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La mise en liaison des modes de production, de diffusion et de partage de connaissances différents fonde la légitimité de toute démarche dite « cognitive ». Le souhait de montrer, dans les collectifs socioprofessionnels, la variété des formes de cognition ainsi que leur ordonnancement possible est au cœur de l’ouvrage Une stratégie de la cognition. Pour chaque expérience professionnelle collective, un « champ cognitif » peut faire l’objet d’une description. L’étude qui va suivre porte cette ambition.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Didier Naud a mené, au cours de sa carrière, des activités de formateur, de chercheur et d’entrepreneur, auprès des entreprises et des institutions. En développant son cabinet de conseil, il a collaboré avec le CNRS et le Collège de France sur des questions touchant aux formes d’organisation et aux processus cognitifs. Aujourd’hui, son travail vise à intégrer certains enjeux écologiques essentiels sans lesquels toute réflexion sur les collectifs socioprofessionnels serait sans objet.
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Didier Naud
Une stratégie de la cognition
Essai
© Lys Bleu Éditions – Didier Naud
ISBN : 979-10-377-3797-7
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
La rédaction de cet ouvrage est, comme souvent, le résultat de rencontres dues au hasard, mais aussi l’effet d’une aimantation produite par les problèmes liés à la cognition auprès d’acteurs sociaux aussi différents que des chercheurs, des professeurs ou des formateurs, des consultants, des informaticiens, des entrepreneurs, des managers… De près ou de loin, nombre d’individus, exerçant des professions fort différentes, ont adopté des comportements de sujets conscients en faisant preuve d’une forte réflexivité quant à leurs initiatives et à leurs actions. Cette mobilisation, étonnante et inattendue, trouve, principalement, ses origines dans quatre caractéristiques de notre univers contemporain.
Tout d’abord, la « digitalisation » du monde a bouleversé, dans de nombreuses sociétés, les manières de prévoir, d’agir, de communiquer et d’agir des sujets sociaux, les obligeant à redéfinir leurs habitudes et leurs comportements. Le développement de l’Intelligence Artificielle, malgré ses échecs et ses évolutions, a ainsi fortement contribué à réévaluer les formes classiques de la raison humaine, notamment dans les entreprises et les institutions.
Ensuite, les découvertes des Neurosciences Cognitives ont conduit à une transformation profonde des sciences humaines et sociales et fait apparaître les nécessités d’une interdisciplinarité qui jusqu’alors, n’existait que sous la forme de vœux pieux. L’économie, la psychologie, la sociologie, l’informatique, l’anthropologie, la linguistique… se sont reconfigurées à partir de recherches menées sur le fonctionnement du cerveau humain. Dès lors, une distinction plus claire entre la cognition et la connaissance humaine a vu le jour.
Par ailleurs, la mondialisation des échanges, des compétences, des technologies, a fait émerger chez de nombreux individus, le sentiment d’être éminemment remplaçables. L’interchangeabilité des acteurs succède aux carrières et savoir-faire ancrés dans des traditions et des territoires et conduit à la nécessité de repenser, de réévaluer, les expériences vécues afin d’intégrer de nouvelles possibilités de mouvement et d’évolution.
Enfin, et surtout, les transformations radicales de l’environnement physique, la dégradation des milieux naturels, avec son cortège de conséquences sur l’ensemble des activités humaines, génèrent inquiétude, incertitude, voire angoisse, devant un devenir qui semble échapper à tout savoir et à toute prédiction. Rechercher des explications, des motifs de confiance, dans l’intelligence humaine devient impératif. Dans cette perspective, la compréhension des fonctions cognitives qui, pour une part, éclairent nos modes mentaux et comportementaux, attire l’attention d’acteurs sociaux très divers.
