Sans rancune - Éric Anthal - E-Book

Sans rancune E-Book

Éric Anthal

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Beschreibung

Lors d’une exploration en mer Tyrrhénienne, une équipe de pilleurs d’épaves découvre une galère antique et son mystérieux trésor. Ce qui commence comme une simple plongée se transforme rapidement en une aventure palpitante, alors qu’ils se rendent compte que leur trouvaille pourrait bouleverser l’histoire. Entre profondeur vertigineuse et révélations troublantes, ils devront prendre des risques insensés pour récupérer leur butin et protéger leur secret. Préparez-vous à plonger dans un récit captivant où le danger et l’inattendu sont au rendez-vous !

À PROPOS DE L'AUTEUR

L’écriture permet à Éric Anthal d’exprimer sa lucidité face à un monde souvent absurde. "Sans rancune" s’inspire de son expérience en plongée sous-marine et reflète son engagement pour la protection du milieu marin. C’est aussi la manifestation de son rejet de l’injustice, du fatalisme et de la complaisance.

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Seitenzahl: 442

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Éric Anthal

Sans rancune

Roman

© Lys Bleu Éditions – Éric Anthal

ISBN : 979-10-422-3728-8

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Genèse

I

Sophie se tourna pour la centième fois vers sa table de nuit. Les chiffres rouges de son réveil indiquaient quatre heures trente-six. Elle soupira profondément, repoussa drap et couverture d’un geste sec et s’aida d’un bras pour s’asseoir au bord de son lit. Elle chercha ses pantoufles du bout des orteils, puis se leva sans bruit pour se saisir de son téléphone posé sur son bureau d’adolescente. Elle avait laissé l’appareil en charge toute la nuit, en prévision de sa première journée à bord. Elle sélectionna la fonction lampe de poche pour trouver son chemin jusqu’à la cuisine. Elle referma la porte en espérant étouffer le bruit du percolateur et fit couler un café. De l’extrémité du pouce, elle dessina une rune simpliste sur l’écran de son téléphone. Elle appuya sur la photo de son père en uniforme dans l’écran de ses favoris et pressa l’icône permettant d’envoyer un texto.

Tu me fais faire un tour ?

Elle prit sa tasse entre les paumes pour profiter au maximum de la chaleur et attendit la réponse.

30 min.

Elle avala le reste de café d’une traite, fila dans la salle de bain, se brossa les dents et prit une douche rapide en essayant de ne pas faire trop de bruit. Elle remit la lumière de son téléphone et passa par sa chambre pour enfiler un à un, les vêtements soigneusement préparés la veille, sur le dossier de la chaise. Elle prit son sac à dos et passa les sangles sur ses épaules. Elle attrapa les poignées de son gros sac de voyage et sortit, toujours sans bruit sur le palier. Elle s’engagea dans l’impasse où ses parents habitaient depuis la naissance de son frère aîné. À mi-chemin, elle passa son lourd et encombrant bagage sur son autre épaule et continua jusqu’au croisement. Elle posa sac de voyage et sac à dos sur le trottoir et attendit.

Elle entendit la voiture banalisée s’engager dans la rue déserte avant même de la voir. Le véhicule s’immobilisa le long du trottoir, les deux portes de droite s’ouvrirent pratiquement en même temps. Son père s’avança pour l’embrasser tandis qu’un grand baraqué ouvrait le coffre et s’emparait de ses bagages. Elle monta à l’arrière, à côté du costaud qu’elle embrassa chaleureusement et mima un baiser à l’attention du conducteur qui lui adressa en retour un clin d’œil dans le rétroviseur intérieur. Elle ne se rappelait pas vraiment à quel âge elle était montée pour la première fois dans une voiture de patrouille. Elle avait toujours adoré ça. Le baqueux1 derrière le volant était le coéquipier de son père depuis plus de dix ans, il évita l’autoroute, préférant s’engager sur le chemin du littoral. Le véhicule de la B.A.C. entra dans l’enceinte du port autonome et longea l’immense parking du quai de la pinède avant de s’immobiliser devant les bâtiments d’une société coopérative spécialisée dans les manutentions portuaires. Sophie reconnut le navire sur lequel elle devait embarquer d’après les photographies qu’elle avait reçues par messagerie. L’excitation qui l’avait empêchée de dormir monta encore d’un cran. Elle se força à expirer profondément et sortit de la voiture de police. Elle était très en avance. Elle préférait attendre un peu avant de se présenter. Elle embrassa son père et ses équipiers, les congédiant pour leur éviter d’avoir à justifier une absence trop longue. Elle ne remarqua pas l’homme qui l’observait depuis la passerelle du navire derrière elle ni celui qui photographiait la scène au téléobjectif depuis un véhicule garé de l’autre côté du quai.

II

Le jeune enquêteur attendit au niveau de la porte, restée grande ouverte. Le bureau était spacieux. La porte ouverte était un signe qui invitait à entrer, mais le patron était au téléphone. Maxime lui fit signe de s’asseoir. Il remercia son interlocuteur, se plia aux salamalecs d’usage et raccrocha.

« Allez, raconte ce que tu as trouvé.

— Rien d’exceptionnel, répondit le jeune homme, enfin à part les contraventions pour excès de vitesse. J’ai juste un truc bizarre, deux notes de renseignement assez anciennes, la première, il y a trente-trois piges. Les deux notes émanant du même mec.

— Quel service ?

— L’OCBC.

— Késako ?

— L’Office central de lutte contre le trafic des biens culturels, ils sont basés à Nanterre. Je vous ai noté le numéro et le nom, chef. »

Maxime prit la feuille de papier que lui tendait son jeune collaborateur en se disant à voix haute que l’homme avait eu largement le temps de changer de service plusieurs fois. Il finit par admettre que cela valait le coup d’essayer et décrocha son téléphone.

« Bonjour, Maxime Descourt à l’appareil, cellule Réseaux criminels, TRACFIN2, je cherche à joindre le commissaire Gilbert Cossonet.

— Ah, mais le commissaire n’est plus en activité, répondit une voix éraillée de fumeur invétéré, il est parti en retraite, il doit y avoir trois ou quatre ans. C’est pour une vieille affaire, je suppose ?

— Exactement, répondit Maxime, il a émis deux signalements au sujet des agissements d’un certain Ange…

— Un nom à coucher dehors ? interrompit la voix.

— C’est ça.

