Si Conti m’était conté - Alain Perilhou - E-Book

Si Conti m’était conté E-Book

Alain Perilhou

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Beschreibung

Armand de Bourbon, prince de Conti, destiné à une carrière ecclésiastique dès son plus jeune âge, aspirait pourtant à devenir général. Il s’engagea dans la Fronde aux côtés de sa sœur et de son frère contre le pouvoir royal. Après la défaite des princes insurgés, il s’exila à Pézenas, retrouvant ultérieurement la faveur royale grâce à son mariage avec une nièce du cardinal Mazarin. Protecteur de Molière, dont il fit son comédien, il devint général de l’armée française en Catalogne et gouverneur du Languedoc. Par la suite, il renia sa vie passée, se convertit et se dévoua à Dieu, vivant dans l’austérité et œuvrant pour racheter ses erreurs passées.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Alain Périlhou, natif de Pézenas, retrace la vie d’Armand de Bourbon, prince de Conti, qui résida dans cette ville de 1653 jusqu’à son décès en 1666. Il donne une voix à ce prince méconnu permettant ainsi de découvrir son histoire à travers ses mémoires.

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Alain Périlhou

Si Conti m’était conté

Le prince converti

Roman

© Lys Bleu Éditions – Alain Périlhou

ISBN : 979-10-422-3476-8

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L. 122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivante du Code de la propriété intellectuelle.

Comme convenu avec Son Altesse Armand de Bourbon, prince de Conti, quelques mois avant son décès, je livre ce jour à la lecture de tous ses mémoires qu’il avait bien voulu me confier. Fidèle à sa demande, je les ai mis en forme et fait éditer pour que chacun connaisse mieux sa vie et l’homme qu’il fut.

Les derniers sacrements furent administrés à Armand de Bourbon le lendemain du jour où fut écrite l’ultime phrase de ce texte. Le surlendemain, il perdit connaissance et ne reprit plus conscience.

Auprès de sa chère épouse qui l’entoura de son amour jusqu’à la fin, il rendit son dernier soupir le 21 février 1666 dans son château de la Grange des Prés à Pézenas, le jour de la clôture des derniers États du Languedoc auxquels il avait participé. Il avait trente-six ans.

Gabriel-Joseph de Lavergne

Comte de Guilleragues

Avant-propos

À l’heure où j’écris ces lignes, l’année 1655 arrive à sa moitié. J’ai décidé de rédiger mes mémoires pour que mes descendants et tous ceux qui voudront bien s’y intéresser puissent connaître les méandres de ma vie.

Né en 1629, je suis à ce jour âgé de moins de trente-six ans. Pour ceux de mes lecteurs qui trouveraient étonnant que j’aie pris cette résolution à un aussi jeune âge, je répondrais que je suis malade depuis plus de dix ans et que mon état de santé décline désormais très vite. Aussi, j’estime que le moment est venu de me tourner vers le passé car mon avenir se restreint à grands pas. Du reste, j’ai déjà écrit mon testament il y a plus d’un an.

Je vais retracer ma courte vie en tentant d’être le plus clair et le plus honnête possible. Elle peut se partager en trois parties. Une première phase d’enfance et d’adolescence sur laquelle je pense m’étendre assez peu parce que je n’y trouve guère de faits saillants et n’en garde que peu de souvenirs. La deuxième étape, bien plus trépidante, a été dominée par ma participation à la guerre civile, la Fronde, qui a déchiré le royaume de France pendant plus de cinq ans. Enfin, la dernière période a été gouvernée par ma conversion au catholicisme. Elle m’a permis de réorienter le cours de ma vie de façon radicale.

J’ai passé ce dernier temps à regretter mes agissements passés et à tenter de les effacer. Toutefois, pour une meilleure compréhension de ce qu’aura été mon cheminement, avant et après ma conversion, je retracerai ici mes premières parties de vie telles que je les ai vécues, avec ma conscience, mes envies, mes actes et mes imperfections du moment, sans y apporter de modifications même si, après ma conversion, j’ai souvent désapprouvé mes agissements.

1

Je m’appelle Armand de Bourbon. Autant par mon père que par ma mère, je descends de deux des plus illustres familles de l’histoire de France, les Bourbon-Condé, côté paternel, et les Montmorency, côté maternel.

Je suis prince de Conti. Ce titre provient d’une seigneurie de Conti située en Picardie que mon arrière-grand-père Louis de Bourbon acquit, en 1551, au travers de son mariage avec Eléonore de Roye. En 1585, la seigneurie originelle fut érigée en principauté en faveur du second fils de Louis de Bourbon, mon grand-oncle François de Bourbon, qui fut le premier prince de Conti. Comme il décéda sans descendance, le titre se perdit. On le recréa pour moi à ma naissance. Je fus ainsi le deuxième prince de Conti. À ma mort, ce titre reviendra de droit à mon fils aîné.

Mon père, Henri II de Bourbon, prince de Condé, fut durant quelques années de son enfance l’héritier présomptif de la couronne de France. Il le resta jusqu’à la naissance du futur Louis XIII, le fils si longtemps attendu du roi Henri IV, son grand cousin. En effet, malgré de nombreuses années de mariage, Henri IV et sa femme Marguerite de Valois ne purent procréer. Aussi, le roi finit par répudier son épouse et se remaria avec Marie de Médicis, espérant assurer sa descendance. Le dauphin arriva enfin en 1601, suivi de son frère Gaston sept ans plus tard.

Ma mère, Charlotte de Montmorency, entra toute jeune, à quinze ans, au service de la reine Marie de Médicis. Le grand séducteur que fut Henri IV la remarqua lors d’un bal à la Cour et tomba aussitôt sous son charme. Il voulut faire sa maîtresse de cette toute jeune fille, négligeant leur grande différence d’âge. À cette fin, il fit interrompre les fiançailles de ma mère avec le marquis de Bassompierre et demanda à mon père d’épouser cette jeune personne. Il comptait sur l’indulgence du marié, suspecté d’homosexualité, pour donner suite à son projet initial.

Or, mon père déjoua les plans de son cousin. Comme Henri IV continuait à poursuivre la jeune mariée de ses assiduités, il quitta Paris et la Cour. Il amena sa femme à Bruxelles, dans les Pays-Bas espagnols, pour se placer sous la protection du roi d’Espagne, créant de ce fait une crise politique. Quelques mois plus tard, l’assassinat de Henri IV libéra les jeunes époux qui purent en toute quiétude revenir en France.

Henri IV ne s’y était pas trompé. De l’avis de tous, la beauté de ma mère était dans sa jeunesse resplendissante. À telle enseigne que le grand poète Malherbe la magnifia avec son talent habituel.

À quelles roses ne fait honte

De son teint la vive fraîcheur ?

Quelle neige a tant de blancheur

Que sa gorge la surmonte ?

Et quelle flamme luit aux cieux

Claire et nette comme ses yeux ?

À son retour en France, mon père joua un rôle politique important durant la minorité de Louis XIII, sous la régence de Marie de Médicis. N’acceptant ni le pouvoir de la régente ni l’influence de son ministre Concini, d’origine obscure et italienne, il souhaitait que les grands participent au gouvernement du royaume. Il entra en conflit avec le pouvoir, obtint des succès militaires contre lui et finit par se retirer dans son gouvernement du Berry, loin de la Cour. Rentré en grâce, il fut rappelé à la Cour et nommé chef du conseil de régence en 1616.

Contre toute attente, peu après cette nomination, il fut arrêté en plein conseil par un Richelieu devenu tout puissant auprès de la régente. Emprisonné à la Bastille puis au château de Vincennes, il fut autorisé à être rejoint par son épouse dans sa détention. C’est dans ce château de Vincennes que naquit en 1619 ma sœur aînée Anne-Geneviève, premier enfant du couple. Peu après cette naissance, enfin libéré et assagi, mon père se voua tout entier au soutien et à la défense du roi.