C’est dans un climat psychologique et social, traversé par ces quatre grandes mutations, que se croisent des observateurs, jusqu’alors étrangers les uns aux autres, cantonnés dans leurs secteurs d’activité respectifs. Une atmosphère instable, faite d’inquiétude et de curiosité, favorise la rencontre entre chercheurs et hommes d’entreprise, collectifs et individus, instituts anciens et communautés nouvelles, transmissions traditionnelles de savoir et combinaisons hommes-machines. Des initiatives naissent, des travaux collaboratifs se font jour, de nouvelles configurations porteuses de relations et d’interactions inédites entre acteurs sociaux apparaissent dans des lieux aussi différents que des laboratoires de recherche ou des séminaires d’entreprises… des articles et des livres s’écrivent.
Une Stratégie de la Cognition est, de ce point de vue, un ouvrage, une manifestation, parmi d’autres, de ce climat d’incertitude et de curiosité où le hasard et l’aimantation autour des questions liées à la cognition humaine, s’entremêlent pour essayer d’y voir un peu plus clair…
Il n’a pas suffi à notre génération d’apprendre par sa propre expérience comment les plus belles choses et les plus antiques, et les plus formidables et les mieux ordonnées sont périssables par accident ; elle a vu, dans l’ordre de la pensée, du sens commun, et du sentiment, se produire des phénomènes extraordinaires, des réalisations brusques de paradoxes, des déceptions brutales de l’évidence.
Paul Valery, La Crise de l’Esprit
Depuis fort longtemps, entreprises et institutions cherchent à trouver des principes susceptibles de fournir une explication à leurs modes de fonctionnement. La recherche de méthodes, de techniques, mais aussi de doctrines, censées apporter un sens et une cohérence aux activités de collectifs institutionnels et entrepreneuriaux ne s’est jamais démentie et demeure très vive aujourd’hui. De nos jours, cela se manifeste par une référence intensive aux Neurosciences cognitives, couplées ou non avec l’Intelligence Artificielle, qui se trouvent convoquées pour apporter des réponses aux nombreuses interrogations et approximations de la vie socioprofessionnelle. Bien évidemment, la complexité des environnements et des situations défie cet appel contemporain si pressant et il paraît utile d’en éclairer différents aspects.
La volonté d’éclairer la façon dont les êtres humains travaillent, dans tel ou tel domaine, possède, souvent, un aspect positif et un côté négatif. L’aspect positif se trouve dans le souhait de simplifier et de clarifier, autant que faire se peut, les approches théoriques et pratiques que l’on développe sur un sujet donné. Le côté négatif a trait à toute démarche qui vise à réduire, de gré ou de force, la complexité de la réalité à la logique d’une discipline ou d’un modèle. Dans le premier cas, on peut parler de processus unificateurs, dans le second de réduction arbitraire et artificielle. Examinons d’abord le premier cas.
Processus unificateurs
Dans toute activité humaine la préoccupation qui consiste à relier, à harmoniser, à simplifier les phénomènes et les événements, fait partie des recherches et travaux que l’on effectue afin de disposer de représentations plus accessibles à notre entendement et à notre imagination. Cette préoccupation engendre des processus unificateurs qui laissent ouvertes les possibilités d’élargissement et d’approfondissement de nos connaissances théoriques et pratiques. Véritable stimulation du développement des activités humaines, les processus unificateurs traduisent le souci permanent de découvrir derrière le désordre apparent des choses, l’agencement d’une réalité qui nous échappe. Deux exemples empruntés à l’art et à la science peuvent illustrer l’usage de processus unificateurs.
Lorsque Wassily Kandinsky fait entrer (avec d’autres) la peinture dans l’abstraction, lorsqu’il soustrait cet art à la représentation d’une réalité (observable ou mythifiée…) en deux dimensions, il ne fait nullement table rase des œuvres du passé mais cherche à trouver ce qui fédère les artistes engagés dans cette pratique créatrice. Dans sa théorie des lignes et des volumes, il essaie de comprendre ce qui, par-delà les siècles, unit celles et ceux qui se sont adonnés à cette discipline artistique. Quelle que soit la valeur que l’on accorde aux interprétations spirituelles de Kandinsky, on ne peut qu’être frappé par son effort pour déceler l’ordre qui sous-tend l’extrême diversité des œuvres picturales, et ce, bien au-delà des frontières du monde occidental.