— OK, je vois de quoi il s’agit. Je ne suis pas ici depuis longtemps, mais j’ai entendu parler de ce cas. Bon, je vais vous donner son numéro privé, appelez-le, il fréquente ce Polonais depuis plus longtemps que sa propre femme et il ne demandera qu’à vous rencarder. »

III

Sophie laissa ses bagages sur le quai et se dirigea vers la poupe du navire. Elle allait travailler pendant plusieurs semaines sur ce rafiot. Elle était volontairement arrivée aux aurores pour pouvoir l’observer sous toutes les coutures, analyser les moindres détails, comprendre le fonctionnement de ses équipements et essayer d’anticiper les manœuvres. Elle connaissait les caractéristiques du navire par cœur grâce à la fiche technique que lui avait fournie son commandant. Avec ses soixante-cinq mètres de long pour un maître-bau3 de quinze mètres, le bâtiment était loin d’être une coque de noix. Capable de maintenir en continu une vitesse de croisière de douze nœuds4, il pouvait embarquer trente membres d’équipage sur toutes les mers du globe. La conception de sa plage arrière, basse sur l’eau et sans bastingage était idéale pour la mise à l’eau et la récupération d’engins de prospection et de recherche. Tout l’arrière était ouvert sur la mer et la forme arrondie de l’extrémité du pont, sans aucun angle vif, était assez classique sur ce type de bâtiment. L’absence de pavois5 sur l’arrière avait contraint l’armateur à indiquer le nom du navire sur ses flancs. De grandes lettres blanches étaient peintes sur le flanc tribord, visible depuis le quai. Le port d’attache était indiqué juste en dessous en caractères plus petits. Sophie se fit la réflexion que l’autre bord devait être identique. Elle se mit à marcher le long du quai, en direction de l’avant. Elle étudia avec la plus grande attention, le grand portique hydraulique servant à la mise à l’eau et à la récupération d’engins statiques ou tractés. Une grue latérale, probablement utilisée pour les opérations de chargement et de déchargement, se dressait sur le bord du pont, côté quai. Au-dessus du pont principal, une seconde rangée de hublots indiquait la présence d’un pont intermédiaire, bien protégé derrière l’étrave. Le pont supérieur, situé au-dessus de la proue, était lui-même surmonté par la passerelle couverte d’antennes. Elle imagina les quartiers de l’équipage, la cambuse, la cuisine, une salle de repos. Elle était impatiente de prendre la mer. Un coup de sifflet bref la fit sursauter. Elle leva la tête et aperçut un homme sur la coursive latérale du pont supérieur. Il lui sourit, lui montra une tasse fumante qu’il tenait à la main et lui indiqua la passerelle qui permettait de monter à bord.

IV

Maxime reconnut immédiatement le numéro qui s’affichait sur son téléphone. Il l’avait composé moins de dix minutes plus tôt.

« Bonjour, c’est Cossonet, désolé, j’étais dans mon jardin. Je n’ai pas entendu le téléphone.

— Aucun problème, commissaire.

— Je ne fais plus partie de la maison, vous pouvez laisser tomber le “commissaire”. Vous cherchez des tuyaux sur Ange Wojciekowski si j’ai bien compris votre message.

— Absolument, répondit Maxime en notant mentalement la prononciation.

— Je peux savoir pourquoi Bercy s’intéresse à cet oiseau ?

— Le service que je dirige traque les circuits financiers clandestins, répondit Maxime, plus particulièrement ceux liés aux trafics de drogues et d’armes et par-dessus tout, ceux qui financent le terrorisme.

— Alors, vous perdez votre temps, l’interrompit l’ex-commissaire.

— Vous pourriez m’expliquer ? demanda Maxime, un peu surpris.

— J’ai couru après cet “Ange” pendant plus de trente ans, répondit Cossonet, par certains aspects, c’est loin d’en être un, mais il n’a jamais touché de près ou de loin à la moindre drogue. Je ne dirais pas la même chose des armes, mais il n’en a jamais fait le commerce.

— Vous pouvez m’en dire un peu plus ?

— Vous avez une heure ou deux devant vous ?

— J’ai tout mon temps, répondit Maxime, mais je ne veux pas prendre le vôtre.

— Je suis retraité, je n’ai que ça à foutre, mon cher Maxime, vous permettez que je vous appelle par votre prénom, je n’ai pas mémorisé votre nom de famille.

— Je n’en crois pas un mot, mais aucun problème.

— Parfait, utilisez Gilbert. J’ai, pour ma part, un nom de famille un tantinet ridicule.

— D’accord, Gilbert.

— Ange doit avoir soixante-deux ans aujourd’hui. J’ai entendu parler de lui pour la première fois, il en avait tout juste vingt. À l’époque, il traînait dans un club de plongée du Var que nous soupçonnions de trafic d’amphores. J’étais un jeune inspecteur, le service des “Biens culturels” n’avait que quelques années d’existence et c’était ma première affectation.

— Vous êtes resté jusqu’à la retraite ? s’étonna Maxime.

— C’est exact. Au début, c’était presque une punition. Je n’étais pas très bien noté à l’école de police, j’ai pris ce qui restait. Bref, ce trafic d’amphores était l’une des premières affaires sur laquelle j’ai bossé. Le dirigeant du club de plongée était une petite frappe locale, il utilisait les ressources matérielles et humaines de son club de plongée pour prospecter les épaves des environs et prélever quelques beaux spécimens qu’il revendait sous le manteau. Un jour, après une plongée profonde, un de ses moniteurs de plongée présente des symptômes caractéristiques d’un accident de décompression. Pour éviter d’être inquiété, le patron refuse de prévenir les secours, préférant revenir discrètement jusqu’à son port d’attache. La victime est débarquée et doit rejoindre les urgences par ses propres moyens. Elle est finalement transférée sur l’hôpital militaire de Toulon où elle est placée dans un caisson hyperbare. Malheureusement, un temps précieux a été perdu avant traitement et le délai de prise en charge est beaucoup trop long pour éviter les séquelles. Le médecin traitant, peu satisfait des réponses de l’individu, prévient les gendarmes maritimes qui se déplacent et interrogent le moniteur.

— Je suppose qu’il s’est mis à table.

— Oui, reprit Gilbert, par pure vengeance, lorsqu’il a compris que ses chances de retrouver l’usage de ses jambes étaient proches de zéro et que le patron du club de plongée n’hésiterait pas à jeter le bébé avec l’eau du bain, en quelque sorte. Il a avoué que l’accident avait eu lieu alors qu’il plongeait pour remonter un dolium. C’est une grande jarre en terre cuite utilisée dans l’antiquité pour le transport maritime de vin ou d’huile en grande quantité. Chacune d’elles pouvait contenir jusqu’à trois mille litres. Mon patron de l’époque a décidé de mettre en place une surveillance. »

Maxime laissa le silence s’installer. Le commissaire en retraite parlait d’une affaire vieille de plusieurs décennies. Il attendit patiemment la suite.

« Cela n’a pas été facile, reprit Gilbert, j’ai passé des heures à attendre le retour à quai de la petite équipe de pilleurs d’épaves. Le patron possédait une villa dans les environs, mais les moniteurs étaient hébergés dans les locaux, dans un dortoir exigu, à la limite de l’insalubrité. À leur âge, on se contente de peu. Nous avons rapidement accumulé un faisceau d’indices. Mon patron a eu toutes les peines du monde à convaincre sa hiérarchie de monter une O.P.6 Le chef du réseau était, au fil des ans, devenu un petit notable, couvert politiquement. Sa résidence principale était située dans un domaine fermé et gardé, et bénéficiait d’un accès direct à la mer grâce à un ponton privé. Pour l’interpeller, il a fallu faire appel à une unité spécialisée du RAID afin d’éviter toute fuite par bateau.

