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Scénariste, actrice et metteuse en scène de pièces de théâtre : découvrez une Thérèse inattendue ! Dans les huit pièces qu’elle a écrites au carmel, deux sont consacrées à son héroïne de prédilection, Jeanne d’Arc, trois à l’enfance de Jésus (dont l’hilarante Fuite en Égypte, qui fit scandale en communauté !), une à saint Stanislas Kotska, une nous montre l’amoureux dialogue entre Jésus et Marie-Madeleine et la dernière, savoureuse et digne de C.S. Lewis, met en scène le dialogue des démons qui veulent perdre les carmélites. Le dernier volume de notre édition des œuvres complètes de Thérèse.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Docteur de l’Église,
Thérèse de Lisieux a été qualifiée par Pie X de « plus grande sainte des temps modernes ». Fille des saints Louis et Zélie Martin, entrée au carmel à 15 ans, elle y meurt neuf ans plus tard après « une course de géant » spirituelle dont ses écrits nous montrent le chemin.
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Seitenzahl: 238
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Thérèse de Lisieux
Pièces de théâtre
Éditions Emmanuel
AVERTISSEMENT DE L’ÉDITEUR
Les présentations ainsi que les notes sont d’Hélène Mongin.
L’éditeur tient à remercier l’équipe des archives du carmel de Lisieux pour son aide si précieuse.
Si le lecteur désire découvrir les manuscrits originaux, ainsi qu’une mine d’informations, en textes et en images, sur sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte-Face, nous l’invitons à visiter les passionnantes archives du carmel de Lisieux en ligne :
www.archives-carmel-lisieux.fr
Conception couverture : © Christophe Roger
Photo couverture : © Office central de Lisieux
Intérieur : ©Archives du carmel de Lisieux / © Office Central de Lisieux / © Musée de la Visitation de Moulins
Composition : Soft Office (38)
Relecture : Le Champ rond
© Éditions de l’Emmanuel, 2023
89, bd Auguste-Blanqui – 75013 Paris
www.editions-emmanuel.com
ISBN : 978-2-35333-090-4
Dépôt légal : 2e trimestre 2023
Cher lecteur,
Bienvenue dans l’œuvre la plus méconnue de Thérèse. Dans ses Pièces de théâtre, vous découvrirez une Thérèse scénariste, metteur en scène, actrice, pleine d’imagination et d’humour ; vous trouverez aussi une porte d’entrée originale et décalée vers sa fameuse petite voie de confiance et d’amour.
Pour mieux apprécier ces textes, nous vous recommandons néanmoins d’avoir lu au préalable Histoire d’une âme, qui reste la voie royale pour rencontrer Thérèse et découvrir sa spiritualité. En effet, il faut l’avouer : le théâtre n’est pas la forme d’expression la plus naturelle de Thérèse, que rien ne semblait initialement destiner à cet art. Thérèse est née dans une famille de la petite bourgeoisie alençonnaise ; chez les Martin, on pratiquait la peinture et la poésie, mais guère le théâtre. Louis, le père de Thérèse, était féru de littérature romantique : il recopiait longuement dans ses carnets des poèmes de Victor Hugo, Lamartine, Chateaubriand… Il les apprenait par cœur et les récitait à ses cinq filles, émerveillées, le soir au coin du feu. Les veillées dans la famille Martin étaient d’autant plus gaies que Louis y cultivait également un véritable don pour l’imitation, en particulier comique, dont Thérèse se révéla être la digne héritière. Voilà pour les influences familiales, réelles à défaut d’être fondamentales, sur le théâtre thérésien.
