10 œuvres du bac français - Molière - E-Book

10 œuvres du bac français E-Book

Moliere

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Beschreibung

Cette compilation exceptionnelle réunit dix œuvres littéraires soigneusement sélectionnées, spécialement conçues pour les lycéens se préparant au bac. Plongez dans l'univers captivant de ces huit auteurs renommés, tels que Molière, Abbé Prévost, Arthur Rimbaud, Colette Sidonie Gabrielle, Jean de Marivaux, Jean de la Bruyère, Olympe de Gouges, et Honoré de Balzac. Chaque œuvre offre une exploration profonde et engageante de thèmes clés, de l'amour et de l'identité à la société et à la philosophie. Préparez-vous à un voyage littéraire qui enrichira votre compréhension, stimulera votre réflexion critique et vous aidera à réussir brillamment votre épreuve de bac.

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10 œuvres du bac français

 

François Rabelais, Gargantua (1534)

Pierre Corneille, Le Menteur (1644)

Jean de La Bruyère, Les Caractères (1687)

Abbé Prévost, Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut (1731)

Olympe de Gouges, Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne (1791)

Honoré de Balzac, La Peau de chagrin (1831)

Alfred de Musset, On ne badine pas avec l'amour (1834)

Arthur Rimbaud, Cahier de Douai (1919)

Colette, Les vrilles de la vigne (1908)

Colette, Sido (1930)

 

 

GARGANTUA

François Rabelais

– 1534 –

GARGANTUA ET PANTAGRUEL

 

LIVRE PREMIER

 

La vie très horrifique du grand Gargantua,

père de Pantagruel, jadis composée par

M. Alcofribas, abstracteur de quinte essence.

Livre plein de pantagruélisme.

COMMENT GARGANTUA FUT ONZE MOIS PORTÉ ON1 VENTRE DE SA MÈRE.

Grangousier était bon raillard2 en son temps, aimant à boire net autant qu’homme qui pour lors fût au monde, et mangeait volontiers salé. À cette fin, avait ordinairement bonne munition de jambons de Mayence et de Bayonne, force langues de bœuf fumées, abondance d’andouilles en la saison et bœuf salé à la moutarde, renfort de boutargues3, provision de saucisses, non de Bologne, car il craignait li boucon4 de Lombard, mais de Bigorre, de Longaunay, de la Brenne et de Rouergue. En son âge virile, épousa Gargamelle, fille du roi des Parpaillos, belle gouge5 et de bonne trogne, et faisaient eux deux souvent ensemble la bête à deux dos, joyeusement se frottants leur lard, tant qu’elle engrossa d’un beau fils, et le porta jusques à l’onzième mois.

Car autant, voire davantage, peuvent les femmes ventre porter, mêmement quand c’est quelque chef-d’œuvre et personnage que doive en son temps faire grandes prouesses, comme dit Homère que l’enfant duquel Neptune engrossa la nymphe, naquit l’an après révolu : ce fut le douzième mois. Car (comme dit A. Gelle, lib. III) ce long temps convenait à la majesté de Neptune, afin qu’en icelui l’enfant fût formé à perfection. À pareille raison, Jupiter fit durer xlviii heures la nuit qu’il coucha avec Alcmène, car en moins de temps n’eût-il pu forger Hercules, qui nettoya le monde de monstres et tyrans.

Messieurs les anciens Pantagruélistes ont conformé6 ce que je dis, et ont déclaré non seulement possible, mais aussi légitime, l’enfant né de femme l’onzième mois après la mort de son mari.

Hippocrates, lib. de Alimento, Pline, lib. VII, cap. v, Plaute, in Cistellaria, Marcus Varro en la satire inscrite le Testament, alléguant l’autorité d’Aristotèles à ce propos, Censorinus, lib. de Die natali, Aristotèles, lib. VII, cap. iii et ivde Nat. animalium, Gellius, lib. III, cap. xvi, Servius, in Egl. exposant ce mètre7 de Virgile : « Matri longa decem, etc. », et mille autres fols, le nombre desquels a été par les légistes accru : ff. de suis et legit. l. intestato § fi., et in Autent. de Restitut. et ea quæ parit inximense. D’abondant8 en ont chaffouré9 leur robidilardiques10 loi Gallus, ff. de lib. et posthu., et l. septimo ff. de Stat. homi. et quelques autres que pour le présent dire n’ose. Moyennant lesquelles lois, les femmes veuves peuvent franchement jouer du serre-croupière à tous envis et toutes restes11, deux mois après le trépas de leurs maris.

Je vous prie par grâce, vous autres mes bons averlans12, si d’icelles en trouvez que vaillent le débraguetter, montez dessus et me les amenez. Car si au troisième mois elles engrossent, leur fruit sera héritier du défunt, et la grosse13 connue poussent hardiment outre, et vogue la galée14 puisque la panse est pleine ! Comme Julie, fille de l’empereur Octavian, ne s’abandonnait à ses taboureurs15 sinon quand elle se sentait grosse, à la forme que la navire ne reçoit son pilote que premièrement ne soit calfatée et chargée.

Et si personne les blâme de soi faire rataconniculer16 ainsi sur leur grosse, vu que les bêtes sur leurs ventrées n’endurent jamais le mâle masculant, elles répondront que ce sont bêtes, mais elles sont femmes, bien entendantes les beaux et joyeux menus droits de superfétation, comme jadis répondit Populie, selon le rapport de Macrobe, lib. II, Saturnal.

Si le diavol17 ne veut qu’elles engrossent, il faudra tordre, le douzil18, et bouche close.

 

COMMENT GARGAMELLE, ÉTANT GROSSE DE GARGANTUA, MANGEA GRAND PLANTÉ19 DE TRIPES.

 

L’occasion et manière comment Gargamelle enfanta fut telle, et si ne le croyez, le fondement vous escappe20. Le fondement lui escappait une après-dînée, le iiie jour de février, par trop avoir mangé de gaudebillaux. Gaudebillaux sont grasses tripes de coiraux. Coiraux sont bœufs engraissés à la crèche et prés guimaux. Prés guimaux sont qui portent herbe deux fois l’an. D’iceux gras bœufs avaient fait tuer trois cent soixante-sept mille et quatorze pour être à mardi-gras salés, afin qu’en la prime vère21, ils eussent bœuf de saison à tas, pour, au commencement des repas, faire commémoration de salures et mieux entrer en vin.

Les tripes furent copieuses, comme entendez, et tant friandes étaient que chacun en léchait ses doigts. Mais la grande diablerie à quatre personnages était bien en ce que possible n’était longuement les réserver, car elles fussent pourries, ce qui semblait indécent. Dont22 fut conclu qu’ils les bâfreraient sans rien y perdre. À ce faire convièrent tous les citadins de Sinais, de Seillé, de la Roche-Clermaud, de Vaugaudray, sans laisser arrière le Coudray, Montpensier, le Gué de Vède, et autres voisins, tous bons buveurs, bons compagnons et beaux joueurs de quille là. Le bonhomme Grandgousier y prenait plaisir bien grand et commandait que tout allât par écuelles. Disait toutefois à sa femme qu’elle en mangeât le moins, vu qu’elle approchait de son terme et que cette tripaille n’était viande moult louable : « Celui, disait-il, a grande envie de mâcher merde, qui d’icelle le sac mange. » Nonobstant ces remontrances, elle en mangea seize muids, deux bussarts23 et six tupins24. Ô belle matière fécale qui devait boursoufler en elle !

Après dîner, tous allèrent pêle-mêle à la Saulsaie, et là, sur l’herbe drue, dansèrent au son des joyeux flageolets et douces cornemuses, tant baudement25 que c’était passe-temps céleste les voir ainsi soi rigoler.

 

LES PROPOS DES BIEN-IVRES.

 

Puis entrèrent en propos de réciner26 on27 propre lieu.

Lors flacons d’aller, jambons de trotter, gobelets de voler, breusses28 de tinter.

« Tire.

— Baille.

— Tourne.

— Brouille29.

— Boute30 à moi sans eau ; ainsi, mon ami.

— Fouette-moi ce verre galantement.

— Produis-moi du clairet, verre pleurant.

— Trêves de soif.

— Ha ! fausse fièvre, ne t’en iras-tu pas ?

— Par ma fi ! ma commère, je ne peux entrer en bette31.

— Vous êtes morfondue, m’amie ?

— Voire.

— Ventre Saint-Quenet, parlons de boire.

— Je ne bois qu’à mes heures, comme la mule du pape.

— Je ne bois qu’en mon bréviaire, comme un beau père gardien.