— J’imagine très bien les difficultés, intervint Maxime en compatissant sincèrement, d’autant que cela dépasse le cadre de la simple hiérarchie, non ?

— C’est vrai, se rappela Gilbert, le préfet maritime a demandé si nous avions besoin d’un sous-marin pour interpeller un voleur de cruches, mais le chef du groupe de plongeurs du RAID a trouvé l’exercice excellent pour l’entraînement de ses troupes. L’intervention a donc pu être montée avec deux équipes intervenant en simultané au domicile du chef et dans les locaux du centre de plongée. Lors de la perquisition, nous avons trouvé plus de quatre cents pièces archéologiques détenues illégalement. Tous les membres du réseau ont été placés en garde à vue, sauf Ange qui est resté introuvable.

— Une fuite ?

— Non, la chance. Un des moniteurs nous a confirmé qu’Ange était debout tous les matins à cinq heures. Le jour de l’intervention, il a été aperçu en train de pêcher au bout du quai. Lorsqu’il a aperçu les collègues qui prenaient position, il s’est jeté à l’eau, s’est planqué entre les bateaux et s’est finalement enfui à la nage. Le soir même, il avait rejoint Toulon où il s’est embarqué à destination de Calvi. Dans l’heure qui a suivi son arrivée, il s’est présenté au quartier Raffalli.

— C’est quoi ? demanda Maxime, un quartier chaud de Calvi ?

— Brûlant, répondit Gilbert, c’est la caserne du deuxième Régiment étranger de Parachutistes.

— Il s’est engagé, ne put s’empêcher de s’exclamer Maxime.

— Oui, confirma Gilbert, le deuxième R.E.P.7 va lui assurer une protection juridique, les recruteurs de la Légion étrangère vont considérer que le trafic d’amphores n’est pas un délit suffisamment grave pour refuser son engagement. C’est là qu’il va faire la connaissance de Sauveur Paolini. »

V

Le temps que Sophie retourne chercher ses bagages, le capitaine quitta la coursive, emprunta l’escalier intérieur menant au pont intermédiaire, passa par la salle de repos pour poser sa tasse sur la table et descendit jusqu’au pont principal. Sophie quittait l’échelle de coupée, lorsqu’elle l’aperçut. Il insista pour prendre son gros sac de voyage et prit le chemin inverse de celui par lequel il était arrivé. De retour sur le pont intermédiaire, il lui indiqua sa cabine et lui proposa un café. Sophie lui emboîta le pas jusqu’à la salle de repos de l’équipage. Il récupéra sa tasse, en prit une propre sur l’égouttoir et leur servit un breuvage noir et fumant de nature à réveiller un fêtard invétéré au petit matin. L’homme l’observait en souriant et Sophie se demanda ce qui pouvait bien l’amuser. Plutôt petit, la soixantaine passée, il était massif et possédait un système pileux hypertrophié. Sa masse de cheveux blancs, clairsemés de fils noirs, était attachée en catogan sur sa nuque. Il proposa de lui faire visiter le navire et ses équipements d’exploration sous-marine, ce qui ne pouvait lui faire plus envie. Il posa sa tasse et lui fit signe de le suivre. La visite du pont où se trouvaient les quartiers de l’équipage fut réduite à sa plus simple expression. Ils descendirent directement dans les fonds, jusqu’au compartiment machines. Elle fut présentée à l’officier mécanicien, un ours mal léché, vêtu d’une combinaison de la même couleur jaune orangé que les moteurs dont il avait la charge. Sophie cita la marque des machines en se fiant à leur couleur caractéristique. L’ours parut suspicieux. L’emblème apposé sur la poche de poitrine de son vêtement de travail permettait une identification un peu trop facile. Elle chercha à l’impressionner. Elle s’approcha de la machine bâbord et annonça, espiègle :

« Seize cylindres en V, deux turbos, ça donne quoi comme puissance ? »

L’ours jeta un coup d’œil au capitaine avant de répondre :

« Un peu plus de quatre mille neuf cents kilowatts à mille tours minute.

— Plus de six mille chevaux », s’exclama Sophie en émettant un sifflement admiratif.

L’ours resta la bouche ouverte. Le capitaine éclata d’un rire franc. Il salua le mécanicien en chef et se dirigea vers l’escalier métallique permettant de remonter sur le pont principal. Sophie sourit à l’ours, toujours bouche ouverte et suivit le capitaine. En haut des marches, il lui donna quelques explications.

« Ce navire a été construit en Indonésie pour le compte d’un armateur qui avait prévu de l’exploiter comme remorqueur de haute mer. L’acheteur s’est désisté en cours de fabrication. Lorsque l’actuel propriétaire a fait une offre, les moteurs étaient déjà en place. Le treuil de deux cent cinquante tonnes, prévu à l’origine, n’a jamais été installé. Le hangar a été rallongé pour prévoir une plate-forme hélico au-dessus. Du coup, on dispose de pas mal de place pour nos équipements. »

VI

« C’est qui ça, Sauveur Paolini ? demanda Maxime.

— C’est l’ami corse, répondit Gilbert, c’est comme ça qu’on l’a surnommé au service. Nous n’avons appris son existence qu’à la fin de leur contrat d’engagement dans la Légion étrangère. Pendant cinq ans, Ange est resté sous les radars. Sauveur est le fils d’un petit pêcheur de Corse du sud. Il fait la connaissance de l’Ange, tout le monde l’appelle “l’Ange” chez les bérets verts8, pendant les tests de sélection. Sauveur s’est engagé pour échapper à la colère d’un petit parrain local. Il était fiancé à la fille du gérant d’un hôtel de luxe que le mafieux voulait soumettre au paiement de l’impôt révolutionnaire. Sauveur s’est interposé. Le chef nationaliste s’est senti gravement offensé.

— Attendez, attendez, intervint Maxime, l’Ange, comme vous dites, possède dans son patrimoine des parts dans un hôtel de luxe en Corse du sud.

— Effectivement, il a racheté l’hôtel quelques années plus tard. La directrice actuelle est la fille de l’ancien gérant que Sauveur a épousée.

— Qu’est devenu le chef mafieux ?

— J’ai eu un peu de mal à reconstituer le puzzle, avoua Gilbert, quelques mois après leur enrôlement, il semblerait que Sauveur et Ange aient mené une petite expédition punitive. D’après les gendarmes, une nuit, tous les gardes, pourtant armés, qui protégeaient le nationaliste, ont été neutralisés. Ils ont été retrouvés avec sa femme et ses deux enfants enfermés dans la cave. L’homme était attaché, à poil, au tronc d’un olivier millénaire, au beau milieu du parc de sa propriété. Il a déclaré avoir été agressé par des hommes en tenues camouflées. L’enquête n’a rien donné, mais le mafieux, une fois rhabillé, a foutu une paix royale au gérant de l’hôtel.