C’est le Carmel, paradoxalement, qui offrit à Thérèse l’occasion de déployer ses talents dans ce domaine. Car si la vie y est radicalement austère, on y cultive aussi l’art des « récréations ». La grande Thérèse d’Avila, la réformatrice du Carmel qui inventa le mode de vie pratiqué par la petite Thérèse quelques siècles plus tard, était déjà bien consciente du besoin de détente et d’épanouissement des jeunes femmes qui s’engageaient à sa suite. Aussi encouragea-t-elle la pratique des arts dans ses monastères. La règle de la Madre propose à ses filles de sortir chaque jour de leur silence pour un temps de « récréation ». Pas en mode cour d’école, cela dit. Les jours ordinaires, la communauté se réunit dans une pièce dédiée où les sœurs, assises en cercle, échangent des nouvelles, discutent en petits ou grands groupes tout en réalisant quelques travaux manuels. Mais les jours de fête, c’est autre chose ! Du temps de la Madre, on n’hésitait pas à danser au son des castagnettes ; au XIXe siècle rigoriste, on est moins expansif… mais pas moins joyeux. Et, de tout temps, on suit pour les grands jours (Noël, fête de la prieure, etc.) la tradition initiée par la réformatrice : monter en communauté des pièces de théâtre, que l’on a longtemps appelées des « Récréations pieuses ».
Cette responsabilité échoit traditionnellement au noviciat : rien de mieux, en effet, pour canaliser l’énergie des jeunes sœurs, que de les lancer dans ces aventures théâtrales. Or qui est l’éternelle novice du carmel de Lisieux ? Depuis son entrée à l’âge de 15 ans en 1888, notre Thérèse n’a jamais quitté le noviciat : la règle interdisait que plus de deux membres d’une même famille aient, au sens propre, voix au chapitre ; aussi Thérèse, précédée au carmel par deux de ses aînées (Pauline – mère Agnès de Jésus – et Marie – sœur Marie du Sacré-Cœur), ne devint-elle jamais sœur de chœur. Lorsque mère Agnès de Jésus est élue prieure du carmel en 1893, elle confie à sa petite sœur plusieurs tâches : s’occuper à sa place des pièces de théâtre communautaires et veiller sur les novices. En 1896, Thérèse est confirmée dans ces deux missions par la prieure suivante, mère Marie de Gonzague, qui lui remet carrément la charge de maîtresse des novices, à défaut du titre. C’est donc sous cette double casquette que Thérèse s’improvise autrice, metteur en scène et actrice. Le but est de « récréer » mais aussi d’édifier la communauté, et donc les novices en particulier.
Le noviciat, à l’époque, compte des personnalités riches et variées : on trouve sœur Marie de la Trinité, la « titi parisienne » au cœur d’or qui suit Thérèse comme son ombre ; sœur Marie-Madeleine, une novice ombrageuse qui a du mal à lui faire confiance ; sœur Marthe de Jésus qui, bien qu’entrée avant Thérèse et plus âgée qu’elle, a toujours été soutenue par cette dernière ; Céline – sœur Geneviève, la propre sœur de Thérèse qui peine à s’adapter à la vie du Carmel – et enfin Marie – sœur Marie de l’Eucharistie, leur cousine, qui devient vite le boute-en-train de la communauté.
La préparation des pièces de théâtre, qui peut parfois occuper leurs récréations pendant des semaines, met donc en ébullition tout ce petit monde. Il faut confectionner les déguisements, les décors, apprendre autant que possible les textes (même si un aide-mémoire est autorisé sur scène) mais aussi les chants. Car une bonne partie du théâtre thérésien est fait pour être chanté : Thérèse adapte les paroles de chansons célèbres de son époque, religieuses ou non. Elle-même décrit sa voix comme « rauque et peu agréable », si bien qu’elle dit préférer se cantonner aux petits rôles. Pas de chance : depuis qu’elle a fait pleurer toute la communauté en interprétant la Vierge Marie lors de la pièce Le Songe de l’Enfant Jésus, créée par mère Agnès en 1889, tout le monde insiste pour qu’elle tienne le rôle principal !
De gauche à droite : Marie de la Trinité, Thérèse, Marie-Madeleine agenouillée, Marthe de Jésus, Marie de Gonzague, Agnès de Jésus (Pauline), Geneviève de la Sainte-Face (Céline).