La maison Condé, une seigneurie du Hainaut, fut créée par mon arrière-grand-père Louis de Bourbon. Premier prince de Condé et principal chef du parti huguenot pendant les trois premières guerres de religion, il conspira contre le roi François II. Puis, il fut arrêté et condamné à mort. Par bonheur, le nouveau roi, Charles IX, le gracia. La reine Catherine de Médicis obtint pour lui cette faveur afin de limiter le pouvoir croissant de la famille Guise au sein du royaume.

Mais, Louis ne se contenta pas de ce pardon et reprit la lutte armée. À nouveau arrêté et emprisonné, il finit par désavouer ses actes et signer, avec le pouvoir royal, la paix d’Amboise qui accorda certaines libertés aux protestants. La suite des guerres de religion eut raison de lui ; il mourut tué d’un coup de pistolet tiré par l’un des gardes du roi Henri III, lors de la bataille de Jarnac.

Par bien des aspects, mon existence se rapproche de celle de mon ancêtre Louis de Bourbon. Ses rébellions contre le pouvoir royal, ses arrestations, sa condamnation à mort, ses libérations, sa résipiscence se rapprochent de ma propre destinée. La gibbosité dont il souffrait ne peut qu’apparenter davantage nos conditions. Aussi ai-je une tendresse particulière pour ce glorieux aïeul.

Louis était le frère cadet d’Antoine de Bourbon, roi de Navarre et père du futur roi Henri IV. Mon grand-père Henri 1er de Bourbon, fils de Louis, était ainsi le cousin germain de Henri IV. Par cette parenté qui m’a fait cousin des rois Louis XIII et Louis XIV, je suis prince du sang, l’un des titres les plus élevés du royaume, et respecté comme tel.

Mon grand-père Henri 1er de Bourbon fut un huguenot militant, comme son père. Il dut cependant, à l’identique de son cousin germain Henri de Navarre, abjurer cette religion après le massacre de la Saint-Barthélemy. Après avoir mené diverses intrigues contre la royauté, il finit par rejoindre Henri de Navarre devenu Henri IV et combattit à ses côtés. Marié à Catherine de la Trémouille, il mourut à trente-six ans dans des circonstances obscures.

Ma mère, Charlotte-Marguerite de Montmorency, naquit à Pézenas, en ce château de la Grange des Prés dans lequel je réside depuis plus de dix ans et où j’écris ces mémoires. Son père, Henri 1er de Montmorency, était le fils du connétable Anne de Montmorency, grand chef de guerre et ami intime des rois François 1er et Henri II. Henri 1er succéda à son père en tant que gouverneur du Languedoc et, grâce à une exceptionnelle longévité, occupa cette fonction durant cinquante et un ans, de 1563 à sa mort en 1614. Dès sa nomination en tant que gouverneur, il choisit de s’installer à Pézenas, faisant de cette petite cité l’une des villes principales du Languedoc. Il occupa d’abord le château féodal aux sept tours, bâti sur la butte dominant la ville. Puis, il fit construire le château de la Grange des Prés à quelque distance de Pézenas, demeure confortable dans laquelle il était plus agréable de vivre que dans le château féodal. Sa première épouse étant décédée, mon grand-père Montmorency se remaria avec une Piscénoise, Louise de Budos, dont il eut deux enfants. D’abord Charlotte, ma mère puis, un an après, Henri II de Montmorency, mon oncle maternel.

Ce dernier succéda à son père en tant que gouverneur du Languedoc. Au titre de cette fonction, il fut amené à s’opposer aux décisions centralisatrices de Richelieu. Entraîné à guerroyer contre les armées royales par Gaston d’Orléans, le frère de Louis XIII, il fut battu à Castelnaudary puis emprisonné. Malgré les liens d’amitié qui l’unissaient au roi, Richelieu demanda sa tête et l’obtint. Il fut décapité en 1632 et tous ses biens furent confisqués.

*

Comme je l’ai déjà indiqué, ma sœur Anne-Geneviève naquit au sein de la prison de Vincennes, là même où je fus plus tard emprisonné. Une fois mon père libéré de sa détention, mes parents s’installèrent dans l’hôtel de Condé, leur résidence parisienne, où je vécus jusqu’à mes vingt ans.

Mon frère Louis arriva au monde deux ans après ma sœur. À ma naissance, huit ans après Louis, mon père partit s’installer dans son gouvernement de Berry en amenant avec lui son fils aîné. L’histoire se répétant, un Bourbon-Condé était encore en situation de devenir roi. En effet, Louis XIII et Anne d’Autriche n’ayant engendré aucun héritier après plus de vingt ans de mariage, mon frère Louis pouvait aspirer à devenir un jour le nouveau roi de France. Mon père l’éleva et le fit former dans cette perspective.

Parce qu’il vivait dans son gouvernement à Bourges et participait à des campagnes militaires, je connaissais à peine mon père. Je vécus les douze premières années de ma vie avec madame ma mère et ma grande et chère sœur. Ce n’est que plusieurs années plus tard, à cause de la gravelle dont il souffrait, que mon père revint s’installer à Paris.

Ma mère et mon père n’étaient pas proches et se passaient sans peine l’un de l’autre. Des confidences de la marquise de Rambouillet recueillies bien plus tard, peut-être perfides, me confirmèrent leurs relations distendues. La marquise affirmait que ma mère, d’après ses propres dires, n’avait connu que deux belles journées dans sa vie commune avec mon père : celle de son mariage avec lui qui la fit accéder à un haut rang social et celle de sa mort qui lui rendit sa liberté et lui laissa beaucoup de biens. D’ailleurs, peut-être une manière de confirmer ces propos, ma mère entreprit de vastes travaux d’extension de l’hôtel Condé confiés à l’architecte François Mansart juste après le décès de son époux.

*

Dès mon plus jeune âge, mon père décida de m’orienter vers l’état ecclésiastique. Il avait choisi cet avenir pour moi car je n’étais que le garçon cadet de la fratrie, affligé de plus d’une constitution maladive et d’une malformation congénitale du dos. Dans cette perspective, pendant des années, mon père n’eut de cesse que de me procurer des charges ecclésiastiques. Il mit son nom et son rang en avant pour me doter d’attributions généreuses et rémunératrices. Il réussit dans son entreprise. Je devins ainsi abbé de Saint-Denis en 1641 dès l’âge de douze ans et abbé de Cluny l’année suivante, puis abbé de Lérins et abbé de Molesmes. En 1646, peu avant la disparition de mon père, je détenais la charge de sept abbayes et de cinq prieurés qui me fournissaient chaque année des revenus importants. Mon avenir était tracé.

Pour me préparer à cette destinée, je suivis des études au collège de Clermont chez les jésuites. En 1643, pour mes quatorze ans, j’obtins mon diplôme de maître des arts. Puis, toujours au sein de cette institution, j’étudiai la théologie sous la direction de l’abbé jésuite Deschamps. À l’été 1646, je reçus le diplôme de bachelier en théologie sous la présidence du coadjuteur Gondi, le neveu de l’archevêque de Paris, que je devais retrouver quelques années plus tard dans des circonstances plus dramatiques. Lors de cette épreuve, on m’avait demandé de me vêtir comme l’évêque que je n’étais pas encore mais que je m’apprêtais à devenir. Une soutane violette, accompagnée d’un rochet et d’un camail, m’assimilait déjà à la charge que j’étais censé occuper plus tard. L’abbé Deschamps qui avait accompagné ma formation au collège de Clermont me donna la réplique. Notre échange, nourri et animé, mit en évidence mes connaissances théologiques, notamment sur l’importante question de la grâce qui séparait les jansénistes et les jésuites.