— Qui fut premier, soif ou beuverie ?

— Soif, car qui eût bu sans soif durant le temps d’innocence ?

— Beuverie, car privatio præsupponit habitum. Je suis clerc : Fæcundi calices quem non fecere disertum ?

— Nous autres innocents ne buvons que trop sans soif.

— Non moi, pêcheur, sans soif, et sinon présente, pour le moins future, la prévenant comme entendez. Je bois pour la soif à venir.

— Je bois éternellement. Ce m’est éternité de beuverie et beuverie d’éternité.

— Chantons, buvons ; un motet entonnons.

— Où est mon entonnoir ?

— Quoi ? je ne bois que par procuration !

— Mouillez-vous pour sécher, ou vous séchez pour mouiller ?

— Je n’entends point la théorique ; de la pratique je m’aide quelque peu.

— Hâte !

— Je mouille, j’humecte, je bois, et tout de peur de mourir.

— Buvez toujours, vous ne mourrez jamais.

— Si je ne bois, je suis à sec, me voilà mort. Mon âme s’enfuira en quelque grenouillère. En sec jamais l’âme n’habite.

— Sommeliers, ô créateurs de nouvelles formes, rendez-moi de non buvant buvant.

— Pérennité d’arrosement par ces nerveux et secs boyaux.

— Pour néant boit qui ne s’en sent.

— Cetui entre dedans les veines, la pissotière n’y aura rien.

— Je laverais volontiers les tripes de ce veau que j’ai ce matin habillé.

— J’ai bien saburré32 mon estomac.

— Si le papier de mes cédules buvait aussi bien que je fais, mes créditeurs auraient bien leur vin quand on viendrait à la formule d’exhiber.

— Cette main vous gâte le nez.

— Ô quants33 autres y entreront, avant que cetui-ci en sorte !

— Boire à si petit gué, c’est pour rompre son poitrail.

— Ceci s’appelle pipée à flacons.

— Quelle différence est entre bouteille et flacon ?

— Grande, car bouteille est fermée à bouchon et flacon à vis.

— De belles ! Nos pères burent bien et vidèrent les pots.

— C’est bien chié, chanté, buvons !

— Voulez-vous rien mander à la rivière ?

— Cetui-ci va laver les tripes.

— Je ne bois en plus qu’une éponge.

— Je bois comme un templier.

— Et je tanquam sponsus.

— Et moi sicut terra sine aqua.

— Un synonyme de jambon ?

— C’est un compulsoire de buvettes.

— C’est un poulain. Par le poulain, on descend le vin en cave, par le jambon en l’estomac.

— Or çà, à boire, boire çà !

— Il n’y a point charge. Respice personam, pone pro duos ; bus non est in usu.

— Si je montais aussi bien comme j’avale34, je fusse piéça35 haut en l’air.

— Ainsi se fit Jacques Cœur riche.

— Ainsi profitent bois en friche.

— Ainsi conquêta Bacchus l’Inde.

— Ainsi philosophie Mélinde.

— Petite pluie abat grand vent.

— Longues buvettes rompent le tonnerre.

— Mais si ma couille pissait telle urine, la voudriez-vous bien sucer ?

— Je retiens après.

— Page, baille ; je t’insinue ma nomination en mon tour.

— Hume, Guillot ! Encores y en a il un pot.

— Je me porte pour appelant de soif comme d’abus. Page, relève mon appel en forme.

— Cette rognure ! Je soulais jadis boire tout ; maintenant, je n’y laisse rien.

— Ne nous hâtons pas et amassons bien tout.

— Voici tripes de jeu et gaudebillaux d’envi36.

— De ce fauveau37 à la raie noire.

— Ô, pour Dieu ! étrillons-le à profit de ménage.

— Buvez, ou je vous…

— Non, non !

— Buvez, je vous en prie.

— Les passereaux ne mangent sinon qu’on leur tape les queues. Je ne bois sinon qu’on me flatte.

— Lagona edatera38 !

— Il n’y a rabouillère39 en tout mon corps où cetui vin ne furette la soif.

— Cetui-ci me la fouette bien.

— Cetui-ci me la bannira du tout.

— Cornons ici, à son de flacons et bouteilles, que quiconque aura perdu la soif n’ait à la chercher céans.

— Longs clystères de beuverie l’ont fait vider hors le logis.

— Le grand Dieu fit les planètes, et nous faisons les plats nets.

— J’ai la parole de Dieu en bouche : Sitio !

— La pierre dite ἂσβεστος40 n’est plus inextinguible que la soif de ma paternité.

— L’appétit vient en mangeant, disait Angest on41 Mans ; la soif s’en va en buvant.

— Remède contre la soif ?

— Il est contraire à celui qui est contre morsure de chien : courez toujours après le chien, jamais ne vous mordra ; buvez toujours avant la soif, et jamais ne vous adviendra.

— Je vous y prends, je vous réveille.

— Sommelier éternel, garde-nous de somme. Argus avait cent yeux pour voir ; cent mains faut à un sommelier, comme avait Briareus, pour infatigablement verser.

— Mouillons, hé ! il fait beau sécher.

— Du blanc. Verse tout, verse, de par le diable ! verse deçà, tout plein. La langue me pèle.

— Lans, tringue42 !

— À toi, compain43, de hait, de hait44 !

— Là, là, là ! c’est morfiaillé45, cela.

— O lacryma Christi ! C’est de la Devinière, c’est vin pineau.

— Ô le gentil vin blanc ! et, par mon âme, ce n’est que vin de taffetas.

— Hen, hen, il est à une oreille, bien drapé et de bonne laine

— Mon compagnon, courage !

— Pour ce jeu, nous ne volerons46 pas, car j’ai fait un levé47.

— Ex hoc, in hoc. Il n’y a point d’enchantement ; chacun de vous l’a vu. J’y suis maître passé.

— À brum, à brum, je suis prêtre Macé.

— Ô les buveurs !

— Ô les altérés !

— Page, mon ami, emplis ici et couronne le vin, je te prie. À la cardinale. Natura abhorret vacuum. Diriez-vous qu’une mouche y eût bu ?

— À la mode de Bretagne !

— Net, net, à ce piot.

— Avalez, ce sont herbes. »

 

COMMENT GARGANTUA NAQUIT EN FAÇON BIEN ÉTRANGE.

Eux tenants ces menus propos de beuverie, Gargamelle commença se porter mal du bas ; dont Grandgousier se leva dessus l’herbe et la réconfortait honnêtement, pensant que ce fût mal d’enfant, et lui disant qu’elle s’était là herbée sous la Saulsaie, et qu’en bref elle ferait pieds neufs. Par ce, lui convenait prendre courage nouveau, au nouvel avènement de son poupon, et, encore que la douleur lui fût quelque peu en fâcherie, toutefois que icelle serait brève, et la joie, qui tôt succéderait, lui tollirait48 tout cet ennui, en sorte que seulement ne lui en resterait la souvenance :

« Je le prouve, disait-il. Notre Sauveur dit en l’Évangile Joannis XVI : « La femme qu’est à l’heure de son enfantement a tristesse, mais lorsqu’elle a enfanté, elle n’a souvenir aucun de son angoisse.

— Ha ! dit-elle, vous dites bien et aime beaucoup mieux ouïr tels propos de l’Évangile, et mieux m’en trouve que de ouïr la vie de sainte Marguerite ou quelque autre cafarderie.

— Courage de brebis, disait-il. Dépêchez-vous de cetui-ci et bientôt en faisons un autre.

— Ha ! dit-elle, tant vous parlez à votre aise, vous autres hommes ! Bien, de par Dieu, je me parforcerai49, puisqu’il vous plaît. Mais plût à Dieu que vous l’eussiez coupé !

— Quoi ? dit Grandgousier.

— Ha ! dit-elle, que vous êtes bon homme ! Vous l’entendez bien.

— Mon membre ? dit-il. Sang de les cabres50 ! si bon vous semble, faites apporter un couteau.

— Ha ! dit-elle, à Dieu ne plaise ! Dieu me le pardonne, je ne le dis de bon cœur, et, pour ma parole, n’en faites ne plus ne moins. Mais j’aurai prou51 d’affaires aujourd’hui, si Dieu ne m’aide, et tout par votre membre, que vous fussiez bien aise !

