Sphinx - Le cercle des félins - Tome 2 - Marie Stella Sarrazin - E-Book

Sphinx - Le cercle des félins - Tome 2 E-Book

Marie-Stella Sarrazin

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Beschreibung

La disparition d’une jeune femme met deux clans à rude épreuve : les sorciers et les félins. Entre d’agonisants sanglots et un lourd silence, ils doivent désormais conjuguer leurs forces et leurs connaissances pour la retrouver saine et sauve, avant l’épuisement du temps imparti. Le début de la guerre se profile, tandis que le cœur suit ses propres raisons, indifférent à la logique, comme l’exprimait Blaise Pascal.

À PROPOS DE L'AUTRICE

Marie Stella Sarrazin a créé l’intrigue qui constitue la toile de fond de cet ouvrage en regardant ses deux chats se prélasser. Avec ce deuxième tome, elle a voulu transcrire les émotions, les pensées et la liberté qui se cachent derrière leurs billes.

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Marie Stella Sarrazin

Sphinx

Le cercle des félins

Tome II

Que la raison ignore

Roman

© Lys Bleu Éditions – Marie Stella Sarrazin

ISBN : 979-10-422-2232-1

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Une petite dédicace à mes amours.

Les rêves sont faits pour être réalisés.

La vie est précieuse, les rêves aussi.

Je le dédie également à tous les félins que j’aie perdus,

et qui ont peut-être retrouvé leur liberté sauvage.

Le chat est prestige et l’avenir du monde. Considéré comme dieu dans certaines religions. Un jour, il sera vénéré de tous.

Marie Stella Sarrazin

Il suffit de croiser son regard avec celui d’un chat pour mesurer la profondeur des énigmes que chaque paillette de ses yeux pose aux braves humains que nous sommes.

Jacques Laurent

Prologue

Un regard si triste, une peine si immense qui lui broyait le cœur de cette infamie, des lèvres sensuelles qui avaient perdu leurs panaches à la joie. Je la voyais comme si elle était devant moi. Une nuit d’encre s’était abattue sur Paris. Et là où je me trouvais, sur le fait de la tour Eiffel, la vue était imprenable, mais la douleur qui m’enserrait les entrailles était horrible.

Désormais, si, nous, sorciers, pouvions ressentir des sentiments, pour l’éternité, je ressentirais cette douleur atroce et ce manque grandissant de son absence, de son sourire magnifique, de ses yeux bleus pales, de sa chaleur corporelle, de ses lèvres douces aux goûts de miel, de son parfum épicé et acidulé de violette, et son amour pour moi. Un amour incompréhensif pour ma part.

Avais-je eu le choix ?

Pour son bien, sa propre sécurité, il me fallait la quitter et partir loin d’elle. À cause de ma famille, de nos coutumes, de ce que nous étions. Des monstres assoiffés de chairs fraîches et de tueries. Impitoyables.

Ce jour-là, à la mi-juin, j’aurais dû passer mon chemin, et non suivre mon instinct bestial. J’étais en chasse à la gare Saint-Lazare. Je suivais une odeur des plus exquises. Mon flair comme toujours était infaillible.

Une noisette fumée flânait dans l’air pestilentiel de Paris.

Mon festin du jour était un homme d’une cinquantaine d’années. Quand des sentiments me submergea comme un raz de marée, m’inonda, envahissant tout mon être.

Des sentiments inconnus pour un être de mon acabit.

Une culpabilité épouvantable, une souffrance saisissante, un chagrin insurmontable, une haine effroyable envers tout le monde, mais plus, ancrés sur elle. Cette personne. Un cœur brisé et affligé par un événement insaisissable. Alors je m’étais détourné de ma proie pour suivre mon instinct animal. Il m’avait conduit jusqu’à elle, cette même personne qui avait éveillé mon empathie.

Mélodie, mon cœur.

Ma raison d’exister.

J’étais monté dans le wagon, en route pour Trouville. Elle était assise, la tête légèrement posée sur la vitre, son MP3 dans les oreilles, les paupières fermées, isolées du monde. Son beau visage semblait apaisé, alors qu’à l’intérieur, tout n’était qu’un champ de ruine. Une immense culpabilité.

Je m’étais assis, en face, sans pouvoir me détacher de son visage, de ses cheveux corbeaux, de son corps tendu au maximum. À ce moment-là, me semblait-il que des sentiments étaient venus me chambouler. Si, nous, sorciers, pouvions ressentir de l’amour, autre que des désirs sexuels ou gustatifs.

Elle était si belle.

Le 15 juin dernier, elle était devenue la personne la plus précieuse de mon éternelle vie. Si jamais, un malheur venait à la frapper, je ne me le pardonnerai jamais.

Comment concevoir un monde sans elle ? Impensable.

Je ne pourrais vivre dans un monde où Mélodie ne serait pas.

« Mon cœur, comprends-moi. Je t’en conjure. Je ne veux que ton bonheur et celui-ci n’est point avec moi. Tu as déjà supporté tellement de frasques de la part de mon clan. Ils ont manqué de te tuer. Un événement pareil est inconcevable. Alors, je me retire, je m’éloigne de toi, mon cœur. Puisses-tu un jour m’oublier, passer à autre chose et trouver le bonheur dans les bras de quelqu’un qui te mérite. Cette personne ne sera jamais moi. Je tire ma révérence. Adieu mon cœur », pensai-je accablé, les entrailles en lambeaux, la vision compressée par le visage de Mélodie, le corps tendu et bouillonnant par son manque déjà si présent.

Le cerveau envahit par les effluves des souvenirs, de nos moments si précieux à mes yeux, que je chérirai à jamais…

Partie I

Mélodie

1

Il y avait plusieurs jours, je ne l’avais pas vu. Ma vie était devenue sinistre. Crystal me tenait compagnie. Dans la chambre, le silence. Je persistais muette, les yeux rivés au plafond. Immobile et impassible.

— Tu ne peux pas demeurer ainsi.

Je restais cloîtrée dans mon mutisme. J’espérais un miracle. Qu’il revienne.

— Mel, je t’en prie. Dis quelque chose. N’importe quoi.

Mon cœur s’était déchiré en mille morceaux. Une souffrance inimaginable. Ce n’était pas la première fois qu’il prenait ces distances, mais je pressentais que cette fois était différente. Mon ultime chance était passée.

Des pas dans l’escalier. Je savais qu’il s’agissait de Yan avant qu’il ne frappe à la porte. Crystal se leva pour l’accueillir.

— Alors, comment va-t-elle ?

— Pas très bien. Elle n’a pas décroché un mot.

— Bien Méli-Mélo, tu es devenue muette comme une carpe.

Par sa tirade, il cherchait à me faire rire. Sa blague tomba comme un soufflet. Vexé par mon absence de réaction, son visage se tordit dans une moue maussade. Il s’assit sur le lit, la main sur la mienne.

Je les ignorais de plus belle.

Elle faisait les cent pas, à me donner le tournis. J’aurais voulu lui grogner d’arrêter, mais ma gorge était aride. Kawasaki se frotta contre ma tête en miaulant. Je l’ignorais aussi. Je souhaitais rester seule pour dépérir.

« Mélodie, bouge-toi. Oublie-le. Il n’en vaut pas la peine. Au lieu de te défendre et de prendre soin de toi, il a fui comme un lâche. »

Il semblait qu’on avait appuyé sur la touche pause de la télécommande. Les gens se mouvaient, mais je restais figée sur place.

« Réponds-moi. »

Ne pouvait-il pas rester à l’écart de mon existence ? « Allez-vous-en. » Sans que je m’en rende compte, il avait pénétré dans mon esprit.

« Non, nous restons pour t’éviter de faire des bêtises. »

— Méli-Mélo, j’ai un scoop pour toi. Devine (Après quelques minutes de silence, il reprit.) Valérie a quitté Thomas pour Alain. Il n’a pas apprécié, tu peux me croire. Il lui a fait une scène au beau milieu du centre-ville. Les deux se sont même battus.

Son histoire ne m’intéressait pas.

Quelqu’un cogna à la porte avant d’y passer la tête. Ils l’avaient senti bien avant moi. Crystal s’était mise sur la défensive.

— Puis-je entrer ? fit-elle, toute penaude.

— Prométhée, que fais-tu là ? railla-t-elle.

— Je viens voir Mélodie.

— Ton frère en a assez fait, riposta-t-elle, sèchement.

— Crystal, gronda Yan avant de reprendre. Entre.

Elle obéit et le leur demanda timidement.

