportera-t-elle in fine plus de bonheur, objet de notre recherche ultime ? Hélas, nous savons bien que non, nous qui n’avons jamais été aussi stressés, qui n’avons jamais autant consommé de café, d’antidépresseurs et autres médicaments. Toutes les études le disent, nous ne sommes pas plus heureux aujourd’hui que ne l’étaient nos ancêtres. Que dire aussi de ceux, nombreux, d’entre nous qui ont, en visitant des pays plus pauvres, découvert une joie de vivre bien plus intense que la nôtre ?

Mais quoi ? Si toute cette course ne nous apporte pas de bonheur supplémentaire, voire probablement nous en éloigne, pourquoi ne rendons-nous pas notre dossard aux organisateurs ? Peut-être parce qu’il n’y a pas d’organisateurs, si ce n’est nous-mêmes ?

Par quel sortilège pouvons-nous non seulement nous comporter comme la grenouille, mais également entretenir nous-mêmes le feu sous la casserole ?

Peut-être pensez-vous que je fais là un constat très noir sur notre époque. Après tout, vous êtes peut-être comme moi, heureux dans votre vie, dans votre famille, dans votre entreprise, dans votre communauté ? Je ne peux que vous le souhaiter. Je vous invite cependant à regarder plus largement et plus lucidement le monde que vous et moi construisons et détruisons à la fois. Car notre capacité à changer notre regard, et avec lui notre façon d’être en relation les uns avec les autres, est au cœur du changement que nous avons à opérer.

Mais, me direz-vous peut-être, la situation n’est pas si noire, les choses commencent à changer ! Je partage votre point de vue. Mon interrogation est pourtant : saurons-nous changer avant qu’il ne soit trop tard ? Ne faudrait-il pas changer plutôt de braquet ? À cette interrogation, je réponds que non seulement le changement de braquet me semble vital, mais qu’il démarre par vous et moi, et qu’il doit se produire rapidement. C’est tout l’objet de ce livre.

Mais revenons pour le moment à cette idée d’un changement positif qui semble s’amorcer. La grenouille bouge en effet, tandis que la température de l’eau continue à augmenter.

Allons plus loin. Non seulement les choses commencent à changer, mais peut-être même sommes-nous les témoins inconscients d’une grande époque de transition d’un monde ancien en train de mourir vers un monde nouveau.

Oui, en second plan de l’immense désordre de notre époque, des changements d’un autre ordre se font chaque jour un peu plus visibles, comme autant de signaux faibles d’un « autre chose » plus positif, qui chercherait à émerger au milieu des décombres. Comme si au crépuscule d’une époque – la nôtre –, deux forces s’opposaient désormais sous nos yeux dans une bataille entre ombre et lumière.

Côté ombre, les nombreuses manifestations de la crise sans précédent qui traverse notre société actuelle. Les pages précédentes y ont été consacrées. Côté lumière, de multiples signes d’émergence et d’espoir. Citons-en quelques-uns :

 L’effort sans précédent des États, des entreprises, des associations et autres organisations pour promouvoir un développement plus durable et respectueux de la planète et des hommes. La signature des accords de Paris (COP 21) en est l’un des faits les plus marquants, tout comme la percée des clean technologies (technologies propres) dans lesquelles s’engagent un nombre croissant d’entreprises et d’États.

 L’émergence bien réelle d’une conscience écologique, en particulier (mais pas seulement) chez les jeunes générations. Le progrès accompli sur ce terrain en quelques décennies est spectaculaire et démontre l’ampleur des défis auxquels nous sommes confrontés. Cette conscience irrigue de plus en plus la société et se traduit par l’essor de comportements nouveaux : bio, tri des déchets, permaculture, etc.

 L’apparition, avec les fameuses générations Y ou Z, de comportements et de valeurs qui déstabilisent nos fondations et nos croyances les plus ancrées : volonté de réussir sa vie, et pas simplement de réussir dans la vie, besoin de sens, esprit mondialiste et collaboratif, et en même temps individualiste.

 Le besoin d’un retour à la nature, qui se traduit dans l’habitat, dans l’aménagement des villes, dans le développement des loisirs ou dans l’évolution de la consommation.