— D’après vous, demanda Maxime, comment Ange s’est-il débrouillé pour trouver les fonds nécessaires au rachat de l’hôtel ?

— À la fin de leur contrat d’engagement, les deux hommes se sont associés. Ange fait l’acquisition d’un petit bateau, un ancien langoustier qu’il a aménagé pour la plongée. Sauveur devient alors son homme de confiance et son marin attitré. Officiellement, les deux hommes sont enregistrés aux affaires maritimes à la pêche artisanale. En réalité, ils fournissent un petit réseau de receleurs. Au cours d’une perquisition chez l’un de ces fourgues9, le surnom “l’Ange” apparaît pour désigner le principal fournisseur des pièces saisies. J’ai tout de suite fait le rapprochement et j’ai alerté mon patron. Seulement, nos moyens limités ne nous ont pas permis de mettre en place une surveillance efficace. Quelques semaines plus tard, Ange déclarait la découverte d’une épave romaine. Le DRASSM nous informera que le navire du premier siècle avant Jésus-Christ devait probablement faire route vers Rome, et était chargé d’un unique sarcophage de pierre. Les inscriptions relevées sur la cuve, richement ouvragée, ont permis de déterminer qu’elle contenait les restes d’un général romain, mort pendant la guerre des Gaules et appartenant à une famille fortunée. Le couvercle du sarcophage n’a jamais été retrouvé. Deux mois plus tard, Ange était propriétaire de l’hôtel.

— Évidemment, ceci explique cela. Juste pour ma culture personnelle, c’est quoi exactement le DRASSM ?

— Département des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines », répondit laconiquement Gilbert.

VII

Le hangar, qui contenait les équipements de plongée et de prospection, avait la même hauteur que les deux premiers ponts. Il s’ouvrait sur l’arrière, en direction de la poupe. Le capitaine indiqua une sorte de torpille jaune destinée à être tractée dans le sillage du navire. Sophie connaissait le fonctionnement d’un magnétomètre. Le coûteux appareil était utilisé pour mesurer le champ magnétique terrestre. Il permettait de détecter des éléments ferromagnétiques en repérant les anomalies magnétiques locales qu’ils engendrent. Sophie ne fut pas surprise lorsque Sauveur déclara, en toute franchise, que l’outil était idéal pour retrouver une épave posée sur le fond. Lors des entretiens d’embauche, le commandant du Sans rancune n’était pas entré dans les détails, mais il n’avait pas caché leurs intentions. Elle lui fit remarquer que l’outil n’était efficace qu’à condition que l’épave en question soit métallique. Le capitaine expliqua que le navire était également équipé d’un sonar à balayage latéral et d’un sondeur multifaisceaux. Il avoua que lui-même ne comprenait pas grand-chose au fonctionnement de ces équipements, mais qu’un jeune ingénieur en génie maritime, spécialisé dans le maniement de ces outils, faisait partie de l’équipage. Il était capable de produire des images cartographiques du fond d’une précision largement suffisante pour permettre de repérer n’importe quelle épave même non métallique.

Le vieux loup de mer se fit la réflexion que la petite était émerveillée comme une fillette dans un magasin de poupées. Elle l’écoutait attentivement, mais il avait remarqué que son regard se tournait régulièrement en direction du « Newtsuit ». Le scaphandre rigide atmosphérique jaune vif était posé sur son support, soigneusement arrimé, au beau milieu du hangar. Le capitaine se demanda brièvement comment le propriétaire allait réagir en voyant la petite, mais il chassa immédiatement cette pensée et décida de ne pas faire languir plus longtemps sa jeune protégée.

« Tu sais ce que c’est que ce truc-là ?

— Oui, monsieur, répondit Sophie, c’est une combinaison rigide capable d’atteindre trois cents mètres de profondeur en permettant à son utilisateur de rester à la pression atmosphérique et donc d’éviter les paliers de décompression à la remontée.

— Joli, mais laisse tomber le “monsieur” et appelle-moi Sauveur, OK ?

— D’accord, mais on laisse tomber le “petite” et vous m’appelez Sophie ?

— Pas de problème, mais tu arrêtes de me vouvoyer. »

Sauveur était très amusé par le répondant de la petite, enfin, de Sophie. Il se dit que cette qualité avait toutes les chances de plaire à l’Ange. Il tenta de se persuader que ce trait de caractère devait bien être considéré comme une qualité, mais il n’eut pas le loisir de pousser plus loin son analyse. Un jeune matelot l’interpella depuis l’entrée du hangar.

« La nourrice10 est là, commandant, mais le chauffeur refuse de commencer à charger nos cuves tant qu’il n’a pas le règlement. Il dit qu’il a des ordres.

— Normal, petit, répondit Sauveur, dis-lui que j’arrive. »

Il revint vers Sophie.

« Bon de toute façon, Ange t’expliquera le fonctionnement de ce machin bien mieux que moi. Je dois m’occuper de l’avitaillement en carburant. Tu retrouveras le chemin de ta cabine toute seule ?

— Sans problème, répondit Sophie.

— OK, on appareille en début d’après-midi, mais on se retrouve pour déjeuner ? »

Sophie hocha la tête. Elle n’était pas gênée par la tournure paternaliste qui semblait se mettre en place entre eux. Elle ne pensait pas avoir besoin d’un protecteur et elle préférait ne pas se retrouver dans une situation où un sauveur deviendrait nécessaire, mais elle pensa qu’un lien privilégié ne serait pas inutile. Elle était curieuse et impatiente de rencontrer le propriétaire au prénom si désuet.

VIII

« Je n’ai plus entendu parler d’Ange et Sauveur pendant près de dix ans, affirma Gilbert.

— Ils se sont rangés ou ils se sont mis au vert ? demanda Maxime.

— Je savais qu’ils ne s’étaient pas arrêtés, les pilleurs d’épaves sont généralement comme les joueurs compulsifs. À l’époque, nous n’avions pas les systèmes d’information centralisés tels qu’ils existent aujourd’hui, nous avons donc lancé un signalement aux différents services. Lorsque les Affaires maritimes nous ont informés que le vieux langoustier utilisé par Ange et Sauveur avait été vendu en Tunisie, nous n’étions pas très nombreux à nous rappeler cette affaire. Nous avons été un peu surpris de retrouver les protagonistes à l’autre bout de la méditerranée, mais c’est bien le nom d’Ange qui apparaissait sur l’acte de vente.

— Comment ont-ils atterri en Tunisie ? s’étonna Maxime.