Une fois ce diplôme obtenu, mon père voulut aller vite. Il entreprit auprès du pouvoir royal et du pape Innocent X les démarches nécessaires pour me procurer le chapeau de cardinal. Son décès, le 26 décembre de cette même année 1646, mit un terme brutal à ce projet.

Dès lors, je crus pouvoir m’orienter vers un avenir autre que celui d’ecclésiastique. Je ne l’avais accepté jusque-là que par soumission à la volonté intransigeante de mon père. Mon souhait était de quitter le collège de Clermont et de m’orienter vers le métier des armes, celui de mon frère Louis et de la plupart de mes aïeux. Je m’ouvris de cette perspective à madame ma mère. Elle me répondit ne pas être en mesure de me donner un accord elle-même.

— Cher Armand, seul le chef de la famille Bourbon-Condé peut prendre une telle décision, me dit-elle.

— À moins que celui-ci préfère soumettre l’arbitrage à un conseil de famille réuni pour l’occasion, rajouta-t-elle.

Or, depuis le décès de mon père, le chef de la famille Bourbon-Condé n’était autre que mon frère Louis. Cette nouvelle position revêtait une importance capitale pour moi puisque j’étais désormais placé sous sa tutelle.

À la mort de notre père, mon frère, duc d’Enghien, prit le titre de prince de Condé et devint premier prince du sang du royaume et premier pair de France. Dès lors, on ne le désigna plus que sous le vocable de Monsieur le Prince, tout comme notre père avant lui. Une autre conséquence essentielle du décès de mon père fut que ma sœur anticipa son retour à Paris. Installée à Münster où elle avait rejoint son mari depuis quelques mois, elle revint vivre à Paris. Son époux, le duc de Longueville, négociait dans cette ville, au nom de la France, les accords devant mettre un terme à la guerre de Trente Ans.

Avec l’approbation de madame notre mère, mon frère décida de convoquer un conseil de famille afin d’examiner ma requête visant à renoncer à mon avenir d’ecclésiastique. Autant je pensais parvenir à convaincre ma mère et ma sœur, autant je sus à ce moment que persuader Louis de mon changement d’horizon serait une tâche difficile, voire impossible.

Jusque-là, nous n’avions eu, tous deux, que des relations distantes. À ma naissance, il avait quitté la maison familiale pour suivre mon père à Bourges. Bien que revenu à Paris depuis des années, il ne vivait plus à l’hôtel de Condé à la suite de son mariage. Ses campagnes militaires l’éloignaient de Paris au cours de la belle saison. Il n’avait que peu de considération pour moi. Le prestige de grand général, « le plus grand depuis Jules César », qu’il avait acquis par sa victoire de Rocroi, ajoutait à sa prédisposition naturelle à me considérer comme quantité négligeable. Me voir confiné à un état ecclésiastique devait sans doute aucun lui convenir. Aussi, m’inquiétais-je de la décision qui allait être la sienne.

Dès le début du conseil de famille, sans préambule, Louis me somma d’expliquer ma demande. Le ton qu’il utilisa me glaça. Comme je l’avais anticipé, je sentis aussitôt mes doutes initiaux se transformer en quasi-certitude. En réponse à la demande de Louis, je m’exécutai en évoquant mon désir d’embrasser la carrière militaire à l’exemple de la plupart de nos aïeux. Je précisai que je formais le projet de m’intégrer dans la continuité des Bourbon et des Montmorency qui avaient défendu par les armes le royaume et le roi de France depuis des dizaines d’années. L’air condescendant de mon frère et le sourire narquois qui pointait à ses lèvres ne me laissèrent pas présager une issue favorable. À l’évidence, mon souhait, au mieux l’amusait, au pire l’indisposait. Mais, il n’intervint pas et me laissa développer mon bref exposé.

À sa demande, madame ma mère prit ensuite la parole et expliqua que mon jeune âge, je venais d’avoir dix-sept ans, ne me permettait pas encore de partir guerroyer. À ces mots, ma déception fut immense et put se lire sur mon visage. Mais, ma mère poursuivit sans tenir compte de ma réaction qu’elle avait pourtant remarquée.

— Je préconise qu’Armand soit maintenu un an de plus au sein du collège de Clermont. Ce délai nous permettrait d’arrêter le moment venu une réponse définitive à sa demande.

Telle fut sa conclusion. Louis ne fit aucun commentaire. J’eus alors le désagréable sentiment que madame ma mère et mon frère s’étaient, au préalable, entendus sur une décision. Ils ne faisaient, pendant ce conseil de famille, que déployer une tactique bien élaborée. Louis avait en effet opiné de la tête à plusieurs reprises pendant la prise de parole de notre mère et semblait convaincu par la proposition maternelle.

Ma sœur, questionnée du regard par Louis pour qu’elle s’exprime à son tour, pérora quelque peu. Elle parla de tout et de rien de telle sorte que personne ne perçut vraiment sa position exacte. La « Déesse de la paix et de la concorde », telle qu’elle était dénommée à Münster où elle avait réalisé des miracles pour rapprocher les positions des négociateurs, chercha surtout à ne froisser ni sa mère ni le chef de famille. Elle s’appliqua à concilier les points de vue des uns et des autres, à trouver des vérités dans les propos de chacun. Parce que nous étions très proches l’un de l’autre, elle ne souhaita pas être désobligeante à mon égard mais ne défendit ma position en aucune manière.

— Se serait-elle, elle aussi, entendue avec Louis avant ce conseil ? me demandai-je, circonspect.

Une fois que chacun eut exprimé son point de vue, tous les regards se tournèrent vers mon frère. En tant que chef de famille, il lui revenait de décider. Il trancha le débat à sa façon, ferme, sans beaucoup de nuance et irrévocable. Nous n’avions plus qu’à obéir. Louis confirma la position de ma mère. Il estimait que je devais rester un an de plus au collège pour y parfaire ma formation. Il nous renvoyait tous, après ce délai, à un autre conseil de famille qui évoquerait à nouveau cette question. Au bout du compte, mon avenir restait flou. Après un an supplémentaire au collège, deviendrais-je évêque ou général ? Aucune décision n’avait été arrêtée mais j’eus la conviction que mon avenir d’ecclésiastique convenait à tous les membres de ma famille.

Je fus déçu par la solution adoptée. Je me reprochai de n’avoir pas su développer les arguments qui auraient pu convaincre mon frère et renverser sa conviction profonde. Madame ma mère approuva du bout des cils la décision de Louis. Elle sembla s’en désintéresser aussitôt et s’éloigna, sans mot dire, vaquer à d’autres occupations plus captivantes que le sort de son jeune fils. Anne-Geneviève parut désolée mais n’osa pas s’exprimer après la conclusion formulée par notre frère. Son statut ne lui permettait pas de s’opposer à la position de Louis.

À la suite de cette décision, je restai à contrecœur au collège de Clermont. J’y perfectionnai mes connaissances, surtout en théologie et en latin. Je menai, en parallèle à ces études, ce qu’on pouvait appeler une vie d’ecclésiastique mondain. Je fréquentai le salon de la duchesse de Rambouillet et celui que madame ma mère organisait dans notre hôtel de Condé.

*

Mon souhait d’opter pour une carrière de militaire était reporté d’au moins une année, à mon grand regret. Mon frère accepterait-il un jour que je l’accompagne sur les champs de bataille voire que je lui succède ? Louis était un héros national. En 1643, à Rocroi, menant l’armée de Picardie, il fit face aux Espagnols commandés par le grand général Francisco de Melo. L’armée espagnole, soi-disant invincible, envahissant depuis les Flandres le territoire français, escomptait s’ouvrir la route de Paris en assiégeant la place forte de Rocroi. Or, la cavalerie française mit en déroute l’infanterie espagnole grâce à un stratagème audacieux imaginé par Louis. Par sa brillante victoire, il sauva la France de l’invasion étrangère.

