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Pérégrinations au coeur des pays baltesIl faut découvrir les pays Baltes, dont l’histoire est profondément européenne, et tout spécialement Riga, la capitale de la Lettonie ; le Littoral de Courlande et Nida, la petite ville lituanienne où Thomas Mann avait sa résidence d’été ; Kaliningrad, actuellement une enclave russe, coincée au bord de la Baltique, entre la Lituanie et la Pologne ; Lvov, la deuxième ville d’Ukraine occidentale ; le Littoral de Crimée, avec la station balnéaire de Yalta, où les Trois Grands se partagèrent le monde en février 1945 ; Vladivostok, l’ultime ville russe, située au terminus du Transsibérien ; les grands fleuves et les espaces infinis ; les langues et les mentalités de leurs habitants ; l’histoire souvent très riche mais aussi tragique de ces lieux perdus de la mémoire européenne…Un récit de voyage qui vous emmènera de l'Ukraine à la Lituanie, en passant par la Lettonie et la RussieA PROPOS DE L'AUTEUR Karl Schlögel (1948) a étudié la philosophie, la sociologie, la slavistique et l’histoire de l’Europe orientale à la Freie Universität Berlin, à Moscou et à Saint-Pétersbourg. Il est titulaire de la chaire d’Histoire de l’Europe orientale à la Europa Universität Viadrina (Francfort sur l’Oder). En 2009, il a reçu le Prix du Livre de Leipzig pour la Bonne Entente européenne.EXTRAIT À une époque où l’on ne cesse de parler d’« accélération du Temps » et de « disparition de l’Espace », il n’est sans doute pas opportun de traiter de l’importance de l’Espace dans l’Histoire. Surtout en Allemagne. Après ce qui s’est passé dans ce pays, il n’est guère difficile d’en comprendre la raison. L’« espace » est un mot fortement connoté : parler de Lebensraum (« espace vital »), par exemple, est devenu totalement impossible. Tout le champ sémantique de ce substantif paraît contaminé à jamais. Si nous nous contentons du synonyme Lebenswelt (« monde vital »), nous nous réfugions dans d’autres langues, dans le concept quasi biologique de « biotope » dont est gommée toute référence aux horribles pratiques du XXe siècle : nous fuyons dans l’espace social des Français. Peut-être trouverons-nous en Amérique ce qui nous semble le plus approprié : nous découvrons là des espaces en abondance : des spaces of desire, des spaces of memory, des spaces of sex, des counterspaces, des landscapes, etc. Un mot, un concept, aussi beau que le soit le terme allemand Lebensraum, semble banni pour toujours à cause de l’Histoire […].
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YALTA
ET AUTRES PROMENADES
OUVRAGES D'ALAIN PRÉAUX
CHEZ LE MÊME ÉDITEUR
Heinrich Heine, biographie, 2001
Le Voyage du claustré (Speer-Hölderlin),essai, 2007
OUVRAGES TRADUITS PAR ALAIN PRÉAUX
CHEZ LE MÊME ÉDITEUR
Friedrich Hölderlin,Poèmes de l’autre vie,1993
Friedrich Hölderlin,Prose de l’autre vie,1996
A. von Hoherwiese,Hölderlin, l’énigme,essai, 1996
Wilhelm Busch,Le Corbeau,récits illustrés,2003
Wilhelm Busch,Le Virtuose,récits illustrés, 2003
Theodor Storm,Les Fils du sénateur, récit, 2006
Theodor Storm,Laure, récit, 2008
Karl Schlögel
Yalta
et autres promenades
Récits
Traduits de l’allemand par
Alain Préaux
www.lecri.be [email protected]
(La version originale papier de cet ouvrage a été publiée avec l’aide de la Fédération Wallonie-Bruxelles)
La version numérique a été réalisée en partenariat avec le CNL
(Centre National du Livre - FR)
© pour l’édition originale :Promenade in Jalta une andere Städtebilder,Karl Schlögel (© Carl Hanser Verlang, München, 2001)
ISBN 978-2-8710-6698-9
© Le Cri édition, pour la présente édition
Avenue Léopold Wiener, 18
B-1170 Bruxelles
En couverture :
Caspar David Friedrich,Les blanches falaises de Rügen(détail, 1818)
Tous droits de reproduction, par quelque procédé que ce soit, d’adaptation ou de traduction, réservés pour tous pays.