— Le petit bateau en bois sur lequel ils ont quitté les côtes françaises ne leur permettait pas de traverser directement, même en passant par la Corse et la Sardaigne. Ils ont dû faire du cabotage côtier par l’Italie, la Sicile et probablement en faisant escale à Malte avant d’arriver sur les côtes tunisiennes. En chemin, ils ont dû en profiter pour faire un peu de prospection. Nous avons fouillé dans les archives. Les garde-côtes italiens avaient signalé un navire battant pavillon français, aperçu sur le site d’une épave romaine au large de Syracuse, quelques jours avant qu’une équipe d’archéologues ne déclare le pillage d’une trentaine d’amphores. Nous n’avions pas fait le rapprochement à l’époque, mais le signalement correspondait bien au langoustier d’Ange et Sauveur. Les Italiens avaient retrouvé leurs traces sur l’île de Gozo où ils s’étaient ravitaillés, mais la piste était froide. Ils avaient déjà repris la mer. C’est comme ça que nous savons qu’ils sont passés par le détroit de Malte. Nous avons pris contact avec les Tunisiens. Officiellement, Ange et Sauveur ont déclaré exploiter une licence de pêche au corail rouge. L’activité n’est pas sans risques, mais elle est très lucrative. Elle est surtout idéale pour en masquer une autre moins avouable. Le trafic d’amphores a certainement été un complément non négligeable. On pense que les deux hommes ont quitté le territoire tunisien avec un joli pactole. Sauveur est retourné en Corse, Ange s’est installé en Suisse.

— Oui, intervint Maxime, c’est à ce moment-là que nous commençons à nous intéresser à Ange. Nous savons qu’il a fait l’acquisition d’une très belle propriété sur le bord du lac Léman, mais ce n’est pas cette transaction qui va nous alerter. Il va lancer une nouvelle activité qui va mettre les voyants au rouge.

— Là, vous avez piqué ma curiosité. Nous ignorons tout de cette période. J’aimerais beaucoup entendre ce que vous savez, si vous êtes autorisé à en parler librement bien entendu, mais cela fait trois fois que mon épouse m’appelle pour venir déjeuner. Si je veux vivre une retraite paisible, il vaudrait mieux que j’y aille.

— Je comprends, admit Maxime en regardant sa montre, je ne me suis pas rendu compte qu’il était si tard. M’autoriseriez-vous à vous rappeler vers quinze heures ? Cela me laisserait le temps de faire le point avec mon équipe en début d’après-midi. »

IX

Sophie avait été invitée à assister à la manœuvre depuis la passerelle. Sauveur l’avait présentée au reste de l’équipage pendant le déjeuner. Elle n’avait pas été surprise d’être la seule femme à bord.

Sauveur avait signalé par radio ses intentions. Sophie avait entendu la réponse dans le haut-parleur de la V.H.F.11, « Marseille port contrôle » leur avait demandé d’emprunter le chenal ouest pour la sortie du golfe de Marseille. Sauveur avait déjà pris un cap en direction de la côte bleue. Lorsqu’ils étaient arrivés à la hauteur de la balise cardinale sud posée au sommet de la petite île de l’Érevine, Sauveur avait ordonné un changement de cap au deux cent trente pour s’aligner dans l’axe du chenal.

Sophie admirait l’archipel du Frioul sur leur flanc bâbord, lorsque Sauveur avait demandé au timonier de prendre une route plein sud. Ils avaient paré l’îlot du Planier à la sortie de la rade et avaient navigué pendant encore une bonne demi-heure avant que l’opérateur, penché sur la console du radar, annonce :

« J’ai l’écureuil, commandant. »

Personne ne prit la peine de répondre, mais Sauveur se dirigea vers le pupitre et ordonna un cap qui plaçait le navire le nez dans le vent. Sophie savait que cela permettrait à l’hélicoptère d’apponter plus facilement. Quelques minutes plus tard, elle entendit l’appel radio. Sauveur attrapa le micro et appuya sur le bouton pour annoncer qu’ils étaient prêts à recevoir l’oiseau. Il donna les informations de force et de direction du vent et remit le micro en place. Par les hublots donnant sur l’arrière, Sophie distingua l’hélicoptère, aligné dans leur sillage, quelques dizaines de mètres au-dessus des flots. Sauveur vint se placer à côté d’elle.

« Il vaudrait mieux que tu me laisses le temps de préparer l’Ange, dit le capitaine, tu nous attends à la salle de repos ? Je te rejoins là-bas. »

X

Gilbert ne prit pas la peine de laisser sonner plus d’une fois. Il se foutait pas mal de dévoiler son impatience.

« Cossonet.

— Rebonjour, Maxime Descourt à l’appareil, je vous dérange ?

— J’attendais votre appel, répondit Gilbert.

— Parfait. Je reviens sur ce qui a attiré notre attention sur les activités d’Ange. Après son retour de Tunisie, il fait l’acquisition d’un petit pétrolier et se lance dans le négoce international et le transport maritime. Il se rend dans le golfe Persique où il négocie l’achat de pétrole brut avant l’arrivée de son nouveau navire. Dès que ses cuves sont remplies, il part dans les Balkans où il revend sa cargaison sur plan, pour ainsi dire. Cette activité lui permet à la fois de blanchir les revenus du trafic d’antiquités et de financer la poursuite de ses opérations illégales. Deux ans plus tard, il achète un petit avion privé pour faciliter ses déplacements entre le Golfe et l’Albanie, où se trouvent ses principaux acheteurs. En parallèle, il multiplie les acquisitions d’hôtels de luxe, en général dans des destinations peu coopératives avec nos services en matière fiscale, comme les Seychelles ou le Vanuatu, par exemple.

— Il joint l’utile à l’agréable, fit remarquer Gilbert, ces destinations sont des spots de plongée très réputés.

— Exact, mais il n’investit jamais directement dans un centre de plongée. Il préfère signer des contrats avec des partenaires locaux. En quelques décennies, grâce à ses activités, Ange va accumuler une petite fortune, une grosse même, qui n’a rien à envier à celle des plus grands noms de l’industrie française. Mais, contrairement aux riches familles qui font la une des magazines spécialisés, Ange reste dans l’ombre, il ne cherche pas la moindre reconnaissance et fuit la notoriété. Il finit par revendre le pétrolier et cesse toute activité de transport maritime pour se concentrer apparemment sur l’hôtellerie de luxe. Nous maintenons notre surveillance, mais sans jamais arriver à établir la moindre preuve qui nous permettrait de lancer une procédure.

— Il est malin, n’est-ce pas ? demanda Gilbert.

— Très, confirma Maxime, et surtout, il est extrêmement prudent. Il ne réalise aucune transaction, un tant soit peu douteuse directement. Il injecte les fonds acquis illégalement dans le chiffre d’affaires de ses hôtels, plus précisément dans ceux qui n’ont pas encore atteint le seuil de rentabilité. Tous les bénéfices, une fois blanchis, sont investis dans de nouveaux hôtels qui participent ensuite au système. Ange fait tout de même une exception à cette ligne de conduite, il s’offre un nouveau navire.

— Le Sans rancune !