Mais le premier travail de Thérèse, bien sûr, consiste dans la rédaction des pièces de théâtre. Or l’écriture est loin d’être son activité principale : entre les temps de prière, le travail, les services communautaires et l’accompagnement des novices, Thérèse ne peut y consacrer que de rares et courts temps libres. Or elle doit beaucoup écrire : on connaît sa riche correspondance, mais elle est aussi chargée de rédiger des poésies pour la communauté, ainsi que son Histoire d’une âme. Aussi n’a-t-elle guère le temps de soigner toutes ses pièces de théâtre. Indéniablement, la qualité littéraire de ces dernières, très inégale, en souffre. Certains passages, ceux chantés en particulier, font un peu mal à l’œil. En même temps, la spontanéité de cette écriture peu travaillée révèle « à chaud » le regard de Thérèse sur la vie, ses sœurs et elle-même, et nous offre parfois de véritables pépites.
Ne soyez donc pas étonné, cher lecteur, si vous peinez un peu dans la lecture des pièces les moins abouties (RP 1, 2, 5 et 8). Les autres vous en dédommageront largement. Et toutes, si vous ne vous laissez pas décourager par la forme parfois vacillante, vous dévoileront d’une manière nouvelle les trésors de la spiritualité thérésienne. Car si Thérèse n’a jamais cherché à donner des leçons à ses sœurs, elle ne peut s’empêcher de mettre tout son cœur dans ses pièces : rédigées entre décembre 1893 et février 1897, au moment de la découverte et de l’approfondissement de la petite voie, elles chantent d’une manière toute particulière dans le corpus thérésien l’Amour miséricordieux.
Vous voici donc invité au théâtre par Thérèse. Prenez maintenant place au chauffoir, asseyez-vous confortablement et ouvrez les portes de votre imagination pour bien vous représenter la scène qu’elle veut mettre sous vos yeux… C’est dans son propre imaginaire qu’elle vous convie à présent : bon spectacle !
Chauffoir du carmel de Lisieux à l’époque de Thérèse : dans cette pièce, la seule chauffée de tout le monastère, ont eu lieu la plupart des représentations.
Quelques précisions techniques sur la présente édition…
Nous avons choisi de respecter autant que possible l’écriture de Thérèse : mise en forme, majuscules, ponctuation, etc. Thérèse ne maîtrisait guère les règles de l’ortho-typo, mais ses choix sont bien souvent signifiants.
Les introductions en italique et les notes sont de ma plume. Elles visent à vous donner les clés de lecture pour entrer sans difficulté dans le texte de Thérèse : circonstances de la rédaction, définition des termes propres au Carmel, points saillants à relever, etc.
Nous suivons la nomenclature officielle des textes de Thérèse. Les pièces de théâtre sont désignées par le signe RP (récréation pieuse) et un numéro correspondant à leur ordre chronologique de rédaction. S’y ajoute dans le cours du texte la mention des folios originaux, Thérèse ayant écrit sur des feuilles volantes : 1r° ou 6v° correspondent ainsi au recto de la première feuille et au verso de la sixième feuille.
De même quand nous citons les autres écrits de Thérèse : Ms B 1r° désigne par exemple le recto de la première page du deuxième manuscrit d’Histoire d’une âme ; PN 17, la poésie n° 17 (Vivre d’amour !) ; LT 266, la 266e et toute dernière lettre de Thérèse ; CJ 12.8.5, la cinquième parole de Thérèse retranscrite à la date du 12 août dans le Carnet jaune des Dernières Paroles, etc. Ça a l’air compliqué comme ça mais vous verrez, on s’y retrouve bien.
Et maintenant… bonne lecture !
Hélène Mongin
ou
La Bergère de Domrémy écoutant ses Voix
Introduction
La première pièce de théâtre de Thérèse est rédigée au cœur de l’hiver 1893-1894 en vue d’une représentation pour la fête de la prieure, mère Agnès de Jésus, le 21 janvier. Thérèse décide d’y mettre en scène la vocation de Jeanne d’Arc : le jour où, âgée de 18 ans, cette dernière est appelée par ses « voix » (ici incarnées par saint Michel, sainte Catherine et sainte Marguerite) à prendre les armes pour sauver la France de l’ennemi. Le spectacle rencontre un grand succès auprès des carmélites, comme le confirme mère Agnès : « C’était délicieux ! »
Il faut dire que le thème est d’actualité, puisque le pape s’apprête à proclamer Jeanne d’Arc « Vénérable » six jours plus tard. La bergère guerrière est alors une figure hautement politisée, mais pas dans le même sens qu’aujourd’hui : les catholiques de l’époque, souvent royalistes, se réclament de l’héroïne nationale, tout comme les anticléricaux qui voient en elle une figure de libre-penseuse brûlée par l’Église.
