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Un chercheur rencontre une jeune femme qui règne sur une communauté composée d’intellectuels, d’artistes et de défenseurs de l’écologie. Un livre d’art sert de prétexte à leur premier rendez-vous mais rien ne les prédispose à s’intéresser l’un à l’autre. Leurs modes de vie et leurs entourages apparaissent comme des obstacles à toute relation approfondie… Pourtant, au cœur d’un été où se succèdent les fêtes et les tensions sociales, ils vont découvrir qu’ils ne peuvent vivre l’un sans l’autre. Ainsi se déclenche une aventure dont l’issue demeure inimaginable.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Didier Naud a mené une activité de chercheur et d’entrepreneur. Il a publié divers ouvrages théoriques sur les sciences sociales et cognitives.
La Princesse qui descendait de la colline est un roman qui illustre quelques-unes des rencontres et événements qui ont émaillé sa carrière.
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Seitenzahl: 212
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Didier Naud
La princesse qui descendait
de la colline
Roman
© Lys Bleu Éditions – Didier Naud
ISBN : 979-10-377-2970-5
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À ma fille et à mon épouse
Conduire une belle voiture de sport, cheveux au vent, ne saurait constituer un délit ; c’est même un grand plaisir de pouvoir traverser les places ensoleillées des villages du sud en sentant confusément que l’on attire un bref instant les regards, avant de disparaître vers d’autres paysages. Les lumières se succèdent, mais le souffle tiède de la brise ne cesse de vous enivrer, de vous procurer un sentiment de liberté : l’illusion d’un mouvement léger que rien ne viendrait interrompre. S’il posait négligemment son bras au-dessus de la portière, c’était pour mieux accentuer cette impression de liberté et non pour adopter un comportement méprisant et désinvolte vis-à-vis de ceux qu’il croisait de façon si fugace : silhouettes à peine entrevues, visages à peine esquissés ; au point de se croire détaché de la pesanteur des déplacements coutumiers.
Pourtant des années plus tôt, il arpentait ces routes et traversait ces villages à pied, avec un sac à dos en mauvais état qui lui blessait régulièrement le dos. Il partageait souvent ses voyages avec des femmes et des hommes aussi jeunes que lui. À l’époque, les motifs de rassemblement ne manquaient pas, il y avait toujours une cause à défendre, une communauté à soutenir contre des institutions ou des entreprises agressives. Il pensait aux jours anciens, à la facilité avec laquelle il se déplaçait désormais. L’absence de contraintes physiques lui semblait comme un éloignement des espérances d’alors. Jamais il n’aurait imaginé se trouver dans un tel confort ; l’idée d’être à l’abri de tout souci matériel ne lui avait à aucun moment traversé l’esprit.
Au contraire, dans les années soixante-dix, il ne pensait à sa carrière de chercheur qu’en termes de notoriété : lui, le jeune mathématicien prodige promis à la médaille Fields, entré très tôt au CNRS, concevait la suite de son existence en fonction des encouragements et des louanges qui l’accompagnaient depuis sa prime jeunesse. Quels que fussent ses doutes quant à la suite des événements, il n’aurait pu imaginer devenir un homme riche, débarrassé de tous les tracas de la vie quotidienne, confiant à d’autres les moindres détails de l’organisation matérielle de ses journées. Si dans sa jeunesse, il se prenait à rêver d’un avenir, celui-ci laissait toujours entrevoir la gloire, l’argent n’était que lourdeur et vulgarité. Aussi ne pouvait-il que sourire en remarquant tous les signes de richesse qui l’entouraient. Outre le luxe de sa voiture, il avait devant les yeux une montre de marque autour de son poignet gauche et de beaux gants de cuir pour mieux agripper le volant en bois de son cabriolet. Il sourit davantage en songeant à la manière dont il était habillé et aux soins qu’il portait à ses bagages lors de ses déplacements. Tous ces détails lui apparaissaient comme une caricature de lui-même et évoquaient une forme de reniement. D’ailleurs, la plupart de celles et de ceux qu’il fréquentait et aimait n’étaient plus là, parfois pour de mauvais motifs, comme la jalousie et l’envie, mais souvent pour de justes raisons tenant à la déontologie.