— Oui, confirma Maxime, un remorqueur de haute mer estimé à plusieurs dizaines de millions de dollars. Il le fait aménager pour permettre l’utilisation d’équipements de recherche sous-marine et d’intervention en eaux profondes. À l’époque, nous avons pensé qu’il se positionnait sur le créneau de la prospection pétrolière, mais nous avons fini par comprendre que les matériels de haute technologie embarqués étaient plus adaptés à la recherche d’épaves. Nous sommes rapidement persuadés qu’il va remonter une activité illégale.

— Je vous ai dit que les pilleurs d’épaves ne s’arrêtaient jamais.

— C’est vrai, concéda Maxime.

— C’est à cette époque que le service des “biens culturels” va ressortir ce dossier, se rappela Gilbert, Ange attire notre attention lorsqu’il se procure un scaphandre rigide à pression atmosphérique, un jouet à un million de dollars.

— Je ne comprends pas grand-chose à ces histoires d’exploration sous-marine, avoua Maxime.

— Cette acquisition lui permet d’aller chercher à peu près n’importe quoi jusqu’à trois cents mètres, expliqua Gilbert, il peut travailler plusieurs heures sous l’eau. Comme dans un sous-marin, il n’est pas soumis à la pression extérieure, ce qui lui permet de conserver la possibilité de remonter en surface à tout moment. C’est pratique lorsque l’on doit quitter une zone discrètement avant l’arrivée des autorités locales. C’est le seul propriétaire privé à détenir ce genre d’équipement en France.

— J’ai vu des photos. Cela ressemble au scaphandre utilisé par Tintin et le capitaine Haddock pour explorer la lune.

— Un peu, oui, admit Gilbert en souriant à l’idée qu’il s’était lui-même fait cette réflexion des années auparavant, l’investissement est plus que fructueux, ils ont écumé toutes les mers du globe avec ce scaphandre. Nous avons suivi le navire à la trace, jusqu’en mer de Chine. Au marché noir, une poterie en bon état se négocie bien plus haut qu’une amphore romaine.

— Je vois que vos services aussi ont maintenu leur surveillance. Si j’ai bien compris vous êtes parti en retraite avant que le Sans rancune ne revienne en méditerranée ? »

XI

Sauveur ne fut pas surpris de voir l’Ange aux commandes, au travers de la verrière de l’hélicoptère. Le pilote en titre, assis sur l’autre siège, ne touchait le manche que lorsqu’il était seul à bord. Les patins se posèrent doucement sur la plate-forme située juste derrière la passerelle, sur le toit du pont supérieur. Ange manipula toute une série de commandes sur la console centrale. Le rotor commença à ralentir et le bruit assourdissant de la turbine à réduire progressivement jusqu’à n’être plus qu’un chuintement.

Ange s’adressa à l’homme faisant office de copilote par le biais de l’intercom, lui recommanda d’être particulièrement vigilant sur l’arrimage de l’appareil. Il retira son casque, ouvrit la porte latérale et sauta sur la plate-forme. La porte arrière de la passerelle s’ouvrit sur Sauveur qui tenait de son autre main, cette espèce de casquette sans visière, appelée bonnet de docker et qui était vissée sur sa tête dès qu’il était à bord. Ange se courba pour le rejoindre. Les deux hommes s’étreignirent chaleureusement. Sauveur lui demanda d’emblée s’il souhaitait être présenté à la nouvelle recrue. Depuis plusieurs jours, il réfléchissait aux mots qu’il pourrait utiliser pour qualifier Sophie sans dévoiler immédiatement son genre. Ange accepta sans détour. Sauveur prit l’escalier, descendit deux ponts et se dirigea vers la salle de repos de l’équipage. Il laissa Ange le rattraper et ils marchèrent côte à côte. Face à eux, la porte ouverte était dans l’axe de la coursive et les deux hommes purent ainsi assister à un spectacle surréaliste. Ils restèrent immobiles à l’entrée de la pièce, les bras ballants.

XII

La bouilloire électrique émit un claquement sec. Sophie la retira de son socle et versa l’eau bouillante sur le sac de thé. Elle ne comprenait pas vraiment pourquoi Sauveur avait besoin de préparer le terrain avant de la présenter au patron, mais elle ne se posait pas trop de questions. Trouver un poste de scaphandrier n’était pas une sinécure pour une jeune femme. Elle avait essuyé une multitude de refus dans les travaux sous-marins et avec la généralisation des robots d’intervention, l’industrie pétrolière ne recrutait plus autant qu’à l’époque héroïque du développement des forages offshore. Elle n’avait pas la possibilité de jouer les fines bouches. Lorsqu’elle se retourna, elle vit un homme d’équipage qui l’observait en souriant. La trentaine passée, l’individu entretenait soigneusement une barbe de quelques jours. Ses avant-bras et son cou étaient couverts de tatouages multicolores. Il s’avança vers elle en roulant des épaules.

« C’est plutôt rare que l’on ait la chance d’avoir une nana pas désagréable à regarder dans l’équipage, tenta le bellâtre, on pourrait en profiter pour prendre un peu de bon temps, toi et moi. Je te montre ma cabine ?

— Je vais prendre ça comme un compliment, répondit Sophie, mais je vais faire comme si je n’avais pas entendu la proposition. »

Elle lui tourna le dos un instant, le temps de poser sa tasse sur la table. Le marin se sentit obligé de lui faire savoir qu’il adorait contempler ce côté-là de sa personne. Un reste de gros gâteau marbré que le cuisinier avait préparé pour la pause de l’après-midi trônait au milieu de la table, posé sur un plat incassable. Elle sentit la main de l’homme se poser dans son dos et descendre le long de sa colonne. Elle se retourna vivement et attrapa son poignet comme pour arrêter son geste. Elle tira sur le bras du marin, s’en servant comme d’un rappel pour pivoter et se placer derrière lui. Dans le même mouvement, elle imposa une rotation sur le poignet du matelot indélicat, plaçant la paume vers le haut. Elle assura sa prise en prenant fermement son bras dans son autre main, juste au-dessus du coude, comme son père le lui avait appris. Elle appuya de tout son poids, tout en tirant le poignet vers le haut, pour forcer l’homme à se pencher vers l’avant. Le goujat se retrouva dans une position très inconfortable, le buste posé sur la table, face sur le plateau. Il avait tourné la tête pour éviter de se fracasser le nez et avait une vue en gros plan sur le gâteau bicolore. Sophie le força à plier le bras et sans lâcher son poignet, posa sa main sur le dos de celle de son opposant. Elle orienta l’extrémité de ses doigts vers la face interne de son avant-bras. La clef articulaire en bec de canne était en place. Elle cala le coude de l’homme contre son sternum, juste entre ses seins, s’amusant que l’énergumène aurait peut-être préféré un contact moins brutal avec cette partie de son corps. Elle laissa sa paume glisser en direction des phalanges en appuyant jusqu’à ce que la douleur arrache un cri à son adversaire. Elle utilisa son autre main pour se saisir du couteau de cuisine qui avait visiblement servi à couper le gâteau. La lame était encore souillée de chocolat. Elle le planta brutalement dans le bois de la table, juste devant le nez de son agresseur. Elle se pencha sur lui, rapprochant ainsi sa bouche de son oreille.