Par la suite, grâce à d’autres batailles gagnées par Turenne ou par Louis, la France put signer à son profit, en 1649, les traités de Westphalie. Ils mirent fin à l’interminable guerre de Trente Ans, la France s’octroyant au passage des territoires conquis sur l’ennemi. Après Rocroi, Louis sortit encore vainqueur de ses affrontements avec les adversaires de la France à Fribourg en 1644, à Nordlingen en 1645, à Dunkerque en 1646, à Lens en 1648. À chacune de ses victoires, le nom de Bourbon et celui de Condé résonnaient haut et fort. Le Grand Condé devint célèbre et respecté dans tout le royaume et jusque dans les cours étrangères.

Pour ma part, je n’existais le plus souvent qu’en tant que frère du Grand Condé. En silence, je souffrais de cette situation. Aux côtés du Grand Condé, le petit Conti que j’étais ne supportait pas la comparaison. Mon frère me supplantait et me dominait de sa célébrité et de sa réussite. Nos rapports n’étaient ni fraternels ni chaleureux. Je reconnais aujourd’hui que je jalousais, tout en les admirant, sa facilité naturelle à se mouvoir dans notre société, son caractère exubérant, sa joie de vivre, sa prestance physique, sa vitalité, sa gloire. Son aura due à ses victoires militaires ainsi que son caractère enjoué étaient autant de couteaux qu’on me plantait tous les jours dans le dos. De son côté, il me méprisait. Mes insuffisances physiques me rendaient médiocre à ses yeux. Notre grande différence d’âge ne pouvait qu’ajouter à la condescendance et à l’indifférence hautaine qu’il me témoignait. Pour lui, je n’étais rien.

Ma disgrâce physique était une autre rude épreuve à subir. Je devais supporter ce corps que je détestais, qui me dévalorisait aux yeux de tous et qui me faisait souvent souffrir. Je compensais ces faiblesses comme je pouvais. Je devins arrogant avec autrui, orgueilleux de ma naissance et de mon état de prince du sang qui me plaçaient au-dessus de la plupart des autres, imbu de mon nom respecté par tous, parfois désagréable voire féroce avec certaines personnes médiocres. Le paradoxe fut qu’il m’arriva de me prévaloir de la gloire de mon frère pour effacer ou atténuer ma difformité.

— Quitte à être bossu, autant être le frère du grand général, le sauveur du royaume, pensais-je.

Mon infirmité ne m’empêchait pas d’avoir un visage avenant entouré de beaux cheveux épais et bouclés qui le mettaient en valeur. Tout le contraire de mon frère qui certes avait les yeux et l’esprit vifs mais était doté de joues creuses et décharnées, d’un long visage et de dents mal rangées. Sa petite taille et sa physionomie générale n’évoquaient pas le brillant général qu’il voulait être. Son tempérament était bien trempé mais son caractère emporté et arrogant, son langage grossier, son avarice faisaient de lui un personnage qu’il était préférable de ne fréquenter que de loin.

Mon père préféra toujours mon frère à moi, son plus jeune fils. Il était fier de son fils aîné, le valeureux militaire, celui qui avait sauvé la France de l’invasion espagnole et remporté tant de victoires. Futur prélat par sa volonté, bossu et malingre, je ne l’avais jamais beaucoup intéressé. Peut-être pour que l’on porte sur moi un autre regard, je voulais alors courir sur les traces de mon frère, devenir son égal voire le supplanter dans les exploits et la gloire militaires. J’aspirais à devenir un grand général et montrer à ma famille, à ma mère, à ma chère sœur, à mon frère, au roi, à la Cour tout entière qui j’étais vraiment : un prince du sang que la France entière finirait par remercier et par admirer.

*

Pendant ma jeunesse, j’ai maintes fois fréquenté le salon de la marquise de Rambouillet. Ce salon avait été depuis de nombreuses années un endroit charmant où régnait l’esprit. Ma sœur y brillait par sa beauté, sa conversation et son intelligence. Mon frère s’y distinguait par sa gloire de général. Bien plus jeune qu’eux, je pus enfin pénétrer dans cette assemblée après avoir obtenu mon diplôme de bachelier en théologie.

La marquise de Rambouillet, la maîtresse des lieux, recevait dans son hôtel une charmante compagnie d’esprits fins et distingués. Il s’agissait d’épurer la langue française et d’affiner les manières. On y parlait surtout littérature et on livrait bataille contre la grossièreté des mœurs. On jouait à être le plus spirituel et le plus élégant possible.

La création récente de l’Académie française et la parution du livre « Remarques sur la langue française » de Vaugelas poussaient la société du salon à utiliser un français parfait. Autour d’Arthénice, l’anagramme de Catherine, prénom de la marquise, on parlait de tout et de rien, on chantait, on écoutait des poèmes, on jouait la comédie, on se lançait dans des énigmes et des improvisations littéraires. Autour des habitués, une nuée de belles jeunes filles, dont certaines me charmaient et m’intéressaient, égayaient les soirées de leur grâce.

La marquise recevait dans une chambre tapissée de velours bleu tendu dans des encadrements d’or et d’argent. Cette chambre bleue, ainsi dénommée, se parait de vases regorgeant de fleurs multicolores. La santé chancelante de la marquise l’obligeait en permanence à rester dans cette fameuse chambre bleue, soit couchée sur son lit, soit étendue sur son canapé. Chacun trouvait une place autour d’elle et la soirée était lancée.

Auprès de la marquise régnaient les hommes de lettres. Ils étaient nombreux à y trouver place. Le plus subtil dans l’esprit et dans la délicatesse du propos fut sans conteste monsieur Voiture. Au salon, il était l’égal des grands. Même mon frère, pourtant si sourcilleux sur le respect que l’on devait à sa personne, tolérait la familiarité de son comportement. Il en éprouvait cependant quelques humeurs. Il acceptait avec difficulté qu’un homme sans naissance puisse ainsi briller dans un cénacle où le premier prince du sang qu’il était aurait dû occuper une place prépondérante. Toujours impétueux et hautain, l’une de ses réparties était restée fameuse ; on se la répétait. En peu de mots, elle disait beaucoup :

— Si Voiture était de notre condition, on ne le pourrait souffrir.

Je me trouvais à l’aise dans ces lieux singuliers tout chargés de marivaudage et de subtilité des sens et des sentiments. Malgré mon jeune âge, je parvins à y occuper une place grâce aux connaissances acquises lors de mes études. Amoureux des plaisirs raffinés, des idées et des bons mots, j’étais charmé de mes conversations avec Voiture, avec Guez de Balzac, avec Sarasin, avec tel gentilhomme, avec telle ou telle dame ou jeune fille de cette charmante et délicieuse compagnie.

J’y côtoyais ma chère sœur Anne-Geneviève. Mon frère m’ignorait mais ne m’importunait pas. Nous relevions de deux galaxies différentes. Lui était le centre de la sienne. Moi, j’appartenais surtout à celle d’Anne-Geneviève. D’ailleurs, mon frère et ma sœur ne se fréquentaient pas. Ils étaient en froid pour des raisons connues d’eux seuls et qui me sont toujours restées mystérieuses. Il semblerait cependant que ma sœur ait été amenée à désapprouver la liaison adultère de mon frère avec Marthe du Vigean. Cette réprobation, dont je ne sus si elle fut publique ou privée, déplut à Louis qui en garda rancune à Anne-Geneviève.

Ma sœur était l’une des étoiles de l’hôtel, sinon la reine, aux côtés de l’hôtesse des lieux. Ses yeux bleu turquoise, doux et brillants, ses cheveux blonds argentés, son beau visage attiraient l’admiration de ceux qui la côtoyaient. Son naturel expansif, sa délicatesse, la vivacité de son esprit et son bon sens ne faisaient qu’ajouter à la séduction qu’elle exerçait. Dès qu’on l’approchait, elle charmait et on avait envie de lui plaire.