— Je peux rester seule avec elle ? Je dois lui parler.

— Bien sûr, mais tu risques de parler au vide.

— Non, moi, je reste, s’imposa-t-elle, l’air hagard.

— Nous serons juste de l’autre côté. Viens, Crys.

Yan entraîna sa sœur mécontente, dans le couloir. Prométhée grimpa sur le lit et me fixa intensément, une main compatissante.

— Mélodie, tu ne dois pas lui en vouloir. Il fait cela pour ton bien. Il craint pour ta sécurité. C’est un bon sorcier malgré tout. Malgré notre famille. Dis-moi ce que tu as sur le cœur ? Fais-moi part de ta souffrance.

— Pour mon bien, je n’en crois rien. Quand il est parti sans un mot, mon cœur s’est brisé. Avant, il aurait dû s’expliquer comme toutes personnes civilisées. Non, il a préféré se défiler.

Ma voix était râpeuse et desséchée.

— Veux-tu qu’il vienne s’expliquer ?

— Je veux qu’il me le dise en face. Si tout est fini. Que je puisse aller de l’avant, l’oublier et passer à autre chose.

— Le feras-tu ?

— Bien sûr.

Héraclès devait être honnête envers ma personne. Cette année, j’avais assez enduré de souffrance pour un bon moment. J’allais lui dire ma façon de penser.

— Dans ce cas, je lui ferais passer le message.

— Salamat.

— Super ! Ton accent est parfait.

— Arrête de te foutre de moi.

Elle m’embrassa sur la joue en me souhaitant un bon rétablissement. Elle disparut. À peine quelques secondes écoulées, les deux autres firent irruption, déçus. J’avais osé adresser la parole à Prométhée.

— Alors de quoi avez-vous parlé ? me demanda-t-il, l’air de rien.

Je me refermais dans ma bulle, les yeux clos. Peut-être qu’ainsi, ils disparaîtraient de ma chambre.

— Tu es incroyable, Mel. Tu parles à la Zonnes et pas à nous.

Je les entendais encore. Quand allaient-ils déserter ma vie et me laisser enfin seule ? La porte d’entrée claqua et le vieux loup de mer brailla.

— Didie, on est rentré. Tu es où ?

Ma grand-mère lui murmura.

— Encore dans sa chambre.

Les marches grincèrent sous les pas lourds de mon grand-père. La porte de ma chambre s’entrebâilla et tous deux me dévisageaient comme une bête de foire.

— Tu es encore là Crystal, s’exclama-t-elle, abêtie.

— Nous veillons sur elle.

— A-t-elle prononcé un mot ? leur demanda-t-il, le visage soucieux.

Yan secoua rapidement la tête.

— Elle a tout de même discutaillé avec Prométhée Zonnes, le contredit-elle, d’un ton très sarcastique.

— Didie, je t’interdis de les voir et de leur parler. Regarde dans quel état, ils t’ont mis.

— Et puis, tu vas te bouger le derrière. Tu ne vas pas rester à t’apitoyer sur ton sort, aboya ma grand-mère, en liant le geste à la parole afin de me mettre sur pied.

Je ne bougeais pas. Elle se mit en rogne davantage.

— Partez. Nous allons nous en occuper maintenant.

Ils m’embrassèrent avant de filer.

— À demain Méli-Mélo. Repose-toi bien.

— Oui à demain, reprit Crystal.

La porte d’entrée claqua.

— Tu as faim, me demanda-t-il.

— Viens manger, ordonna-t-elle, d’une voix placide.

— Chérie, laisse-la.

— Mais, elle va tomber malade.

— Mais non. Mélodie, si tu as faim, tu sais où nous trouver.

Mon grand-père l’entraîna dans le couloir, contre son gré.

Seule avec mon désespoir.

Ma respiration se fit plus tranquille. Le sommeil m’emportait au cœur des cauchemars.

Je m’attisais pour ne pas manquer le départ du vieux loup de mer. Je sautai dans un jean et un tee-shirt, dévalai l’escalier à vive allure et fis un bon jusqu’en bas. Kawasaki sur les talons.

« Où vas-tu ?

« À la pêche. »

« Mais que t’arrive-t-il, encore ? »

« Rien, j’ai juste envie d’aller à la pêche. » Mon grand-père émergea dans le salon, étonné.

— Tu es sorti de ta chambre.

— Tu m’attends. Je viens avec toi.

— Ah ! Tu ne peux pas savoir à quel point, ça me fait plaisir, s’extasia-t-il.

Le vent sain du large m’avait manqué. Je humais le délicat parfum alors que mon grand-père m’empoigna le bras.

— Je suis ravi, Didie, que tu viennes ce matin. Rien de tel qu’une journée de pêche pour se changer les idées.

— J’en ai eu assez de pleurer pour un homme qui n’en vaut pas la peine, mentis-je, le cœur dans les talons.

— Bien parlé.

J’espérais que bientôt, on allait pouvoir s’expliquer. Tous les deux. Yan se figea en m’apercevant. Alors que Robert courait vers moi, les bras tendus, pour m’enlacer.

— Tu as l’air d’aller bien.

— Oui, comme tu vois.

Yan, dressé devant moi, m’embrassa tendrement sur chaque joue.

— Je suis content de te voir hors de ta chambre Méli-Mélo.

Nous montâmes sur le paquebot. Alain m’ignorait. Le bateau s’éloignait du port. Mon esprit se faisait absent. Yan me tapota dans le dos, heureux.

— Tu nous as fait peur, à demeurer silencieuse.

— Je suis navrée, maître Ying. Sincèrement.

Il me confia les déboires de sa sœur Crystal. J’avais osé discuter avec Prométhée, mais j’avais gardé le silence en sa présence.

— Je m’en doute.

Les poissons gigotaient encore à l’intérieur des filets. On les répartissait dans les caisses appropriées. On expulsa les filets à la mer quand la sonnerie de mon téléphone retentit. Je retirai mes gants pour répondre.

— Mélodie, c’est Prométhée.

Mon cœur se serrait d’angoisse. Mes mains tremblaient. Un fourmillement sous ma peau. Désagréable. J’appréhendais ce qui allait suivre.

— Il te donne rendez-vous à 15 h sur votre plage.

Je la remerciai.

— Il n’y a pas de quoi, répondit-elle, sur un ton morose et morne.

Les mains rhabillées des gants. Yan me fixait avec pitié. Je lui offris un sourire bien triste.

À 15 h aujourd’hui, tout s’achèvera.

Je me concentrais. Mes larmes ne devaient pas couler. J’admirais le va et viens des vagues. Mes mains commençaient par avoir des ampoules et des coupures, à cause de la charge des filets. Devant moi, mon grand-père me regardait avec intensité.

— Aimerais-tu ramener le bateau à bon port ?

— Qui ça ? Moi ? m’étonnai-je par sa proposition. Inattendue.

Il m’entraîna à la barre et m’expliqua le maniement de la barre. Depuis toute petite, je n’avais jamais eu le droit de la toucher. La journée venait de s’achever. Tous les employés s’activèrent sur le ponton. Mon grand-père me fit signe. J’abaissai la manette et amorçais les moteurs qui ronflaient. La trajectoire, je la connaissais comme ma poche. Yan me jeta un clin d’œil de sympathie et d’encouragement. Je le lui rendis. Le vieux loup de mer me soutenait, m’encourageait de sa main toute ridée, sur l’épaule. Prêt à rattraper une fausse manœuvre. On se rapprochait peu à peu du port. Les bateaux commençaient à être nombreux. Il semblait détendu, contrairement à moi, tendue comme un arc. Je voulus lui repasser la barre. Il refusa catégoriquement.

— J’ai confiance en toi. Tu vas y arriver.

Je n’étais pas aussi certaine que lui. Il me guida jusqu’à sa place habituelle. Yan sangla le paquebot à la bitte d’amarrage.

— Toutes mes félicitations ma Didie.

— Merci papy.

Je l’embrassai sur la joue, descendis pour aller saluer Robert et Yan.

— Tu vas quelque part Méli-Mélo ?

— En effet, un petit rendez-vous.

— Je peux savoir avec qui et où ?

— Non, répondis-je, bien trop hâtivement. Je me ressaisis. Rassure-toi, je ne vais pas faire de bêtise.

Il me sourit d’un air éteint. Je détalai en direction de notre plage, sous l’œil inquisiteur de mon ami. Mes cheveux ondoyaient au gré du vent. Dans ma cage thoracique, mon cœur accéléra la cadence. Je redoublais d’efforts, pressée de connaître le dénouement de notre histoire. Non loin de la plage, je bifurquai dans le petit sentier.