La frontière polonaise n’est qu’à une heure de Berlin ; mais, aux yeux de l’Allemand moyen, New York, Paris, Rome ou Majorque sont plus proches. Depuis 1989, toutefois, non seulement la partie orientale de l’Allemagne appartient à l’Europe, mais il en va de même pour tout un monde que nombre d’Occidentaux ont jusqu’à présent considéré avec davantage de condescendance que d’intérêt et de sympathie.
Cet Orient européen ne nous a pourtant pas encore livré tous ses secrets, loin de là. Il faut découvrir les pays Baltes, dont l’histoire est profondément européenne, et tout spécialement Riga, la capitale de la Lettonie ; le Littoral de Courlande et Nida [Nidden], la petite ville lituanienne où Thomas Mann avait sa résidence d’été ; Kaliningrad [Königsberg], actuellement une enclave russe, coincée au bord de la Baltique, entre la Lituanie et la Pologne ; Lvov [Lemberg], la deuxième ville d’Ukraine occidentale ; le Littoral de Crimée, avec la station balnéaire de Yalta, où les Trois Grands se partagèrent le monde en février 1945, et le port de Sébastopol qui abrite la flotte russe de la mer Noire ; Vladivostok, l’ultime ville russe, située au terminus du Transsibérien, face au Japon, à côté de la Corée et de la Chine ; les grands fleuves et les espaces infinis ; les langues et les mentalités de leurs habitants ; l’histoire souvent très riche mais aussi tragique de ces lieux perdus de la mémoire européenne.
Né en 1948, Karl Schlögel a étudié la philosophie, la sociologie, la slavistique et l’histoire de l’Europe orientale à laFreie Universität Berlin, à Moscou et à Saint-Pétersbourg. Il est titulaire de la chaire d’Histoire de l’Europe orientale à laEuropa Universität Viadrina(Francfort sur l’Oder). Il a visité les centres urbains de l’Europe orientale ; il a observé la circulation des biens, des gens et des idées, une circulation que n’entravent désormais plus les frontières. Et, dans la nouvelle physionomie de l’Est, il a découvert une histoire, notamment allemande, qui a laissé des traces indélébiles. Nous nous proposons de traduire ici six « paysages urbains » qu’il a brossés à propos des villes et contrées visitées entre 1988 et 2000 et nommées ci-dessus. Nous partirons de l’enclave russe de Kaliningrad pour gagner la Riga lettone via le littoral courlandais et la Klaïpeda lituanienne. Un autre voyage, beaucoup plus long quant à lui, nous emmènera du littoral russo-ukrainien de la Crimée – via le Transsibérien – jusqu’au bout du monde russe, Vladivostok, en passant cependant d’abord par la Lvov ukrainienne.
Pour l’introduction proprement dite, nous avons voulu laisser la parole à l’auteur en comprimant – en traduction – certains de ses articles, plus généraux, publiés dans la presse allemande, principalement en 1999. Ceux-ci ont été repris intégralement du livre de Karl Schlögel,Promenade in Jalta und andere Städtebilder(Fischer Taschenbuch Verlag, Frankfurt am Main, 2003), dont nous avons traduit six des nombreux « paysages urbains ». Les références précises aux différents articles qui ont servi à élaborer l’introduction seront fournies dans ce chapitre préliminaire par le biais de notes en bas de page. Ce dernier procédé sera également employé lorsqu’il s’agira de compléter ou de préciser certaines choses que l’auteur considère sans doute comme évidentes mais qui ne le sont pas forcément pour le lecteur français.
Alain Préaux
À une époque où l’on ne cesse de parler d’« accélération du Temps » et de « disparition de l’Espace », il n’est sans doute pas opportun de traiter de l’importance de l’Espace dans l’Histoire. Surtout en Allemagne. Après ce qui s’est passé dans ce pays, il n’est guère difficile d’en comprendre la raison. L’« espace » est un mot fortement connoté : parler deLebensraum(« espace vital »), par exemple, est devenu totalement impossible. Tout le champ sémantique de ce substantif paraît contaminé à jamais. Si nous nous contentons du synonymeLebenswelt(« monde vital »), nous nous réfugions dans d’autres langues, dans le concept quasi biologique de « biotope » dont est gommée toute référence aux horribles pratiques duxxesiècle : nous fuyons dans l’espacesocial2des Français. Peut-être trouverons-nous en Amérique ce qui nous semble le plus approprié : nous découvrons là des espaces en abondance : desspaces of desire, desspaces of memory, desspaces of sex, descounterspaces, deslandscapes3, etc. Un mot, un concept, aussi beau que le soit le terme allemandLebensraum, semble banni pour toujours à cause de l’Histoire […].