L’approche de Thérèse n’a, elle, rien de politique, mais est au contraire tout à fait personnelle. Si Jeanne siège au panthéon des saints préférés de Thérèse, c’est qu’elle lui doit une lumière extrêmement forte sur sa vocation : en lisant vers l’âge de 8 ou 9 ans une Vie de Jeanne d’Arc, Thérèse comprend qu’elle est, elle aussi, appelée « à devenir une grande Sainte !!! ». Elle sent en elle « la même ardeur », « la même inspiration Céleste » que Jeanne : « j’étais née pour la gloire » (Ms A, 32 r°). Thérèse sait que, contrairement à celle de Jeanne, sa propre « gloire » ne se manifestera pas dans des œuvres éclatantes, mais dans des petites choses. Cependant, pour elle, l’esprit est le même : « Je veux t’aimer comme un petit enfant / Je veux lutter comme un guerrier vaillant » (PN 36).
C’est pourquoi Thérèse ne fait pas que mettre en scène une de ses saintes préférées : elle s’y projette, s’identifie à elle. Pas seulement parce qu’elle l’incarne sur scène, mais parce qu’elle la dote de ses propres sentiments et aspirations. Vous verrez que les propos de la sainte bergère dans cette pièce sont du « pur Thérèse » et que, lorsque Jeanne discute avec sa petite sœur Catherine, on croirait entendre une conversation entre les sœurs Martin.
Deux thèmes se dégagent de cette récréation. Le premier, le plus explicite, concerne la vocation : Thérèse invite ses spectateurs à passer, devant les petits et grands appels de Dieu, de la résistance et de la crainte au « oui » dans la confiance et l’amour. Le second, cher à son cœur, est plus subtilement mis en scène : la proximité des saints du Ciel. Contrairement aux représentations de son époque (et aux nôtres ?), Thérèse ne voit pas les saints comme des héros lointains et inaccessibles, mais comme des amis proches pleins de tendresse. Ainsi sainte Catherine n’hésite-t-elle pas à embrasser Jeanne et à lui déclarer, comme Thérèse pourrait nous le redire aujourd’hui :
« Je suis ta sœur et ton amie
Toujours je veillerai sur toi » (RP 1, 12v°).
[1r°] PERSONNAGES1
Jeanne d’Arc – L’Archange Saint Michel – Sainte Catherine – Sainte Marguerite – Catherine d’Arc, sœur de Jeanne – Germaine, jeune bergère de Domrémy.
Jeanne, seule dans la prairie, garde son troupeau, elle chante en tressant une guirlande de fleurs. Sa quenouille et sa houlette sont placées auprès d’elle.
Air : « C’est moi que l’on appelle la blonde Iétala », ou bien : « Un jour une bergère appelée Isabeau. »
1
Moi, Jeanne la bergère
Je chéris mon troupeau
Ma houlette est légère
Et j’aime mon fuseau.
[1v°] 2
J’aime la solitude
De ce joli bosquet
J’ai la douce habitude
D’y venir en secret.
3
J’y tresse une couronne
De belles fleurs des champs
À Marie je la donne
Avec mes plus doux chants.
4
J’admire la nature
Les fleurs et les oiseaux
Du ruisseau qui murmure
Je contemple les eaux.
5
Les vallons, les campagnes
Réjouissent mes yeux
Les sommets des montagnes
Me rapprochent des Cieux !…
6
Souvent des voix étranges
Viennent me visiter
Je crois bien que les anges
Doivent ainsi parler.
7
J’interroge l’espace
Je contemple les Cieux
[2r°] Je ne vois nulle trace
D’êtres mystérieux.
8
Franchissant le nuage
Qui doit me les cacher
Au Céleste rivage
Que ne puis-je voler !!!…
Quand Jeanne a fini de chanter, Catherine s’approche d’elle tout doucement. Jeanne semble étonnée en la voyant.