La plage était déserte. Il n’était pas encore là.

Les images de notre pique-nique et du baiser que nous avions échangé me revinrent en mémoire. Un baiser avec une telle intensité, une telle fougue, une telle passion, une telle véracité qu’il me donnait encore des frissons.

J’examinais les alentours, les sens aiguisés.

Personne à l’horizon. Je voyais le sable fin, les vagues gigantesques, les arbres et leurs branches affairées dans le vent, le ciel bleu et les mouettes qui valsaient. Je discernais le doux bruit des vagues, le hurlement du vent et le chant mélodieux des mouettes. Mon odorat ressentait le parfum du sel de la mer, les feuilles, la terre, la fraîcheur du large et les grains de sable.

Je tournais en rond. Angoissée. Il finit par se manifester enfin, juste devant mes yeux. Froid et distant.

— Tu voulais me voir alors, me voici.

— Oui. On ne peut pas se quitter ainsi.

Il laissa échapper un rire sonore violent et cruel. Un rire à faire froid dans le dos.

— Bien sûr que si. Notre histoire n’était que du vent. Comment as-tu pu croire un seul instant que mon intérêt pouvait se porter sur toi ? Tu n’es qu’une brinosia, finit-il par cracher de dégoût.

— Tu mens, braillai-je furieuse et chagrinée à la fois.

— Songes à ce que tu veux. Tu n’es rien pour moi.

Sa voix se faisait si plate et si insensible.

— Je n’en crois pas un mot. Pourquoi m’avoir sauvé la vie dans ce cas ?

— Prométhée s’est entichée de toi, comme d’un animal de compagnie.

— Pourquoi autant de méchanceté ? Ne comprends-tu pas que mes sentiments sont sincères ? Je ne peux plus imaginer ma vie sans toi, m’effondrai-je malgré moi dans un torrent de larmes.

— Si tu penses un seul instant que ton sort m’intéresse brinosia, tu te fourvoies.

— Tu auras ma mort sur ta conscience.

— Je n’en ai pas, ricana-t-il cruellement.

Se jouait-il de moi ? Était-ce un mauvais rêve ? Il ne pouvait être aussi cruel envers ma personne.

— Si, tu en as une, m’écriai-je, alors que des larmes roulaient sur mes joues. Je te connais Héraclès.

Un rugissement du diable surgit du plus profond de son antre. Et son apparence changea. Ses yeux devinrent ténèbres. Les traits de son visage se crispèrent sur des veines immondes et énormes. Les reflets dorés de ses cheveux flamboyants perdirent de leur éclat. Et sa peau devint encore plus blême. Son apparence effrayante n’était qu’une façade. Une facette de son apparence. Un grondement guttural s’éleva dans les airs, et ses mains s’enflammèrent afin de former une boule de feu bleutée et brillante. Différente de celle qu’il avait jetée l’autre jour, quand toute sa famille s’en était prise à ma sécurité. Elle me toucha l’épaule et m’envoya valser sur les fesses. L’épaule engourdie.

— Je n’ai pas peur de toi Héraclès Zonnes, m’égosillai-je, entre sanglots et larmes. Entre chagrin et anéantissement.

— Cela peut encore s’arranger.

Mon cœur exécuta un looping dans la poitrine. Un grondement long et tumultueux résonnait à l’horizon. Il s’éclipsa un court instant. À mon train, il me fit faire un demi-tour violemment. Face à lui, les yeux dans les siens, dépourvus de tous sentiments. Il me refoula abruptement. Allongée sur le dos, je le suppliai de rester. Il me bondit dessus, planta ses griffes dans le sable, sans même me toucher. Agrippé à mes bras, il me secouait et grogna.

— Brinosia, tu n’es rien pour moi. Un simple bout de viande inutile. Un déchet de la société brinosienne. Je n’éprouve aucun sentiment pour toi, ni céans, ni jamais.

Sur ces dernières paroles, il se volatilisa, me laissant seule avec mes plaies internes. Un torrent se déversait de mes désillusions. Une montagne de granit se dressait devant moi. Un volcan paradant dans mon cœur, finissaient de brûler mes espoirs. Je me laissai happer par le sol, les bras autour de mes genoux, en position fœtale. Mon corps était pris dans des rafales de sursaut.

Voici la fin de notre histoire, celle d’Héraclès et de Mélodie.

Celle d’un sorcier et d’une woota.

Cette plage, le cadeau d’Héraclès pour moi, une preuve de son amour. Cet endroit si paradisiaque était devenu bien trop sinistre. Je me sentais brisée. Lui qui était devenu ma bouffée d’oxygène, j’étouffais maintenant.

L’air se raréfiait à devenir oppressante. Des pieds indistincts se tenaient devant moi, au milieu d’un brouillard, fourbu. L’odeur était aussi confuse.

— Oh mon dieu, Mélodie, s’affola-t-il, abattu.

Un timbre de voix puissante et méconnaissable. Je n’avais plus aucune réaction. Impassible devant cet inconnu gigantesque. Angoissé.

— Mélodie, c’est moi Éros. Je te ramène à la maison. Tout ira bien, je t’en fais la promesse.

— Éros, murmurai-je, d’une voix écrasante de chagrin.

— Chut.

Il me porta en douceur dans ses bras puissants. Il me serrait fort, comme s’il avait à craindre que je disparaisse. Dans la nature.

L’obscurité me délivra de mes tourments. Mon ouïe se trouvait encore dans l’univers des vivants, alors que mon esprit divaguait dans un ailleurs. Un ailleurs des plus glissants et des plus délectables. Il m’installa confortablement sur un lit, positionna les oreillers sous ma tête avant de me recouvrir d’une couette bien chaude. Mon être était comme anesthésié. Une main repoussa quelques mèches de cheveux collées à mon front. Des pas se rapprochaient, une porte glapit de fatigue et des éclats de voix s’étendaient jusqu’à ma tête.

— Que s’est-il passé ? demanda l’un d’eux, affolé.

— Je l’ai retrouvé ainsi sur la plage.

— Cesse de le protéger. Tu sais, tout comme nous, qui lui a fait ça.

— Crystal, tu n’y es point du tout.

— C’est Héraclès, finit-elle par dire, férocement.

Le simple fait d’entendre son prénom me faisait grimacer de souffrance. Mon cœur, mon être était poignardé à divers endroits. Le matelas se mit à grincer. Quelqu’un venait de s’asseoir, tout près de moi. Une main sur mon corps léthargique.

— Méli-Mélo, c’est Yan. Tout va bien maintenant.

Comment pourrais-je aller bien ?

Les ténèbres me tenaient dans leurs mailles, et m’entraînaient toujours plus en profondeur, en enfer. Dans ce gouffre sans fin.

Crystal ne lâchait pas le morceau aussi facilement.

— Héraclès lui fait endurer les pires supplices. Il n’avait aucun droit de lui faire cela.

— Stop Crys. Ce n’est pas l’heure pour la dispute. Notre amie a besoin de nous. Alors pour elle, nous devons faire profil bas et rester soudés. Quoi que nous pensions des uns et des autres.

— Je dois me retirer, souffla Éros.

— Reste Éros. Je suis certain qu’elle est ravie de te savoir près d’elle.

— Crois-tu qu’elle nous entend ?

— Bien sûr, Crys.

— Pourquoi ne réagit-elle pas ?

— Elle est encore sous le choc de la séparation.

Éros semblait impatient de mettre les voiles.

— Je dois vraiment y aller, céans. Je repasserais dans la soirée.

— Nous, nous restons avec Mélodie, indiqua Yan malheureux.

— Qu’allons-nous dire à ses grands-parents ?

— La vérité simplement.

J’aurais voulu affectionner le silence pour pleurer en paix, toutes les larmes de mon corps.

— Mel, tu m’entends. C’est fini maintenant.

Elle avait raison. Tout était fini. La fille que j’étais devenue avec lui. Je n’étais plus que moi, Mélodie. Juste une pauvre brinosia, sans grand intérêt aux yeux du monde. Et aux yeux d’Héraclès.

Une porte assena violemment. Des voix retentirent dans toute la maison.

— Mélodie, brailla-t-elle nerveusement.

Crystal descendit à leur rencontre. Ma porte de chambre s’ouvrit à la volée. Après un court instant, j’entendis.

— Madame, Monsieur Félix, Mélodie ne se sent pas très bien.

Elle souhaite garder la chambre.

Énervés, ils gravirent les escaliers.