« La prochaine fois que tu me touches, je te coupe les burnes ! Est-ce que je me suis bien fait comprendre ? »

Avec une grimace, l’homme hocha la tête, son champ de vision partiellement obstrué par la lame plantée devant ses yeux. Sophie lâcha son bras et recula d’un pas. C’est alors qu’elle aperçut Sauveur, accompagné d’un autre homme. Tous les deux la regardaient fixement, la bouche ouverte.

XIII

Maxime espérait ne pas perdre son temps. Il avait passé la plus grande partie de sa journée à papoter avec Gilbert. Sa connaissance des techniques utilisées pour prospecter les fonds sous-marins à la recherche de sites archéologiques exploitables s’était nettement améliorée. Il avait bien compris que les possibilités offertes par les équipements de plongée embarqués sur le Sans rancune étaient bien supérieures à celles dont pouvait disposer n’importe quel organisme de recherche public ou privé. Aucune de ces organisations n’avait les moyens d’investir dans un scaphandre rigide comme celui qu’utilisait Ange.

« Je ne connaissais ni le nom du commandant du Sans rancune, ni la nature des liens qui l’unissent à l’Ange. Il y a deux mois environ, le commandant Sauveur Paolini a lancé un recrutement. Le service de renseignement de la Gendarmerie maritime nous a alertés.

— Pour signaler l’embauche d’un membre d’équipage ? s’étonna Gilbert.

— Pas exactement, le poste à pourvoir concernait un scaphandrier expérimenté.

— Impossible, Ange plonge toujours seul, il ne délègue pas, affirma Gilbert d’un ton sans appel.

— Pourtant, le Sans rancune a fait escale à Marseille tôt ce matin et une jeune femme a embarqué.

— Une femme scaphandrier, c’est plutôt rare.

— Oui, admit Maxime, et figurez-vous que nous avons affaire à une fille de flic.

— Comment le savez-vous ?

— Les gendarmes qui étaient en planque ont fait une recherche de plaque sur le véhicule qui a déposé la demoiselle. Il est affecté à la B.A.C. Son père est chef de groupe.

— Vous allez lui mettre les bœufs-carottes sur le dos pour l’utilisation d’un véhicule de service à des fins personnelles ?

— Je pensais plutôt faire appel à son sens civique. »

XIV

« Je crois que j’ai abîmé votre table », avoua Sophie.

Ange fut le premier à reprendre ses esprits. Il entra dans la pièce, arracha le couteau et s’en servit pour couper une part de gâteau qu’il tendit à Sophie. Elle préféra refuser de peur de manquer de salive et de ne pas arriver à avaler la moindre bouchée. Ange s’assit, posa le couteau sur le bord du plat et mordit dans la pâtisserie.

« Tu me débarques cet abruti dans le premier port, s’il te plaît Sauveur ?

— Avec plaisir, l’Ange », répondit le commandant en prenant l’intéressé par le bras pour le guider vers la sortie.

Ange invita Sophie à s’asseoir et la questionna sur ses qualifications. Sans même s’en rendre compte et sans effort particulier, Sophie raconta sa vie à cet homme qu’elle voyait pour la première fois. Elle commença par sa naissance à Marseille, évoqua sa mère, protectrice. Elle enchaîna sur son père qui l’avait toujours poussée à aller au bout de ses rêves. Elle aurait pu devenir flic comme lui, mais son attirance pour la mer était trop forte. Elle avait commencé à plonger à huit ans. Ange l’interrogea sur le caractère très masculin, parfois misogyne des plongeurs de l’époque. Sophie lui fit remarquer que ce défaut était encore très présent chez certains et pas seulement chez les plongeurs sous-marins. Ange se mit à sourire. Sophie avoua qu’adolescente, elle était souvent considérée comme un garçon manqué et qu’elle avait entretenu et entretenait encore cette perception. Elle avait passé toutes les qualifications possibles en plongée en scaphandre dès qu’elle avait atteint l’âge requis. En parallèle, elle avait poursuivi des études universitaires avec une licence à l’université d’Aix-Marseille. Son classement lui avait permis d’intégrer une maîtrise en Sciences océaniques appliquées à l’université de Cape Town en Afrique du Sud. De retour en France, elle avait découvert qu’aucune des qualifications étrangères qu’elle avait obtenues en plongée professionnelle n’était reconnue. Elle s’était alors acharnée à obtenir les diplômes français équivalents, mais s’était vite rendu compte qu’une femme n’était pas particulièrement bienvenue dans le domaine très fermé des travaux sous-marins. Plus ou moins contrainte, elle s’était orientée vers la plongée scientifique, mais là aussi, les postes étaient rares. Lorsqu’elle avait lu le descriptif de l’offre de plongeur embarqué sur le Sans rancune, elle s’était empressée d’envoyer sa candidature. Sophie ne put s’empêcher d’essayer de glaner quelques informations sur les objectifs de la campagne de recherche évoquée dans l’annonce. Lors de l’entretien téléphonique qui avait précédé son recrutement, Sauveur avait éludé toutes ses questions, prétendant que le patron répondrait lui-même, en temps utile. Ange ne lui offrit rien de plus. Il précisa qu’il n’avait accepté le principe d’une doublure qu’à cause de l’insistance de Sauveur qui semblait penser qu’il n’avait plus l’âge de descendre à des profondeurs abyssales. Il voulait bien admettre que l’aide de Sophie leur permettrait d’alterner les plongées profondes, mais il n’avait pas l’intention de rester sur la touche. Sophie allait devoir se familiariser avec les équipements. Il se chargerait de la former à leur utilisation et sur les procédures d’urgence à mettre en œuvre en cas de difficulté. Ange estima que la prise en main du scaphandre rigide serait rapide et ne devrait pas prendre plus d’une semaine. Sophie répondit qu’elle était impatiente de commencer.

XV

Sauveur donna l’ordre au timonier de changer de cap. La nouvelle route permettrait de mettre à l’eau l’embarcation annexe sous le vent du Sans rancune. Il fit ensuite réduire la vitesse, avant de faire stopper les machines et de donner le feu vert au grutier. Il rejoignit Ange à l’arrière de la passerelle. Par la verrière qui donnait sur le pont, ils assistèrent côte à côte à l’embarquement du pilote et du matelot remercié par Ange. Le canot, une fois libéré du câble de la grue, prit de la vitesse et fit route sur le port de Cassis. Sauveur demanda au timonier de suivre une nouvelle route leur permettant de passer à bonne distance, au sud du rocher de la Cassidaigne. Sur le caillou isolé au large de la baie trônait une tourelle surmontée de deux boules noires et équipée d’un feu à deux éclats, signalant le danger de jour comme de nuit.

La nouvelle du licenciement s’était répandue comme une traînée de poudre au sein de l’équipage. Le message avait l’avantage d’être clair et plus personne ne prendrait le risque d’ennuyer la petite. Sauveur ne s’était pas gêné pour diffuser un récit détaillé des capacités dont Sophie avait fait preuve pour ridiculiser le marin indélicat, pourtant loin d’être un gringalet.