JEANNE
Catherine, ma petite sœur, que viens-tu faire ici, pourquoi ne gardes-tu pas ton troupeau ?…
Mon troupeau est rentré à la bergerie. Jeanne, as-tu donc oublié que c’est fête aujourd’hui ?… Nos compagnes nous attendent pour aller danser autour du grand arbre.
JEANNE
Ma guirlande de fleurs est achevée et je n’ai pas oublié la fête, mais il est encore trop tôt pour rentrer mes petits agneaux. Dans une heure je te rejoindrai sous le grand arbre.
[2v°] CATHERINE, timidement
Jeanne, j’ai une grâce à te demander, je t’en supplie, ne me gronde pas… Je t’ai entendue chanter tout à l’heure, j’étais cachée derrière les arbres… Tu disais que les Anges viennent te parler…
JEANNE, très émue
Tu m’as entendue !… Ô Catherine ! ne répète jamais ces paroles et ne me fais pas de questions, car je ne puis te répondre.
CATHERINE, caressant Jeanne et s’asseyant auprès d’elle
Jeanne, je suis ta petite sœur ne me cache pas ton secret, je te promets de ne jamais en parler.
JEANNE
Eh bien, à toi seule, Catherine, je vais confier mon secret. Tu m’aimes, je sais que tu n’en parleras à personne.
C’est vrai que depuis l’âge de treize ans, j’entends souvent des voix inconnues, elles sont belles et très mélodieuses… Le chant du rossignol, qui pourtant est si doux, ne saurait leur être comparé…
CATHERINE
Ô Jeanne ! ce sont les anges bien certainement. [3r°] Tu es si bonne que je ne suis pas surprise que le bon Dieu et Notre Dame te comblent de leurs grâces.
JEANNE
Je ne sais pas si mes voix sont celles des anges, je n’en ai jamais vu aucun. Mais je ne suis pas bonne comme tu le penses. Mes voix me recommandent de l’être et me promettent que Notre Seigneur me protégera toujours si je garde mon cœur pour Lui seul.
CATHERINE
Jeanne, qu’est-ce que c’est que de garder son cœur pour Dieu seul ?…
Faut-il n’aimer que Lui ?… Cela est bien difficile… Je t’aime au-delà de tout ce qui se peut dire. Crois-tu que la tendresse que j’ai pour toi déplaise au bon Dieu ?…
JEANNE
Non, ma petite Catherine, je ne le crois pas. Je t’aime aussi bien tendrement et notre affection est agréable à Dieu. Mais garder son cœur pour Lui seul, c’est prendre Jésus pour son Époux… Depuis longtemps déjà, mes voix m’ont conseillé de consacrer ma virginité à Notre Seigneur sous la garde [3v°] de Notre Dame. Ô Catherine ! si tu savais les tendresses que Jésus réserve aux âmes qu’il se choisit pour épouses !…
CATHERINE, se levant
Je veux me consacrer à Jésus aussi !… Jeanne, conduis-moi bien vite à l’autel de Notre Dame, je veux te ressembler et devenir bonne comme toi.
JEANNE, souriant
Tu es trop jeune encore, ma petite sœur, il faut attendre et prier Notre Seigneur de te faire la grâce d’être un jour son épouse. Je le demanderai aussi pour toi. Sois toujours sage et obéissante. C’est le moyen d’attirer les regards du bon Dieu.
GERMAINE arrive, toute parée de fleurs
Que faites-vous donc ? La fête va commencer dans une demi-heure et Jeanne n’est pas encore parée… (Prenant la guirlande dans sa main.) Ta guirlande est bien belle, mais sans doute qu’elle est encore pour la chapelle de Notre Dame, jamais je ne t’ai vue tresser une seule couronne pour toi… Catherine du moins aime à se parer.
JEANNE
C’est vrai que toutes mes fleurs sont pour [4r°] Marie, mais je ne refuse pas de prendre part à la fête. Ma toilette n’est pas longue à faire, je serai rendue presque aussi vite que vous. Germaine, emmène Catherine avec toi, j’irai bientôt vous rejoindre.
GERMAINE
Surtout, Jeanne, ne manque pas de venir ; sans toi, il n’y aurait pas de fête.
CATHERINE, à Jeanne
Je ne veux pas partir sans toi, je vais t’attendre.