 Le besoin d’un retour au corps, après des siècles de domination de l’intellect et du cogito. En témoigne l’explosion des salles de sport, mais aussi de disciplines comme la course à pied, le yoga ou les arts martiaux. Semaine dernière dans ma ville : 37 000 personnes inscrites à l’épreuve du Run in Lyon. Du jamais vu !

 Le retour en force des enseignements spirituels et l’explosion du nombre d’ouvrages consacrés au développement personnel. Êtes-vous récemment allé dans une librairie ? L’évolution en quelques années est impressionnante.

 L’essor sans précédent du tissu associatif. Saviez-vous que la France compte près de 16 millions de bénévoles actifs ? Un chiffre en hausse de 4 % par an en moyenne depuis plusieurs années. Une tendance spectaculaire, démenti flagrant à la vision purement libérale d’êtres humains contemporains uniquement préoccupés par leur intérêt propre. L’ouvrage de Matthieu Ricard7 en fournit de merveilleuses illustrations.

 L’apparition et désormais la croissance fulgurante des métiers en lien avec l’être, la quête de sens et la plénitude des relations : coachs, thérapeutes, praticiens de médecines orientales, gestionnaires de chambres d’hôtes, etc. Plus un dîner en ville sans que je croise un nouveau confrère ou une nouvelle consœur !

 La revalorisation des métiers de l’artisanat, dans lesquels un nombre croissant de cadres se reconvertissent, abandonnant au passage leur rémunération élevée et le stress qui allait avec. L’autre jour, par exemple, j’entame une discussion avec un chauffeur de taxi parisien. Il est à la fois chauffeur et chef d’entreprise, à la tête d’une petite flotte. Il m’explique qu’il jette l’éponge et est en train de passer son CAP de pâtissier, avec le projet de s’installer à Annecy. Il me raconte son étonnement de se retrouver en formation avec des avocats, des cadres d’entreprise et autres consultants. Je l’interroge sur les raisons de sa décision et de son choix : ras-le-bol de la pollution, du stress, des incivilités des clients. Besoin de qualité de vie, de sens, de simplicité. Tout est dit !

 Dernière illustration, et non des moindres me semble-t-il, l’évolution de notre langue et l’apparition – ou la réapparition – de mots inconnus ou encore rarissimes ne serait-ce qu’il y a dix ans : bienveillance, altruisme, compassion… Voyez-vous à quelle vitesse ces mots, et notamment le premier, se sont frayé un chemin dans nos conversations ?

Nos entreprises et le monde du travail en général ne sont pas en reste et participent aussi de ces changements positifs. Les signaux qui en illustrent l’émergence y sont même nombreux et constituent le cœur de mon action et de celle de mes associées auprès de nos clients :

 L’importance de plus en plus forte donnée aux valeurs, à la culture et à la mission sociétale de l’entreprise, au-delà des affichages que nous connaissons tous trop bien.

 Le développement d’une vision plus large et inté­grative de l’entreprise, qui comprend enfin qu’elle ne peut plus se contenter de satisfaire l’actionnaire et le client, mais doit se préoccuper de satisfaire durablement l’ensemble de ses parties prenantes : salariés, clients, actionnaires, fournisseurs, communautés locales… mais aussi notre planète Terre et toute la vie qui l’habite.

 La volonté d’évolution de nos systèmes de management et d’organisation vers plus de responsabilisation et de pouvoir donné aux salariés. Volonté parfois traduite dans les faits, mais qui, nous le savons, reste encore souvent à l’état du discours.

 La volonté de promouvoir une plus grande diversité dans nos organisations, qu’elle soit liée au genre (l’égalité hommes-femmes), à la culture, à la couleur de peau, à l’âge ou encore aux préférences sexuelles.

 L’apparition récente et très rapide du thème du bien-être au travail. Certaines entreprises vont désormais jusqu’à créer des postes de « responsables du bonheur au travail ».

 La diffusion étonnante de pratiques nouvelles qui, il y a peu, n’auraient jamais franchi la porte de nos entreprises : méditation, espaces de sieste, « météo du jour », yoga…

 Enfin, et sans doute l’élément le plus marquant, l’émergence de modèles d’organisation disruptifs qui placent l’humain au cœur de l’entreprise (réellement, je veux dire) et commencent à démontrer la possibilité de concilier épanouissement des hommes, responsabilité sociétale et performance. En témoigne en France le succès spectaculaire des travaux d’Isaac Getz sur l’entreprise libérée8, ou sur un plan mondial, l’impact tout aussi inattendu des travaux de Frédéric Laloux sur l’entreprise « Opale » (j’y reviendrai dans le chapitre suivant).

