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Il était petit et trapu, de forte encolure, de charpente athlétique. Une large figure, de couleur rouge brique, sauf vers la fin de sa vie, où le teint devint maladif et jaunâtre, surtout l’hiver, quand il restait enfermé, loin des champs. Un front puissant et bosselé. Des cheveux extrêmement noirs, extraordinairement épais, et où il semblait que le peigne n’eût jamais passé, hérissés de toutes parts, «les serpents de Méduse». Les yeux brûlaient d’une force prodigieuse, qui saisit tous ceux qui le virent; mais la plupart se trompèrent sur leur nuance. Comme ils flambaient d’un éclat sauvage dans une figure brune et tragique, on les vit généralement noirs; ils ne l’étaient pas, mais bleu gris.
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ROMAIN ROLLAND ——
—— 1914
© 2021 Librorium Editions
ISBN : 9782383832232
Cette Vie de Beethoven a été publiée pour la première fois, en Janvier 1903, aux «Cahiers de la quinzaine».
«Je veux prouver que quiconque agit bien et noblement, peut par cela même supporter le malheur.»
Beethoven A la municipalité de Vienne. 1ᵉʳ février 1819.
L’air est lourd autour de nous. La vieille Europe s’engourdit dans une atmosphère pesante et viciée. Un matérialisme sans grandeur pèse sur la pensée, et entrave l’action des gouvernements et des individus. Le monde meurt d’asphyxie dans son égoïsme prudent et vil. Le monde étouffe.—Rouvrons les fenêtres. Faisons rentrer l’air libre. Respirons le souffle des héros.
La vie est dure. Elle est un combat de chaque jour pour ceux qui ne se résignent pas à la médiocrité de l’âme, et un triste combat le plus souvent, sans grandeur, sans bonheur, livré dans la solitude et le silence. Oppressés par la pauvreté, par les âpres soucis domestiques, par les tâches écrasantes et stupides, où les forces se perdent inutilement, sans espoir, sans un rayon de joie, la plupart sont séparés les uns des autres, et n’ont même pas la consolation de pouvoir donner la main à leurs frères dans le malheur, qui les ignorent, et qu’ils ignorent. Ils ne doivent compter que sur eux-mêmes; et il y a des moments où les plus forts fléchissent sous leur peine. Ils appellent un secours, un ami.
C’est pour leur venir en aide, que j’entreprends de grouper autour d’eux les Amis héroïques, les grandes âmes qui souffrirent pour le bien. Ces Vies des Hommes illustres ne s’adressent pas à l’orgueil des ambitieux; elles sont dédiées aux malheureux. Et qui ne l’est, au fond? A ceux qui souffrent, offrons le baume de la souffrance sacrée. Nous ne sommes pas seuls dans le combat. La nuit du monde est éclairée de lumières divines. Même aujourd’hui, près de nous, nous venons de voir briller deux des plus pures flammes, la flamme de la Justice et celle de la Liberté: le colonel Picquart, et le peuple des Boers. S’ils n’ont pas réussi à brûler les ténèbres épaisses, ils nous ont montré la route, dans un éclair. Marchons-y à leur suite, à la suite de tous ceux qui luttèrent comme eux, isolés, disséminés dans tous les pays et dans tous les siècles. Supprimons les barrières du temps. Ressuscitons le peuple des héros.
Je n’appelle pas héros ceux qui ont triomphé par la pensée ou par la force. J’appelle héros, seuls ceux qui furent grands par le cœur. Comme l’a dit un des plus grands d’entre eux, celui dont nous racontons ici même la vie: «Je ne reconnais pas d’autre signe de supériorité que la bonté.» Où le caractère n’est pas grand, il n’y a pas de grand homme, il n’y a même pas de grand artiste, ni de grand homme d’action; il n’y a que des idoles creuses pour la vile multitude: le temps les détruit ensemble. Peu nous importe le succès. Il s’agit d’être grand, et non de le paraître.