« Il existe cependant une autre forme d’analogie des formes d’art, fondée sur une nécessité fondamentale. La similitude des recherches intérieures dans le cadre de toute une atmosphère morale et spirituelle, la recherche de buts déjà poursuivis dans leur ligne essentielle, mais oubliés par la suite, donc la ressemblance de l’ambiance spirituelle de toute une période, tout cela peut conduire logiquement à l’emploi de formes qui ont, dans le passé, servi avec succès les mêmes tendances. C’est ainsi que sont nées, du moins en partie, notre sympathie et notre compréhension pour les Primitifs, et nos affinités spirituelles avec eux. »1.
Loin de réduire la peinture à sa propre pratique, loin d’affirmer à l’aide d’un manifeste les critères indépassables d’une démarche, Kandinsky ouvre un processus fédérateur à travers lequel il entend trouver une succession régulière de motifs guidant les multiples créations picturales. Le processus se veut unificateur car il établit des liens dans la reconnaissance d’une diversité qui n’est ni déniée ni abolie. Il s’agit d’une recherche dont le but est de trouver un ordonnancement des phénomènes artistiques plus appréhensible et compréhensible. Qu’un tel ordonnancement soit lié à la conviction que l’art dévoile une forme de connaissance particulière, un accès direct à la réalité, n’altère en rien le caractère fédérateur du processus dès lors que l’infinie richesse de la peinture se trouve préservée. La recherche d’une spiritualité dans l’art, même étayée d’une théorie des couleurs très argumentée, n’a rien à voir avec la réduction de la peinture à un dogme idéologique et technique comme l’histoire de cet art nous l’a parfois montré (Futurisme/Support/Surface, etc.). Un processus unificateur doit d’abord se comprendre comme une quête de sens et ne saurait, de ce fait, être confondu avec la prise de pouvoir d’une discipline ou d’une pratique arguant de la découverte de critères jugés incontestables.
Depuis ses origines l’activité scientifique est traversée par des processus unificateurs dont le but consiste à établir une continuité, tant sur le plan théorique qu’expérimental, au sein d’une discipline mais aussi entre des disciplines différentes. Ainsi, la simplicité, l’élégance, voire l’harmonie, apparaissent comme des critères devant guider le travail scientifique et lui assurer une cohérence d’ensemble. De tels processus concernent des emboîtements de concepts, de méthodes, de modèles, mais également la création de notions synthétiques, ils peuvent être à l’origine de démarches réductionnistes plus ou moins arbitraires. Ils n’en constituent pas moins, comme dans le domaine de l’art, une quête de sens ininterrompue. « Lorsqu’il s’agit d’accomplir des rapprochements, de tenter des synthèses, de jeter des ponts, il semble que toutes les méthodes aient été utilisées, avec plus ou moins de succès : fusion, juxtaposition, analogie, intégration… Déjà bien avant la naissance reconnue de la physique, les visions du monde étaient sous-tendues par de grands courants unificateurs qui en constituaient comme la trame. Le mécanisme, l’animisme, le vitalisme, l’harmonie ont ainsi irrigué différents stades d’unification dans l’histoire des idées. »2
Parmi les processus fédérateurs qui ont traversé l’histoire de l’activité scientifique, le plus connu et le plus partagé est sans nul doute le principe de parcimonie. Intitulé le rasoir d’Occam, en référence au philosophe anglais qui le formula au quatorzième siècle, ce principe affirme qu’il ne faut jamais multiplier les entités d’un domaine de recherche au-delà de ce qui est nécessaire. La proposition a connu un grand succès en tant que méthode pour les explications scientifiques mais elle vaut pour toutes les formes d’étude puisqu’elle affirme qu’il est inutile pour expliquer quelque chose d’introduire plus de notions que nécessaire. Utiliser le rasoir d’Occam revient à simplifier les arguments et à en éliminer tout ce qui n’est pas indispensable.
Les processus unificateurs dévoilent chez les êtres humains deux souhaits dans l’exercice de leurs activités les plus diverses : simplifier et clarifier. À bien des égards, ces souhaits ou inclinations peuvent s’apparenter à une quête de sens pour les réalisations entreprises.