— Courage, courage ! dit-il. Ne vous souciez au reste, et laissez faire aux quatre bœufs de devant. Je m’en vais boire encore quelque veguade52. Si cependant vous survenait quelque mal, je me tiendrai près : huchant en paume53, je me rendrai à vous. »

Peu de temps après, elle commença à soupirer, lamenter et crier. Soudain vinrent à tas sages-femmes de tous côtés, et, la tatant par le bas, trouvèrent quelques pellauderies54 assez de mauvais goût, et pensaient que ce fut l’enfant ; mais c’était le fondement qui lui escappait, à la mollification55 du droit intestin, lequel vous appelez le boyau culier, par trop avoir mangé des tripes, comme nous avons déclaré ci-dessus.

Dont une orde vieille de la compagnie, laquelle avait réputation d’être grande médecine, et là était venue de Brisepaille d’auprès Saint-Genou, devant soixante ans, lui fit un restrinctif si horrible que tous ses larrys56 tant furent oppilés57 et resserrés qu’à grande peine avec les dents vous les eussiez élargis, qui est chose bien horrible à penser, mêmement que le diable, à la messe de saint Martin, écrivant le caquet de deux galoises58, à belles dents allongea son parchemin.

Par cet inconvénient furent au dessus relâchés les cotylédons de la matrice, par lesquels sursauta l’enfant, et entra en la veine creuse, et gravant59 par le diaphragme jusques au-dessus des épaules, où la dite veine se part60 en deux, prit son chemin à gauche et sortit par l’oreille senestre. Soudain qu’il fut né, ne cria comme les autres enfants : « Mies ! mies ! » ; mais, à haute voix, s’écriait : « À boire, à boire, à boire ! » comme invitant tout le monde à boire, si bien qu’il fut ouï de tout le pays de Beusse et de Bibarois.

Je me doute que ne croyez assurément cette étrange nativité. Si ne le croyez, je ne m’en soucie, mais un homme de bien, un homme de bon sens, croit toujours ce qu’on lui dit, et qu’il trouve par écrit. Ne dit pas Salomon, Proverbium XIV : Innocens credit omni verbo, etc… ? Et saint Paul, prime Corinthio. XIII : Charitas omnia credit ? Pourquoi ne le croiriez-vous ? Pour ce, dites vous, qu’il n’y a nulle apparence. Je vous dis que, pour cette seule cause, vous le devez croire en foi parfaite, car les sorbonistes disent que foi est argument des choses de nulle apparence.

Est-ce contre notre loi, notre foi, contre raison, contre la Sainte Écriture ? De ma part je ne trouve rien écrit ès bibles saintes qui soit contre cela. Mais si le vouloir de Dieu tel eût été, diriez-vous qu’il ne l’eût pu faire ? Ha ! pour grâce, n’emburelucoquez61 jamais vos esprits de ces vaines pensées, car je vous dis qu’à Dieu rien n’est impossible, et, s’il voulait, les femmes auraient dorénavant ainsi leurs enfants par l’oreille.

Bacchus ne fut-il pas engendré par la cuisse de Jupiter ? Roquetaillade naquit-il pas du talon de sa mère ? Croquemouche, de la pantoufle de sa nourrice ? Minerve naquit-elle pas du cerveau par l’oreille de Jupiter ? Adonis, par l’écorce d’un arbre de myrrhe ? Castor et Pollux, de la coque d’un œuf pont62 et éclos par Léda ?

Mais vous seriez bien davantage ébahis et étonnés si je vous exposais présentement tout le chapitre de Pline, auquel parle des enfantements étranges et contre nature, et toutefois je ne suis point menteur tant assuré comme il a été. Lisez le septième de sa Naturelle Histoire, capi. III, et ne m’en tabustez63 plus l’entendement.

COMMENT LE NOM FUT IMPOSÉ À GARGANTUA, ET COMMENT IL HUMAIT LE PIOT.

 

Le bonhomme Grandgousier, buvant et se rigolant avec les autres, entendit le cri horrible que son fils avait fait entrant en lumière de ce monde, quand il bramait demandant : « À boire, à boire, à boire ! », dont il dit : « Que grand tu as (supple le gosier). » Ce que oyants, les assistants dirent que vraiment il devait avoir par ce le nom Gargantua, puisque telle avait été la première parole de son père à sa naissance, à l’imitation et exemple des anciens Hébreux. À quoi fut condescendu par icelui et plut très bien à sa mère. Et pour l’apaiser, lui donnèrent à boire à tire larigot, et fut porté sur les fonts, et là baptisé, comme est la coutume des bons christiens.

Et lui furent ordonnées dix et sept mille neuf cents treize vaches de Pautille et de Bréhémond, pour l’allaiter ordinairement. Car de trouver nourrice suffisante n’était possible en tout le pays, considéré la grande quantité de lait requis pour icelui alimenter, combien qu’aucuns docteurs scotistes64 aient affirmé que sa mère l’allaita, et qu’elle pouvait traire de ses mamelles quatorze cents deux pipes neuf potées de lait pour chacune fois, ce que n’est vraisemblable, et a été la proposition déclarée par Sorbonne mammallement65 scandaleuse, des pitoyables66 oreilles offensive, et sentant de loin hérésie.

En cet état passa jusques à un an et dix mois, onquel67 temps, par le conseil des médecins, on commença le porter, et fut faite une belle charrette à bœufs par l’invention de Jean Deniau. Dedans icelle on le promenait par ci par là, joyeusement, et le faisait bon voir, car il portait bonne trogne et avait presque dix et huit mentons, et ne criait que bien peu ; mais il se conchiait à toutes heures, car il était merveilleusement flegmatique des fesses, tant de sa complexion naturelle que de la disposition accidentale qui lui était advenue par trop humer de purée septembrale. Et n’en humait goutte sans cause, car s’il advenait qu’il fût dépit, courroucé, fâché ou marri, s’il trépignait, s’il pleurait, s’il criait, lui apportant à boire l’on le remettait en nature, et soudain demeurait coi et joyeux.

Une de ses gouvernantes m’a dit, jurant sa fi68, que de ce faire il était tant coutumier, qu’au seul son des pintes et flacons, il entrait en extase, comme s’il goûtait les joies de paradis. En sorte qu’elles, considérants cette complexion divine, pour le réjouir au matin, faisaient devant lui sonner des verres avec un couteau, ou des flacons avec leur toupon69, ou des pintes avec leur couvercle, auquel son il s’égayait, il tressaillait, et lui même se bressait70 en dodelinant de la tête, monocordisant71 des doigts et barytonnant du cul.

 

DE L’ADOLESCENCE DE GARGANTUA.

 

Gargantua, depuis les trois jusques à cinq ans, fut nourri et institué en toute discipline convenante, par le commandement de son père, et celui temps passa comme les petits enfants du pays : c’est à savoir à boire, manger et dormir ; à manger, dormir et boire ; à dormir, boire et manger.

Toujours se vautrait par les fanges, se mascarait72 le nez, se chaffourait73 le visage, aculait74 ses souliers, bâillait souvent aux mouches et courait volontiers après les parpaillons75, desquels son père tenait l’empire. Il pissait sur ses souliers, il chiait en sa chemise, il se mouchait à ses manches, il morvait dedans sa soupe, et patrouillait par tous lieux, et buvait en sa pantoufle, et se frottait ordinairement le ventre d’un panier. Ses dents aiguisait d’un sabot, ses mains lavait de potage, se peignait d’un gobelet, s’asseyait entre deux selles le cul à terre, se cou- vrait d’un sac mouillé, buvait en mangeant sa soupe, mangeait sa fouace sans pain, mordait en riant, riait en mordant, souvent crachait on76 bassin, petait de graisse, pissait contre le soleil, se cachait en l’eau pour la pluie, battait à froid, songeait creux, faisait le sucré, écorchait le renard, disait la patenôtre du singe, retournait à ses moutons, tournait les truies au foin, battait le chien devant le lion, mettait la charrette devant les bœufs, se grattait où ne lui démangeait point, tirait les vers du nez, trop embrassait et peu étreignait, mangeait son pain blanc le premier, ferrait les cigales, se chatouillait pour se faire rire, ruait77 très bien en cuisine, faisait gerbe de feurre78 aux dieux, faisait chanter Magnificat à matines et le trouvait bien à propos, mangeait choux et chiait poirée, connaissait mouches en lait, faisait perdre les pieds aux mouches, ratissait le papier, chaffourait79 le parchemin, gagnait au pied, tirait au chevrotin80, comptait sans son hôte, battait les buissons sans prendre les oisillons, croyait que nues fussent pailles81 d’airain et que vessies fussent lanternes, tirait d’un sac deux moutures, faisait de l’âne pour avoir du bren82, de son poing faisait un maillet, prenait les grues du premier saut, ne voulait que maille à maille on fit les haubergeons83, de cheval donné toujours regardait en la gueule, sautait du coq à l’âne, mettait entre deux vertes une mûre, faisait de la terre le fossé, gardait la lune des loups, si les nues tombaient espérait prendre les allouettes toutes rôties, faisait de nécessité vertu, faisait de tel pain soupe, se souciait aussi peu des rais84 comme des tondus, tous les matins écorchait le renard. Les petits chiens de son père mangeaient en son écuelle ; lui de même mangeait avec eux. Il leur mordait les oreilles, ils lui grafinaient85 le nez ; il leur soufflait au cul, ils lui léchaient les badigoinces86.