La vie de ceux dont nous essayons de faire ici l’histoire, presque toujours fut un long martyre. Soit qu’un tragique destin ait voulu forger leur âme sur l’enclume de la douleur physique et morale, de la misère et de la maladie; soit que leur vie ait été ravagée, et leur cœur déchiré par la vue des souffrances et des hontes sans nom dont leurs frères étaient torturés, ils ont mangé le pain quotidien de l’épreuve; et s’ils furent grands par l’énergie, c’est qu’ils le furent aussi par le malheur. Qu’ils ne se plaignent donc pas trop, ceux qui sont malheureux: les meilleurs de l’humanité sont avec eux. Nourrissons-nous de leur vaillance; et, si nous sommes trop faibles, reposons un instant notre tête sur leurs genoux. Ils nous consoleront. Il ruisselle de ces âmes sacrées un torrent de force sereine et de bonté puissante. Sans même qu’il soit besoin d’interroger leurs œuvres, et d’écouter leur voix, nous lirons dans leurs yeux, dans l’histoire de leur vie, que jamais la vie n’est plus grande, plus féconde,—et plus heureuse,—que dans la peine.
* * *
En tête de cette légion héroïque, donnons la première place au fort et pur Beethoven. Lui-même souhaitait, au milieu de ses souffrances, que son exemple pût être un soutien pour les autres misérables, «et que le malheureux se consolât en trouvant un malheureux comme lui, qui, malgré tous les obstacles de la nature, avait fait tout ce qui était en son pouvoir, pour devenir un homme digne de ce nom». Parvenu par des années de luttes et d’efforts surhumains à vaincre sa peine et à accomplir sa tâche, qui était, comme il disait, de souffler un peu de courage à la pauvre humanité, ce Prométhée vainqueur répondait à un ami qui invoquait Dieu: «O homme, aide-toi toi-même!»
Inspirons-nous de sa fière parole. Ranimons à son exemple la foi de l’homme dans la vie et dans l’homme.
Romain Rolland.
Janvier 1903.
Woltuen, wo man kann,
Freiheit über alles lieben,
Wahrheit nie, auch sogar am
Throne nicht verleugnen.
Beethoven.
(Feuille d’album. 1792.)
«Faire tout le bien qu’on peut,
Aimer la Liberté par-dessus tout,
Et, quand ce serait pour un trône,
Ne jamais trahir la vérité.»
Il était petit et trapu, de forte encolure, de charpente athlétique. Une large figure, de couleur rouge brique, sauf vers la fin de sa vie, où le teint devint maladif et jaunâtre, surtout l’hiver, quand il restait enfermé, loin des champs. Un front puissant et bosselé. Des cheveux extrêmement noirs, extraordinairement épais, et où il semblait que le peigne n’eût jamais passé, hérissés de toutes parts, «les serpents de Méduse[1]». Les yeux brûlaient d’une force prodigieuse, qui saisit tous ceux qui le virent; mais la plupart se trompèrent sur leur nuance. Comme ils flambaient d’un éclat sauvage dans une figure brune et tragique, on les vit généralement noirs; ils ne l’étaient pas, mais bleu gris[2]. Petits et très profondément enfoncés, ils s’ouvraient brusquement dans la passion ou la colère, et alors roulaient dans leurs orbites, reflétant toutes leurs pensées avec une vérité merveilleuse[3]. Souvent ils se tournaient vers le ciel avec un regard mélancolique. Le nez était court et carré, large, un mufle de lion. Une bouche délicate, mais dont la lèvre inférieure tendait à avancer sur l’autre. Des mâchoires redoutables, qui auraient pu broyer des noix. Une fossette profonde au menton, du côté droit, donnait une étrange dissymétrie à la face. «Il avait un bon sourire, dit Moscheles, et dans la conversation, un air souvent aimable et encourageant. En revanche, le rire était désagréable, violent et grimaçant, du reste court»,—le rire d’un homme qui n’est pas accoutumé à la joie. Son expression habituelle était la mélancolie, «une tristesse incurable». Rellstab, en 1825, dit qu’il a besoin de toutes ses forces pour s’empêcher de pleurer, en voyant «ses doux yeux et leur douleur poignante». Braun von Braunthal, un an plus tard, le rencontre à une brasserie: il est assis dans un coin, il fume une longue pipe, et il a les yeux fermés, comme il fait de plus en plus, à mesure qu’il approche de la mort. Un ami lui adresse la parole. Il sourit tristement, tire de sa poche un petit carnet de conversation; et, de la voix aiguë que prennent souvent les sourds, il lui dit d’écrire ce qu’on veut lui demander.—Son visage se transfigurait, soit dans ses accès d’inspiration soudaine qui le prenaient à l’improviste, même dans la rue, et qui frappaient d’étonnement les passants, soit quand on le surprenait au piano. «Les muscles de sa face saillaient, ses veines gonflaient; les yeux sauvages devenaient deux fois plus terribles; la bouche tremblait; il avait l’air d’un enchanteur vaincu par les démons qu’il avait évoqués.» Telle une figure de Shakespeare[4]; Julius Benedict dit: «Le roi Lear».