JEANNE
Sois obéissante, Catherine. Tu sais ce qui est convenu entre nous… J’ai besoin d’être quelques instants seule.
GERMAINE
Pourquoi donc veux-tu si souvent être seule ?… Tu dois t’ennuyer de ne pas savoir les nouvelles ?… Moi j’en connais de bien intéressantes… Sais-tu ce qui se passe à Orléans ?…
JEANNE
Non, je n’en sais rien. Mes frères aînés Jacques et Jean sont partis pour l’armée, je prie tous les jours pour eux, mais [4v°] je ne désire pas savoir ce qui se passe à Orléans ni ailleurs.
GERMAINE, étonnée
Tu n’aimes donc pas la France, Jeanne ?…
JEANNE
Si, je l’aime, mais je ne suis qu’une petite bergère et je sais qu’en restant humble et cachée je puis être plus utile à notre pauvre Patrie qu’en cherchant à savoir des choses qui ne me regardent pas.
CATHERINE, se levant
Eh bien, Jeanne, puisque tu m’as dit de partir, je m’en vais à la fête. Si Germaine se met à te parler de toutes les choses qu’elle sait, nous serons encore ici quand la fête sera passée. J’ai pourtant bien envie de ne pas la manquer, elle doit être si belle.
Germaine et Catherine embrassent Jeanne et partent pour la fête.
Déjà l’heure est avancée et je n’ai pas encore entendu mes voix… Il faut cependant que je parte pour la fête. (Elle se met à genoux.) Ô Notre Dame ! protégez-moi, je suis votre petite servante. [5r°] Accordez-moi la grâce de ne rien faire qui ne vous soit agréable.
SAINT MICHEL, invisible, chante sur l’air : « Partez, hérauts »
Il va venir le jour de la victoire
Qui sauvera le royaume des Francs
Mais à Dieu seul appartient toute gloire
Pour le montrer il arme un bras d’enfant
Et cette enfant, cette jeune guerrière
Ne descend pas d’un roi riche et vaillant
Ce n’est encor qu’une pauvre bergère
Mais Dieu s’appelle : Tout-Puissant
Il veut donner à la vierge timide
Un cœur de feu, une âme de guerrier
Puis il couronnera son front pur et candide
De lys et de laurier.
JEANNE, effrayée
Ô mon Dieu ! je ne comprends pas !… Ordinairement la voix que j’entendais était si douce… Ce n’est pas à moi que s’adresse celle d’aujourd’hui. Quelle est donc l’enfant par qui doivent s’accomplir d’aussi grandes choses ?… Peut-être est-ce moi qui serai chargée de lui faire connaître la volonté du bon Dieu… Mais elle ne me croira pas ! Ô très Sainte Vierge Marie et vous, mon bon Ange gardien, daignez m’éclairer et me dire ce que je dois faire !… [5v°]
SAINTE CATHERINE et SAINTE MARGUERITE, invisibles. Elles chantent sur l’air de « L’ange et l’âme ».
Aimable enfant, notre douce compagne
Ta voix si pure est montée jusqu’au Ciel
L’ange gardien qui toujours t’accompagne
A présenté tes vœux à l’Éternel.
Nous descendons de son Céleste empire
Où nous régnons pour une éternité
C’est par nos voix que Dieu daigne te dire
Sa volonté !…
Il faut partir, pour sauver la Patrie,
Prendre l’épée pour lui garder l’honneur
Le Roi des Cieux et la Vierge Marie
Sauront toujours rendre ton bras vainqueur.
JEANNE, de plus en plus effrayée
Sauver la Patrie ! ! !… Prendre l’épée !… Moi, pauvre enfant des champs… mais je rêve !… (Elle se lève et [regarde] autour d’elle.) Non, je suis bien éveillée !… Ô mon Dieu !… venez à mon secours !… Je suis troublée. J’ai peur ! ! !… (Elle se cache la figure dans les mains et pleure.)
SAINTE CATHERINE et SAINTE MARGUERITE, invisibles
Console-toi, Jeanne, sèche tes larmes
Prête l’oreille et regarde les Cieux
[6r°] Là tu verras que souffrir a des charmes
Tu jouiras de chants harmonieux.