Après la guerre, tout ce qui était en relation avec l’espace et la géographie fut écarté pour longtemps. L’observation innocente mais pertinente selon laquelle l’Allemagne se trouvait « au centre de l’Europe » se vit frappée de suspicion idéologique : ne détournait-on pas ainsi l’attention d’autres motifs, bien plus déterminants en vue d’expliquer le malheur dans lequel l’Allemagne avait plongé l’Europe ? […]. La géographie fut déclarée obsolète et considérée comme une rechute dans la pensée a-historique. Parler d’espace devint réactionnaire […].
Je dois avouer que cette conception de la « disparition de l’Espace » m’a toujours laissé assez perplexe. Peut-être parce que je suis issu d’un monde de la lenteur, d’un village de Souabe. Peut-être parce que j’ai beaucoup voyagé dans l’autre Europe, dans celle qui se situe à l’est du Mur et ne connaît pas les trains à grande vitesse.
Une fois franchie la grande frontière, on ressentait spatialement que l’Europe ne se composait pas seulement des pays de la Communauté européenne mais que, là où finissait le monde connu, un autre commençait, que nous ne connaissions pas. Ici, on changeait de train, et pas uniquement au sens littéral : on passait du temps homogène du monde transatlantique avec ses aéroports, ses salles de transit, sesfacilities4, partout identiques, pour entrer dans un monde où celles-ci n’avaient pas lieu. Disparition de l’espace ? Allez dire ça à quelqu’un qui met quarante-huit heures ou trois jours et trois nuits à traverser en train la Russie et se demande comment il va méthodiquement occuper son temps avant d’arriver à destination ! Ici, on pouvait être certain de courir droit à l’échec si l’on méprisait ce temps et cet espace. Cette expérience de l’un et de l’autre est fondamentale : sans elle, on ne comprend rien, ni à l’impuissance de l’État totalitaire lui-même, ni aux enclaves de la culture, qui sont capables de produire des merveilles mais qui ne peuvent rien contre l’infini de l’espace […].
La prétendue disparition de l’Espace avait fait place à la révolution de l’Espace, qui avait accompagné laWende5européenne de 1989. La structure spatiale de l’après-guerre s’était écroulée et un nouvel ensemble d’États avait émergé de la dissolution du bloc politique constitué par les pays de l’Est. L’ancienne grande frontière avait disparu et, partout, s’en dressaient de nouvelles. Des villes qui, jusque-là, s’étaient trouvées à l’extérieur du champ de vision étaient soudain devenues voisines. Du jour au lendemain, des routes interdites pendant des générations s’étaient muées en voies de transit. Pour la première fois depuis des lustres, nous pouvions revoir des lieux et des localités dont, en général, nous savions seulement qu’elles existaient ou avaient existé. Les anciens centres de l’Europe qui étaient devenus les théâtres de cette époustouflante métamorphose – Prague, Varsovie, Dantzig, Vilnius, Moscou, Bucarest, Dresde, Budapest – avaient réintégré l’horizon de l’Europe entière. Le relief d’une Europe nouvelle avait refait son apparition. Les lieux et les localités – et non plus le « système » – déterminaient à présent la nouvelle topographie […].
Nous nous promenons dans des villes où seuls les couvercles en fonte des canalisations nous rappellent qu’une ville a porté ici, jadis, un autre nom. Nous déambulons dans des cités où tout est encore comme naguère, à la seule différence que celles-ci n’abritent plus les gens qui y ont vécu dans le passé. Notre train roule à travers les paysages dévastés que la Deuxième Guerre mondiale nous a légués en héritage. C’est ainsi que nous nous re-présentons l’Espace où se déroule notre Histoire […].