Il alluma une cigarette pour atténuer le malaise qui accompagnait son sentiment de bien-être. Pourquoi aurait-il dû se priver de sensations agréables alors qu’il ne gênait ni ne blessait personne ? N’avait-il pas simplement répondu aux demandes d’une industrie bancaire fortement intéressée par ses travaux et ses compétences exceptionnelles en mathématique et en informatique ? Après, ses talents d’homme d’affaires s’étaient révélés peu à peu sans porter atteinte à son goût de la recherche. Il maintint d’ailleurs pendant de longues années des contacts étroits avec les équipes de chercheurs au sein desquelles il s’était formé et avait publié ses premiers articles et ouvrages. Ce n’est qu’avec l’évidence de sa réussite matérielle que bien de liens s’étaient distendus et des contacts rompus. Bien qu’il fît preuve au cours de ces années de la même attention et de la même déférence envers ses anciens collègues de travail, il ne parvint pas à demeurer l’un des leurs, tant son statut économique et social leur paraissait un dévoiement de leur vocation première. Certes, il maintenait, tant bien que mal, des relations avec certains chercheurs, mais pas avec ceux qu’il estimait le plus et avec lesquels il avait partagé des espoirs confidentiels. Non, il voyait plutôt des scientifiques attirés par sa notoriété et sa fortune, des femmes et des hommes sensibles à son mode de vie, au mythe d’un brillant esprit possédant à la fois des capacités intellectuelles hors du commun et un sens aigu des affaires. Même pour son proche entourage il demeurait une énigme, un être hybride dont les talents de chercheur et d’entrepreneur s’entremêlaient au point de rendre sa vie obscure. Il est vrai que depuis plusieurs années, il ne faisait rien pour atténuer l’ambiguïté de son personnage. Intervenant dans de nombreux colloques, posant devant son entreprise ou s’affichant avec quelque célébrité à la mode, il n’épargnait rien à celles et ceux qui auraient voulu le voir clarifier ses convictions. Lui, qui avait clamé pendant sa jeunesse la nécessité de choisir son camp, éprouvait désormais un certain plaisir à se laisser aller dans un flux d’identités contradictoires ; il appréciait le vague des impressions laissées sur son passage, même auprès de ses proches.
Il ne lui restait plus qu’une heure de route pour rejoindre la propriété de sa marraine, perdue dans un village cévenol où il avait ses souvenirs et ses habitudes. Il ne pouvait manquer ce bref séjour pendant lequel il s’employait à raviver auprès de celle qui l’avait si souvent veillé… la mémoire de ses paroles et gestes d’enfant. Chaque fois qu’il abordait les contreforts des Cévennes, il perdait un peu de son assurance et se sentait mélancolique ; aussi décida-t-il de s’arrêter dans la petite ville de Ganges pour s’y restaurer comme cela lui arrivait souvent. Par souci de discrétion, il gara sa voiture dans une rue adjacente à la grande place où de nombreuses tables étaient installées sur les diverses terrasses des cafés. Fidèle à ses habitudes, il se dirigea vers la brasserie la plus célèbre et la plus animée de la petite ville où, souvent, il aimait écouter les musiciens amateurs qui improvisaient de petits concerts pour recevoir de la part des clients quelques encouragements sonores et financiers. Pour tromper une attente parfois longue, lorsque les serveurs prenaient un malin plaisir à discuter des affaires du monde après chaque prise de commande, il avait pris un beau livre d’art que l’on venait de lui offrir. Un livre qui lui tenait à cœur car il montrait l’importance de l’enluminure dans la peinture occidentale et présentait des reproductions exceptionnelles des livres de prières du quinzième siècle. Son goût pour les primitifs italiens, flamands et allemands l’avait toujours étonné même si certains de ses amis lui faisaient remarquer combien ce goût était lié à l’extrême minutie dont faisaient preuve des artistes ; leur passion du détail apparaissant inséparable de l’exercice de leur foi.
Il s’installa derrière une table quelque peu excentrée, à quelques mètres d’un groupe de jeunes femmes et de jeunes gens en pleine discussion dont il percevait sans difficulté les propos, les rires et les éclats de voix. Occupant une bonne partie de la terrasse, ils prenaient part à un débat, pour le moins, désordonné. Cette bruyante tablée, où s’entremêlaient des gestes et des accents divers, dégageait une impression de ferveur et de gaieté dans laquelle les individus semblaient se fondre. Pourtant, il remarqua immédiatement une figure vers laquelle convergeaient la plupart des mouvements et des regards : une jeune femme vêtue d’une tunique d’un rouge profond et portant dans ses cheveux bouclés des fleurs de couleurs différentes. Elle lui faisait presque face et ponctuait de ses remarques et de son rire des arguments échangés avec une grande rapidité. Mais ce qui attirait son attention, au point de l’intriguer, était l’apparition d’un personnage qu’il croyait lié à une époque révolue, une époque où la jeunesse cherchait à célébrer la fraternité à l’aide de signes venus de l’orient. Il regardait une femme dont la coiffure et les vêtements le ramenaient vingt ans en arrière, quand il ne devait prendre aucune précaution pour garer sa voiture. Peut-être avait-elle échappé au vieillissement et s’était-elle préservée des atteintes du temps pour demeurer dans la douceur d’un jour d’été.