Mon frère, quant à lui, brillait de tous ses feux ; il étalait sa morgue et sa suffisance. Davantage fait pour les champs de bataille que pour les échanges d’amabilité et la poésie, il excellait néanmoins en de nombreux domaines de connaissance grâce aux très fortes études qu’il avait suivies. Pendant la durée des quartiers d’hiver, entre deux campagnes contre les Espagnols, il passait là d’agréables moments où ses talents de grand militaire lui conféraient une place enviable.

On y rencontrait également le prince de Marcillac, futur duc de La Rochefoucauld, ainsi que le marquis de Montausier qui avait fini par épouser Julie d’Engennes, la fille de la maîtresse de maison.

Depuis plus de vingt ans, la marquise de Rambouillet, ne pouvant que mal se déplacer, avait trouvé dans ce salon matière à attirer à elle la presque totalité des grands de la Cour ainsi que les plus grands poètes du moment. Elle avait acquis au fil des ans un prestige tout à fait spécifique. Les soirées parisiennes des gens de qualité étaient les siennes.

Dans ses moments de solitude, elle se plaisait à dessiner et à peindre. Elle passait pour avoir exécuté les plans de sa maison. Ses talents étaient reconnus ; ils faisaient s’exclamer ces dames et ces messieurs, à la fois émerveillés et jaloux de ses réalisations. Mais, c’est en société qu’elle se plaisait et que son charme éblouissait. Son principal plaisir était la conversation. Ses jolis yeux noirs et rieurs, son intelligence et ses connaissances en faisaient une hôtesse vraiment délicieuse. Pétillante et accueillante, elle était le cœur de la maison.

Depuis sa chambre bleue, elle pouvait superviser l’ensemble des groupes qui se formaient et se déformaient dans les pièces en enfilade de son hôtel. Elle orientait les sujets de conversation. Sous sa vigilance éclairée, on laissait le plus souvent les intrigues et la politique à l’entrée. Les mœurs dissolues et les cachotteries de la Cour n’avaient en principe pas droit de cité. La marquise tenait à ce que cette clause soit respectée. L’avait-elle toujours été par le passé ? L’était-elle encore ? Il arrivait que quelques piques contre certains membres de la Cour soient lancées. Les plus anciens révélaient que ce fut sous le règne de Louis XIII que les critiques furent les plus véhémentes.

Avec le recul du temps et l’expérience que la vie m’a apportée, avec le changement d’orientation que j’ai donné à mon existence, je ne me méprends plus sur ce qu’était le but des échanges courtois qui prévalaient chez la marquise. Au travers des conversations aimables qui s’y tenaient, la règle implicite consistait à prodiguer des éloges pour mieux en recevoir. L’inanité du commerce de compliments et de flatteries régnant au sein de l’hôtel de Rambouillet m’apparaît aujourd’hui dans toute sa lumière. Dans toute son insignifiance, devrais-je peut-être dire. Et pourtant, j’y ai participé. Avec délectation le plus souvent.

Je me souviens, comme si la scène s’était passée hier, d’une soirée éprouvante passée dans cet hôtel de Rambouillet. Nous étions le 26 mai 1648, madame de Rambouillet était en larmes. Elle, qui ne bougeait presque pas de sa chambre, vint ce jour-là accueillir ses invités sur le pas de sa porte. Elle accomplit cet effort pour s’adresser à chacun de ses invités habituels dès leur entrée dans les lieux.

— Un grand malheur est arrivé, annonçait-elle, éplorée.

Ses visiteurs s’interrogeant sur le sens de cette affirmation, la marquise rajoutait aussitôt :

— Plus rien ne sera comme avant. Monsieur Voiture vient de mourir.

Tour à tour, les invités apprirent cette nouvelle de la bouche même de la marquise. Tout d’abord avec stupéfaction, ensuite avec la plus infinie tristesse. On se remémora les bons mots du poète. On se souvint de ses poèmes ; on en récita quelques strophes. On repensa à certaines conversations dont il avait été l’animateur. Celui qui pendant plus de vingt ans fut auprès de madame la marquise l’âme de ce salon prisé par toute la Cour n’était plus.

Cette disparition affaiblit l’éclat du salon. Déjà en 1645, le mariage de Julie, la fille aînée de la marquise, lui ôta un atout majeur. La mort la même année, à la bataille de Nordlingen, du fils Léon-Pompée de la marquise porta un coup terrible à la fois à madame de Rambouillet et au dynamisme de son salon. Peu à peu, au fil des disparitions successives de ceux qui l’animaient, le salon de la marquise de Rambouillet perdit de sa vigueur.

Plusieurs mois après la mort de Voiture, quelqu’un, je ne me souviens plus de qui il s’agissait, eut l’idée bizarre de comparer son sonnet, appelé Uranie, écrit près de trente ans auparavant, à celui bien plus récent de Bensérade, dénommé Job. Ce fut un grand remue-ménage. Comment une intention aussi futile, aussi dérisoire, put-elle générer un tel chambardement ? Chacun se le demandait. Je m’interroge moi-même encore aujourd’hui. Néanmoins, tous les habitués du salon consentirent à participer au débat.

Quand l’affaire fut lancée, rien ne put la stopper. Il convenait que chacun prenne parti. Aucune neutralité ni aucune échappatoire ne furent acceptées. Des débats passionnés s’engagèrent. L’engouement suscité par la bataille entre ces deux sonnets enflamma même la Cour.

La Cour dans son entier ainsi que la chambre bleue optèrent pour Bensérade et son poème Job. Seule ou presque, la duchesse de Longueville, ma chère sœur, défendit Voiture et se mua en porte-parole de son bien maigre camp, les Uraniens. Seuls Guez de Balzac et mademoiselle de Scudéry l’appuyèrent. Les Jobelins, le gros des troupes, s’opposaient aux rares Uraniens… La bagarre était ouverte.

Ma sœur, l’idole de la cour et de la ville, se battit avec la plus grande ardeur pour qu’Uranie triomphe de Job. Elle jeta toutes ses forces dans la bataille. Elle soutenait qu’Uranie magnifiait une relation passionnelle charmante et que les termes utilisés étaient les plus délicats du monde. Rien, et surtout pas sa solitude dans la lutte, ne put l’arrêter. Peut-être même se complaisait-elle dans sa singularité qui la distinguait et la plaçait en avant, elle qui ne demandait qu’à exister par elle-même.

De Job, elle n’hésitait pas à déclarer :

— Hors le septième, le huitième et le dernier vers, tous les autres sont pleins de défauts.

Elle détaillait et soupesait les termes utilisés. Elle appréciait la qualité des rimes et la richesse des sentiments exprimés. Pour mieux se poser en organisatrice des débats, elle se permit d’établir la liste des membres des deux partis, définissant et opposant de la façon la plus nette les deux clans mis en lice.

Peu à peu, les échanges sur ces poèmes se multiplièrent. Chacun donnait son avis. Le salon s’enflamma et s’enthousiasma pour cette bataille de mots. Les discussions du salon furent agitées, voire bouillonnantes. Les arguments, des plus farfelus aux plus subtils, se firent jour. Certains poètes réputés prirent parti à travers diverses publications. On attendait avec anxiété leurs avis et leurs observations.

Le poète Sarasin, que je devais plus tard prendre à mon service, défendit le sonnet de Bensérade et composa une glose sur celui-ci. Pressé de toutes parts de donner son avis, Corneille renâcla d’abord puis consentit à écrire un sonnet en guise de réponse. Mon frère Louis prit lui aussi la défense de Bensérade. Fin connaisseur des lettres, il devint un ardent défenseur de Job.