— Tu vois. Je te l’avais dit. J’avais un mauvais pressentiment.

— C’est fini avec Héraclès.

Ils soupirèrent de concert.

— Qu’allons-nous faire ? ronchonna-t-elle.

— Après une bonne nuit de repos, elle ira beaucoup mieux. N’est-ce pas ma Didie ? affirma mon grand-père.

Rien n’était moins sûr. Yan expliqua la situation, sur un ton morne.

— Allez-vous-en tous les deux. Tout ça est de votre faute.

— Georgette, la rappela-t-il à l’ordre avant de se reprendre.

Restez. Je suis certain qu’elle est heureuse de vous savoir à ses côtés.

Yan le remercia.

— Repose-toi ma petite Didie. J’ai la conviction que demain ça ira mieux.

Ma grand-mère m’embrassa sur le haut du front avant de se retirer.

Ils ne semblaient pas me comprendre. Je ne recherchais que la solitude.

— Yan, implora-t-elle. Nous ne pouvons pas demeurer les bras ballants.

Il soupira.

— Sœurette, la seule chose à faire, est d’être présent pour elle, pour la soutenir. C’est un chagrin d’amour. Il va bien finir par passer.

— Et si elle n’y parvient pas. Que ferons-nous ?

— Notre amie est forte.

— Il l’a complètement détruit. Et je ne vais pas rester sans rien faire, à la regarder dépérir et se terrer dans son mutisme.

— Fais à ton bon vouloir. Mais ne commet pas d’impair, et ne fonce pas tête baissée dans leur clan.

— Ne t’angoisse pas pour moi. Veille sur elle.

— Sors par la…

Il soupira.

— Elle a déjà filé.

Sa main sur mon front se posait d’une tendresse infinie entre un frère et une sœur. Mon cœur commençait son ascension. Peu à peu, les blessures se refermèrent. Il délestait la douleur pour s’ouvrir en une paix intérieure, un mirage.

Non, il n’avait pas le droit d’utiliser son pouvoir sur moi. Je le combattais avec force. Je ne voulais pas aller mieux, je ne voulais pas oublier, ni la douleur, ni la souffrance, rien de ma rupture. Le félin en moi se joignait à mon combat contre le pouvoir de Yan, de son véritable nom Pierre.

— Méli-Mélo, tu combats mon pouvoir. Ne veux-tu pas aller mieux ? Peut-être plus tard.

Le silence tomba entre nous. Lourdement. Une enclume. Un silence apaisant pour moi. Une bénédiction. Un soulagement.

Un nouveau soupir de Yan.

— Je n’aime pas te voir ainsi. Tu es ma sœur de sang, ma meilleure amie. Je serais toujours là pour toi. Toujours.

Sa voix chevrotait. Il retenait les sanglots.

— Je me sens impuissant contre le mal qui te ronge. Impuissant et tellement désemparé de te voir aussi malheureuse. Mon but n’est pas de me lamenter, je t’assure. Si on pouvait remonter le temps, quand tu possédais une telle joie de vivre. Une insouciance au vu de notre monde. Mon amie me manque. Si j’avais le pouvoir de te rendre ton sourire et ta bonne humeur d’autrefois.

Sa main ne cessait de câliner mes cheveux avec douceur. Il s’exclama sur un ton plus que monotone.

— J’ai trouvé.

Il prit une profonde inspiration.

— Qu’est-ce qu’une blonde intelligente ? Alors tu as trouvé. C’est un labrador…

Et il enchaînait des blagues, sans prendre la peine d’une respiration entre chaque. Yan était une véritable encyclopédie de blagues en tout genre. Puis, il se mit à faire les questions-réponses.

— Une dernière pour la route, soupira-t-il. Docteur, j’ai besoin de lunettes. Oui, certainement. Ici, c’est une banque. Elle était plutôt pas mal, celle-là. Non, oui, bon OK, ce n’était pas la meilleure.

Kawasaki miaula et gratta derrière la porte. Dans le couloir. Yan se leva pour aller ouvrir. Les pattes de velours de Kawasaki se trouvaient sur le parquet de ma chambre. Il poussa un miaulement strident pour essayer de se faire comprendre de Yan. Un courant d’air fila dans ma chambre. Une cascade de poils, de miaulement et de griffes surgit ici. Les félins crachaient. Kawasaki prit sa défense en miaulant.

— Ça suffit. Vous êtes venus pour Mélodie.

Ils sautèrent sur mon lit, sans exception. Nous étions à l’étroit. Ils essayèrent de capter mon attention, en ronronnant. C’était à celui qui ronronnait le plus fort.

Yan s’était éclipsé dans le couloir.

— Alstroéméria que se passe-t-il ? Tu es dans cet état à cause de ce Volsvang ? demanda Popeye, compatissant.

Il n’obtint aucune réaction de ma part. Les pensées qui fusaient dans mon esprit s’enfouirent au plus profond de mon être afin que personne ne puisse les entendre.

— Tu dois te remettre le plus vite possible. Il n’en vaut pas la peine. Montre-lui que tu n’as pas besoin de lui pour vivre, ni maintenant, ni jamais, me souffla Chipette.

— Sors avec des amis. Va faire la fête, lâcha Moustache.

— Il ne mérite pas que tu te morfondes pour lui. Évidemment, ce ne sera pas évident. Tu l’aimes sûrement beaucoup, plus que tu ne le voudrais. Je comprends. Mais tu dois essayer de vivre sans lui. Ne lui fais pas ce plaisir. Le temps atténuera ta douleur. Aie confiance Alstroéméria. Si tu as besoin de te confier, à n’importe quel moment et de n’importe qui. Même au sujet des sorciers. Nous serons là pour t’écouter. Le jugement n’est pas pour nous. Tu fais partie du cercle des félins. Tu es l’une des nôtres. Nous sommes une famille, épilogua Oslo gentiment.

Depuis des heures de baratins inutiles et de discussions à sens unique, Oslo m’avait touché en plein cœur. Il avait trouvé mon âme et ma douleur. Il avait réussi là où personne n’avait pu me trouver. Je ne pouvais pas rester dans une inertie totale et subjuguée. Quand le temps sera venu, je me remémorais les paroles d’Oslo.

Les jours passèrent à une lenteur d’escargot. Ils se ressemblèrent tous. Yan avait dû se mettre en off. Il passa tout son temps ici, à me tenir compagnie. Tout le temps. Se nourrissait-il convenablement ? Et quand le soir, mes grands-parents le congédiaient, il revenait en douce. Il s’éclipsait jusqu’à moi. La culpabilité était grande de lui faire endurer un tel supplice. Crystal ne passait qu’en coup de vent. Comme une voleuse. Elle demandait des nouvelles à Yan, sur mon état, ou mon absence de réaction. Éros devait se sentir obligé de me rendre visite. Ses visites duraient toujours plusieurs heures. Il me parlait de choses et d’autres. Le temps qu’il faisait dehors, les bêtises de Prométhée… mais jamais, il n’abordait le sujet d’Héraclès. Il tenait compagnie à mon ami. Sa mine devait ressentir le manque d’air et le manque de nourriture. Au milieu de notre solitude à deux, Yan me lisait aussi de nombreux livres. Par exemple, Le Cri de la mouette d’Emmanuelle Laborit. Enfin tout ce qui lui passait sous la main. Des magazines people, comme Closer, Girls… Tout était bon pour me changer les idées. Ou essayer. C’était un ami formidable. Un frère de sang extraordinaire.

— Voilà Méli-Mélo, encore un livre de fini, soupira-t-il, contrit.

Il venait de me lire Une vie à t’attendre d’Alia Cardyn. Une histoire passionnante. Étrange dans ma situation.

— Le son de ta voix et ton sourire me manquent Méli-Mélo. J’aimerais retrouver ma sœur de sang. Mais, je ne sais plus quoi faire.

2

La porte craqua, suivi d’un murmure.

— Yan, puis-je te voir un instant ?

— Oui, Éros.

— Dans le couloir, finit-il par souffler.

Le porte grinçait. Ils ne s’imaginaient pas que j’allais écouter aux portes.

— Il est parti.

— Qui ? Héraclès ?

— Il se trouve à Paris. Je ne parviens point à le comprendre. J’étais pourtant certain de ses sentiments à son égard. Il contredit tout en bloc.

— Je me fiche de sa personne. L’important est Mélodie. Son état ne s’améliore pas. Il me semble même qu’elle se laisse mourir.