2. Le réductionnisme
On peut remarquer que les processus unificateurs font preuve de réductionnisme lorsqu’ils se réfèrent aux possibilités de simplification de tout domaine d’activité humaine. Le réductionnisme se définit généralement comme la position selon laquelle une théorie, une doctrine, un domaine de discours… peut être absorbé ou subsumé par un autre.
Pourquoi, dans le cadre de cet ouvrage, s’intéresser à une telle notion ? Pour deux raisons principales qui touchent au cœur de toute stratégie de la cognition.
Les Neurosciences Cognitives sont constamment traversées par des tentatives réductionnistes, ce qui n’est pas sans conséquence sur leur manière d’observer et d’expliquer les processus cognitifs.
Les Collectifs Institutionnels et Entrepreneuriaux sont constamment soumis à des démarches réductionnistes pour des motifs d’efficacité et de compétitivité.
Il importe de considérer ces deux raisons dès lors que l’on veut présenter l’hypothèse selon laquelle il devient possible d’élaborer des stratégies institutionnelles et entrepreneuriales fondées sur la mise au jour de certains aspects de la cognition humaine.
2.1 Plusieurs formes de réductionnisme
Afin de mieux comprendre les bienfaits et méfaits du réductionnisme, quelques précisions s’avèrent nécessaires. Il existe plusieurs manières de concevoir la nature de la relation de réduction et les termes de celle-ci. Pour simplifier, on doit d’abord, distinguer les programmes réductionnistes qui visent à redéfinir les termes et les prédicats principaux de la discipline que l’on veut réduire dans le vocabulaire jugé plus fondamental de la discipline qui sert de base de réduction.
À titre d’exemple, de ce réductionnisme sémantique, on peut citer dans le champ des neurosciences cognitives : l’éliminativisme. Soutenu dans sa forme la plus extrême par Patricia et Paul Churchland, neuro-philosophes canadiens, enseignant aux États-Unis. L’éliminativisme consiste à affirmer qu’il n’existe pas d’états mentaux et que tous les termes employés par la psychologie à ce sujet peuvent être remplacés par ceux de la neurophysiologie.
D’autres versions du réductionnisme prennent pour objet de la réduction non plus seulement le vocabulaire de la discipline mais ses lois ou ses théories. La réduction des lois d’une théorie à une autre a fait, dans l’histoire des sciences, l’objet de nombreuses tentatives, notamment la réduction des lois de la biologie, à celles de la physique. Sans étendre plus avant sur cette vaste question, il est intéressant d’indiquer que les lois d’une discipline peuvent parfois se réduire à quelques principes fondateurs dès lors que l’on veut éviter une confrontation trop forte avec d’autres modèles théoriques. La référence, sous l’influence des travaux d’Antonio Damasio, au rôle fondateur des émotions dans les interactions et comportements humains, peut, à cet égard, servir d’illustration.
Pour le sujet qui nous occupe une approche réductionniste permettant l’établissement d’un vocabulaire commun entre la psychologie cognitive et les neurosciences est une bonne chose. À l’inverse, le dogme naturaliste qui prévaut chez certains neuroscientifiques réduit considérablement l’importance de l’interdisciplinarité pour la compréhension de la cognition humaine et animale. Ainsi peut-on qualifier de mauvais réductionnisme toute démarche qui rabat une pensée sur une autre en faisant l’impasse sur des choses essentielles qui participent de la complexité des environnements et des situations.
2.2 Oppositions au réductionnisme
De nombreux scientifiques, philosophes et cogniticiens se sont opposé au réductionnisme pour des raisons diverses. Plusieurs formes d’opposition, intéressantes pour notre propos, peuvent être évoquées.
Les sciences particulières résistent à la réduction parce qu’elles sont consacrées à la formulation de généralisations concernant les comportements de systèmes qui sont largement indépendants des détails de leur constitution physique. « Les événements et les résultats qui constituent les sciences n’ont pas de structure commune ; il n’existe pas d’éléments qui soient présents dans toute recherche scientifique et absents ailleurs. ».