La liste pourrait être plus longue et plus étayée, mais tel n’est pas le propos de ce livre qui veut s’attacher à remonter aux causes et à aller vers les remèdes, plutôt qu’à décrire de manière approfondie des manifestations.

Ce qui m’importe à ce stade est que vous et moi tombions d’accord sur le fait que deux forces en apparence opposées semblent bel et bien à l’œuvre aujourd’hui. Elles sont à l’œuvre dans le monde, dans la société, dans nos entreprises, et figurez-vous, en nous-mêmes aussi, je crois ! J’aurai l’occasion d’y revenir.

Creusons ce point, si vous le voulez bien.

L’été dernier, je lisais un livre de commentaires sur le tao chinois, dans lequel il était notamment question des célèbres polarités du yin et du yang. M’est venue alors une pensée, peut-être devrais-je dire une intuition, qu’il me semble utile de partager.

Selon la vision du célèbre tao chinois, figure majeure du patrimoine spirituel de l’humanité, l’univers, le monde et la vie tout entière émergeraient instant après instant dans une danse entre deux énergies opposées mais complémentaires : le yin, principe dit féminin, et le yang, principe dit masculin.

Je m’arrête un instant, car peut-être vous dites-vous que l’auteur part dans un délire ésotérique ! Détrompez-vous. Vous seriez surpris d’apprendre que les sciences modernes, et notamment la physique quantique, sont récemment venues apporter un nouvel éclairage sur cette intuition des hommes d’il y a quelques millénaires.

Je reprends. Selon le tao, toute la création du monde (individus, créatures, organisations, idées, concepts…) émergerait instant après instant en se transformant à partir de ce jeu des polarités. Le yin, principe féminin, est littéralement « la face ombragée de la montagne » (l’ubac), synonyme d’unification, d’intégration, de simplification, d’accueil, d’intériorité, de pacification. Le yang, principe masculin, est littéralement « la face ensoleillée de la montagne » (l’adret), synonyme d’action, de complexification, de séparation, d’extériorité. Trop de yang et le yin vient à manquer, ce qui appellera tôt ou tard un rééquilibrage des deux énergies. Trop de yin et le yang vient à son tour à manquer, appelant le rééquilibrage inverse.

Toujours selon la vision taoïste, cette danse des polarités et leur rééquilibrage se joueraient en permanence dans des cycles entrelacés, dont les horizons de temps pourraient aller de l’instant aux siècles et aux millénaires.

Je me risque donc à une première hypothèse au sujet de notre époque : et si ce que je nommais plus haut une transition d’époque n’était autre qu’un rééquilibrage au long cours des principes masculins et féminins qui dominent l’univers et la création tout entière ?

Dans cette hypothèse, notre temps aurait été dominé, notamment en Occident, par l’énergie du yang, et appellerait désormais son rééquilibrage par l’énergie du yin. Énergie du yang synonyme de recherche de croissance, de progrès, de performance, de complexification, d’innovation, mais aussi de séparation et de division. Que du connu, n’est-ce pas ? Principe de séparation, le yang est aussi le règne du « ou »,en tantqu’élément structurant de notre pensée : le bien ou le mal, le vrai ou le faux, le juste ou l’injuste, le beau ou le laid, la droite ou la gauche, le progrès ou l’environnement, les salaires ou l’investissement, les riches ou les pauvres, les cadres ou les employés…

L’appel du yin, force de l’émergence et peut-être de nos fameux signaux faibles, serait alors synonyme de recherche d’unification, d’intégration, de simplification, de retour vers le centre. Principe d’unité, le yin apporte en effet l’idée du « et » : le bien et le mal, le vrai et le faux, le juste et l’injuste, la droite et la gauche, le progrès et l’environnement, les salaires et l’investissement, le riche et le pauvre, le cadre et l’employé…

Nous retrouvons à travers ce principe de séparation (yang) les trois grands maux de notre époque et leurs manifestations, tels que les résume brillamment Otto Scharmer du MIT9 : le soi séparé de la nature, le soi séparé des autres, le soi séparé du soi.