J’ouvris les paupières, émergeant des ténèbres, revenant dans un monde qui me paraissait bien fade, insipide. Après des jours dans l’obscurité, je marchais comme un automate. Je tournai la clé dans la serrure de la porte. Un coup sec.

Bien sûr, ça ne servait à rien.

En un battement de cil, ils se trouveraient à mes côtés.

Tel un zombie, je reculai jusqu’à mon lit, où je me laissai tomber.

— Mais. Elle nous a enfermés, s’exclama Yan, incrédule.

— Il semblerait.

— Mélodie, ouvre-nous.

Impassible, les yeux rivés au mur, je restais emmurée dans mon mutisme. Le verrou ne les retint pas plus longtemps. Ils apparurent face à moi.

— Méli-Mélo, tu as fini par ouvrir les yeux, souffla-t-il, les yeux pleins de chagrin.

— J’ai grand plaisir à te voir ainsi.

— Allez-vous-en, crachai-je, un félin enragé.

— Non, Méli-Mélo.

Je remerciai Yan, pour tout ce qu’il avait fait, le temps passé en ma compagnie des plus désagréables. Mais plus qu’une envie, un besoin, j’avais besoin de rester seule. Ma voix était différente. Revêche, rugueuse et pâteuse.

— Yan, nous devrions peut-être la laisser à sa solitude. Pendant un laps de temps.

— Tu te fiches probablement de son sort, mais pas moi.

— Tu te fourvoies, mon ami. Je me fais du souci pour elle, également, s’emporta-t-il, rouge de colère.

Il était surprenant de voir Éros en colère, lui qui était toujours de bonne constance.

— Arrêtez, beuglai-je. Je ne veux rien avoir à faire avec des sorciers. Sortez de ma vie. Tous les deux.

— Mélodie, soupira-t-il, piteux.

— Va Yan. Je t’emmène.

Seule.

Sur la chaise de bureau, je me mise à écrire, écrire toute la souffrance que j’avais sur le cœur. J’écrivais une lettre pour Héraclès. Une lettre qui ne lira probablement jamais.

Cher Héraclès,

Je viens d’apprendre pour ton départ, à Paris. La réalité peut être brutale. La vérité, faut-il mieux connaître la vérité, ou vivre dans le mensonge. Étais-je simplement un loisir pour toi ? Un passe-temps ? Et tu m’as jeté à la poubelle comme un vulgaire mouchoir. Après l’accident d’Arnaud, sa mort brutale, j’avais cru ne plus pouvoir aimer, ne plus donner mon cœur, ni même tout mon être à une personne. Héraclès, je t’ai donné mon cœur et mon âme.

La mort me paraît plus douce, à cet instant. L’air me manque.

Les mots me manquent…

La vie vaut-elle le coup d’être vécue ?

Je glissai la feuille dans une pochette, à l’inscription « Privée » et la rangeai dans le troisième tiroir du bureau.

Durant un long moment, je demeurais immobile dans la pénombre. Dans un silence pesant, mes larmes coulaient sur mes joues, en vagues douloureuses. Les oreilles à l’affût du moindre bruit. Inconnus. Les larmes se tarirent quand mes pupilles devinrent asséchées.

Une terrible envie, une ancienne addiction me submergea. Et le sommeil m’emporta.

Le réveil fut horrible. Une impression de gueule de bois monstrueuse et un mal de tête terrible. Des fourmillements engourdissaient mes pieds. Quand je voulus me mettre debout, je m’affalai à plat ventre sur le parquet. Je me relevai tant bien que mal, les cheveux dans les yeux et m’assis à mon bureau comme la veille.

Mon cher Héraclès,

Aujourd’hui, je vais passer dans le bar de mon vieil ami, Canne patte. Je boirais à n’en plus pouvoir, pour t’oublier toi et mon amour pour toi. Après mon addiction à la cocaïne, tu étais devenue ma drogue. Héraclès Zonnes. Je suis en manque. J’ai un besoin terrible d’un substituant.

Rien de tel, qu’un verre de vodka, pour oublier. Ses problèmes.

J’enfilai un pantalon et un tee-shirt au hasard. La maison était vide. Vide en apparence. Ma veste sur le dos, je sortis.

Je ressemblais à un zombie avec les cheveux en batailles. Je me moquais de ce que les gens penseraient de moi.

Je planais. Les yeux dans le vague. Les pieds se mouvaient seuls. Comme dans un autre monde. Mollement, je m’engouffrai dans le bar. Canne patte me salua poliment. Un sourire des plus chaleureux à mon intention. Machinalement, je me posai sur un tabouret.

— Mélodie, tu n’as pas l’air bien. Que t’arrive-t-il ?

— Une vodka, s’il te plaît, dis-je des plus distraites.

— Quel est le problème ?

— Mon verre, rétorquai-je sèchement.

— Bien, mademoiselle, s’exécuta-t-il en soufflant.

Je l’avalai d’un coup sec.

— Du calme !

— Un autre.

Il me resservit. Mais quand il s’apprêta à ranger la bouteille, je l’interpellai.

— Laisse-la.

Avec un profond soupir, il la reposa sur le comptoir et s’activa vers un autre client.

À nouveau, j’ingérai le verre cul sec. Le troisième se but aussi rapidement. Tout comme les suivants. Je perdis le compte des verres. Mais mon corps se sentait léger, aussi aérien qu’une plume. Une feuille prise dans des bourrasques. Mon sourire frétillait de futilité. Canne patte se faisait trouble. Son corps ne cessait de se mouvoir dans l’espace. Furtivement. Il me donnait le tournis…

Il s’inquiétait de mon état. Sa voix résonnait dans un ralenti des plus démesurés.

— Arrête de bouger, susurrai-je, la bouche pâteuse.

— Mais, je ne bouge pas.

Un rire éclata dans l’assemblée. Le mien. Un rire de folle.

— Ouaip. Arrêteee deee faireee ton mal-lin.

Enfin, la douleur était un mauvais souvenir. Je me sentais en paix avec moi-même, avec mon cœur et mon âme.

— Je te ramène chez toi, ordonna-t-il, l’air sévère. Les rides davantage creusées.

— Sûr-ment pAs.

Il venait de contourner le bar pour me choper par le bras avec une certaine force. Il m’aida à me mettre debout. Je me retirai d’un geste assez brutal et bestial. Je perdis l’équilibre. Sur le dos, les quatre pattes en l’air.

— Oh mon Dieu, s’écria-t-il, paniqué, alors que je rigolais comme une aliénée.

Sa mine déconfite ne faisait qu’accroître mon hilarité. Il m’aida à me remettre sur pieds. Le sol ne cessait de se dérober sous moi. Mon pauvre ami parvenait avec difficulté à me tenir à flot. En le pointant du doigt, gaiement, je dis.

— Toi, je t’adore. Mon vieil ami, Canne patte. PATTE. Toujours là pour MOI.

Une voix mal assurée. Elle enchaînait les graves et les aigus comme une symphonie, remplie de fausses notes.

— Je te ramène, souffla-t-il, désorienté.

Je refusai.

— Non, un autre verre.

Je postillonnais même, impossible de contrôler ce flux de boissons trop important. Mes gestes n’étaient plus sous contrôle. Ils étaient lourds, et pourtant, ils étaient aussi aériens.

— Tu as assez bu. Pour aujourd’hui.

— Ste p p p, suppliai-je, les yeux larmoyants.

— Je ne céderais pas.

Les négociations étaient longues et sans fin. Il me poussait à l’extérieur, sans ménagement. Ma démarche en zigzag l’entraînait contre son gré, dans une démarche mal assurée. Je me mise à chanter comme une casserole et des larmes brûlantes jaillirent sur mes joues. Je me laissai choir à genoux, sur le bitume. Il était perdu et ne savait comment me venir en aide. Il ne comprenait pas cette peine immense et ce tourment qui me chaviraient le cœur. Une voix tourmentée jaillit dans la rue sombre.

— Mélodie, je t’en prie. Relève-toi.

Il essayait de me remettre debout, mais en vain. Un corps en poids mort, soudé aux pavés. Ses forces diminuaient. Deux individus surgirent à l’angle de la rue. Je relevai la tête. Lourde. Des yeux gonflés et rouges. Des larmes qui ne voulaient pas s’arrêter.

— Laissez, monsieur. Nous nous en occupons, suggéra Éros placidement.

« Oh non, Éros et Yan » « Pff. Pas drôle. »

D’une main, Yan me releva et me tint fermement. Canne patte leur offrit un sourire de complaisance.

— Tiens, mes gardes du corps. Des faux semblants.