3
.
Les systèmes complexes, quels qu’ils soient, manifestent des propriétés différentes de celles de leurs constituants. « On parle souvent d’émergence de façon non triviale parce que les propriétés du tout sont non seulement différentes de celles des éléments constitutifs, mais elles sont souvent radicalement nouvelles, dépendantes de façon non triviale de la nature complexe des interactions entre ces éléments et avec des éléments extérieurs. ».
4
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Les processus mentaux sont irréductibles à des lois physiques même si l’on admet la réalité de ces dernières. « Ma thèse est plutôt la suivante : le mental est nomologiquement irréductible, au sens où il peut y avoir des énoncés généraux vrais reliant le mental au physique, qui aient la forme de lois ; mais ces énoncés ne sont pas
nomiques
(relatifs à la connaissance, à la loi). »
5
Ces formes d’opposition sont utiles à une stratégie de la cognition dès lors qu’elles contribuent à faire prévaloir la complexité des organisations et de leurs environnements et la nécessaire interdisciplinarité pour appréhender la vie des acteurs.
Le réductionnisme est utile lorsqu’il permet de concevoir un langage, un vocabulaire, commun à plusieurs disciplines mais il peut s’avérer stérile, voire dangereux, quand il prétend imposer une méthode, un mode de pensée, aux dépens d’autres formes de réflexions pourtant indispensables pour appréhender la complexité des environnements socioculturels.
3. L’interdisciplinarité
S’il existe un constat que les neurosciences cognitives ont contribué à faire valoir de façon vive, c’est celui de la nécessaire interdisciplinarité pour appréhender les situations et les contextes dans lesquels les acteurs sociaux se meuvent. Autrement dit pour comprendre quelque problème que ce soit touchant à la vie des êtres humains en société, il est impératif de disposer de points de vue différents et complémentaires.
3.1 Une ritournelle trop entendue ?
Le thème de l’interdisciplinarité n’a cessé d’apparaître dans les déclarations de scientifiques et de théoriciens d’origine diverse, depuis de nombreuses années. Souvent réduite à des incantations de bon aloi, l’interdisciplinarité n’a que rarement fait l’objet de démarches épistémologiques précises et convaincues. Sans entrer dans des détails qui excéderaient largement le cadre de ce livre, citons le cas d’Ilya Prigogine (Prix Nobel de Chimie) qui, il y a quarante ans, consacrait, avec la philosophe Isabelle Stengers, un ouvrage sur la Nouvelle Alliance que les sciences humaines et sociales devaient passer avec les sciences expérimentales à la lumière des découvertes les plus récentes. « Nous pensons qu’avec la science métamorphosée, le dialogue culturel est à nouveau possible, et inséparablement, qu’une nouvelle alliance peut se nouer avec la nature au devenir de laquelle participent le jeu expérimental et l’aventure exploratoire de la science. Ce n’est là bien sûr qu’un possible. Si la science elle-même invite aujourd’hui le scientifique à l’intelligence et à l’ouverture, si les alibis théoriques au dogmatisme et au mépris ont disparu, il reste la tâche concrète, politique et sociale, de créer les circuits d’une culture. » 6
Les travaux de Prigogine sur les systèmes dynamiques complexes l’ont conduit à reconsidérer le paradigme de la physique classique (de la science) et à interroger le principe de causalité tel qu’il s’imposait dans les termes d’une égalité des causes et des effets. Mettant en avant les bifurcations des systèmes et l’irréversibilité de certains processus il s’est trouvé confronté à l’obligation d’étudier la nature et le monde à partir de la diversité de savoirs théoriques et pratiques. La Nouvelle Alliance n’est donc pas un appel de circonstance à l’Interdisciplinarité mais le fruit d’un travail épistémologique approfondi.