Et sabez quoi, hillots87 ? Que mau de pipe vous bire88 ! ce petit paillard toujours tâtonnait ses gouvernantes c’en dessus dessous, c’en devant derrière, harri bourriquet, et déjà commençait exercer sa braguette, laquelle un chacun jour ses gouvernantes ornaient de beaux bouquets, de beaux rubans, de belles fleurs, de beaux flocquars89, et passaient leur temps à la faire revenir entre leurs mains, comme un magdaléon d’entrait90, puis s’esclaffaient de rire quand elle levait les oreilles, comme si le jeu leur eût plu. L’une la nommait ma petite dille91, l’autre ma pine92, l’autre ma branche de corail, l’autre mon bondon, mon bouchon, mon vibrequin, mon poussoir, ma tarière, ma pendilloche93, mon rude ébat raide et bas, mon dressoir, ma petite andouille vermeille, ma petite couille bredouille :

« Elle est à moi, disait l’une.

— C’est la mienne, disait l’autre.

— Moi, disait l’autre, n’y aurai-je rien ? Par ma foi, je la couperai donc.

— Ha ! couper ! disait l’autre, vous lui feriez mal, madame ; coupez-vous la chose aux enfants ? Il serait Monsieur sans queue. »

Et pour s’ébattre comme les petits enfants du pays, lui firent un beau virolet94 des ailes d’un moulin à vent de Mirebalais.

 

DES CHEVAUX FACTICES DE GARGANTUA.

 

Puis, afin que toute sa vie fût bon chevaucheur, l’on lui fit un beau grand cheval de bois, lequel il faisait penader95, sauter, voltiger, ruer et danser tout ensemble, aller le pas, le trot, l’entrepas, le galop, les ambles, l’aubin96, le traquenard, le camelin97 et l’onagrier98. Et lui faisait changer de poil (comme les moines de courtibaux99, selon les fêtes) de bai-brun, d’alezan, de gris pommelé, de poil de rat, de cerf, de rouan, de vache, de zencle100, de pecile101, de pie, de leuce102.

Lui-même, d’une grosse traine103 fit un cheval pour la chasse, un autre d’un fût de pressoir, à tous les jours, et, d’un grand chêne, une mule avec la housse pour la chambre. Encore en eut-il dix ou douze à relais, et sept pour la poste, et tous mettait coucher auprès de soi.

Un jour, le seigneur de Painensac visita son père en gros train et apparat, auquel jour l’étaient semblablement venus voir le duc de Fancrepas et le comte de Mouillevent. Par ma foi ! le logis fut un peu étroit pour tant de gens, et singulièrement les étables. Donc le maître d’hôtel et fourrier dudit seigneur de Painensac, pour savoir si ailleurs en la maison étaient étables vacques104, s’adressèrent à Gargantua, jeune garçonnet, lui demandants secrètement où étaient les étables des grands chevaux, pensants que volontiers les enfants décèlent tout.

Lors il les mena par les grands degrés du château, passant par la seconde salle en une grande galerie, par laquelle entrèrent en une grosse tour, et eux montants par d’autres degrés, dit le fourrier au maître d’hôtel :

« Cet enfant nous abuse, car les étables ne sont jamais au haut de la maison.

— C’est, dit le maître d’hôtel, mal entendu à vous, car je sais des lieux, à Lyon, à la Basmette105, à Chinon et ailleurs, où les étables sont au plus haut du logis : ainsi peut-être que derrière y a issue au montoir. Mais je le demanderai plus assurément. »

Lors demanda à Gargantua :

« Mon petit mignon, où nous menez-vous ?

— À l’étable, dit-il, de mes grands chevaux. Nous y sommes tantôt : montons seulement ces échelons. »

Puis, les passant par une autre grande salle, les mena en sa chambre, et, retirant la porte :

« Voici, dit-il, les étables que demandez ; voilà mon genêt, voilà mon guildin106, mon lavedan107, mon traquenard108, » et, les chargeant d’un gros levier : « Je vous donne, dit-il, ce frison, je l’ai eu de Francfort, mais il sera vôtre ; il est bon petit chevalet, et de grand’peine ; avec un tiercelet109 d’autour, demie douzaine d’espagnols110 et deux lévriers, vous voilà roi des perdrix et lièvres pour tout cet hiver.

— Par saint Jean, dirent-ils, nous en sommes bien ! À cette heure avons-nous le moine.

— Je le vous nie, dit-il ; il ne fut, trois jours a céans. »

Devinez ici duquel des deux ils avaient plus matière, ou de soi cacher pour leur honte, ou de rire pour le passe-temps ?

Eux en ce pas descendants tous confus, il demanda :

« Voulez-vous une aubelière111 ?

— Qu’est-ce ? dirent-ils.

— Ce sont, répondit-il, cinq étrons pour vous faire une muselière.

— Pour ce jour d’hui, dit le maître d’hôtel, si nous sommes rôtis, jà au feu ne brûlerons, car nous sommes lardés à point, en mon avis. Ô petit mignon, tu nous a baillé foin en corne : je te verrai quelque jour pape.

— Je l’entends, dit-il, ainsi ; mais lors vous serez papillon, et ce gentil papegai112 sera un papelard tout fait.

— Voire, voire, dit le fourrier.

— Mais, dit Gargantua, devinez combien y a de points d’aiguille en la chemise de ma mère ?

— Seize, dit le fourrier.

— Vous, dit Gargantua, ne dites l’évangile, car il y en a sens devant et sens derrière, et les comptâtes trop mal.

— Quand ? dit le fourrier.

— Alors, dit Gargantua, qu’on fit de votre nez une dille113 pour tirer un muid de merde, et de votre gorge un entonnoir, pour la mettre en autre vaisseau, car les fonds étaient éventés.

— Cordieu ! dit le maître d’hôtel, nous avons trouvé un causeur. Monsieur le jaseur, Dieu vous gard’ de mal, tant vous avez la bouche fraîche. »

Ainsi descendants à grand hâte, sous l’arceau des degrés laissèrent tomber le gros levier qu’il leur avait chargé, dont dit Gargantua :

« Que diantre ! vous êtes mauvais chevaucheurs. Votre courtaud vous faut114 au besoin. S’il vous fallait aller d’ici à Cahusac, qu’aimeriez-vous mieux, ou chevaucher un oison, ou mener une truie en laisse ?

— J’aimerais mieux boire, » dit le fourrier.

Et, ce disant, entrèrent en la salle basse où était toute la brigade, et, racontants cette nouvelle histoire, les firent rire comme un tas de mouches.

 

COMMENT GRAND GOUSIER CONNUT L’ESPRIT MERVEILLEUX DE GARGANTUA À L’INVENTION D’UN TORCHECUL.

 

Sur la fin de la quinte année, Grandgousier retournant de la défaite des Canariens, visita son fils Gargantua. Là fut réjoui comme un tel père pouvait être, voyant un sien tel enfant, et, le baisant et accolant, l’interrogeait de petits propos puérils en diverses sortes. Et but d’autant avec lui et ses gouvernantes, esquelles par grand soin demandait, entre autres cas, si elles l’avaient tenu blanc et net. À ce Gargantua fit réponse qu’il y avait donné tel ordre qu’en tout le pays n’était garçon plus net que lui.

« Comment cela ? dit Grangousier.

— J’ai, répondit Gargantua, par longue et curieuse expérience, inventé un moyen de me torcher le cul, le plus royal, le plus seigneurial, le plus excellent, le plus expédient que jamais fut vu.

— Quel ? dit Grandgousier.

— Comme vous le raconterai, dit Gargantua, présentement.

« Je me torchai une fois d’un cachelet115 de velours d’une damoiselle, et le trouvai bon, car la mollice116 de sa soie me causait au fondement une volupté bien grande. Une autre fois d’un chaperon d’icelle, et fut de même. Une autre fois d’un cache-cou. Une autre fois des oreillettes de satin cramoisi, mais la dorure d’un tas de sphères de merde qui y étaient m’écorchèrent tout le derrière. Que le feu saint Antoine arde le boyau culier de l’orfèvre qui les fit et de la damoiselle qui les portait !