Pour ma part, j’appartins d’emblée, comme Louis et comme tout le monde, au clan des Jobelins. Puis, très vite, j’en devins le chef de file. Peut-être de mauvais plaisants, connaissant ma proximité avec Anne-Geneviève, m’avaient-ils poussé dans ce rôle justement parce que ma sœur dirigeait le camp opposé. Anne-Geneviève ne se laissa pas impressionner par le nombre et la nature de ses adversaires. Au contraire, elle n’en fut que davantage galvanisée. Elle persista à défendre avec encore plus d’ardeur le poème de Voiture, le trouvant mieux écrit, appréciant ses alexandrins coupés à l’hémistiche, aimant l’amour contrarié qu’il dépeignait et rejetant la navrante destinée de ce malheureux Job. Quant à moi, j’étais persuadé que le poème de Bensérade était supérieur à celui de Voiture. À l’inverse de ma sœur, je trouvais touchante la peinture poétique de l’histoire de Job et affligeant l’amour déçu décrit dans Uranie.

Le débat en était là, toujours pugnace, lorsque ma sœur changea de tactique. Elle entreprit de me persuader de la supériorité du sonnet de Voiture. Avec le doigté et la finesse qui n’appartenaient qu’à elle, ses arguments modifièrent mon appréciation. Elle n’eut pas à guerroyer longtemps. Parce que je l’admirais et l’aimais avec une passion fraternelle, elle eut tôt fait de me persuader de mon erreur initiale.

Ainsi, je fus le premier à céder à ses attaques. Sans regret, j’abandonnai Job, convaincu qu’Uranie lui était supérieur. Dès lors, je devins un Uraniste forcené avec, dans le sillage de ma sœur, la ferme volonté d’influencer le plus possible de Jobelins. Il se trouva que mon changement d’opinion fut très vite décisif. J’en fus surpris. Heureux et fier aussi car les revirements successifs d’opposants à Uranie que j’obtins grâce à ma volte-face me donnèrent confiance en moi, en mes capacités de persuasion.

L’alliance du frère et de la sœur impressionna peut-être nos opposants. Elle nous aida d’abord à marquer des points puis à gagner la partie. Je fus heureux de partager le combat et la victoire finale avec Anne-Geneviève. Une grande partie des Jobelins devinrent Uranistes. Dès ce moment, l’affaire fut entendue, Uranie gagna. Grâce à ma complicité, ma sœur, seule contre tous ou presque au début, avait triomphé. Je fus enchanté de sa réussite et en admirai que davantage sa force de caractère.

Par la suite, nous engageâmes encore, ensemble, d’autres combats autrement plus difficiles et dramatiques.

J’ai gardé en mémoire les deux fameux sonnets, objets de l’affrontement. Chacun pourra les juger, les apprécier et se forger une idée de leurs qualités et de leurs défauts.

Le sonnet « Job », écrit par Isaac de Bensérade, était tourné comme suit :

Job de mille tourments atteint,

Vous rendra sa douleur connue,

Et raisonnablement, il craint

Que vous n’en soyez point émue.

Vous verrez sa misère nue ;

Il s’est lui-même ici dépeint.

Accoutumez-vous à la vue

D’un homme qui souffre et se plaint.

Bien qu’il eût d’extrêmes souffrances,

On voit aller des patiences

Plus loin que la sienne n’alla.

Il souffrit des maux incroyables,

Il s’en plaignit, il en parla ;

J’en connais de plus misérables.

Le sonnet « Uranie », écrit par Vincent Voiture trente ans plus tôt, se présentait ainsi :

Il faut finir mes jours en l’amour d’Uranie !

L’absence ni le temps ne m’en sauraient guérir,

Et je ne vois plus rien qui me pût secourir

Ni qui sut rappeler ma liberté bannie.

Dès longtemps, je connais sa rigueur infinie !

Mais, pensant aux beautés pour qui je dois périr,

Je bénis mon martyre et, content de mourir,

Je n’ose murmurer contre sa tyrannie.

Quelquefois ma raison, par de faibles discours,

M’invite à la révolte et me promet secours.

Mais, lorsqu’à mon besoin, je me veux servir d’elle,

Après beaucoup de peine et d’efforts impuissants

Elle dit qu’Uranie est seule aimable et belle,

Et m’y rengage plus que ne font tous mes sens.

Le grand Corneille, longtemps sollicité, finit à contrecœur par donner son avis. Il répondit par un sonnet adroit ne choisissant ni l’un ni l’autre des poèmes. Chacun estima que son avis était en réalité plus tranché mais qu’il n’osait pas l’exprimer. On commenta sa soi-disant neutralité ; elle fit jaser. On le trouva peu courageux. Ne désirant indisposer personne, il choisit de complaire tout à la fois aux deux poètes et à leurs défenseurs. Ce faisant, il ne fut peut-être pas conscient d’insatisfaire tout le monde et de ne gagner aucun crédit parmi les membres du salon. D’autant qu’il sembla dans sa réponse se moquer de tous ceux qui prirent parti pour un camp ou pour l’autre. Voici son poème.

Deux sonnets partagent la ville,

Deux sonnets partagent la cour,

Et semblent vouloir à leur tour

Rallumer la guerre civile.

Le plus sot et le plus habile

En mettant leur avis au jour,

Et ce qu’on a pour eux d’amour

À plus d’un échauffe la bile.

Chacun en parle hautement

Suivant son petit jugement

Et, s’il y faut mêler le nôtre,

L’un est sans doute mieux rêvé,

Mieux conduit et mieux achevé ;

Mais je voudrais avoir fait l’autre.

Sur la forme, je reconnus que le sens poétique de ce grand dramaturge dépassait, et de loin, ceux de Voiture et de Bensérade. Mais, pour ne pas raviver des disputes qui venaient à peine de se clore, je gardai pour moi mes sentiments.

Cet affrontement autour de ces deux sonnets nous occupa pendant plusieurs mois. Il dépassa le cercle des habitués du salon de Rambouillet, empiétant sur les discussions de la ville et de la Cour. Ce fut le dernier évènement important que connut le salon. Quelques mois à peine plus tard survinrent les troubles de la Fronde, au tournant des années 1648 et 1649. Ils portèrent au salon de la marquise un coup fatal. Plusieurs de ses membres éminents quittèrent Paris ou furent empêchés de poursuivre leur participation à ses soirées.

Pour ma part, je devins généralissime des forces d’opposition à Mazarin dès janvier 1649, me retirant par contrecoup du salon de Rambouillet. Je fus ensuite emprisonné de concert avec mon frère à partir de janvier 1650 puis entraîné dans la guerre civile pendant plusieurs années. À la suite de notre arrestation, ma sœur s’exila et s’attacha à défendre ses deux frères et son époux. Le salon de mademoiselle de Scudéry remplaça peu à peu le salon de Rambouillet, avec des participants différents. Ainsi s’éteignit une assemblée qui, depuis près de quarante ans, avait animé la vie parisienne.

Avec l’affaire des sonnets vécue au salon de la marquise de Rambouillet, mes années de prime jeunesse, d’insouciance et de frivolité s’achevaient. Bientôt, la guerre civile qui couvait, puis qui éclata, m’entraîna malgré mon jeune âge dans des tourments d’adulte.

2

À la fin des années 1640, la France se trouvait en guerre depuis près de quinze ans. Ce fut en 1635, un peu contrainte et forcée, qu’elle entra dans le conflit qui opposait, d’un côté, les Habsbourg d’Espagne et du Saint-Empire ainsi que leurs alliés, catholiques pour l’essentiel, et, face à eux, les princes allemands du Saint-Empire et leurs alliés, protestants pour la plupart. Voulant éviter que le royaume soit pris en tenaille au nord et au sud par ses ennemis, Louis XIII et Richelieu finirent par franchir le pas et prirent part aux affrontements.