Certaines questions essentielles posées par les sciences contemporaines mettent fin à la ritournelle de l’interdisciplinarité conçue comme un vague souhait ou une incantation, destinés à maintenir chaque domaine de savoir à sa place. Elles ont trait à la relation entre l’être et le devenir, la permanence et le changement, la prévision et l’incertitude, la pluralité des temps. Loin de séparer les sciences des interrogations philosophiques ancestrales, les recherches contemporaines les ont rapprochées au point de les imbriquer d’une manière inédite, dans des contextes d’action éminemment pratiques comme nous aurons l’occasion de le voir.
Dans cette perspective, l’interdisciplinarité apparaît comme le contraire de l’omniscience mais plutôt comme un ensemble de configurations théoriques et pratiques dont il faut comprendre les règles de composition à un moment donné. Si celle-ci a un sens pour la compréhension de nombre d’activités humaines, elle peut devenir selon la belle expression de Prigogine et Stengers une « écoute poétique » de la nature et du monde.
3.2 L’interdisciplinarité des Neurosciences Cognitives
Paradoxalement, c’est parce que les Neurosciences Cognitives ne s’accordent pas sur leurs réflexions et leurs expérimentations qu’elles ont expressément besoin d’articuler des modes et des niveaux d’observation comme nous le verrons dans le prochain chapitre.
3.2.1 Le flou des grandes catégories.
Sans esprit polémique, et sans vouloir nier les efforts pour parvenir à des définitions consensuelles, il est possible d’affirmer qu’il n’existe aucun accord sur la compréhension et l’explication de concepts comme l’intelligence, la pensée et la conscience, de la part des théoriciens et praticiens de la cognition. Pour se convaincre de cet état de fait, il suffit de se référer à des ouvrages récents dans lesquels l’intelligence est définie de façon différente, tout comme la pensée, sans parler des livres où problème de la conscience n’est pas abordé faute de solutions satisfaisantes (Par exemple. Comment le cerveau crée notre univers mental. Chris Frith. 2010). Ces grandes catégories, ces concepts de concepts sont l’objet d’interprétations parfois très divergentes qui motivent des partis pris tranchés dans les recherches sur la cognition humaine, comme en témoigne le dernier opus de Douglas Hofstadter et Emmanuel Sander sur l’analogie, « Cœur de la cognition ».
« Si ce livre sur la pensée place en son centre les analogies et les concepts, c’est parce que sans concepts, il n’y a pas de pensée – et sans analogie il n’y a pas de concepts. »7.
On pourrait objecter, à juste titre, que l’absence de consensus sur les grandes catégories n’est pas l’apanage des neurosciences cognitives, ainsi il n’existe pas, en biologie, de définition indiscutable de la vie. Cependant, les oppositions qui se manifestent à propos de la nature même de la cognition humaine sont extrêmement vives et génèrent des approches radicalement différentes et des conflits quasi-dogmatiques.
C’est donc dans le cadre d’une divergence avérée à propos de certains concepts fondamentaux touchant à la cognition qu’il faut penser l’importance et la nécessité d’une interdisciplinarité des sciences cognitives.
3.2.2 L’agencement des concepts et des méthodes
Lorsque l’on ouvre un traité ou un manuel portant sur les Neurosciences Cognitives, il est fréquent de tomber sur l’évocation des différentes méthodes qui entrent dans la compréhension des fonctions cérébrales. Selon l’importance et l’ampleur des manuels ou dictionnaires considérés, l’éventail des disciplines considérées s’élargit plus ou moins fortement. Outre les sciences dont les recherches portent directement sur le système nerveux (neuro-anatomie, neurophysiologie…), s’ajoutent des disciplines comme l’informatique, la psychologie cognitive, mais aussi l’anthropologie, la linguistique et d’autres encore… tant et si bien qu’il devient inenvisageable d’aborder une question ou un problème lié à la cognition sans se référer à une pluralité de théories et de méthodes. Aussi, quelles que soient les tentatives réductionnistes, souvent liées au succès d’une recherche ou d’un modèle, il apparaît de plus en plus improbable de fournir l’explication d’un processus cognitif, individuel ou collectif, à partir d’un seul point de vue méthodologique : c’est là une nouveauté importante pour quiconque s’attache à faire émerger une stratégie de la cognition dans un environnement donné.