« Ce mal passa me torchant d’un bonnet de page, bien emplumé à la Suisse.

« Puis, fiantant derrière un buisson, trouvai un chat de Mars, d’icelui me torchai ; mais ses griffes m’exulcérèrent tout le périnée. De ce me guéris au lendemain, me torchant des gants de ma mère, bien parfumés de maujoint117.

« Puis me torchai de sauge, de fenouil, d’aneth, de marjolaine, de roses, de feuilles de courles118, de choux, de bettes, de pampre, de guimauves, de verbasce119 (qui est écarlate de cul), de laitues et de feuilles d’épinards, — le tout me fit grand bien à ma jambe, — de mercuriale, de persiguière120, d’orties, de consoude, mais j’en eus la caquesangue121 de Lombard, dont fus guéri me torchant de ma braguette.

« Puis me torchai aux linceuls122, à la couverture, aux rideaux, d’un coussin, d’un tapis, d’un vert123, d’une mappe124, d’une serviette, d’un mouchenez, d’un peignoir. En tout je trouvai de plaisir plus que n’ont les rogneux quand on les étrille.

— Voire, mais, dit Grandgousier, lequel torchecul trouvas-tu meilleur ?

— J’y étais, dit Gargantua, et bientôt en saurez le tu autem. Je me torchai de foin, de paille, de bauduffe125, de bourre, de laine, de papier. Mais

Toujours laisse aux couillons émorche126Qui son ord cul de papier torche.

— Quoi, dit Grandgousier, mon petit couillon, as-tu pris au pot, vu que tu rimes déjà ?

— Oui-da, répondit Gargantua, mon roi, je rime tant et plus, et, en rimant, souvent m’enrime127.

« Écoutez que dit notre retrait128 aux fianteurs

Chiard,Foirart,Pétart,Brenous,Ton lardChappart129S’épart130Sur nous.Ordous,Merdous,Egous131Le feu de saint Antoine t’ard132,Si tousTes trousÉclous133Ne torche avant ton départ.

« En voulez-vous davantage ?

— Oui-da, répondit Grandgousier.

— Adonc, dit Gargantua :

 

Rondeau

 

En chiant l’autre hier sentiLa gabelle134 qu’à mon cul dois ;L’odeur fut autre que cuidois :J’en fus du tout empuanti

Ô si quelqu’un eût consentiM’amener une qu’attendoisEn chiant !Car je lui eusse assimenti135Son trou d’urine à mon lourdois136 ;Cependant eût avec ses doigts,Mon trou de merde garanti,En chiant !

« Or, dites maintenant que je n’y sais rien. Par la mer Dé137, je ne les ai fait mie ; mais les oyant réciter à dame grand que voyez ci, les ai retenus en la gibecière de ma mémoire.

— Retournons, dit Grandgousier, à notre propos.

— Quel ? dit Gargantua, chier ?

— Non, dit Grandgousier, mais torcher le cul.

— Mais, dit Gargantua, voulez-vous payer un bussart138 de vin breton si je vous fais quinaut en ce propos ?

— Oui, vraiment, dit Grandgousier.

— Il n’est, dit Gargantua, point besoin torcher le cul, sinon qu’il y ait ordure. Ordure n’y peut être, si on n’a chié : chier donc nous faut devant que le cul torcher.

— Ô ! dit Grandgousier, que tu as bon sens, petit garçonnet ! Ces premiers jours, je te ferai passer docteur en Sorbonne, par Dieu ! car tu as de raison plus que d’âge.

« Or poursuis ce propos torcheculatif, je t’en prie, et, par ma barbe, pour un bussart tu auras soixante pipes, j’entends de ce bon vin breton, lequel point ne croît en Bretagne, mais en ce bon pays de Verron.

— Je me torchai après, dit Gargantua, d’un couvre-chef, d’un oreiller, d’une pantoufle, d’une gibecière, d’un panier — mais ô le malplaisant torchecul ! — puis d’un chapeau. Et notez que des chapeaux les uns sont ras, les autres à poil, les autres veloutés, les autres taffetassés, les autres satinisés. Le meilleur de tous est celui de poil, car il fait très bonne abstersion de la matière fécale.

« Puis me torchai d’une poule, d’un coq, d’un poulet, de la peau d’un veau, d’un lièvre, d’un pigeon, d’un cormoran, d’un sac d’avocat, d’une barbute139, d’une coiffe, d’un leurre140.

« Mais, concluant, je dis et maintiens qu’il n’y a tel torchecul que d’un oison bien dumeté141, pourvu qu’on lui tienne la tête entre les jambes. Et m’en croyez sur mon honneur, car vous sentez au trou du cul une volupté mirifique, tant par la douceur d’icelui dumet que par la chaleur tempérée de l’oison, laquelle facilement est communiquée au boyau culier et autres intestins, jusques à venir à la région du cœur et du cerveau.

« Et ne pensez que la béatitude des héros et semi-dieux, qui sont par les Champs Elyséens, soit en leur asphodèle, ou ambroisie, ou nectar, comme disent ces vieilles ici. Elle est, selon mon opinion, en ce qu’ils se torchent le cul d’un oison, et telle est l’opinion de maître Jean d’Écosse142. »

 

COMMENT GARGANTUA FUT INSTITUÉ PAR UN THÉOLOGIEN EN LETTRES LATINES.

 

Ces propos entendus, le bonhomme Grandgousier fut ravi en admiration, considérant le haut sens et merveilleux entendement de son fils Gargantua, et dit à ses gouvernantes :

« Philippe, roi de Macédone, connut le bon sens de son fils Alexandre à manier dextrement un cheval, car ledit cheval était si terrible et effréné que nul n’osait monter dessus, parce qu’à tous ses chevaucheurs il baillait la saccade, à l’un rompant le cou, à l’autre les jambes, à l’autre la cervelle, à l’autre les mandibules. Ce que considérant Alexandre en l’hippodrome (qui était le lieu où l’on promenait et voltigeait143 les chevaux), avisa que la fureur du cheval ne venait que de frayeur qu’il prenait à son ombre, dont, montant dessus, le fit courir encontre le soleil, si que l’ombre tombait par derrière, et, par ce moyen, rendit le cheval doux à son vouloir. À quoi connut son père le divin entendement qui en lui était, et le fit très bien endoctriner par Aristotèles, qui pour lors était estimé sur tous philosophes de Grèce.

« Mais je vous dis qu’en ce seul propos, que j’ai présentement devant vous tenu à mon fils Gargantua, je connais que son entendement participe de quelque divinité, tant je le vois aigu, subtil, profond et serein, et parviendra à degré souverain de sapience, s’il est bien institué. Pour tant, je veux le bailler à quelque homme savant pour l’endoctriner selon sa capacité, et n’y veux rien épargner. »

De fait, l’on lui enseigna un grand docteur en théologie, nommé maître Thubal Holopherne, qui lui apprit sa charte144, si bien qu’il la disait par cœur au rebours, et y fut cinq ans et trois mois. Puis lui lut le Donat, le Facet, Theodolet et Alanus in Parabolis, et y fut treize ans, six mois et deux semaines.

Mais notez que, cependant, il lui apprenait à écrire gothiquement, et écrivait tous ses livres, car l’art d’impression n’était encore en usage.

Et portait ordinairement un gros écritoire, pesant plus de sept mille quintaux, duquel le galimart145 était aussi gros et grand que les gros piliers d’Enay, et le cornet y pendait à grosses chaînes de fer, à la capacité d’un tonneau de marchandise.

Puis lui lut de Modis significandi, avec les comments146 de Hurtebise, de Fasquin, de Tropditeux, de Gualehaul, de Jean le Veau, de Billonio, Brelinguandus, et un tas d’autres : et y fut plus de dix-huit ans et onze mois. Et le sut si bien qu’au coupelaud147 il le rendait par cœur à revers, et prouvait sur ses doigts, à sa mère, que de modis significandi non erat scientia.

Puis lui lut le Compost, où il fut bien seize ans et deux mois, lorsque son dit précepteur mourut :

Et fut l’an mil quatre cents vingt,De la vérole qui lui vint.

Après en eut un autre vieux tousseux, nommé maître Jobelin Bridé, qui lui lut Hugutio, Hébrard Grecisme, le Doctrinal, les Pars, le Quid est, le Supplementum, Marmotret, de Moribus in mensa servandis, Seneca, de Quatuor virtutibus cardinalibus, Passavantus cum commento, et Dormi secure pour les fêtes, et quelques autres de semblable farine, à la lecture desquels il devint aussi sage qu’onques puis148 ne fournâmes-nous149.