* * *
Ludwig van Beethoven naquit le 16 décembre 1770 à Bonn, près de Cologne, dans une misérable soupente d’une pauvre maison. Il était d’origine flamande[5]. Son père était un ténor inintelligent et ivrogne. Sa mère était domestique, fille d’un cuisinier, et veuve en premières noces d’un valet de chambre.
Une enfance sévère, à laquelle manqua la douceur familiale, dont Mozart, plus heureux, fut entouré. Dès le commencement, la vie se révéla à lui comme un combat triste et brutal. Son père voulut exploiter ses dispositions musicales et l’exhiber comme un petit prodige. A quatre ans, il le clouait pendant des heures devant son clavecin, ou l’enfermait avec un violon, et le tuait de travail. Peu s’en fallut qu’il ne le dégoûtât à tout jamais de l’art. Il fallut user de violence pour que Beethoven apprît la musique. Sa jeunesse fut attristée par les préoccupations matérielles, le souci de gagner son pain, les tâches trop précoces. A onze ans, il faisait partie de l’orchestre du théâtre; à treize, il était organiste. En 1787, il perdit sa mère, qu’il adorait. «Elle m’était si bonne, si digne d’amour, ma meilleure amie! Oh! qui était plus heureux que moi, quand je pouvais prononcer le doux nom de mère, et qu’elle pouvait l’entendre[6]?» Elle était morte phtisique; et Beethoven se croyait atteint de la même maladie; il souffrait déjà constamment; et il se joignait à son mal une mélancolie, plus cruelle que le mal même[7]. A dix-sept ans, il était chef de famille, chargé de l’éducation de ses deux frères; il avait la honte de devoir solliciter la mise à la retraite de son père, ivrogne, incapable de diriger la maison: c’est au fils qu’on remettait la pension du père, pour éviter que celui-ci la dissipât. Ces tristesses laissèrent en lui une empreinte profonde. Il trouva toutefois un affectueux appui dans une famille de Bonn, qui lui resta toujours chère, la famille de Breuning. La gentille «Lorchen», Éléonore de Breuning, avait deux ans de moins que lui. Il lui apprenait la musique et elle l’initia à la poésie. Elle fut sa compagne d’enfance; et peut-être y eut-il entre eux un sentiment assez tendre. Éléonore épousa plus tard le docteur Wegeler, qui fut un des meilleurs amis de Beethoven; et, jusqu’au dernier jour, il ne cessa de régner entre eux une amitié paisible, qu’attestent les lettres dignes et tendres de Wegeler et d’Éléonore, et celles du vieux fidèle ami (alter treuer Freund) au bon cher Wegeler (guter lieber Wegeler). Affection plus touchante encore quand l’âge est venu pour tous trois, sans refroidir la jeunesse de leur cœur[8].
Si triste qu’ait pu être l’enfance de Beethoven, il garda toujours pour elle, pour les lieux où elle s’écoula, un tendre et mélancolique souvenir. Forcé de quitter Bonn, et de passer presque toute sa vie à Vienne, dans la grande ville frivole et ses tristes faubourgs, jamais il n’oublia la vallée du Rhin, et le grand fleuve auguste et paternel, unser Vater Rhein, comme il l’appelle, «notre père le Rhin», si vivant, en effet, presque humain, pareil à une âme gigantesque où passent des pensées et des forces innombrables, nulle part plus beau, plus puissant et plus doux qu’en la délicieuse Bonn, dont il baigne les pentes ombragées et fleuries, avec une violence caressante. Là, Beethoven a vécu ses vingt premières années; là se sont formés les rêves de son cœur adolescent,—dans ces prairies qui flottent languissamment sur l’eau, avec leurs peupliers enveloppés de brouillards, les buissons et les saules, et les arbres fruitiers, qui trempent leurs racines dans le courant silencieux et rapide,—et, penchés sur le bord, mollement curieux, les villages, les églises, les cimetières même,—tandis qu’à l’horizon, les Sept Montagnes bleuâtres dessinent sur le ciel leurs profils orageux, que surmontent les maigres et bizarres silhouettes des vieux châteaux ruinés. A ce pays, son cœur resta éternellement fidèle; jusqu’au dernier instant, il rêva de le revoir, sans jamais y parvenir. «Ma patrie, la belle contrée où j’ai vu la lumière du jour, toujours aussi belle, aussi claire devant mes yeux, que lorsque je la laissai[9].»
* * *