Rien n’avait donc changé sous les platanes de la grande place de Ganges, les échanges demeuraient vifs, les corps en alerte comme si le sort du monde dépendait de l’issue de la discussion ; et la séduction occupait toujours l’essentiel des propos.
Figure protectrice, la jeune femme semblait tenir en haleine la plupart des convives et leur dicter la conduite à tenir après les diverses altercations qui se succédaient à un rythme rapide. Il ouvrit son livre sur les grands enlumineurs du quinzième siècle et eut immédiatement l’impression qu’elle avait changée de position. Son regard semblait traverser la rangée d’ombres mobiles qui, auparavant, lui troublaient la vue. Il reposa l’ouvrage pour passer commande au serveur, venu le solliciter, et fit mine de prendre un air détaché. Un peu mal à l’aise dans une situation où il croyait être l’objet d’une attention soudaine, il se cacha promptement derrière son livre pour reprendre le cours de ses pensées. Mais son impression première se confirma vite, il perçut un trouble au milieu de la petite assemblée, quand elle se leva pour quitter la table et se diriger vers lui d’un air décidé. Il put, en quelques secondes, se rendre compte de sa beauté alors qu’elle se rapprochait ; il ne savait plus comment se comporter et sentit la moiteur de ses mains trahir son émotion pendant qu’il feuilletait avec précaution les pages de son ouvrage.
« Excusez-moi de vous déranger, lui dit-elle d’un ton assuré, vous êtes bien le scientifique qui a fait fortune dans l’informatique ?
— Peut-être, comment le savez-vous ?
— J’ai lu récemment un article sur votre brillante destinée dans un magazine mais je me permets de vous déranger, car j’ai aperçu la couverture de votre livre sur les enlumineurs et je m’intéresse de très près à ce sujet !
— C’est plutôt surprenant, je vous en prie, asseyez-vous.
— Je ne vais pas vous importuner longtemps mais, comme je vous ai immédiatement reconnu, j’ai été frappé de vous voir avec un tel livre car on vous imagine plus facilement en train de consulter des ouvrages de mathématiques et d’économie plutôt que de contempler les œuvres d’enlumineurs du quinzième siècle. Je m’appelle Sophie et je finis ma thèse de doctorat sur les peintres flamands.
— Enchanté, je suis Sébastien, dit-il avec un grand sourire.
— Je sais, je me suis renseignée sur vous, répondit-elle d’un air malicieux ».
Tout en continuant à le dévisager avec insistance, elle prit une chaise et s’assit à ses côtés comme si elle voulait mener avec lui une longue conversation. Bien qu’il fît preuve d’une certaine contenance en ces circonstances imprévues, il se sentait désemparé par la soudaineté de cette rencontre, à laquelle il n’était manifestement pas préparé. Aussi, quand le garçon vint lui apporter sa salade et son demi de bière, il ne sut pas comment s’organiser pour continuer à faire bonne figure et se montra maladroit dans le moindre de ses gestes. Cela la fit rire et elle s’adressa à lui avec une incroyable gaieté.
« Ne vous inquiétez pas je ne vais pas vous déranger longtemps, je veux juste satisfaire égoïstement ma curiosité. J’aimerais comprendre pourquoi un scientifique s’intéresse à la peinture ancienne ?
— J’aurai du mal à vous répondre et je ne veux pas vous faire perdre votre temps…
— J’ai quelques instants devant moi ! affirma-t-elle avec conviction en posant ses deux bras sur la table. »
Pendant un moment, ils se dévisagèrent avec la plus grande attention… ils furent brutalement interrompus par des camarades de jeu l’engageant à venir les rejoindre. Elle répondit à leurs demandes par un geste d’agacement.
« Je vois que votre venue vers moi est jugée inopportune par votre entourage, je ne voudrais pas être une source de désagréments, dit-il avec une pointe d’ironie.