 

COMMENT GARGANTUA FUT MIS SOUS AUTRES PÉDAGOGUES.

 

À tant150 son père aperçut que vraiment il étudiait très bien et y mettait tout son temps, toutefois qu’en rien ne profitait, et, que pis est, en devenait fou, niais, tout rêveux et rassoté151.

De quoi se complaignant à don Philippe des Marays, vice-roi de Papeligosse, entendit que mieux lui vaudrait rien n’apprendre que tels livres, sous tels précepteurs, apprendre, car leur savoir n’était que bêterie, et leur sapience n’était que moufles152, abâtardisant les bons et nobles esprits et corrompant toute fleur de jeunesse.

« Qu’ainsi soit, prenez, dit-il, quelqu’un de ces jeunes gens du temps présent, qui ait seulement étudié deux ans. En cas qu’il n’ait meilleur jugement, meilleures paroles, meilleur propos que votre fils, et meilleur entretien et honnêteté entre le monde, réputez-moi à jamais un taille-bacon153 de la Brenne. »

Ce que à Grandgousier plut très bien, et commanda qu’ainsi fût fait.

Au soir, en soupant, ledit des Marays introduit un sien jeune page de Villegongis, nommé Eudémon, tant bien testonné154, tant bien tiré, tant bien épousseté, tant honnête en son maintien que trop mieux ressemblait quelque petit angelot qu’un homme. Puis dit à Grandgousier :

« Voyez-vous ce jeune enfant ? il n’a encore douze ans. Voyons, si bon vous semble, quelle différence y a entre le savoir de vos rêveurs matéologiens155 du temps jadis et les jeunes gens de maintenant. »

L’essai plut à Grandgousier, et commanda que le page proposât. Alors Eudémon, demandant congé de ce faire audit vice-roi son maître, le bonnet au poing, la face ouverte, la bouche vermeille, les yeux assurés, et le regard assis sur Gargantua avec modestie juvénile, se tint sur ses pieds et commença le louer et magnifier, premièrement de sa vertu et bonnes mœurs, secondement de son savoir, tiercement de sa noblesse, quartement de sa beauté corporelle, et, pour le quint156, doucement l’exhortait à révérer son père en toute observance157, lequel tant s’étudiait à bien le faire instruire ; enfin le priait qu’il le voulût retenir pour le moindre de ses serviteurs, car autre don pour le présent ne requérait des cieux, sinon qu’il lui fût fait grâce de lui complaire en quelque service agréable.

Le tout fut par icelui proféré avec gestes tant propres, prononciation tant distincte, voix tant éloquente, et langage tant orné et bien latin, que mieux ressemblait un Gracchus, un Cicéron ou un Emilius du temps passé qu’un jouvenceau de ce siècle. Mais toute la contenance de Gargantua fut qu’il se prit à pleurer comme une vache, et se cachait le visage de son bonnet, et ne fut possible de tirer de lui une parole, non plus qu’un pet d’un âne mort.

Dont son père fut tant courroucé qu’il voulut occire maître Jobelin. Mais ledit des Marays l’en garda par belle remontrance qu’il lui fit, en manière que fut son ire158 modérée. Puis commanda qu’il fût payé de ses gages, et qu’on le fit bien chopiner théologalement ; ce fait, qu’il allât à tous les diables :

« Au moins, disait-il, pour le jourd’hui, ne coûtera-t-il guère à son hôte, si d’aventure il mourait ainsi, saoul comme un Anglais. »

Maître Jobelin parti de la maison, consulta Grandgousier avec le vice-roi quel précepteur l’on lui pourrait bailler, et fut avisé entre eux qu’à cet office serait mis Ponocrates, pédagogue d’Eudémon, et que tous ensemble iraient à Paris pour connaître quel était l’étude des jouvenceaux de France pour icelui temps.

 

COMMENT GARGANTUA FUT ENVOYÉ À PARIS, ET DE L’ÉNORME JUMENT QUI LE PORTA, ET COMMENT ELLE DÉFIT LES MOUCHES BOVINES DE LA BEAUCE.

En cette même saison, Fayoles, quart159 roi de Numidie, envoya du pays d’Afrique à Grandgousier une jument la plus énorme et la plus grande que fut onques vue, et la plus monstrueuse (comme assez savez qu’Afrique apporte toujours quelque chose de nouveau), car elle était grande comme six oriflans160, et avait les pieds fendus en doigts comme le cheval de Jules César, les oreilles ainsi pendantes comme les chèvres de Languegoth161, et une petite corne au cul. Au reste, avait poil d’alezan toustade162, entreillisé de grises pommelettes. Mais sur tout avait la queue horrible, car elle était, poi plus poi moins163, grosse comme la pile Saint-Mars auprès de Langès, et ainsi carrée, avec les brancards164 ni plus ni moins ennicrochés165 que sont les épis au blé.

Si de ce vous émerveillez, émerveillez-vous davantage de la queue des béliers de Scythie, qui pesait plus de trente livres, et des moutons de Surie166, esquels faut (si Tenaud dit vrai) affuter167 une charrette on168 cul pour la porter, tant elle est longue et pesante. Vous ne l’avez pas telle, vous autres paillards de plat pays !

Et fut amenée par mer en trois caraques et un brigantin, jusques au port d’Olonne en Talmondais. Lorsque Grandgousier la vit :

« Voici, dit-il, bien le cas pour porter mon fils à Paris. Or çà, de par Dieu, tout ira bien. Il sera grand clerc on temps advenir. Si n’étaient messieurs les bêtes, nous vivrions comme clercs. »

Au lendemain, après boire (comme entendez), prirent chemin Gargantua, son précepteur Ponocrates et ses gens, ensemble eux169 Eudémon, le jeune page. Et parce que c’était en temps serein et bien attrempé170, son père lui fit faire des bottes fauves : Babin les nomme brodequins. Ainsi joyeusement passèrent leur grand chemin et toujours grand’chère, jusques au-dessus d’Orléans. Auquel lieu était une ample forêt, de la longueur de trente et cinq lieues, et de largeur dix et sept, ou environ. Icelle était horriblement fertile et copieuse en mouches bovines et frelons, de sorte que c’était une vraie briganderie pour les pauvres juments, ânes et chevaux. Mais la jument de Gargantua vengea honnêtement tous les outrages en icelle perpétrées sur les bêtes de son espèce, par un tour duquel ne se doutaient mie, car soudain qu’ils furent entrés en ladite forêt et que les frelons lui eurent livré l’assaut, elle dégaina sa queue, et si bien s’escarmouchant les émoucha qu’elle en abattit tout le bois. À tort, à travers, deça, delà, par ci, par là, de long, de large, dessus, dessous, abattait bois comme un faucheur fait d’herbes. En sorte que, depuis, n’y eut ni bois ni frelons, mais fut tout le pays réduit en campagne.

Quoi voyant Gargantua, y prit plaisir bien grand, sans autrement s’en vanter, et dit à ses gens : « Je trouve beau ce, » dont fut depuis appelé ce pays la Beauce. Mais tout leur déjeuner fut par bailler, en mémoire de quoi, encore de présent, les gentilshommes de Beauce déjeunent de bailler, et s’en trouvent fort bien et n’en crachent que mieux.

Finalement arrivèrent à Paris, auquel lieu se rafraîchit deux ou trois jours, faisant chère lie avec ses gens, et s’enquêtant quels gens savants étaient pour lors en la ville et quel vin on y buvait.

 

COMMENT GARGANTUA PAYA SA BIENVENUE ÈS PARISIENS, ET COMMENT IL PRIT LES GROSSES CLOCHES DE L’ÉGLISE NOTRE-DAME.

 

Quelques jours après qu’ils se furent rafraîchis, il visita la ville, et fut vu de tout le monde en grande admiration, car le peuple de Paris est tant sot, tant badaud et tant inepte de nature, qu’un bateleur, un porteur de rogatons171, un mulet avec ses cymbales172, un vielleur au milieu d’un carrefour, assemblera plus de gens que ne ferait un bon prêcheur évangélique. Et tant molestement173 le poursuivirent qu’il fut contraint soi reposer sur les tours de l’église Notre-Dame, auquel lieu étant, et voyant tant de gens à l’entour de soi, dit clairement :

« Je crois que ces maroufles veulent que je leur paye ici ma bienvenue et mon proficiat174. C’est raison. Je leur vais donner le vin, mais ce ne sera que par ris. »

Lors, en souriant, détacha sa belle braguette, et, tirant sa mentule en l’air, les compissa si aigrement qu’il en noya deux cents soixante mille quatre cents dix et huit, sans les femmes et petits enfants.