Il y a certes quelque chose de très stimulant et peut-être même de réconfortant dans cette hypothèse d’un rééquilibrage des deux grandes polarités. Mais alors, que sommes-nous en train de vivre ? Est-ce une crise majeure ? Une transformation au long cours ? La fin d’une époque ? Le début d’une autre ?

Et finalement, quel sens revêt tout ceci quand l’horizon de temps est une totale inconnue, et quand l’urgence du changement se fait sentir chaque jour un peu plus sous nos fenêtres ?

L’eau frémit en effet sous la grenouille, qui ne semble toujours pas comprendre qu’elle peut encore sauter et surtout que c’est elle qui entretient le feu.

Continuons donc notre descente dans les profondeurs de l’iceberg.

Derrière toute compréhension, celle de la grenouille, il y a une conscience. Les fameux signaux faibles signifient-ils que notre grenouille est en train de devenir plus consciente ? Et puisque la grenouille n’est autre que nous-mêmes, serions-nous donc en train de devenir des êtres plus conscients ?

Après l’hypothèse du rééquilibrage au long cours, en voici une autre, issue de mes lectures, que je désire vous soumettre dans ce premier chapitre consacré à poser le décor et le sens de l’urgence : l’humanité, donc vous et moi, serait tout simplement en train de franchir une nouvelle étape sur le long chemin d’émergence d’une conscience humaine toujours plus vaste. Et cette étape serait décisive face à la crise que nous traversons.

Si vous le voulez bien, arrêtons-nous un peu sur cette hypothèse qui, vous en conviendrez, mérite toute notre attention, compte tenu des enjeux dont il est question dans cet ouvrage.

Les théories et études auxquelles je vais faire référence ici ne sont pas totalement nouvelles. Elles émergent et s’affinent tout au long du xxe siècle et en ce début de xxie siècle par la convergence des travaux issus de l’anthropologie, de la philoso­phie, de la psychologie, et plus récemment des neurosciences. Bien que ces travaux s’imposent aujourd’hui dans la communauté scientifique et universitaire, je constate cependant que leur diffusion dans la société et le grand public reste encore faible.

Ces recherches nous disent une chose assez extraordinaire, à savoir que les différents stades de développement de l’humanité depuis ses origines, tels que relatés par l’histoire que nous apprenons à l’école, seraient d’abord et avant tout caractérisés ou expliqués par autant de stades de développement de notre conscience.

Plus intéressant encore, il ne s’agirait pas d’un long chemin tranquille, tant s’en faut, mais bien d’un développement par sauts successifs. Rien que ça ! Chaque saut serait ainsi caractérisé par l’émergence d’une pensée humaine plus complexe et d’une vision du monde entièrement nouvelle.

Toujours plus fascinant, nous serions en train de vivre une véritable accélération de cette évolution, vers une conscience humaine plus englobante, une pensée plus large et une vision du monde plus complexe que jamais.

Intéressant, non ? Allez, je poursuis.

Selon le philosophe américain Ken Wilber, auteur et théoricien du concept de « pensée intégrale10 », l’humanité depuis son origine n’aurait tout au plus expérimenté que 7 stades de conscience, chacun d’entre eux ayant intégré le précédent pour mieux le dépasser.

Sur ces 7 stades successifs, deux d’entre eux auraient vu leur apparition dans la période très contemporaine de l’après-révolution industrielle. Mieux encore, selon Frédéric Laloux, nous pourrions même de notre vivant être les témoins de l’émergence de deux nouveaux stades de conscience de l’humanité. C’est la fameuse accélération.

Je vous propose d’entrer encore un peu plus dans le détail, afin qu’ensemble, nous saisissions bien ce dont il est question, car une fois de plus, l’enjeu est de taille ! Pour cela, j’emprunterai à Frédéric Laloux et à Ken Wilber11, ainsi qu’à la théorie dite de la « spirale dynamique12 ».

Ken Wilber attribue des couleurs aux 7 stades qu’il distingue.

1. Le stade Infrarouge, dit « réactif » : le stade le plus primitif de l’humanité, qui apparaît il y a environ 100 000 ans. Nos lointains ancêtres sont des chasseurs-cueilleurs qui vivent en hordes familiales d’une dizaine d’individus. L’ego, dont il sera beaucoup question au fil de ces pages, est encore en formation. Cela signifie notamment que la conscience d’un moi distinct de celui de l’autre n’existe pas encore véritablement.