Ces mélodies fortifieront ton âme
Pour le combat qui doit bientôt venir
Il te faudra un amour tout de flamme,
Tu dois souffrir !…
Pour l’âme pure, exilée sur la terre
L’unique gloire est de porter la croix
Un jour au Ciel, ce sceptre tout austère
Sera plus beau que le sceptre des rois.
SAINT MICHEL, encore invisible
Pourquoi parler de larmes, de souffrance ?
Chantez plutôt les combats glorieux
Chantez, chantez la beauté de la France
Et l’héroïne au bras victorieux
Jeanne sera, par le Dieu des batailles
Bientôt conduite à des exploits nouveaux
Tous la verront traverser les mitrailles
Suivie des plus grands généraux
Pas un instant la vierge magnanime
Ne cherchera les honneurs de la cour
Son cœur restera pur, sa foi grande et sublime
Jusqu’à son dernier jour.
Pendant les chants Jeanne relève la tête, elle cherche à voir les êtres invisibles qui lui parlent, puis elle demeure dans l’attitude de l’extase. [6v°] La voix de Saint Michel l’effraie et la fait pleurer de nouveau. Quand il a fini de chanter, elle dit ce qui suit :
JEANNE
Qui êtes-vous donc pour me parler ainsi ? Oh ! je vous en supplie, montrez-vous à moi. Si votre voix est si belle et si effrayante, que votre visage doit être beau !…
Saint Michel apparaît dans les airs au milieu d’un nuage lumineux. Jeanne semble très effrayée en le voyant.
SAINT MICHEL
Je suis Michel, le gardien de la France
Grand général au royaume des Cieux
Jusqu’aux enfers j’exerce ma puissance
Et le démon en est tout envieux
Jadis aussi très brillant de lumière
Satan voulut régner dans le Saint Lieu
Mais je lançai au milieu du tonnerre
Ces mots : « Qui peut égaler Dieu ?… »
Au même instant la Divine vengeance
Creusant l’abîme y plongea Lucifer
Car pour l’ange orgueilleux il n’est point de clémence
Il mérite l’enfer !…
Oui, c’est l’orgueil qui renversant cet ange
De Lucifer a fait un réprouvé
Plus tard aussi l’homme chercha la fange
Mais son orgueil par Dieu fut réparé
[7r°] C’est l’Éternel, le Verbe égal au Père
Qui revêtant la pauvre humanité
Régénéra son œuvre tout entière
Par sa profonde humilité
Ce même Dieu daigne sauver la France
Mais ce n’est pas par un grand conquérant
Il rejette l’orgueil et prend de préférence
Un faible bras d’enfant !…
Jeanne, c’est toi que le Ciel a choisie
Il faut partir pour répondre à sa voix
Il faut quitter tes agneaux, ta prairie
Ce frais vallon, la campagne et les bois
Arme ton bras !…
Vole et sauve la France !
Va, ne crains rien… pas même le danger
Dieu saura bien couronner ta vaillance
Et tu chasseras l’étranger…
JEANNE, toute tremblante
Est-il possible que Dieu me destine à d’aussi grandes choses ?… Mais je ne sens pas en moi le courage dont vous me parlez. Je ne suis qu’une enfant faible et timide… Hélas ! faudra-t-il donc quitter cette campagne où mon enfance s’est écoulée avec tant de douceur ?…
[7v°] SAINT MICHEL
Timide enfant, laisse là ta chaumière,
Prends cette épée que Dieu gardait pour toi
Prends pour ton étendard une blanche bannière
Et va trouver le Roi !…
Saint Michel veut mettre l’épée dans la main de Jeanne qui recule épouvantée.
JEANNE, d’une voix tremblante
Oh non ! pas encore… Seigneur Saint Michel, gardez votre épée… Je ne suis qu’une enfant, comment donc pourrai-je combattre…
Saint Michel disparaît. Jeanne s’assied sur un rocher.