— Elle ne l’est pas pour moi et si cela ne vous dérange pas, j’aimerais juste pendant quelques instants satisfaire, comme je vous l’ai dit, ma curiosité. D’où vous vient ce goût pour les enluminures ? »
Ils se lancèrent alors dans une discussion qui, si elle avait été tenue à voix haute, aurait probablement fait rire leurs voisins. Mais avec discrétion, ils échangèrent les raisons de leur passion pour les peintres primitifs, chacun dévoilant les motifs qui l’avaient conduit à s’intéresser à un sujet peu prisé pas leurs contemporains. Quel que fût l’intérêt de leur conversation, il ne put s’empêcher de penser qu’elle aurait pu avoir lieu à propos de la récolte de la lavande ou de la beauté du pays cévenol tant il se sentait d’abord porté par le charme de cette jeune femme dont les traits délicats le ramenaient vers une époque où il ne possédait rien. Certes, son physique et sa réussite sociale lui avaient permis ces dernières années de connaître de nombreux succès mais il était devenu méfiant et n’avait pas retrouvé le flottement léger des séductions de sa jeunesse. Or, il se trouvait en plein enfantillage, prenant un air pénétré ou amusé selon les propos échangés et participant avec vivacité à ce dialogue improvisé. Il prêta peu d’attention au manège effectué par les amis de la jeune femme qui tournaient autour de la table avec insistance.
« Sophie, tu viens avec nous à la cascade, il fait trop chaud pour faire autre chose ! Lui dit avec aplomb un homme, encore jeune, affublé de quelques épingles à nourrice sur sa chemise et son pantalon.
— Je vous rejoins, répondit-elle promptement.
— Mais tu n’as pas de voiture, insista une jeune femme dont les mèches rouges et bleues cachaient la moitié du visage, viens !
— Je me débrouillerai, ne vous en faites pas pour moi, si vous ne me voyez pas, on se retrouve à la maison… »
Tout en restant assise, elle s’était retournée vers certains de ses amis pour leur faire comprendre qu’ils l’importunaient et qu’elle désirait continuer la conversation tranquillement. Mais visiblement, sa réaction ne convainquait pas son entourage, ils demeuraient immobiles, interloqués par son comportement. Manifestement agacée par cette passivité générale, elle se leva et leur répéta avec une certaine agressivité : « C’est bon ! Je vous redis que je vous rejoins soit à la cascade, soit à la maison ! ». Résigné, presque médusé, le petit groupe se retira et se dirigea vers la grande table où continuaient à palabrer quelques convives passablement éméchés. S’ensuivit un conciliabule où se mêlaient la surprise et la désorganisation.
Un peu gêné par la tournure des événements, il se permit de lui proposer son aide.
« Sachez que je mets ma voiture à votre disposition dès que vous en éprouverez le besoin, elle est garée tout près d’ici.
— Ce n’est pas un problème, comme je vous l’ai dit, j’ai un peu de temps. D’ailleurs, j’ai un deuxième motif de curiosité. Que faites-vous dans cette belle région des Cévennes ?
— C’est très simple je viens voir, comme chaque été, ma marraine qui a une jolie propriété au-dessus du Vigan, dans le petit village d’Aumessas.
— Je connais, j’y suis déjà passée en me baladant, répondit-elle, c’est un magnifique endroit ! »
Il se sentait dépassé par cette rencontre, lui, si connu pour son esprit d’analyse, se troublait au contact d’une femme dont il ne comprenait ni la venue ni les réactions. Il aurait été plus simple pour lui d’interrompre rapidement cette entrevue et de reprendre son trajet. Au lieu de cela, il ne cessait de l’observer, elle avait de petites taches de rousseur, des yeux verts, un joli nez légèrement retroussé, des lèvres rondes et fines à la fois et des cheveux bouclés savamment entremêlés. Il la regardait discrètement, avec plaisir, tout en essayant de converser. Le plus déroutant était la façon dont elle occupait l’espace, dont elle modifiait ses dimensions. Elle semblait imposer des formes et des rythmes…
« Je ne voudrais pas créer un incident diplomatique auprès de vos amis, lui dit-il en voyant le groupe délaisser progressivement la terrasse ombragée du café et s’éloigner doucement dans la lumière vive du soleil.
— Je suis désolée de vous avoir coupé l’appétit, vous n’avez pas touché à votre salade.
— Vous ne m’avez pas coupé l’appétit, par cette chaleur je n’ai pas faim et puis vous m’intriguez… »
Les yeux de Sophie brillaient, elle le regardait avec intensité et, de temps à autre, jetait un bref coup d’œil sur le livre traitant des chefs-d’œuvre de l’enluminure pour reprendre le fil de la conversation.