2. Le stade Magenta, dit « magique » : il émerge il y a environ 50 000 ans. Les hommes vivent désormais en tribus. L’ego est maintenant en place, amenant une conscience nouvelle et émotionnelle de l’individualité et de la dualité. Le « moi différent du moi de l’autre » est installé. La pensée causale apparaît tout juste et son usage est encore balbutiant. Les hommes se réfugient dans la magie et l’obéissance aux anciens pour calmer leurs angoisses.

3. Le stade Rouge, dit « impulsif » : avancée majeure de l’humanité, il commence il y a environ 10 000 ans avec les débuts de la révolution agricole et de la sédentarisation. L’ego est désormais totalement formé. Avec l’ego, la souffrance psychologique a fait son apparition, tout comme la grande peur de la mort. Le monde est vu comme un endroit dangereux où seule la puissance compte.

4. Le stade Ambre, dit « conformiste » : il émerge avec les grandes civilisations de l’Antiquité, il y a environ 4 000 ans en Mésopotamie ou en Égypte. L’humanité fait un pas de géant avec la naissance de l’agriculture, de l’écriture, des cités et même des premiers États qui peuvent compter plusieurs centaines de milliers d’individus. Le principe de causalité est désormais totalement intégré, ainsi que le concept de temps linéaire (passé, présent, futur). Avec cette époque et le défi d’une population grandissante dans la cité se développe une dimension fondamentale et nouvelle de la conscience humaine : celle de l’empathie et de la conscience des sentiments et des perceptions d’autrui, potentiellement différents des siens propres. Les conséquences en sont immenses. La recherche d’une sécurité physique et psychologique, constante de la nature humaine, prend désormais la forme d’une recherche de l’approbation de la part du groupe : approbation des comportements, des idées ou des croyances religieuses. La morale et les tables de loi peuvent faire leur apparition, et elles seront progressivement intériorisées, donnant naissance à des émotions nouvelles, la culpabilité par exemple. Le monde est désormais vu comme un univers intangible, gouverné par des lois immuables, auxquelles il faut se conformer, sous peine d’être rejeté.

5. Le stade Orange, dit de la « réussite » : un stade de conscience qui nous est familier puisqu’il est encore celui qui domine notre monde en crise. Même si ses prémisses remontent probablement à la Renaissance, il faudra attendre les Lumières et surtout la révolution industrielle pour que l’humanité commence à franchir massivement cette étape. Les connaissances et les capacités cognitives de l’homme lui permettent en effet désormais de remettre en question les certitudes de la vision Ambre (conformiste). Avec l’ère scientifique surgit cette question emblématique du stade Orange : « Et si… » ; laquelle entraîne l’homme vers une nouvelle étape de son histoire. La vision du monde qui s’impose alors est celle d’une gigantesque horlogerie ultra-complexe, dont il convient de comprendre les mécanismes pour réussir de grandes choses. La question du « et si » devient également celle de l’individu, qui rêve désormais à sa propre réussite, quitte à s’extraire de sa communauté d’origine. Dans ce monde Orange, les vannes de l’innovation, de l’entrepreneuriat et de la recherche scientifique sont grandes ouvertes. L’ego et sa soif de satisfactions deviennent le moteur le plus puissant des avancées humaines.

6. Le stade Vert, dit « pluraliste » : très récent, il apparaît il y a quelques décennies seulement, vraisemblablement en réponse aux dégâts déjà observables dans un monde dominé par la pensée Orange et ses excès. Avec le stade pluraliste, les notions de « bien ou mal » du stade Ambre et de « réussite ou échec » du stade Orange sont remises en question pour laisser la place à un objectif de satisfaction durable de toutes les parties prenantes : la nature, les communautés, les consommateurs, les employés, les actionnaires, etc. La théorie des systèmes est passée par là, accouchant d’une pensée fondamentalement nouvelle et révolutionnaire : la pensée systémique.

Je vous propose de prendre le temps de bien saisir tout cela ensemble, car il me semble que cette compréhension est indispensable aux changements que vous et moi avons à opérer. Allons-y. Au stade Ambre (conformiste), le monde était simple. Au stade Orange (réussite), il était compliqué. Avec le stade Vert (pluraliste), il devient complexe. Qu’est-ce que cela signifie ?