« Tu aurais pu me prévenir que tu avais recruté une nana, lâcha Ange.

— Tu aurais refusé, rétorqua Sauveur.

— Peut-être, admit Ange.

— Comment tu la trouves ?

— La petite détient une ribambelle de diplômes et de certifications, mais elle ne la ramène pas sans arrêt comme le font beaucoup de ses homologues masculins. Elle m’a paru plutôt vive d’esprit et puis, elle a une paire de couilles que certains aimeraient bien avoir, résuma Ange.

— C’est le moins que l’on puisse dire, confirma Sauveur avec un éclat de rire, j’ai l’impression qu’elle ne se laisse pas marcher sur les pieds. Au fait, la petite a clairement exprimé le souhait d’être appelée par son prénom.

— Elle a raison, mais on finira bien par lui trouver un surnom. »

Sauveur sourit intérieurement. Ange avait gardé cette habitude d’affubler chacun de ses collaborateurs ou amis, d’un surnom caractérisant sa personnalité ou un trait de caractère. Sauveur était le seul à n’avoir jamais hérité d’un sobriquet, mais il faut dire qu’avec un prénom comme le sien…

XVI

Sophie avait été réveillée avant l’aube, par le changement d’allure du Sans rancune. Elle avait deviné que le navire avait entamé une manœuvre de mouillage avant que le bruit des machines ne s’arrête. Elle avait tourné et viré sur sa bannette, mais n’avait pas réussi à se rendormir. Finalement, elle s’était rendue à la salle à manger où elle avait trouvé le cuisinier en train de s’affairer à installer le petit déjeuner. Elle l’avait aidé à dresser le couvert, puis s’était retrouvée dans la cuisine à déguster un café puissant. Le maître des lieux sortit une plaque de croissants du four. Il en déposa un sur une assiette qu’il offrit à Sophie. Elle le remercia et l’interrogea sur l’origine de son accent. Sans aucune réticence, l’homme lui indiqua son prénom, Rexhep. Il était né au Kosovo, ses parents avaient probablement été tués lors de l’insurrection contre Milosevic. Très jeune, il s’était retrouvé dans les rues de Pristina, mendiant ou volant pour survivre. Il avait eu la chance de croiser Ange. Lors de leur première rencontre, il avait tenté de lui subtiliser son portefeuille, mais il s’était fait prendre la main dans le sac. Ange, plutôt que de le dénoncer, lui avait proposé d’embarquer sur son navire et de le ramener en Europe. Rexhep lui avoua ne pas se rappeler tous les détails, mais il était nourri à sa faim et ne dormait plus dans la rue. Il va même à l’école, ce qui à l’époque ne l’enchante guère. Ange finira par le convaincre de l’intérêt de reprendre une scolarité normale et de se battre pour être meilleur que les autres. Adolescent, il se passionne pour la cuisine. Nourrir les autres pour qu’ils ne ressentent pas la faim était certainement pour lui un moyen d’exorciser les démons de son enfance.

« Tu as fait la connaissance de Gamelle ? » demanda Sauveur depuis la porte de communication avec la salle à manger.

Sophie, un peu surprise, regarda Rexhep qui confirma.

« À bord, tout le monde m’appelle Gamelle. Un café commandant ?

— Avec plaisir », répondit Sauveur.

Il retourna s’asseoir dans la pièce contiguë. Sophie proposa à Gamelle de faire le service. Il lui tendit une tasse et une assiette sur laquelle un croissant encore chaud était posé et lui adressa un large sourire. Sophie rejoignit Sauveur à la table du carré. Après quelques échanges de circonstance sur la qualité de leurs sommeils respectifs, ils furent rejoints par Ange qui prit place à côté de Sophie. Gamelle posa une tasse et une assiette identique devant Ange qui se leva pour l’embrasser.

« Tu nous fais un topo sur la situation, Sauveur, demanda Ange.

— Nous sommes mouillés à l’abri du cap Corse, à environ un nautique du banc de Santa Maria.

— Quelle profondeur ? demanda Ange.

— Je peux vous poser sur un petit plateau à douze mètres ou sur seize mètres, répondit Sauveur.

— Douze, ce sera parfait pour une prise en main, affirma Ange, tu pourrais être sur zone en dix ou quinze minutes, non ?

— Affirmatif, annonça simplement Sauveur.

— Bon, reprit Ange, voilà ce que je vous propose, je suppose que tu as déjà fait faire le tour de nos équipements à Sophie.

— Oui, confirma Sauveur en hochant la tête, mais je ne suis pas rentré dans les détails.

— Parfait, nous pouvons profiter d’être sur ancre pour nous familiariser avec la machine et vérifier les réglages, mais je ne crois pas que notre différence de taille nous oblige à changer la configuration actuelle.

— C’est vrai qu’elle n’est pas… petite, ajouta Sauveur en adressant un clin d’œil à Sophie.

— Pourquoi, il est possible d’adapter le scaphandre à la taille de son utilisateur ? demanda celle-ci.

— Dans une certaine mesure, répondit Ange, Sauveur n’a aucune chance de pouvoir se glisser à l’intérieur, mais même s’il n’était pas aussi large que haut, ses pieds ne toucheraient pas les commandes et il ne pourrait pas atteindre les pinces à l’extrémité des bras. Pour quelqu’un de sa taille, nous serions obligés de démonter quelques segments de bras et de jambes pour les remplacer par des éléments plus courts.

— J’espère que je n’ai pas été recrutée uniquement sur des critères de taille, s’inquiéta Sophie.

— Loin de là, intervint Sauveur, ton physique devait être compatible avec nos équipements, mais ce ne sont pas les premières qualités que nous recherchons.

— Et quelles sont les qualités que vous recherchez en priorité ? Ne put s’empêcher de demander Sophie.

— L’intelligence, l’humilité, et surtout la maîtrise de soi et la loyauté », affirma Ange en la regardant droit dans les yeux.

XVII

Sophie suivit Ange jusqu’au hangar et se retrouva face au scaphandre rigide jaune, toujours posé sur son portique. Ange se tourna vers Sophie et allait ouvrir la bouche lorsqu’il aperçut quelque chose, apparemment digne d’intérêt derrière elle. Sophie se retourna et vit un homme de forte stature, aux cheveux gris coupés court.

« Hey, la Grogne, le héla Ange, viens voir une seconde, tu veux bien ? »

L’homme se dirigea vers eux, un large sourire plaqué sur sa face rubiconde. Il embrassa Ange et se tourna vers Sophie.

« Je te présente Sophie, notre nouvelle plongeuse, dit Ange, Sophie, voici la Grogne, c’est lui le patron sur le pont.

— Enchanté, mademoiselle, bienvenue à bord, dit la Grogne, avec un fort accent des pays de l’est.

— Enchantée, répondit timidement Sophie.