— Qu’a-t-elle ? questionna-t-il.

— Je suis convaincu que vous le savez pertinemment, rétorqua Éros, un peu plus sèchement.

— C’est bien lui qui l’a mis dans un état pareil.

Yan acquiesça sans autre commentaire. Étrange. Ils s’étaient compris à demi-mot. J’étais peut-être ivre, mais pas complètement ignorante.

— Nous te ramenons, ordonna Éros.

Canne patte m’embrassa sur la joue et me laissa partir avec ces deux énergumènes. Nous nous éloignâmes du bar et de mon ami, prisonnière de ces deux gros bras puissants, qui m’empêchaient de faire tout faux pas.

— Je vous hais, braillai-je.

— Cesse donc. Il se fait tard. Tu vas réveiller toute la population, me réprimanda Éros, sévèrement.

— Je m’en fiche, boudai-je.

— Arrête maintenant, m’ordonna doucement Yan.

— Arrête maintenant, répétai-je sur le même ton.

— Méli-Mélo, ça suffit.

— Méli-Mélo, ça suffit.

— Il semblerait qu’elle a envie de s’amuser.

— Elle est simplement ivre. Demain, rien ne sera pareil.

Je répétai tout comme un perroquet à l’identique. Ils s’exaspéraient.

— Certainement. La réalité la rattrapera tôt ou tard. Mais pour l’heure, elle est heureuse.

Je manquai de perdre l’équilibre. Yan me prit sur ses épaules, comme un vulgaire sac de pommes de terre. Espéraient-ils la tranquillité ? Le calme n’était pas dans mes intentions. Je hurlais tout en infligeant de violents coups de poing dans le dos, et de pieds dans les côtes.

— Mon dada. Mon dada.

Je riais de bon cœur, sur des coups plus forts et plus agressifs.

— Personne aux alentours, lui confia Éros sur le ton du secret.

Après un petit tour de passe-passe, on se découvrit devant la maison. Yan me déposa à terre. Je fis volte-face et murmurai :

— Tu sais, TOI, je te déteste.

Éros pouffa. Je me tournai, en le désignant d’un doigt rageur.

— Ne rigoleee pas toi… toi aussi, je te déteste. Tout est de votre faute.

Il arrêta de pouffer. Blessé. Il frappa à la porte. Des pas se traînaient jusqu’à nous. Je dévisageais curieusement les deux vieillards qui se dressaient devant moi, fou de rage.

— Oh là là, vous êtes trop moches.

— Elle a bu ! s’exclama-t-elle, furibonde.

— Apparemment, répondit simplement Yan.

Mon grand-père m’entraîna dans le salon pour m’installer dans le canapé. Mon corps s’enfonçait. Les bras croisés sur ma poitrine, je me mise à bouder.

— Pourquoi l’avoir fait boire ? s’écria-t-elle, en colère.

— Patronne, Mélodie est assez grande pour boire toute seule.

— Bien sûr, non, mais…

— Georgette, ça suffit. Faut toujours que tu te fasses du mauvais sang pour rien. OK, elle a bu et alors. Ça lui a permis d’oublier pour un temps ses problèmes. Elle va surpasser tout ça. Notre Mélodie est forte. Et ce n’est qu’un chagrin d’amour, après tout.

— L’amour c’est pourri.

Je me relevai du canapé avec comme une enclume dans le corps. Ma tête tanguait. Mes jambes frétillaient. Le sol se mouvait affreusement sous moi. Je m’effondrai lourdement dans le canapé.

— Les garçons, allez la coucher.

Yan me porta dans ses bras, contre lui. Il gravit les marches suivies d’Éros et de Kawasaki jusqu’à mon lit. Il me déposa en douceur. Éros me recouvrit le corps d’une couette bien chaude. Je me rassis, le corps comme un piquet. Éros et sa poigne ferme et puissante me plaquèrent contre le matelas et il ordonna.

— Dors, petite Mélodie.

— Je n’ai pas sommeil.

— Demain, tu auras les idées plus claires, chuchota Yan, chaleureusement.

— Va, dors céans, reprit Éros tout en saupoudrant une poussière invisible sur mes paupières.

Mes paupières devinrent lourdes et une douceur infiniment grande m’emporta pour me bercer dans les bras de Morphée. Des pouvoirs qui se fusionnaient et se complétaient dans une parfaite harmonie. Un sommeil lourd, impossible à briser. Une paix intérieure, si agréable et impossible à rompre. J’avais bon les combattre avec une certaine hargne, et une certaine colère qu’ils osent me faire ça à moi. Ils étaient bien trop puissants pour moi, tous les deux. Je cessais ma lutte. Je finis par m’engloutir, complètement. À l’horizon, des lumières scintillaient par centaine. Une aurore boréale grandiose m’entourait. Une certaine plénitude m’envahissait. Obnubilée, fascinée par ce spectacle grandiose. Incapable de bouger. De le quitter des yeux. Puis, les lumières s’écartèrent, tels des milliers de files d’anges. Je pouvais distinguer une plage magnifique, bordée de palmiers verdoyants, qui se dressaient à l’infini. La mer d’un bleu turquoise et d’une transparence improbable s’y jetait de bon cœur. Au fur et à mesure que mes pas me guidaient, une somptueuse robe se dessinait sur mon corps. La mousseline virevoltait au gré du vent. Le toucher était un délice, une pure merveille. Soyeuse à souhait. D’un blanc cassé. Le calme ici était contagieux à mon cœur. Si bien que ni Alstroéméria ni Mélodie n’étaient sur nos gardes. Mes pieds continuaient d’avancer en savourant cette ambiance de quiétude. Divers parfums flottaient dans l’air. Odeurs savoureuses d’une rose fraîchement coupée, de tulipe qui s’ouvre sur l’éternel, le tournesol au soleil qui mûrissait. Les feuilles du printemps encore attachées à leurs plus beaux apparats. La terre tout juste labourée. Et l’odeur du large. De la mer. J’étais aux paradis. Un rêve idyllique. Devant moi se découvrait une véritable fresque vivante de teintes chatoyantes et chaleureuses qui se mouvaient en douceur. Ce chef-d’œuvre me laissa entrevoir un soleil or pendant quelques secondes. Des oiseaux en tout genre et de tous horizons se balançaient, dansaient et gazouillaient de bonheur. Rouges-Gorges, aigles royales, faucons, corbeaux, mouettes, moineaux, cigognes… À force de les regarder tournoyer, j’en avais le tournis. Les bras écartés et le visage rieur, tourné vers le ciel, je tournoyais moi aussi.

Euphorique. Une voix monta dans le ciel, douce et sulfureuse. Je ne connaissais pas.

— Ta vie sans lui, continue. Sois-en certaine, joli oiseau. Tu es forte, suis le chemin du ruisseau. Il te conduira à ton dessein. Surmonte tous tes problèmes et tu seras, céleste damoiselle. Comment vivre et suivre ton destin ? Il te suffit de le vouloir et d’y croire. Oublie-le et cesse de t’apitoyer sur toi-même. Il n’en vaut guère la peine. Les chemins du monde, vastes, ils sont. L’univers est grand, furtif est le temps. Ton cœur cicatrisera, ma mie. Car avant toi, bon nombre d’entre nous sont passés par cela. Carpe diem, vis le moment présent. Reprends goût à la vie, sans cogiter à tous ces lendemains incessants.

D’où provenait cette voix ?

J’étais persuadée qu’Éros se trouvait derrière ce décor de rêve. Il tenait tellement à me faire oublier mon chagrin d’amour. Le manque d’Héraclès. Mais, il ne comprenait pas. Il ne comprendrait jamais.

Être loin d’Héraclès était une chose inconcevable. Impossible.

Mes pieds se mouvaient toujours, le long de la plage, la tête dans les nuages. Les dernières paroles de la voix me martelaient l’esprit.

Vêtue de la tête aux pieds, je descendis. Kawasaki sur les talons.

— Où vas-tu encore ? miaula-t-il.

J’enfilai déjà ma veste.

— Me promener. J’ai le droit. Non.

En position d’attaque, il me barrait le passage.

— Tu ne me le fais pas. Pas à moi Alstroéméria. Tu vas encore boire.

— Et alors ? soufflai-je, déconfite. C’est ma vie.

Avant d’enchaîner, je le poussai légèrement sur le côté.

— Je sais ce que je fais.

— J’en doute, miaula-t-il dans un cri des plus stridents.

Alors que je m’apprêtai à sortir, on me bloqua la porte, en grondant.

— Où vas-tu, ainsi ?