Quelque nombre d’iceux évada175 ce pissefort à légèreté des pieds, et quand furent au plus haut de l’Université, suants, toussants, crachants et hors d’haleine, commencèrent à renier et jurer, les uns en colère, les autres par ris : Carimari, Carimara ! Par sainte Mamie, nous sommes baignés par ris, » dont fut depuis la ville nommée Paris, laquelle auparavant on appelait Leucèce, comme dit Strabo, lib. IV, c’est-à-dire en grec Blanchette, pour les blanches cuisses des dames dudit lieu. Et par autant qu’à cette nouvelle imposition du nom tous les assistants jurèrent chacun les saints de sa paroisse, les Parisiens, qui sont faits de toutes gens et toutes pièces, sont par nature et bons jureurs et bons juristes, et quelque peu outrecuidés176, dont estime Joaninus de Barranco, libro de Copiositate reverentiarum, que sont dits Parrhésiens en grécisme177, c’est-à-dire fiers en parler.

Ce fait, considéra les grosses cloches qui étaient ès dites tours, et les fit sonner bien harmonieusement. Ce que faisant lui vint en pensée qu’elles serviraient bien de campanes178 au col de sa jument, laquelle il voulait renvoyer à son père, toute chargée de fromages de Brie et de harengs frais. De fait, les emporta en son logis.

Cependant vint un commandeur jambonnier179 de saint Antoine, pour faire sa quête suille180, lequel, pour se faire entendre de loin et faire trembler le lard au charnier, les voulut emporter furtivement, mais par honnêteté les laissa, non parce qu’elles étaient trop chaudes, mais parce qu’elles étaient quelque peu trop pesantes à la portée. Cil181 ne fut pas celui de Bourg, car il est trop de mes amis.

Toute la ville fut émue en sédition, comme vous savez qu’à ce ils sont tant faciles que les nations étranges182 s’ébahissent de la patience des rois de France, lesquels autrement par bonne justice ne les refrènent, vus les inconvénients qui en sortent de jour en jour. Plût à Dieu que je susse l’officine en laquelle sont forgés ces schismes et monopoles183, pour les mettre en évidence ès confréries de ma paroisse ! Croyez que le lieu auquel convint184 le peuple, tout folfré185 et habaliné186, fut Sorbonne, où lors était, maintenant n’est plus, l’oracle de Lutèce. Là fut proposé le cas, et remontré l’inconvénient des cloches transportées.

Après avoir bien ergoté pro et contra, fut conclu en baralipton que l’on enverrait le plus vieux et suffisant de la Faculté vers Gargantua, pour lui remontrer l’horrible inconvénient de la perte d’icelles cloches, et nonobstant la remontrance d’aucuns de l’Université, qui alléguaient que cette charge mieux compétait à un orateur qu’à un théologien, fut à cet affaire élu notre maître Janotus de Bragmardo.

 

COMMENT JANOTUS DE BRAGMARDO FUT ENVOYÉ POUR RECOUVRER DE GARGANTUA LES GROSSES CLOCHES.

 

Maître Janotus, tondu à la césarine, vêtu de son lyripipion187 théologal, et bien antidoté l’estomac de coudignac de four188 et eau bénite de cave, se transporta au logis de Gargantua, touchant devant soi trois vedeaux189 à rouge museau, et traînant après cinq ou six maîtres inertes, bien crottés à profit de ménage. À l’entrée les rencontra Ponocrates, et eut frayeur en soi, les voyant ainsi déguisés, et pensait que fussent quelques masques hors du sens. Puis s’enquêta à quelqu’un desdits maîtres inertes de la bande que quérait cette momerie190. Il lui fut répondu qu’ils demandaient les cloches leur être rendues.

Soudain ce propos entendu, Ponocrates courut dire les nouvelles à Gargantua, afin qu’il fût prêt de la réponse et délibérât sur-le-champ ce qu’était de faire. Gargantua, admonesté du cas, appela à part Ponocrates, son précepteur, Philotomie, son maître d’hôtel, Gymnaste, son écuyer, et Eudémon, et sommairement conféra avec eux sur ce qu’était tant à faire qu’à répondre. Tous furent d’avis qu’on les menât au retrait du gobelet191, et là on les fit boire théologalement, et, afin que ce tousseux n’entrat en vaine gloire pour à sa requête avoir rendu les cloches, l’on mandât, cependant qu’il chopinerait, quérir le prévôt de la ville, le recteur de la Faculté, le vicaire de l’église, esquels, devant que le théologien eût proposé sa commission, l’on délivrerait les cloches. Après ce, iceux présents, l’on ouïrait sa belle harangue. Ce que fut fait, et, les susdits arrivés, le théologien fût en pleine salle introduit et commença ainsi que s’ensuit, en toussant.

 

LA HARANGUE DE MAÎTRE JANOTUS DE BRAGMARDO FAITE À GARGANTUA POUR RECOUVRER LES CLOCHES.

 

« Ehen, hen, hen ! Mna dies, monsieur, mna dies, et vobis, messieurs. Ce ne serait que bon que nous rendissiez nos cloches, car elles nous font bien besoin. Hen, hen, hasch ! Nous en avions bien autrefois refusé de bon argent de ceux de Londres en Cahors, si avions-nous de ceux de Bordeaux en Brie, que les voulaient acheter pour la substantifique qualité de la complexion élémentaire qu’est intronifiquée en la terrestérité de leur nature quidditative, pour extranéiser192 les halos193 et les turbines194 sur nos vignes, vraiment non pas nôtres, mais d’ici auprès, car si nous perdons le piot, nous perdons tout, et sens et loi.

« Si vous nous les rendez à ma requête, j’y gagnerai six pans195 de saucisses et une bonne paire de chausses qui me feront grand bien à mes jambes, ou ils ne me tiendront pas promesse. Ho ! par Dieu, Domine, une paire de chausses est bon, et vir sapiens non abhorrebit eam. Ha ! ha ! Il n’a pas paire de chausses qui veut. Je le sais bien, quant est de moi. Avisez, Domine : il y a dix-huit jours que je suis à matagraboliser196 cette belle harangue. Reddite quæ sunt Cæsaris Cæsari, et quæ sunt Dei Deo. Ibi jacet lepus. Par ma foi, Domine, si voulez souper avec moi in camera, par le corps Dieu ! charitatis, nos faciemus bonum cherubin. Ego occidi unum porcum, et ego habet bon vino. Mais de bon vin on ne peut faire mauvais latin. Or sus, de parte Dei, date nobis clochas nostras. Tenez, je vous donne de par la Faculté un sermones de utino, que197, utinam, vous nous baillez nos cloches. Vultis etiam pardonos ? Per diem, vos habebitis et nihil payabilis.

« Ô monsieur ! Domine, clochi dona minor nobis. Dea198, est bonum urbis. Tout le monde s’en sert. Si votre jument s’en trouve bien, aussi fait notre Faculté, quæ comparata est jumentis insipientibus, et similis facta est eis, Psalmo nescio quo — si l’avais-je bien coté en mon paperat199 — et est unum bonum Achilles. Hen, hen, ehen, hasch !

« Ça je vous prouve que me les devez bailler. Ego sic argumentor. Omnis clocha clochabilis in clocherio clochando clochans clochativo clochare facit clochabiliter clochantes. Parisius habet clochas. Ergo gluc. Ha, ha, ha, c’est parlé cela ! Il est in tertio primæ, en Darii ou ailleurs. Par mon âme, j’ai vu le temps que je faisais diables d’arguer. Mais de présent je ne fais plus que rêver, et ne me faut plus dorénavant que bon vin, bon lit, le dos au feu, le ventre à table et écuelle bien profonde. Hé, Domine, je vous prie, in nomine Patris et Filii et Spiritus sancti, amen, que vous rendez nos cloches, et Dieu vous gard’ de mal et Notre-Dame de Santé, qui vivit et regnat per omnia secula seculorum, amen. Hen he hasch, asch, grenhenhasch !