Commencée en 1618, cette guerre dura trente ans et ne se termina qu’en 1648 à la faveur des traités de Westphalie. La France signa à cette occasion la paix avec le Saint-Empire germanique. Si les hostilités avec l’Empire étaient bel et bien terminées, subsistait cependant le conflit qui opposait la France à l’Espagne. Ce dernier pays, ne souhaitant pas interrompre les combats, se retira des négociations préalables aux traités de Westphalie et, seul, poursuivit la guerre contre la France.

Le financement des conflits constituait depuis 1635 une question essentielle pour le gouvernement français. Il fallait beaucoup d’argent pour les poursuivre. À cette fin, la régente et ses ministres se voyaient souvent obligés d’augmenter la pression fiscale afin d’alimenter les caisses de l’État. L’édit du Toisé en 1644, la taxe des Aisés et l’édit du tarif en 1646 renforcèrent l’arsenal fiscal de la royauté.

En 1647, le cardinal Mazarin envisagea, une nouvelle fois, d’user de l’arme fiscale. Il créa de nouveaux impôts et rétablit d’anciennes taxes tombées en désuétude. Le parlement qui avait accepté de mauvaise grâce tous les édits royaux précédents crut bon de réagir à celui qui accroissait les taxes relatives aux marchandises entrant dans Paris. Pour montrer sa détermination, il refusa d’avaliser cet impôt nouveau. Cette décision inattendue troubla les relations entre le pouvoir et le parlement de Paris. Il marqua le début de leur opposition.

Cet affrontement, en apparence bénin, ouvrit en réalité une longue période de guerre civile d’une durée de cinq ans. Contre mon gré, je fus mêlé à cette lutte de janvier 1649 jusqu’à ma capitulation d’août 1653 à Bordeaux. Non contente d’agiter ma vie durant quatre ans et demi, cette guerre interne au royaume de France modifia l’orientation de mon existence future.

Au moment des premiers troubles causés par les fortes augmentations d’impôt, j’étais un tout jeune homme de dix-huit ans. J’aurais souhaité montrer mes talents de militaire mais, en vertu des décisions familiales qui s’y étaient opposées, je me prédestinais à entrer dans les ordres. J’attendais d’être nommé évêque lorsque mon âge le permettrait. Je vivais auprès de madame ma mère dans notre hôtel de Condé. Je lisais beaucoup et m’instruisais, complétant les connaissances acquises lors de mes études à peine achevées. Je suivais également de près les évènements de la ville. Durant l’année 1648, il n’en manqua pas.

Au tout début de l’année, le surintendant des finances fit paraître plusieurs nouveaux édits fiscaux qui mirent le feu aux poudres. L’un d’entre eux prévoyait un assujettissement à l’impôt de nombre de parlementaires. Déjà échaudés par les impôts récents, ceux-ci reçurent très mal la fiscalité supplémentaire qui les affectait directement. Le parlement protesta mais dut s’incliner devant le lit de justice, exécuté en présence du petit roi âgé de neuf ans, que le pouvoir lui imposa pour le faire taire. Après avoir examiné le détail des édits, le parlement ne manqua pas, pour marquer sa réprobation, d’adresser des remarques et des préconisations d’ajustement au pouvoir royal.

Le parlement n’avait pas oublié que la régente avait une dette envers lui. Dès lors, il se permit de contester des actes royaux que jamais auparavant il n’aurait osé attaquer. Cette dette remontait à 1643, cinq ans auparavant. Le parlement avait alors bien voulu accepter, contre toute logique et même toute morale, qu’Anne d’Autriche casse le testament de son époux, le roi Louis XIII. Celui-ci avait prévu qu’après sa mort la régente ne puisse gouverner qu’entourée voire contrôlée par un conseil de régence puissant. L’inexpérience de la reine et la disparition du cardinal de Richelieu motivaient cette volonté royale. Mais, la veuve n’eut cure de la volonté de son défunt mari. Autant par la force que par la ruse, elle obtint du parlement qu’il accepte de supprimer certaines clauses de ce testament, en particulier celles qui la concernaient.

Cette basse manœuvre effectuée, elle put régner seule sans le contrôle d’un conseil de régence qui aurait circonscrit son pouvoir. Une fois qu’elle eut les mains libres, elle choisit pour gouverner le cardinal Mazarin que Richelieu avait déjà pris sous son aile. Mazarin, homme sans naissance et d’origine italienne, devint le véritable maître du royaume comme le cardinal de Richelieu le fut avant lui. Une fois de plus, les grands du royaume de France furent écartés du gouvernement. Comme ce fut le cas sous la régence de Marie de Médicis et même sous le règne de Louis XIII, diverses révoltes contre la domination sans partage de Mazarin eurent lieu. Elles échouèrent. Mais, en cette année 1648, d’autres allaient surgir, de plus en plus âpres et durables.

Pour revenir au début de l’année 1648, dans le but de faciliter l’approbation des nouvelles mesures fiscales, Mazarin usa d’une formule originale. Il choisit de les faire présenter au parlement par les princes du sang. Il pensait peut-être que le prestige de ces derniers suffirait à convaincre les députés de la justesse des mesures envisagées. Comme mon frère Louis était à ce moment-là en campagne militaire dans les Flandres, il me fut proposé de le remplacer, ce que j’acceptai bien volontiers. Remplacer Louis fut pour moi un évènement important. Je mesurais la chance qui m’était donnée d’être reconnu pour ma valeur propre en lieu et place de celui que tout Paris vénérait.

J’avais à présenter à la cour des aides les édits royaux qui concernaient cette chambre. Au-delà de ma satisfaction de participer à la vie du royaume, j’eus conscience que cette aventure pouvait s’avérer périlleuse. J’étais encore bien jeune et inexpérimenté dans le déroulement et la subtilité des affaires de l’État. Mais, je me devais de tenir mon rang. Le duc d’Orléans, oncle du roi, fut à l’identique sollicité pour présenter à la chambre des comptes les édits qui étaient du ressort de cette cour.

Lors de mon intervention, je sentis bien l’hostilité des membres de la cour des aides. Elle était en quelque sorte palpable même si on m’écouta avec attention, jusqu’au bout et sans m’interrompre. Néanmoins, dès la fin de mon exposé, je perçus que les échanges qui se tenaient parfois à voix basse entre les membres de la chambre étaient défavorables au texte présenté. J’en fis part à la Cour. On me répondit d’attendre le vote final. Dès lors, je suivis de près le déroulement des diverses opérations qui, l’une poussant l’autre, menèrent à l’embrasement.

En réaction aux présentations effectuées, les cours souveraines décidèrent d’unir leur force et de délibérer ensemble. Le cardinal et la régente s’y opposèrent, pressentant que cette union ne présageait rien de favorable pour le pouvoir. De fait, le Conseil d’État cassa l’arrêt d’union des quatre cours. À partir de ce moment, le bras de fer entre le pouvoir et les cours prit de l’ampleur et entra dans sa phase critique.

Le peuple de Paris exprima son opposition aux nouveaux projets du gouvernement. De leur côté, les deux chambres qui avaient été sollicitées s’opposèrent aux textes royaux. De fil en aiguille, d’agitation en effervescence, l’impatience gagna l’ensemble des cours. Leurs membres se rassemblèrent, prêts à en découdre. Le parlement lui-même se rallia à ce remue-ménage.

Madame ma mère présente auprès de la reine me disait l’effervescence que cette agitation créait au sein de la Cour. Elle m’indiquait que, fort de son sens de la négociation et de son refus de toute opposition frontale, Mazarin proposait à Anne d’Autriche de transiger. À la suite de cette suggestion de conciliation du cardinal, il ne fallut que peu de temps pour qu’Anne d’Autriche donne une suite favorable à la demande des quatre chambres et les autorise à siéger ensemble. Cette union de toutes les cours inquiétait le pouvoir. Néanmoins, le cardinal espérait, le moment venu, reprendre la main et trouver une porte de sortie propre à calmer les esprits.