Ce dont il faut convenir pour approcher la cognition de manière pratique et utile au sein des communautés humaines, c’est de la nécessité de procéder à des agencements entre certaines disciplines selon les situations et environnements considérés. Si l’on admet qu’un agencement est une mise en ordre d’éléments hétérogènes, la recherche d’une harmonie entre données apparemment étrangères, il convient de concevoir des agencements entre certaines disciplines des neurosciences cognitives pour aborder et décrire certains problèmes rencontrés au sein des entreprises et des institutions. Dans cette perspective, les agencements sont des facteurs de déterritorialisation, ils permettent d’établir des relations entre les paradigmes, les modèles, les pratiques des différentes sciences cognitives qui sont autant de territoires séparés par des frontières plus ou moins visibles. Comme nous le verrons dans le chapitre suivant, ces agencements peuvent se réaliser selon différentes modalités et niveaux d’observation.
Il s’agit, à chaque fois, de dépasser des registres de pensées, jugés différents, comme le faisait remarquer Paul Ricœur dans son dialogue avec Jean-Pierre Changeux, à l’aube du vingt et unième siècle (« Ce qui nous fait penser. La Nature et la Règle. » Éd. Odile Jacob. 2000.). Résoudre certains différends liés à une différence initiale de point de vue, en parvenant à un niveau d’argumentation suffisant pour que les raisons avancées soient plausibles et complémentaires. Tel est le rôle dévolu aux agencements qui montrent une interdisciplinarité en acte, chaque fois reconfigurée en fonction des environnements. Cela nous éloigne des souhaits et vœux généreux et généraux exprimés sur l’interdisciplinarité.
À la lumière de ces dernières remarques, il convient plutôt de considérer l’interdisciplinarité comme la production renouvelée d’agencements, théoriques et pratiques, élaborée en fonction de situations et d’environnements déterminés. Une histoire nouvelle ?
Une stratégie de la cognition se confronte nécessairement, dans les entreprises comme dans les institutions, à des systèmes dynamiques complexes dont l’évolution globale demeure imprédictible. Se pose alors la question des possibilités d’investigation et d’observation au sein de tels systèmes pour que puissent être identifiés et saisis les processus liés directement ou indirectement à la cognition. Les significations que l’on accorde à telle ou telle observation peuvent différer selon le point de vue adopté comme le suggère la citation de Grégory Bateson, cybernéticien, anthropologue, éthologue, écologiste, et précurseur éclairé dans l’approche des processus cognitifs.
Que la façon dont on observe un ensemble de données homogènes (physiques) ou hétérogènes (physiques et mentales) influe sur l’analyse que l’on en fait et sur l’action que l’on projette sur ces ensembles est devenu un truisme pour toute démarche méthodologique sérieuse. Cependant en matière de cognition, pour les raisons évoquées précédemment (flou des catégories, interdisciplinarité circonstancielle…) les choses sont plus délicates car il faut poser simultanément les questions qui ont trait à l’objet, au mode et au niveau d’observation recherchés. Autrement dit, il faut pouvoir définir ce que l’on est en mesure d’aborder et de traiter au sein de systèmes porteurs eux-mêmes d’une grande complexité.
« Les notions de complexité, d’émergence et d’auto-organisation à différents niveaux se sont ainsi révélées étroitement liées ; avec en outre, dans certains cas, le rôle du hasard dans ces phénomènes, formalisé comme “complexité par le bruit” dans le cadre de la théorie probabiliste de l’information… » 8
Quelques exemples, empruntés directement aux neurosciences cognitives, vont permettre de mieux saisir la difficulté de mise en cohérence d’un objet d’observation par rapport aux modes et aux niveaux d’investigation, développés par une démarche visant à mettre en lumière certains processus cognitifs. Si l’on se garde des effets pervers du mauvais réductionnisme, on peut se trouver devant un paysage de la cognition quelque peu déroutant dans lequel apparaissent des « boucles étranges », « des espaces mentaux intégrants », « des heuristiques », « des algorithmes », « des processus inhibiteurs », « des potentiels d’action », etc.