Si on en est venu à parler de « dé-spatialisation » et de « dé-localisation » de la pensée, d’une «devaluation of space and place»6, comme l’ont constaté, pour l’après-guerre, des observateurs perspicaces, et si aussi bien la pensée spatiale que la géopolitique connaissent actuellement un nouvel essor, si tout cela se vérifie, ce n’est pas uniquement en fonction de la logique immanente de la recherche et de certaines disciplines mais en raison de la vie elle-même. Selon moi, la prétendue disparition de l’Espace se trouve en corrélation étroite avec l’Âged’Or, tel que Hobsbawm a qualifié la période d’après-guerre. Tout comme, à l’Âge d’Or, on avait pris l’habitude de considérer la « Nation » comme un concept périmé et obsolète, auquel se raccrochaient encore tout au plus quelques conservateurs endurcis, il était devenu tout aussi habituel de tenir l’« Espace » pour une notion dépassée.
La thèse de la disparition de l’Espace n’exprime cependant que la vérité duGlobalVillage7ou du monde occidental et ne fait que traduire l’automystification qui apparaît partout où la partie se prend pour le tout. Elle constitue le dernier mot de l’Occident au zénith de son évolution, soit peu avant 1989. Nous revoyons l’univers occidental trouver, à l’Âge d’Or, après 1945, son style unitaire et son rythme propre. Il y a eu un espace homogène où les montres s’accordaient et où il était indifférent de boire son coca-cola sur les bases militaires de la frontière soviéto-turque, de Taiwan, de Ramstein ou de Guam. Il y a eu un temps où Berlin-Ouest semblait présenter plus d’affinités avec l’EastCoast8qu’avec Berlin-Est, qui se situait sur un autre continent.
La thèse de la « disparition de l’Espace » appartient au même espace mental d’où avait été proclamée la « fin de l’Histoire »9. Il est vraisemblable que les deux soient même indissociables. Peut-être sont-ils la forme de manifestation de l’Occident arrivé à sa pleine maturité, au moment où la division du monde fut abolie et où, avec la disparition de l’Est, l’Ouest cessa d’être ce qu’il était. Nous ne pouvons plus nous réfugier sous les ailes du « système ». Est, Ouest : désormais, ces termes ne relèvent plus que de la géographie. Les évidences qui valaient dans le monde de laPax Americanaont cessé d’en être. Depuis lors, la situation est embrouillée. Nous maîtrisons sans doute encore le ciel mais, en fin de compte, les décisions continuent à se prendre sur la terre […].
Chaque lieu est différent. Le monde des lieux est particulariste. Les généralisations ne font que compliquer la tâche. On en vient à s’immuniser contre l’abstraction. En tout cas, le besoin de tout rapporter au concept décroît lorsqu’il existe d’autres modes, plus riches, de représentation. Il est plus profitable de pouvoir raconter l’Histoire comme un ensemble de nombreuses histoires, chaque fois singulières.
Bien sûr, aujourd’hui comme hier, l’Histoire du Monde reste primordiale. Mais nous pouvons prétendre sans complexe que c’est l’Histoire de l’Europe qui nous intéresse en particulier. La recherche d’une conception de ce que pourrait être l’Histoire européenne est entrée dans une phase nouvelle et stimulante. L’Europe en tant qu’espace historique : il n’y a guère de sujet plus passionnant.
Namen, die keiner mehr nennt(Des Noms que plus personne ne nomme), le livre de la comtesse Marion Dönhoff, publié au début des années 1960 et réédité depuis lors pour la vingt-neuvième fois, est un livre d’adieux. Un adieu à la terre natale de Prusse orientale, un adieu aux proches et aux amis qui avaient jusqu’alors survécu au Reich hitlérien, un adieu à un ciel, à des allées, à une nature qui n’existent que là-bas. Rien n’y est dit à la légère, tout est accrédité par des images colossales. Des images d’un départ précipité parce que les autorités nazies avaient interdit l’évacuation jusqu’au tout dernier moment. Des images de chaussées verglacées sur lesquelles glissaient les chevaux. Tout est l’affaire d’une dernière fois. La table que l’on couvre pour la dernière fois. Le seuil que l’on franchit pour la dernière fois. Le paysage défile à la vitesse de l’éclair. Les rues sont bondées, des centaines de milliers fuient, craignant à chaque instant de voir des avions piquer sur eux. Une fuite, à la lueur du feu, vers les rivières et les fleuves peut-être complètement gelés, ce qui permet leur traversée. Ce sont les images de l’exode, de voies ferrées bombardées. C’est l’air qui bourdonne de nouvelles effrayantes. « Sept siècles anéantis », tel est le verdict. Le constat est définitif, sans appel. Ce fait irréversible ne concerne pas seulement le niveau local mais aussi l’Histoire du monde elle-même : il s’agit de l’effondrement de ce qui, jusque-là, avait été ledeutscheOsten, l’Est allemand.