Je crachai furieuse de leur intrusion dans ma vie. Éros et Yan se dressaient mécontents.

— Ne crois-tu pas avoir assez bu, hier ?

Je vis rouge et j’explosai.

— Foutez-moi la paix. Tous les deux. Je ne veux plus rien avoir à faire avec vous.

Yan me saisit par la veste, violemment.

— Tu restes là.

Je le fusillai du regard.

— Tu n’as pas à me dire ce que je dois faire ou non. Si j’ai envie de boire, je vais boire. Un point c’est tout.

— Ce n’est guère une solution. L’alcool. Demain, tes problèmes seront toujours présents, dit simplement Éros, l’air absent, préoccupé par quelque chose d’autre.

— Tu as raison. Mais demain seulement.

— Soit. Tu as raison. Tu fais ce que tu veux. Mais, nous nous inquiétons pour toi. Puis, il leva les bras en l’air, paumes vers moi, pour continuer. Bien, tout est de notre faute. Entièrement de notre faute. Tu nous répudies. Tu voudrais ne plus nous voir. Bien, nous avons compris, mais nous restons avec toi, pour toi. Alors, va picoler. À ta guise. Nous viendrons te chercher quand tu auras fini, pour t’escorter, à bon port.

Yan ne riposta rien et préféra s’en aller comme un voleur. Éros le suivit de peu avec un geste amical à mon encontre.

Je saluai chaleureusement mon vieil ami Canne patte. Une mine renfrognée et figée. Contrariée. Je lui demandai une bouteille de vodka et un verre.

— Ce n’est pas raisonnable, Mélodie.

— Tu ne vas pas t’y mettre. Toi aussi, soupirai-je, en tapotant du bout des doigts sur le comptoir.

Canne patte se pencha sur moi pour me regarder droit dans les yeux.

— Je me fais énormément de souci à ton sujet.

Je haussai les épaules.

— Tu ne devrais pas.

Il s’éloigna en déposant la bouteille et le shooter. Le premier verre servit. Affligée. Je le bus cul sec. Alors que nous discutions de tout et de rien, je me servais déjà mon deuxième shooter. Je tournai mon verre sur place, l’esprit ailleurs. Les gestes, un automate.

— Je ne sais pas exactement, la raison de ce comportement, ni cette tristesse qui t’accable, mais l’alcool n’arrangera rien. Bien au contraire. Tes problèmes ne s’envoleront pas ainsi. Demain, à ton réveil, ils seront toujours présents.

— Je sais, soufflai-je, la lèvre inférieure tremblante. Mais, pendant que je suis là, à boire, mon esprit est embrumé par la paix, mon cœur endormi et mon corps anesthésié. Sereine.

Je le sirotai d’une traite avant de m’en servir un autre. Il se pencha vers moi pour me susurrer.

— C’est Héra…

— Ne prononce pas son prénom, le coupai-je un peu brutalement.

De rage, son poing fracassa le comptoir.

— Il est à l’origine de ta déprime.

Pour toute réponse, j’ingurgitai mon verre en une gorgée seulement. Le liquide me brûlait l’œsophage. Je manquai de m’étouffer. Un nouveau verre rempli. Je le tripotai, les yeux dans le vague.

Il n’avait pas tort. Boire ne résoudrait rien. En attendant, il était le seul remède à l’oubli.

— Il t’a quitté.

— Je ne veux pas en parler.

— Comme tu veux. Mais si tu as besoin, je suis là.

— Je sais, soupirai-je, les larmes au bord du précipice.

Je lampai ma quatrième tournée quand Crystal entra dans la salle, tel un ouragan d’air frais. Mon regard la suivait. Elle prit place à mes côtés, sur un tabouret de bar. Ses yeux crémeux me toisèrent étrangement.

— Salut Mel. Que fais-tu dans ce gourbi ?

— Ce n’est pas un gourbi, répondis-je platement.

Yan lui avait-il demandé de me surveiller ?

Cinquième tournée de vodka sous l’œil inquisiteur de mon amie.

— Pourrais-je avoir un jet 27, s’il vous plaît ?

Mal à l’aise, il s’exécuta. Son front suintait de peur.

— Mademoiselle, après ce verre, je vous demanderais de partir.

— Je m’en irai quand Mel s’en ira. Pas avant.

— Hum, grommela-t-il soucieux. Sur la défensive.

Tout le contraire de mon amie, qui était d’une nature décontractée. Les yeux rivés sur moi.

— Ne te laisse pas abattre. Il n’en vaut pas la peine. Tu peux me croire. C’est un Zonnes, bon sang. Je sais, ces derniers temps, je n’ai pas été très présente pour toi. Il y a une bonne raison à cela. Je l’ai cherchée et je l’ai trouvée à Paris. En charmante compagnie. Tu peux me croire. Et à mon humble avis, ils ne font pas que de bavarder gentiment.

Je ne voulais pas l’imaginer avec une autre. Raté. Merci Crystal. Des images m’insufflaient dans l’esprit. Je retenais mes larmes avec force. La gorge nouée, et la voix tremblante, je m’énervai pour de bon.

— T’as fini. Où tu vas aussi me faire un dessin. Tous autant que vous êtes, foutez-moi la paix.

À la suite, je m’enfilai deux verres. D’une même lancée.

Hum…

Le liquide apaisa tous mes muscles.

— Du calme. J’ai juste pensé qu’il fallait que tu le saches.

— Arrête de penser. Ça ne te va pas.

Des yeux exorbités d’horreurs, elle se ressaisit.

— Je souhaite juste t’aider.

— Je n’ai besoin de personne.

Elle secoua la tête. Ses belles anglaises dansèrent sur ses épaules fines. Légères.

— Je n’en suis pas convaincue. Regarde, où tu es ? Dans un bar et tu bois comme un trou. Penses-tu être la solution ? Veux-tu devenir une alcoolique ?

Sans quitter mon shooter des yeux, je lui répondis. Mollement.

— Tu préférais me voir pleurer, tout le temps, cloîtré à la maison.

— Boire n’est pas non plus une solution. Secoue-toi, Mel. Montre-lui que tu n’as pas besoin de lui, pour vivre. Ne lui fais pas cet honneur. Et un jour, tu te lèveras, et tu l’auras oublié.

Mollement, je secouai la tête.

— Tu es comme les autres Crys. Tu ne comprends rien.

Comment le pourrais-tu d’ailleurs ? N’as-tu donc jamais aimé ? Aimée à en perdre la raison, si fort, tellement fort que ça te consume de l’intérieur, un incendie de tendresse infime, un étau qui te serre le cœur à te le broyer, par le manque de son absence si pressent, si étouffant. Je suffoque. Sans lui, je ne suis plus qu’une loque humaine, une bonne à rien, un pitoyable brinosia, une monstrueuse woota. Maintenant Crys, fou-moi la paix. Je crois que j’ai mérité un peu de réconfort, alors si c’est l’alcool qui me l’apporte, pourquoi pas.

Elle semblait toute chose, chamboulée et troublée. Elle passa sa main dans ses anglaises avant d’avaler son jet 27.

— Tu te fourvoies, Mélodie. J’ai connu l’amour, l’amour tel Roméo et Juliette, si fort, ou guère fort que cela finalement. Parce que ni l’un ni l’autre n’avons rompu avec nos familles réciproques, bravés les interdits pour être ensembles pour l’éternité. Non. Au début, oui, nous avons vécu pleinement notre histoire, mais dissimulée aux yeux de son clan comme du mien. S’ils l’avaient su, ils nous auraient répudiés sur le champ. Il n’y a pas un instant qui passe sans que je ne pense à lui. Il me manque chaque jour un peu plus, que je me demande comment je fais pour continuer à avancer. Encore plus, depuis que…

Elle passa sa langue sur les lèvres avant de poursuivre dans une autre direction. Je restais sur ma faim. Mais, je ne lui posais pas non plus, la fameuse question. « Depuis que, quoi ? »

— Tu as peut-être l’impression d’être une épave sans lui, mais rien n’y est. Tu n’es pas seule. Tu nous as, nous, Yan, Éros, moi et ton cercle des félins. Même le patron de ce bar. Mel, que tu me croies ou non, tu es importante pour eux, les félins, pour nous, pour ta famille, pour moi.

Elle pouvait être exaspérante, mais ses paroles me touchèrent au plus profond de mon cœur. Son début de confidence aussi. Je sirotai un autre verre, tranquillement. Ma tête s’alourdissait. Une enclume dans le cerveau.

Le pouvoir de la vodka.