JEANNE seule
Ah ! si Dieu me commandait de me retirer dans une solitude éloignée, je n’hésiterais pas à quitter mes parents chéris, afin de Lui obéir. Mais c’est à la guerre qu’il me faut aller !… Je dois combattre à la tête d’une armée ! Oh non !… c’est impossible ! ! !…
Elle pleure en se cachant le visage dans [8r°] les mains. Après quelques instants de silence, Sainte Catherine vient se placer auprès de la petite bergère, elle la contemple avec tendresse et la touchant légèrement de la main elle murmure doucement : « Jeanne… » Jeanne relève la tête, regarde le visage rayonnant de la vierge et s’écrie en tombant à genoux :
Ô Madame ! que vous êtes belle !… Votre vue seule me console… Qui doncêtes-vous, je n’ai jamais vu un éclat si doux, si lumineux ?…
SAINTE CATHERINE2
Air : « Tombé du nid… La blonde enfant de la colline »
Je suis la vierge Catherine
Je viens des Cieux te consoler
Ayant la mission Divine
De te bénir, de te garder
Comme toi je fus sur la terre
Une enfant chérie du Seigneur
Sa tendresse m’était si chère
Que je Lui consacrai mon cœur
Entrant dans la vie
Je donnai ravie
À Dieu mon printemps
Je fus martyre à dix-huit ans !…
[8v°] JEANNE
Quel changement s’est opéré en moi !… Ô très douce Vierge ! votre voix a dissipé toutes mes craintes, maintenant je n’ai plus peur… L’archange Saint Michel est venu, lui aussi, me visiter, sa voix m’a remplie de terreur, mais votre doux chant me cause tant de joie que sans crainte j’obéirai à la volonté du bon Dieu !
SAINTE MARGUERITE3apparaît, elle salue Sainte Catherine
Air : « Seigneur, quand de ma froide couche… »
Illustre vierge Catherine
Vous cherchant en vain dans les Cieux
Je viens de franchir la colline
Qui me séparait de ces lieux
J’étais sur la sainte Montagne
Où je suppliais le Seigneur
D’envoyer à notre compagne
Un bel ange consolateur.
« Auprès de la simple bergère
M’a répondu notre grand Roi
« Vole, céleste messagère
« Je puis me confier en toi
[9r°] « Avec la Vierge Catherine
« L’épouse chérie de mon cœur
« Remplis la mission divine
« De soutenir mon humble fleur. »
SAINTE CATHERINE à Sainte Marguerite
Air : « Tombé du nid »
Je vous salue, ô belle Reine !
Qui êtes chérie du Grand Roi.
Venez, aimable souveraine
Asseyez-vous auprès de moi
Enseignez à l’humble bergère
Le moyen de régner toujours
Cette enfant qui nous est si chère
Mérite nos soins, notre amour.
Pendant son martyre
Venant lui sourire
Nous lui montrerons
Le Ciel, et nous l’y conduirons !…
Les deux Saintes s’asseyent sur le rocher, Jeanne reste à genoux devant elles.
SAINTE MARGUERITE à Jeanne
Air : « Seigneur, quand de ma froide couche… »
Le Ciel est tout près de la terre
Le Seigneur connaît tes désirs
Les saints entendent ta prière
Ils recueillent tous tes soupirs
[9v°] Les Bienheureux et les Saints Anges
Ne cessent de te protéger
Toutes les célestes phalanges
M’ont priée de te l’assurer.
JEANNE
C’est trop de consolation pour un jour !… (Joignant les mains.) Madame, je ne puis reconnaître tant de bienfaits, mais puisque vous êtes si bonne, daignez ne pas me cacher votre nom.
SAINTE MARGUERITE
Air : « Seigneur, etc. »
Je suis la reine Marguerite
Mon royaume est le beau Ciel bleu
Pour l’éternité je m’abrite
Dans le grand palais de mon Dieu.
Jamais les grandeurs de la terre
N’ont eu de charmes à mes yeux
La joie me paraissait amère
Lorsque je regardais les Cieux.
Bientôt les honneurs et la gloire
Jeanne, vont commencer pour toi
Tu remporteras la victoire
Et tu régneras comme moi.
[10r°] Ne voulant d’aucune louange
Toutes seront pour ton Jésus
Tu feras sourire ton ange
Qui recueillera tes vertus.
Voilà comment, douce bergère
Tu sauras bien régner toujours
Méprisant l’honneur de la terre
Jésus aura tout ton amour.
JEANNE