« Si vous deviez résumer en quelques mots votre goût pour la peinture des primitifs, que diriez-vous ?
— Je dirai que c’est une peinture qui ne se regarde pas peindre et ceci est vrai pour les primitifs de l’Europe entière. »
Elle parut ravie de cette réponse et ils se remirent à deviser sur les influences respectives des différents artistes. Il ne put s’empêcher de faire le malin en lui montrant son érudition sur le sujet. Loin de le trouver pédant, elle paraissait de plus en plus conquise par la sincérité de ses explications esthétiques. Elle percevait son goût profond pour une période de l’histoire de l’art qui la mobilisait depuis plusieurs années. Elle montrait son intérêt pour ses propos en lui lançant, de temps à autre un regard complice.
« Je ne vous cache pas que je suis intriguée par un fait qui va vous sembler naïf, comment un homme aussi occupé que vous, peut-il trouver le temps d’approfondir une période de l’art qui demande un long effort pour être comprise ?
— Sachez que je suis célibataire, ce qui facilite grandement les choses…
— J’en conviens, répondit-elle avec un léger sourire, mais tout de même…
— De toute façon, nous parlons trop de moi, dites-moi à votre tour quelque chose sur votre passion pour la peinture.
— Volontiers, acquiesça-t-elle en baissant les yeux avec une grande délicatesse. »
Il vécut alors un instant délicieux pendant lequel son silence attentif lui permit de contempler librement la femme qui s’était invitée à sa table. Son seul effort fut d’écouter les propos de Sophie sans se laisser aller à ses rêveries. Curieusement, il y parvint sans difficulté car les propos qu’elle voulût bien lui confier attisèrent sa curiosité et de fil en aiguille le temps passa sans que ni l’un ni l’autre ne s’en rendent compte. Le serveur était bien venu deux fois pour retirer la salade non consommée, il avait marmonné quelques mots auxquels ils avaient dû prêter une attention distraite puisque sur la table deux oranges pressées attendaient d’être bues. Ils ne firent pas vraiment connaissance car leurs témoignages personnels se mélangeaient à des considérations sur la peinture qui, régulièrement, pondéraient leurs envies de se confier plus avant. À un moment il la pria de l’excuser pour s’absenter un moment… quand il revint il lui fit remarquer que l’après-midi était déjà bien avancée, elle hocha la tête et se leva.
« J’ai beaucoup abusé de votre temps, comme il est tard auriez-vous la gentillesse de me raccompagner chez moi. J’habite un hameau sur les hauteurs en direction du Vigan cela ne devrait pas vous faire faire un grand détour.
— En effet, mais vous n’avez nullement abusé de mon temps vous m’avez même offert une rencontre à laquelle je ne m’attendais pas, vous m’avez détourné de mon rituel estival et je vous en sais gré.
— Nous pourrions rester en contact si vous le souhaitez ?
— Avec plaisir, suivez-moi la voiture n’est pas loin. ».
Il régla la note puis ils traversèrent la place pour se rendre dans la petite rue où il avait garé son cabriolet. Quand elle le découvrit, elle eut presque un mouvement de recul.
« Mais c’est une voiture magnifique ! Vous ne pourrez jamais monter jusqu’au hameau sans l’abîmer, il n’y a pas de route, c’est juste un chemin de terre rempli de pierres et de gravier. Vous me déposerez en bas du chemin, il y a moins d’un kilomètre pour rejoindre la maison.
— Il n’en est pas question, je vous conduirai à bon port, je roulerai tout doucement, tout ira bien.
— Vous êtes sûr, je suis confuse de vous imposer cela ?