Pourquoi s’occuper de « noms qui se prononcent à nouveau » ? Pourquoi revenir une fois de plus sur ce sujet, quand tout s’est si bien déroulé jusqu’ici ? N’est-ce pas un détestable anachronisme, aujourd’hui, après plus de cinquante ans ? N’avons-nous donc rien de plus important à discuter, sur un continent dont on ne sait encore nullement avec certitude s’il trouvera son chemin pour sortir duxxesiècle ? N’est-ce pas, dans le meilleur des cas, un égarement sentimental, mais, dans le pire, un jeu dangereux ? Rien de tout cela ! Il y a une Histoire de l’Est allemand plus ancienne et plus riche que l’expérience nazie, qui a tout englouti. Il y a une Histoire différente de celle de l’hostilité, une grande et fascinante Histoire de la réussite, qui pourrait nous servir de source d’inspiration pour construire la nouvelle Europe.
Le grand chambardement européen a rappelé à l’ordre du jour des noms que nous étions presque en passe d’oublier. Sur la carte de la nouvelle Europe, on a vu réapparaître des noms retirés de la circulation et sortis de la mémoire. L’année 1989 a provoqué l’écroulement de tout le système de coordonnées du monde divisé et a redessiné la carte géographique. L’Europe centrale et orientale a réintégré notre horizon et, avec elle, une région à laquelle les Allemands ont été extrêmement liés pendant des siècles. Les centres de cette Europe qui avait sombré ont soudain refait surface ; les villes qui, au temps de la division, s’étaient trouvées reléguées dans des lointains inaccessibles et dans une étendue exotique, sont tout à coup redevenues voisines des nôtres […].
Les anciennes routes commerciales commencent à connaître des encombrements. Étudiants et professeurs participent à cette nouvelle circulation, entre Cracovie et Vienne, entre Saint-Pétersbourg et Berlin. Grâce à cette nouvelle proximité, nous avons visité des lieux voisins qui nous étaient déjà sortis de la tête. Un horizon qui s’était éloigné de nous pendant un demi-siècle nous a soudain fondu dessus et rattrapés comme des voleurs.
L’histoire d’une aliénation a pris fin. Dans cette Europe nouvelle, nous découvrons à chaque pas des vestiges de l’histoire et de la culture allemandes, que cela nous plaise ou non : ce sont le tombeau de Kant, accolé à la cathédrale de Königsberg et les restes de Treblinka, c’est leRingde Breslau, pour lequel, par une belle soirée d’été, on donnerait toutes les places du monde, mais c’est aussi le charnier de Babi Yar, près de Kiev ; ce sont les traces de la langue allemande dans les boutiques d’antiquaire de Lemberg mais c’est aussi la clairière de la forêt de Ponary. Des noms resurgissent, non pour des raisons sentimentales mais parce que la circulation et le commerce se sont remis en marche en Europe. Sur le chemin qui mène à l’Europe nouvelle, nous rencontrons nécessairement des couches plus anciennes…, des vestiges de l’histoire allemande en Europe orientale.
Il n’y a plus, en Europe centrale, de questions litigieuses relatives aux frontières ou aux territoires. Le XXesiècle, en Europe centrale, est parvenu à son terme. Par un curieux paradoxe, ce n’est que maintenant que l’Est allemand appartient définitivement à l’Histoire. Nous pouvons nous rendre sur les tombes de nos morts sans éveiller la suspicion. Notre deuil ne suscite plus les craintes. Le regard des autres s’est libéré, parce que nos anciennes revendications ont disparu. Personne ne souhaite revenir en arrière. Il n’y a plus deDrangnach Osten(Ruée vers l’Est) mais, tout au plus, une approche prospective. L’attentisme et la perplexité dominent. Après un bref été euphorique, voilà que réapparaît la vieille indifférence à l’égard de l’Europe orientale. Or ce temps réclamerait, bien au contraire, de nombreuses et importantes initiatives. Il n’existe aucungo east11comparable au puissantgo west12de l’après-guerre.