« Verum enim vero, quando quidem, dubio procul, edepol, quoniam, ita, certe, meus Deus fidus, une ville sans cloches est comme un aveugle sans bâton, un âne sans croupière, et une vache sans cymbales200. Jusques à ce que nous les ayez rendues, nous ne cesserons de crier après vous comme un aveugle qui a perdu son bâton, de brailler comme un âne sans croupière, et de brâmer comme une vache sans cymbales. Un quidam latinisateur, demeurant près l’Hôtel-Dieu, dit une fois, alléguant l’autorité d’un Taponnus (je faux201, c’était Pontanus, poète séculier) qu’il désirait qu’elles fussent de plume et le batail202 fût d’une queue de renard, pour ce qu’elles lui engendraient la chronique aux tripes du cerveau quand il composait ses vers carminiformes. Mais, nac petetin petetac, ticque, torche, lorgne, il fut déclaré hérétique : nous les faisons comme de cire. Et plus n’en dit le déposant. Valete et plaudite. Calepinus recensui. »

 

COMMENT LE THÉOLOGIEN EMPORTA SON DRAP, ET COMMENT IL EUT PROCÈS AVEC LES SORBONISTES.

 

Le théologien n’eut sitôt achevé que Ponocrates et Eudémon s’esclaffèrent de rire tant profondément qu’en cuidèrent rendre l’âme à Dieu, ne plus ne moins que Crassus, voyant un âne couillard qui mangeait des chardons, et comme Philémon, voyant un âne qui mangeait des figues qu’on avait apprêté pour le dîner, mourut de force de rire. Ensemble203 eux, commença rire maître Janotus, à qui mieux mieux, tant que les larmes leur venaient ès yeux, par la véhémente concussion204 de la substance du cerveau, à laquelle furent exprimées ces humidités lacrymales, et transcoulées jouxte les nerfs optiques. En quoi par eux était Démocrite héraclitisant, et Héraclite démocritisant représenté.

Ces ris du tout sédés205, consulta Gargantua avec ses gens sur ce qu’était de faire. Là fut Ponocrates d’avis qu’on fit reboire ce bel orateur, et, vu qu’il leur avait donné de passe-temps et plus fait rire que n’eût Songecreux, qu’on lui baillât les dix pans de saucisse mentionnés en la joyeuse harangue, avec une paire de chausses, trois cents de gros bois de moule206, vingt et cinq muids de vin, un lit à triple couche de plume ansérine207, et une écuelle bien capable208 et profonde, lesquelles disait être à sa vieillesse nécessaires.

Le tout fut fait ainsi qu’avait été délibéré, excepté que Gargantua, doutant qu’on ne trouvât à l’heure chausses commodes pour ses jambes, doutant aussi de quelle façon mieux duiraient209 audit orateur, ou à la martingale, qui est un pont-levis de cul pour plus aisément fianter, ou à la marinière, pour mieux soulager les rognons, ou à la Suisse, pour tenir chaude la bedondaine, ou à queue de merlus210, de peur d’échauffer les reins, lui fit livrer sept aunes de drap noir, et trois de blanchet pour la doublure. Le bois fut porté par les gagne-deniers ; les maîtres ès arts portèrent les saucisses et écuelles. Maître Janot voulut porter le drap.

Un desdits maîtres, nommé maître Jousse Baudouille, lui remontrait que ce n’était honnête ni décent à l’état théologal, et qu’il le baillât à quelqu’un d’entre eux :

« Ah ! dit Janotus, baudet, baudet, tu ne conclus point in modo et figura. Voilà de quoi servent les suppositions et parva logicalia. Panus pro quo supponit ?

— Confuse, dit Baudouille, et distributive.

— Je ne te demande pas, dit Janotus, baudet, quo modo supponit, mais pro quo. C’est, baudet, pro tibiis meis, et pour ce le porterai-je egomet, sicut suppositum portal adpositum. »

Ainsi l’emporta en tapinois, comme fit Patelin son drap. Le bon fut quand le tousseux, glorieusement, en plein acte de Sorbonne, requit ses chausses et saucisses, car péremptoirement lui furent déniés, par autant qu’il les avait eu de Gargantua, selon les informations sur ce faites. Il leur remontra que ç’avait été de gratis, et de sa libéralité, par laquelle ils n’étaient mie absous de leurs promesses. Ce nonobstant, lui fut répondu qu’il se contentât de raison et qu’autre bribe n’en aurait :

— « Raison ? dit Janotus, nous n’en usons point céans. Traîtres malheureux, vous ne valez rien. La terre ne porte gens plus méchants que vous êtes, je le sais bien. Ne clochez211 pas devant les boiteux : j’ai exercé la méchanceté avec vous. Par la rate Dieu ! j’avertirai le roi des énormes abus qui sont forgés céans et par vos mains et menées, et que je sois ladre, s’il ne vous fait tous vifs brûler comme bougres, traîtres, hérétiques et séducteurs, ennemis de Dieu et de vertu. »

À ces mots, prirent articles contre lui : lui, de l’autre côté, les fit ajourner. Somme, le procès fut retenu par la cour, et y est encore. Les Sorbonicoles, sur ce point, firent vœu de ne soi décrotter ; maître Janot, avec ses adhérents, fit vœu de ne se moucher, jusques à ce qu’en fût dit par arrêt définitif.

Par ces vœux, sont jusques à présent demeurés et crotteux et morveux, car la cour n’a encore bien grabelé212 toutes les pièces. L’arrêt sera donné ès prochaines calendes grecques, c’est-à-dire jamais, comme vous savez qu’ils font plus que nature et contre leurs articles propres. Les articles de Paris chantent que Dieu seul peut faire choses infinies. Nature rien ne fait immortel, car elle met fin et période à toutes choses par elle produites car omnia orta cadunt, etc., mais ces avaleurs de frimas font les procès devant eux pendants et infinis et immortels. Ce que faisants, ont donné lieu et vérifié le dit de Chilon Lacédémonien, consacré en Delphes, disant Misère être compagne de Procès, et gens plaidoyants misérables, car plus tôt ont fin de leur vie que de leur droit prétendu.

 

L’ÉTUDE DE GARGANTUA SELON LA DISCIPLINE DE SES PROFESSEURS SORBONAGRES.

 

Les premiers jours ainsi passés et les cloches remises en leur lieu, les citoyens de Paris, par reconnaissance de cette honnêteté, s’offrirent d’entretenir et nourrir sa jument tant qu’il lui plairait — ce que Gargantua prit bien à gré, — et l’envoyèrent vivre en la forêt de Bière. Je crois qu’elle n’y soit plus maintenant.

Ce fait, voulut de tout son sens étudier à la discrétion de Ponocrates. Mais icelui, pour le commencement, ordonna qu’il ferait à sa manière accoutumée, afin d’entendre par quel moyen, en si long temps, ses antiques précepteurs l’avaient rendu tant fat, niais et ignorant. Il dispensait donc son temps en telle façon que, ordinairement, il s’éveillait entre huit et neuf heures, fût jour ou non ; ainsi l’avaient ordonné ses régents théologiques, alléguants ce que dit David : vanum est vobis ante lucem surgere.

Puis se gambayait213, penadait214, et paillardait215 parmi le lit quelque temps, pour mieux esbaudir ses esprits animaux, et s’habillait selon la saison, mais volontiers portait-il une grande et longue robe de grosse frise, fourrée de renards ; après se peignait du peigne d’Almain, c’était des quatre doigts et le pouce, car ses précepteurs disaient que soi autrement peigner, laver et nettoyer était perdre temps en ce monde.

Puis fiantait, pissait, rendait sa gorge, rotait, pétait, bâillait, crachait, toussait, sanglotait, éternuait et se morvait en archidiacre, et déjeunait pour abattre la rosée et mauvais air : belles tripes frites, belles carbonnades, beaux jambons, belles cabirotades216, et force soupes de prime217. Ponocrates lui remontrait que tant soudain ne devait repaître au partir du lit, sans avoir premièrement fait quelque exercice. Gargantua répondit :

« Quoi ? N’ai-je fait suffisant exercice ? Je me suis vautré six ou sept tours parmi le lit devant que me lever. N’est-ce assez ? Le pape Alexandre ainsi faisait par le conseil de son médecin juif, et vécut jusques à la mort, en dépit des envieux. Mes premiers maîtres m’y ont accoutumé, disants que le déjeuner faisait bonne mémoire ; pourtant y buvaient les premiers. Je m’en trouve fort bien, et n’en dine que mieux. Et me disait maître Tubal, qui fut premier de sa licence à Paris, que ce n’est tout l’avantage de courir bien tôt, mais bien de partir de bonne heure ; aussi n’est-ce la santé totale de notre humanité boire à tas, à tas, à tas, comme canes, mais oui bien de boire matin ; unde versus :

Lever matin n’est point bonheur ;Boire matin est le meilleur.