— Absolument sûr, je vous en prie montez. »
Elle prit place avec précaution dans son cabriolet rouge, il l’invita à mettre sa ceinture de sécurité ce qu’elle fit sans discuter. Ils prirent la route du Vigan non sans avoir croisé les regards étonnés de quelques passants. Elle avait mis de jolies lunettes de soleil rondes et un petit foulard pour protéger ses cheveux. Il faisait encore très chaud, la lumière était vive et la route pratiquement déserte à cette heure. Il ne disait rien, conduisait avec une certaine nonchalance sans cependant la quitter véritablement des yeux. Elle paraissait bercée par le mouvement régulier de la voiture et souriait de temps à autre. Malgré la faible vitesse, ils pouvaient difficilement s’entendre tant le bruit du moteur et les sons environnants empêchaient une communication normale. Aussi se redressa-t-elle pour lui indiquer avec sa main la nécessité de tourner sur sa droite dans quelques centaines de mètres. Il ralentit et lui fit un signe amical pour lui montrer qu’il avait vu le minuscule panneau indiquant le hameau où elle habitait. Après un virage à angle droit, à peine goudronné, il engagea son cabriolet sur une piste couverte de petits cailloux. Refusant de rouler au pas il fit subir à la carrosserie de sa voiture un bombardement de petits projectiles. Il monta la côte dans un vacarme assourdissant et provoqua sur le visage de Sophie une gêne mêlée d’inquiétude. Au bout de quelques minutes, ils arrivèrent sur un vaste terre-plein situé juste au-dessous des habitations, un endroit où devaient se garer les voitures puisque le chemin s’arrêtait là. Il coupa le moteur et la regarda à nouveau avec un air amusé. Presque courroucée elle s’adressa à lui sur un ton de reproche.
« Mais vous bousillez votre splendide voiture, alors que je vous avais dit que je pouvais monter à pied !
— Je n’ai rien bousillé du tout, de toute façon il n’était pas question que je vous laisse monter à pied par cette chaleur. Maintenant, je vais vous laisser car ma marraine va s’inquiéter… ».
Elle parut surprise par ce propos, sortit précipitamment de la voiture, en fit rapidement le tour en jetant un regard rapide sur la carrosserie, ouvrit sa portière et lui dit fermement.
« Il n’est pas question que je vous laisse partir comme cela ! Venez au moins visiter la maison, d’ailleurs je vous propose autre chose : restez chez nous ce soir et vous partirez demain à la première heure. Le téléphone marche très bien vous pouvez prévenir votre marraine, je pense qu’elle ne vous en voudra pas pour ce petit retard. ».
Il ne répondit pas, la regarda avec attention puis sortit de la voiture et se dirigea vers le coffre pour en extraire un luxueux sac de voyage. S’approchant d’elle, il s’inclina respectueusement en lui déclarant qu’il était à ses ordres. Elle se mit à rire et fit un large geste de bienvenue.
« Suivez-moi je vais vous montrer vos appartements qui, je vous préviens, sont assez rustiques, prenez garde en montant l’escalier, sa construction laisse à désirer ! ». Il la suivit sans mot dire, empruntant un escalier creusé dans la terre et dont les marches étaient constituées de quelques bouts de planches plus ou moins stables ; seule voie pour accéder aux habitations depuis le grand terre-plein, l’itinéraire paraissait difficile et intrigant. En la suivant, il put observer l’élégance et la souplesse de son corps.
« Faites attention de ne pas tomber, lui dit-elle en se retournant, je ne voudrais pas être simultanément responsable de la dégradation de la voiture et des blessures du conducteur.
— Ne vous inquiétez pas, les efforts physiques ne me font pas peur.
— J’espère que vous ne serez pas déçu par ce hameau. J’essaie avec mes deux amies Corinne et Agnès d’en faire un lieu d’accueil et de rencontre acceptable.
— C’est en tout cas un lieu presque inaccessible ! »
Arrivé en haut de l’escalier il découvrit le hameau formé de trois maisons cévenoles traditionnelles et d’une petite construction qui ressemblait vaguement à un pavillon de chasse, dont il était difficile de dater et d’identifier la construction. Le plus étrange tenait à l’agencement des habitations, chaque maison, avec sa terrasse, semblait perchée sur un promontoire et se trouvait reliée par des escaliers aux autres bâtisses, on aurait dit des constructions posées sur de petites collines presque collées les unes aux autres. Seul le pseudo pavillon de chasse se trouvait un peu à l’écart au milieu d’un petit champ pentu. Légèrement en contrebas, il y avait une très grande terrasse commune aux trois bâtiments, dont une partie était recouverte par des auvents, à quelques mètres, sur la droite, se trouvait une piscine qui paraissait avoir été creusée dans le rocher et dont les abords étaient recouverts de larges dalles entourées de rangées de fleurs. L’ensemble dégageait une impression d’étrange sophistication comme si le caractère bancal du hameau avait servi à concevoir un assemblage de pierres, de terre et d’eau dont on percevait simultanément le caractère hétéroclite et l’harmonie. Elle le conduisit vers la première maison, la plus haute, où se trouvait, à l’extérieur un très beau piano protégé par une pergola en bois. Elle ouvrit la porte d’une vaste pièce joliment décorée dans laquelle deux vieux canapés se faisaient face séparés par une table basse.