Dans un monde simple, tout ce qui se passe, tout ce que l’on observe est expliqué par quelques lois fondamentales. La solution pour la résolution de problèmes vus comme simples est donc tout simplement de se conformer aux lois, que ces lois soient physiques, économiques, morales ou religieuses. Bien que très ancienne, nous voyons encore les tristes manifestations de cette pensée dans notre monde actuel, et dans les violences qui l’ensanglantent.

Dans un monde compliqué, celui de la pensée Orange (réussite), il y a des milliards de composants. À un instant donné, chaque composant occupe son rôle, sa fonction, et tend vers la plénitude de son potentiel. Le composant peut être la pièce d’une machine, une espèce vivante, un individu, une communauté, une entreprise, un État. Les composants pris individuellement ont des impacts les uns sur les autres, dans une relation de cause à effet qu’il s’agit de bien comprendre pour trouver des solutions aux problèmes qui se posent. La complica­tion vient donc essentiellement du fait que les composants sont immensément nombreux. C’est la métaphore de l’horlogerie. Les problèmes compliqués de ce monde trouvent leur réponse compliquée dans la recherche méticuleuse des causes et la mise en place d’actions correctrices, supposées régler le problème.

Prenez le cas d’une entreprise confrontée à un problème de motivation de ses salariés. Que fait-elle, le plus souvent ? Elle appelle un consultant qui effectue un diagnostic en appliquant quelques schémas prédéterminés, livre ses conclusions et recommande des remèdes, parmi lesquels le célèbre team building qui se fraye toujours un chemin. Prenez ensuite la médecine occidentale et vous constaterez par vous-même que toute sa construction repose sur la même pensée, celle de l’horlogerie complexe. Tous les maux, même les plus compliqués, ont leur solution. Il faut savoir les localiser et, à force d’effort, trouver le bon remède.

Dans un monde complexe, celui du stade Vert (pluraliste), tout ce qui se passe, tout ce que l’on observe, est le résultat d’une interdépendance vivante et complexe de tous les composants, quels qu’ils soient. C’est ce que la pensée systémique appelle précisément un système. Les composants ne peuvent donc plus être pris individuellement pour remonter aux causes, car celles-ci seront toujours partielles et aboutiront à des réponses qui créeront un problème en tentant d’en résoudre un autre. Apporter des solutions durables aux problèmes complexes qui se posent, c’est donc être capable de percevoir et de comprendre toute la complexité de l’interdépendance qui se joue entre toutes les composantes du système. Dans ce monde complexe, la réponse aux problèmes complexes ne peut relever que d’une compré­hension complexe et d’une réponse multidimensionnelle, elle-même nécessairement complexe.

Peut-être vous dites-vous que c’est surtout moi qui deviens complexe ! Pour ne pas rester sur cette possible impression, je vous proposerai plus loin deux exemples qui, je l’espère, illustreront cette notion tout à fait fondamentale. Mais avant cela, nous avons à finir notre voyage le long du chemin d’évolution de la conscience humaine, avec le dernier stade connu, ou tout du moins supposé.

7. Le stade Opale, défini comme « évolutif » par Frédéric Laloux, dont les prémisses seraient tout juste détectables aujourd’hui, notamment à travers un certain nombre des signaux faibles énumérés plus haut. Laloux en voit par exemple une manifestation dans l’apparition simultanée aux quatre coins de la planète de nouveaux modèles organisationnels qui concilient l’humain, la performance et la responsabilité sociétale. C’est la fameuse entreprise Teal (Opale), ou libérée dans la version française d’Isaac Getz.

Allons plus loin, si vous le voulez bien. Selon la connaissance actuelle, il ne peut y avoir qu’une seule explication au fait qu’un nouveau stade de conscience émerge déjà, alors que le précédent – Vert (pluraliste) – n’a pas même atteint l’adolescence et que le stade Orange (réussite) domine encore très largement les débats : le stade Vert, systémique, toucherait déjà ses limites dans sa capacité à apporter des réponses durables aux défis d’aujourd’hui. Mais alors, que dire de cette conscience Opale en émergence ? Rien, pourrions-nous répondre, précisément parce que cette pensée est elle-même en pleine émergence, et parce que pour le moment, elle reste le fait d’un nombre limité d’individus auxquels votre serviteur, en chemin, n’est pas certain d’appartenir encore.