Les objets multiples des neurosciences
Dans le domaine des neurosciences, les objets d’observation à différentes échelles sont extrêmement nombreux, et ce, en raison de l’extraordinaire développement des méthodes d’observation (Électroencéphalogramme ; Magnétoencéphalographie ; Imagerie Cérébrale ; Imagerie Cérébrale Fonctionnelle ; Tomographie par émissions de positons, etc.). On peut ainsi observer, au sein du cerveau, des molécules, des neurones individuels, des circuits et des réseaux de neurones, des enchaînements d’assemblées de neurones correspondant à des niveaux et modes d’analyse différents.
« Pour tenter de comprendre le fonctionnement cérébral, l’une des approches les plus classiques consiste en l’analyse des constituants du système nerveux. Cette démarche est qualifiée d’approche réductionniste. La dimension de l’objet étudié définit alors le niveau d’analyse pouvant aller du plus élémentaire au plus intégré. Par ordre croissant de complexité, les niveaux d’analyse sont définis de la façon suivante : moléculaire, cellulaire, intégré, comportemental et cognitif. » 9
Les Neurosciences affirment la possibilité d’étudier le cerveau humain, dans son rapport avec l’environnement (épigenèse), selon un ordre croissant de complexité. Dès lors, elles apparaissent comme une architectonique où chaque discipline trouve sa place et chaque chercheur sa contribution eu égard à des rôles précisément définis. Depuis la neurobiologie moléculaire, qui étudie les différentes molécules assurant des fonctions diverses au sein du système nerveux, jusqu’aux neurosciences cognitives dont l’objet est la mise au jour des mécanismes neuronaux responsables des plus hauts niveaux de l’activité mentale chez l’homme, tout paraît s’intégrer selon une logique scientifique avérée. Si l’on ajoute que la division du travail entre les chercheurs en neurosciences, dites fondamentales, semble aller de soi car les domaines d’investigation répondent à une complémentarité des formations et des compétences, on voit mal ce qui pourrait faire douter de la cohérence d’ensemble des neurosciences. Les neuro-informaticiens modélisent les fonctions cérébrales, les neurophysiologistes mesurent l’activité du système nerveux, tandis que les psycho-physiciens évaluent les capacités de perception… Ainsi les chercheurs travaillent dans une douzaine de domaines dont les objets et les méthodes s’emboîtent et s’imbriquent plus ou moins facilement.
Dans cette perspective, quiconque s’intéresse à la construction d’une stratégie de la cognition ne devrait pas s’émouvoir devant un tel état de fait. Pourtant plusieurs raisons notables incitent à se méfier de la cohérence d’ensemble des neurosciences.
Tout d’abord, l’observation de certains objets des neurosciences donne lieu à des interprétations différentes selon les chercheurs.
Ensuite, les niveaux d’observation et d’analyse ne s’intègrent pas selon un ordre de complexité croissant car il existe des hiatus, des discontinuités, des boucles rétroactives entre les niveaux.
Enfin, de nombreux cogniticiens s’insurgent contre la réduction de l’esprit humain au cerveau et combattent ce que l’on appelle le « neurocentrisme ».
Sans s’appesantir inutilement sur les divergences d’interprétation des neuroscientifiques à propos des circuits et réseaux de neurones, voire du fonctionnement global du cerveau, ce qui n’est pas notre objet, il convient d’indiquer que les interprétations de certains chercheurs donnent lieu à des exploitations orientées de leurs travaux : ce qui nuit fortement à toute stratégie de la cognition. Quelques références à ce sujet peuvent être éclairantes.
Gérald M. Edelman, Prix Nobel de Médecine, soutient dans un ouvrage sur la Science du Cerveau, daté de 2006, que les bases biologiques de la conscience sont fondées sur un système cérébral sélectionniste (Darwinisme Neural).
Marc Jeannerod, Professeur Émérite de Physiologie, fondateur de l’Institut des Sciences Cognitives, estime que la conscience de l’action est la condition de la conscience de soi et que « nos actions volontaires sont en quelque sorte la preuve de notre existence » (Le Cerveau Volontaire. 2009.).