La mobilisation du peuple de Paris rejoignit celle des députés. Le parlement attisait l’humeur des Parisiens sur le thème du luxe dans lequel se complaisait soi-disant la Cour. L’émotion des Parisiens se joignant à l’opposition des cours permit au parlement de s’exprimer au grand jour. Il refusa tous les édits en bloc.

En réponse, Mazarin ne se cabra pas dans un refus brutal qui aurait mis le feu aux poudres. Comme il tenait toujours autant à engranger de nouvelles recettes, il joua l’apaisement et modifia les édits, en espérant une adoption plus aisée. Malgré ce geste soulignant la bonne volonté de la Cour, la situation s’envenima. Le parlement, la chambre des comptes, le grand conseil et la cour des aides semblaient s’opposer de concert à la volonté du pouvoir royal. Il se murmurait avec effroi à la Cour que ces chambres ne souhaitaient pas autre chose que réformer l’État et réduire le pouvoir du roi.

Ma sœur, mon frère, les gentilshommes que je rencontrais s’inquiétaient de cette situation insurrectionnelle. Certes, ils refusaient la position dominante de Mazarin mais n’acceptaient pas que ces messieurs des cours se permettent d’attenter à la royauté voire veuillent la mettre à bas. Madame ma mère me rapportait les préoccupations croissantes que manifestaient la reine et le cardinal. Ce dernier ne semblait plus maître de la situation.

Je pus, pendant cette période d’agitation, échanger à plusieurs reprises avec l’évêque coadjuteur Gondi, le neveu de l’archevêque de Paris. Un jour que je m’étonnais, auprès de lui, du mouvement de mauvaise humeur de ces messieurs des cours, il n’hésita pas à afficher son opinion. Il me répondit sans détour :

— Monseigneur, vous semblez ne pas bien comprendre la situation. Votre jeune âge vous dessert, il est vrai. Aussi, vais-je vous l’expliquer en quelques mots.

— Je vous écouterai avec attention, monsieur, répondis-je, curieux de connaître l’opinion véritable de celui qui passait pour ne l’afficher que peu souvent.

Devant l’expression de mon humilité, Gondi se rengorgea. Il poursuivit dans un long monologue :

— Plusieurs raisons expliquent la situation actuelle. La principale relève de la remise en cause des privilèges de nombreux parlementaires. À travers certains édits royaux, beaucoup de privilégiés sont atteints. On veut leur imposer de payer des impôts et la création d’offices nouveaux dévalorise le leur. Ils ne supportent pas ces changements. La deuxième raison est proche de la première. La fiscalité royale sans cesse en hausse depuis des années finit par indisposer certains bourgeois et même quelques hommes du peuple. Le parlement active la colère qui monte afin de gagner des partisans au sein du peuple de Paris. Ainsi, on instrumentalise le luxe dans lequel la Cour se complaît ; on critique la politique étrangère de Mazarin et la guerre à outrance qui est menée.

Gondi se tut soudain. Il sembla hésiter, puis rajouta :

— La troisième raison découle des deux premières : le parlement veut limiter le pouvoir du roi. On voit bien, depuis que Richelieu s’est imposé à la tête de l’État sous Louis XIII, que la monarchie absolue est en marche. Même sans un roi qui règne en ce moment, Mazarin a succédé à Richelieu et utilise les mêmes méthodes pour asservir des gens comme vous. Votre frère et vous-même, princes du sang tous les deux, indisposez la royauté. Elle préfère donner le pouvoir à un étranger dont la naissance est basse et l’enfance honteuse plutôt qu’à votre frère, ou à vous, dont la naissance est si haute et les mérites si éclatants.

— Cela n’est pas admissible, conclut-il.

Il se tut à nouveau et essaya de percevoir ce que ses propos avaient touché en moi. Comme je me méfiais de cet homme, je ne réagis pas et ne voulus pas me découvrir. Je mesurai toutefois, à sa juste valeur, ce que le discours de Gondi contenait de propos pertinents et éclairés. Mais, par ma naissance, j’étais proche de la Cour et voyais d’un œil sévère la révolte fomentée par ces messieurs du parlement et de l’ensemble des cours. Comme d’autres gentilshommes, comme ma sœur avec laquelle j’échangeais souvent sur les troubles, j’étais partagé. Partagé entre le soutien à ces messieurs des cours et celui à Mazarin. Ma sœur et moi craignions que la révolte engagée dégénère et emporte avec elle la royauté et nous deux avec elle.

Madame ma mère, quant à elle, ne voulait pas prendre parti même si elle était revenue au sein de la Cour, quelques années auparavant. Seule la mort de Louis XIII l’avait convaincue d’y retourner. Jusqu’à son décès, elle lui garda une rancune tenace due à la décapitation de son frère Henri et à la confiscation de tous les biens des Montmorency qu’il avait acceptées. Elle se contentait de rester auprès de la reine dont elle était l’une des proches sans se préoccuper de politique. Elle n’y entendait rien ou faisait mine de n’y rien comprendre. Passant ses journées au sein de la Cour, elle connaissait tous ses secrets mais n’épousait aucune de ses passions.

*

En réaction à la décision du Conseil d’État, le parlement appela les autres cours à le rejoindre au sein de la chambre Saint-Louis du palais de justice. Comme bien d’autres, je suivais les affaires de façon rapprochée. J’étais en attente de ce qui pourrait sortir de cette agitation inattendue.

Le président du parlement, dans un discours ferme et offensif, exigea la suppression de l’arrêt du Conseil d’État. À l’initiative du conseiller du parlement Broussel, un arrêt d’union fut pris le 13 mai 1648 par l’ensemble des chambres. Comme beaucoup d’observateurs l’avaient pressenti, l’arrêt d’union prévoyait la création d’une assemblée de délégués chargés de réformer l’État. Gondi avait vu juste ! Ce fut un coup de tonnerre dans le ciel de la Cour. Il ne s’agissait pas moins que de réformer la méthode de gouvernement, limiter le pouvoir royal et mettre en place son contrôle par le parlement. Ainsi, au-delà des causes fiscales qui avaient déclenché la fronde parlementaire, apparaissaient peut-être les véritables motifs de la contestation : des motifs politiques pouvant engendrer des conséquences radicales sur le sort de la royauté. Le parlement devint le lieu de résistance au pouvoir et d’opposition aux réformes fiscales. Par là même, il se transforma en un obstacle à la marche de l’État, perçu comme tel par Mazarin, la régente et la noblesse.

Un mois plus tard, en juin 1648, le parlement et les cours réunis éditèrent vingt-sept articles qui prévoyaient des décisions destinées à limiter le pouvoir royal. Les principales mesures auguraient une sorte de révolution réduisant à peu de choses les pouvoirs du souverain. Étaient prévus : la suppression des intendants et autres commissaires du roi, la fin des lettres de cachet, le droit pour les parlements de prendre des arrêts que le conseil du roi ne pourrait casser, la diminution du montant de la taille, l’annulation des avances sur rentes ou sur gages des officiers. La volonté de réformer le gouvernement du royaume était manifeste.

La réplique de la Cour à cette attaque en règle ne se fit pas attendre. Elle édicta un arrêt pris par le Conseil qui annulait les décisions du parlement. Mazarin, à l’inverse de son comportement habituel, ne semblait pas cette fois prêt à transiger. Il choisit la fermeté. La tension monta de plusieurs crans entre la Cour et le parlement.

Je suivais avec inquiétude les diverses péripéties qui agitaient tous les esprits. Mon frère participait de très près aux débats. Proche de Gondi et du président du parlement, il en était l’un des acteurs principaux. Un jour que nous nous trouvions à l’hôtel de Condé, Louis voulut bien me livrer le fond de sa pensée sur le ton de la confidence.