Le national-socialisme a entraîné avec lui dans l’abîme toute l’Histoire antérieure, qu’il a ainsi rendue suspecte. Notre tâche devrait être de déblayer celle-ci, de l’exhumer des ruines, de la raconter, et de le faire en la considérant comme toute l’Histoire, au-delà de tout désir revanchard et de tout esprit partisan. Rien ne s’oppose plus à une redécouverte de l’histoire et de la culture de l’ancien Est allemand, à condition que cette entreprise soit dépourvue de toute volonté irrédentiste ou révisionniste. Mais cela ne veut pas dire pour autant qu’une telle redécouverte sera chose facile. Il y faudra beaucoup de science et encore plus de tact […].
Il est absurde de vouloir raconter l’Histoire de l’Est allemand rétrospectivement en termes d’État national ou de nationalisme. Sa glorieuse époque, celle de sa fondation, précède de très loin celle du nationalisme et de l’ethnocentrisme. Aussi cette Histoire ne peut-elle se raconter, pour les temps les plus reculés, en recourant immédiatement à des termes ethnopolitiques tels que germanisation, polonisation, etc. […].
Tout a commencé par une époque grandiose de fondations de cités, d’urbanisation et de naissance de la citoyenneté en Europe centrale et orientale. Ou, pour s’exprimer dans un langage plus moderne et plus actuel, par une « heure étoilée », propice à l’émergence d’éléments civilisateurs (« L’air de la ville est libérateur »). L’Europe centrale et orientale doit à cette origine - et ce, jusqu’à ce jour - son aspect urbain et tout ce que nous y trouvons comme culture civile monumentale, des places de marché aux maisons patriciennes et aux institutions municipales.
L’Est allemand et la diaspora allemande en Europe orientale ont en général représenté une zone de mixité et de mélange, où cohabitaient les divers groupes ethniques : c’est là une performance civilisatrice qui n’a cessé de surpasser les formations unidimensionnelles de l’ethnocentrisme.
En résumé : contrairement à la conception, encore tenace, d’un espace provincial à la culture étroitementvölkisch13, l’Est allemand se présentait comme un monde au caractère fortement transnational, d’une grande mixité aux points de vue tant culturel que confessionnel, et où les villes constituaient d’importants noyaux de civilisation. Aussi put-il faire école culturellement et produire des chefs-d’œuvre d’un charme indicible […].
Après le travail d’aplatissement entrepris par le nationalisme et le communisme, nous pouvons difficilement nous imaginer qu’il y a eu autre chose auparavant. Les mouvements ethniques et sociaux d’homogénéisation et de nivellement duxxesiècle ont anéanti l’incomparable diversité de ce monde. Il est temps de dépoussiérer l’image de l’Est allemand et des Allemands d’Europe orientale, de la libérer de la téléologie qui débouche inéluctablement sur la catastrophe nazie et de se tourner vers ses aspects incontestablement modernes.
Jusqu’à ce jour, la présence et la représentation de ce monde qui a sombré sont en grande partie assurées par le souvenir immédiat de ceux qui en sont issus et qui en ont été chassés. Que se passera-t-il quand la mémoire immédiate devra céder la place au souvenir relayé par un intermédiaire ? Déjà, des générations ont grandi, pour lesquelles tout cela n’est qu’ouï-dire, lecture, savoir de seconde main. Déjà, des générations n’ont plus, existentiellement, à s’y intéresser. En d’autres mots, le fait qu’ils s’y intéressent ou non ne changera pas leur existence. Ceux qui peuvent encore nous dire de première main à quoi a ressemblé cette Guerre de Trente Ans duxxesiècle ne seront bientôt plus que quelques-uns. Les expériences essentielles de cette époque – celles de la guerre, du génocide, de l’expulsion – passeront à l’arrière-plan. Elles seront remplacées ou dépassées par une autre expérience, qui trouve sa source dans un monde très différent, dans le monde pacifique de l’après-guerre, dans le monde divisé de la Guerre froide et dans celui de la culture séparée. Et finalement, tout cela sera à nouveau dépassé par la toute nouvelle expérience de l’Europe d’après 1989, de l’Europe non divisée, ouverte, qui se retrouve dans des conflits complètement nouveaux. Une Europe où la guerre est redevenue une réalité. Qui garantira la continuité de la mémoire ? Où recrutera-t-on les traducteurs de l’expérience historique ? Comment reconstruira-t-on l’expertise nécessaire en vue de s’orienter dans ces contextes culturels ? […].