La vodka montait enfin au cerveau. Au système nerveux.

Je pouvais me vanter de la supporter. Finalement.

Plutôt assez bien.

Crystal demanda un second jet 27. peut-être pour m’accompagner. Tout simplement.

Agacé, il s’exécuta. Avant de s’activer vers les autres clients. La porte s’ouvrit sur Yan et Éros. Canne patte râla.

Impossible.

— Canne patte, appelai-je fébrilement, les gestes à la dérobée.

— Oui Mélodie.

— Sert donc un whisky à Yan et un autre jet à Crystal, puis tu me diras combien, je te dois.

Il sortit des verres et les remplit avec le liquide en question. Il fit glisser les verres sur le comptoir, juste devant mes amis.

— Merci, tu es un ami.

Il pencha légèrement la tête sur le côté.

— Je ne veux plus les voir dans mon bar. Ils vont finir par faire fuir ma clientèle.

— Pourquoi ? questionnai-je, distraitement.

— Je t’expliquerai un jour, un jour, dit-il, en s’éloignant.

Tournée vers les sorciers, je les fusillai. Un regard mauvais.

— Dites-moi, vous le faites exprès. Ou c’est votre race qui est ainsi. Vous ne comprenez donc rien à rien. J’ai envie d’être seule.

Je finis mon verre, cul sec.

— Vous êtes trop nuls.

— Toi aussi, tu ne comprends rien. Nous craignons pour ta vie.

Je remplis à nouveau mon verre avant de l’ingurgiter en une gorgée.

— N’ai-je pas le droit de me morfondre tranquillement ?

Quand je reposais le shooter, ma force s’était décuplée, si bien que le verre se brisa sous l’impact. Le félin en moi miaulait férocement. La main échappa à toute égratignure. L’esprit embrumé, la tête ankylosée, les mains humides sans plus de précision. Tous se passaient au ralenti et dans une brume, un rêve d’oubli. La bouche pâteuse et la vision dédoublée. Ma température augmentait. Je suais terriblement. Je me remplissais un autre verre, ou peut-être que le liquide se répandait sur le comptoir. Je n’avais plus les yeux en face des trous. Héraclès se trouvait enroulé dans une brume, la brume de l’oubli. Mon être tremblait comme des feuilles, possédé par des bourrasques, vent violent. Les mots se formaient difficilement. La vodka remontait par la tuyauterie. Dans ma bouche se répandait un vieux relent d’alcool. Désagréable. La tête prit dans le grand huit.

Insurmontable.

Insupportable. Interminable.

— Bien. Je ois, que je je vais ren-trer.

— Oui, tu devrais, riposta un Yan, éhonté de me voir ainsi.

— Oh ! Toi alors es in in incroyableeee.

Je me levai un peu brusquement. Mes jambes ne me tenaient pas. Je m’affalais de tout mon long sur un carrelage glacé. Brûlant sur ma peau.

— Mélodie, s’écria Canne patte, en totale panique, penchée au-dessus du comptoir.

Je rigolais aux éclats. Yan et Éros me relevèrent simplement, d’une main.

— Tout va bien Méli-Mélo.

Je recouvrai mon sérieux.

— Foutez-moi la paix. J’suis assez grandede pour me re-le-ver.

— Nous te raccompagnons chez tes grands-parents, s’enquit-elle, sautant de son tabouret.

Éros et Yan aidaient mes jambes à faire un pas l’un devant l’autre.

— Lâchez-moi, m’écriai-je, en me débâtant avec haine et avec force. Toute puissance du félin.

La poigne d’un sorcier était forte, trop forte pour me dégager.

— Je vous hais, vrai vrai-ment tous les trois.

— Plus tard, tu nous remercieras Méli-Mélo.

— Sûr’ment pas.

Ils me traînèrent dans la rue, sans ménagement. J’avais eu à peine le temps de saluer mon vieil ami Canne patte. D’un coup, je me courbai pour vomir mes tripes dans le caniveau. Yan me soulevait les cheveux, pendant qu’Éros me tapotait dans le dos. Un geste rassurant. Je me redressais les yeux larmoyants de honte et de répulsion envers moi, envers ce que j’étais devenue. Je m’essuyai la bouche, d’un revers de manche incertain. Les larmes de chagrin, d’abandon roulaient sur mes joues. En silence.

— Ça va. Je suis jus-te bour-ré.

Un rire stupide m’échappa et se répandit dans la nuit. Un ricanement fort et puissant. Hystérique.

— Je t’en prie. Tu vas réveiller le voisinage, s’exaspéra Yan. De cette attitude de petite fille trop gâtée.

— Je suis libre de faire ce que je veux, hurlai-je de plus belle, les bras tendus vers le ciel.

— Personne en vue, leur signifia-t-elle.

— Merci, nous avons vu, répliqua sèchement Éros.

Réussissant à m’échapper de leur emprise, je courrais droit devant moi. Éros me barra le passage subitement. Je reculai en titubant. Mais, les jumeaux se trouvaient sur ma route. Yan m’agrippa les coudes, me bloquant complètement.

— Tu n’iras nulle part, marmonna-t-il.

— Peut-être pas ce soir, bande de monstres. Bande de monstres, répétai-je tel un perroquet casse-pied.

La tête d’Éros collée dans le creux de mon épaule, il me susurra.

— Tout ira bien Mélodie. Je te l’assure. Calme-toi.

Il me berçait tout contre lui.

— Pleurs. Cela soulage.

Je continuais à me débattre. Avec colère. Je hurlai de toutes mes forces, telle était ma souffrance.

— Laisse-moi.

Un torrent de larmes se déversait, des plus douloureuses, bouillantes et ardentes…

— Oui, pleure, reprit-Yan d’une voix saisissante d’émotion, en me cajolant les cheveux.

Sur mes sanglots, nous disparûmes jusque devant la porte de la maison.

Je pleurais toujours.

Yan frappa à la porte, avec sévérité. Tous me parurent troubles. Mes grands-parents restèrent figés dans l’encadrement. Avec hésitation, on entra. Heureusement que des bras me soutenaient, fermement. Le sol tanguait affreusement sous mes pieds. Une seule envie me traversait l’esprit, me mettre en boule sur le carrelage et pleurer encore, me morfondre et rester dans les ténèbres à tout jamais.

Éros m’installait bien confortablement sur le canapé. Je me laissais happer le visage entre deux oreillers. La douleur était encore si présente, et si palpable. Si enflammée. Une souffrance insurmontable.

— Elle a encore bu, s’empressa-t-elle de demander.

— Oui, madame Félix, opina Yan, anéanti. Je pense que maintenant tout ira de mieux en mieux.

— Comment ça ? questionna mon grand-père, dépité.

— Elle est passée par une face de déni et d’alcoolémie. Mais maintenant, elle le pleure. C’est bon signe.

— Le crois-tu sincèrement Yan ?

— Certainement. Elle prend finalement les choses en main.

— Qu’allons-nous faire ? Il nous faut prévenir ses parents.

— Georgette, laissons-lui encore un peu de temps avant de les mettre au parfum.

Leur discussion à mon sujet se prolongeait. La douleur, au fond de mes entrailles, était si terrible que j’avais envie de hurler.

— Après tout, leur relation n’a pas duré si longtemps que cela. Elle va forcément s’en remettre. Laissons-lui encore une semaine.

— Ma sœur, je crois bien au contraire que tu ne comprends pas. Leur histoire n’a duré que quelques semaines. Mais un amour fort et puissant les liait. Je viens de le comprendre. Et toi aussi, tu aurais dû, quand on a su qu’elle se fichait royalement de ce qu’il était.

Elle soupira, déconfite.

Mes sanglots n’en finissaient plus. Et le feu dans ma gorge non plus. Les yeux bouffis. Mon grand-père leur ordonna de me mettre au lit. Yan glissa ses mains sous moi, sous un corps en poids mort afin de me transporter à l’étage. Le visage dissimulé dans son torse, je le serrais dans mes bras, comme si, il était ma bouée de sauvetage.

Son odeur me faisait tourner la tête et me rappelait tant de bons moments en sa compagnie. Notre complicité d’antan. Une épice de liberté, de ce parfum du large et de fraîcheur, l’eucalyptus. Son tee-shirt était trempé de mes larmes. Je reniflais bruyamment. Je marmonnai de plates excuses à mon meilleur ami, mon frère de sang. Il m’embrassa sur la joue.

— Tu étais en colère, Méli-Mélo. Je comprends. Tu n’as pas besoin de t’excuser.