À Pompéi, dans quinze ans ? - Thierry Daullé - E-Book

À Pompéi, dans quinze ans ? E-Book

Thierry Daullé

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Beschreibung

Sarah, jolie célibataire, fière et plutôt féministe, est chercheuse en électronique, le solitaire Nicolas est un directeur d’école passionné par son métier d’enseignant. La quarantaine, tous deux excellents musiciens, ils cultivent à Paris une amitié qui ne se déclare pas réellement, jusqu’au jour où Sarah quitte la France et part définitivement vivre aux États-Unis.
Plus rien ne les rattachera désormais l’un à l’autre, si ce n’est une sorte de pari insensé : se retrouver, à une date et à une heure précise, en Italie, bien des années plus tard. Tout pourra alors s’accélérer, les découvertes, les passions folles à l’âge de la retraite, une croisière de rêve en Méditerranée, jusqu’en Grèce.
Mais l’histoire va subitement changer de tonalité quand on découvre que l’un des passagers, disparu depuis plusieurs jours, a bel et bien été assassiné. Par qui ? Et pourquoi ? Malgré lui, le couple est mêlé à l’enquête, sur le grand bateau blanc, aux côtés de la police grecque. Tout va alors s’enchaîner diaboliquement, jusqu’à l’arrivée en Sicile, au milieu de la plus violente des tempêtes.
Et là, si la Mafia se trouvait mêlée à l’affaire, le pire pourrait bien se produire.
Du Quartier latin à Naples et aux monastères des Météores, d’Athènes à Messine, ce roman nous entraîne sans répit dans un voyage de rêve, vers l’amour le plus romantique et aussi la pire des menaces.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Thierry Daullé est professeur de chinois à Montpellier, diplômé de l’Université de Paris VII, ancien élève de Langues O', passionné de littérature, de beaux-arts et de voyages.

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Thierry Daullé

À Pompéi, dans quinze ans ?

Roman

© Lys Bleu Éditions – Thierry Daullé

ISBN : 979-10-377-1761-0

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Du même auteur

- Le chameau qui boitait, Éditions Bénévent, 2005
- Les trois sceaux de l’année du singe, Éditions du Panthéon, 2015
- Trois Singes pour un dragon, Éditions du Panthéon, 2017
- Le voyage en Occident d’un singe d’Orient, Éditions du Panthéon, 2018
- Jamais tu ne verras Venise !, Éditions Le Lys Bleu, 2019
- Une bicyclette pour Lhassa, Éditions Le Lys Bleu, 2019
- Crime de guerre, Éditions Le Lys Bleu, 2020

1

Le jour de l’an de Sarah Franck

Paris, cinquième arrondissement, 1er janvier 2000

À la télévision, à la radio, ce matin, tous ces chroniqueurs, journalistes, éditorialistes, animateurs n’ont presque qu’un seul mot à la bouche :

— Deux mille ! Bonne année 2000 ! C’est exceptionnel ! Voici enfin l’an 2000 ! Nous fêtons un siècle nouveau. Alors que s’ouvre un nouveau millénaire, tous les progrès dont l’humanité a tant rêvé vont enfin pouvoir se réaliser concrètement sous nos yeux !

Ces affirmations puériles, répétées à l’envi sur toutes les longueurs d’onde, ont le don d’exaspérer Sarah qui s’est donc levée de bien mauvaise humeur, ce matin. C’est pourtant le jour de son quarantième anniversaire. Alors, ne serait-ce pas la vraie raison de cet agacement ?

Tandis que la Parisienne se dirige en traînant les pieds vers la cuisine de son coquet et confortable appartement de la rue Laplace, à l’ombre du Panthéon, elle rumine encore les affirmations de tous ces gens, hommes et femmes de média, et de leurs auditeurs béats, dont elle écoute les échanges en grinçant des dents depuis ce matin. Pas un seul d’entre eux n’a su, ni pu, ni voulu rétablir la vérité.

— Faut-il être à ce point verticalement borné pour ne pas comprendre que 2000 n’est pas la première année d’un nouveau siècle, mais seulement la dernière année du vingtième siècle et aussi du deuxième millénaire ? L’an zéro n’a jamais existé, que je sache ! Donc l’an 01 a bien été la première année du premier siècle de notre ère, et l’an 100 la dernière, n’est-ce pas ? L’an 101 a bien été la première année du deuxième siècle, je ne rêve pas ! L’an 1000 a été la dernière année du premier millénaire et 2000 est bien la dernière du millénaire qui s’achève. Il faudra donc attendre encore un an pour fêter un nouveau siècle et le début du troisième millénaire, bon sang de bois ! Qu’ont-ils tous à répéter sans cesse que nous changeons ce matin de siècle et de millénaire ? Ces inepties sont parfaitement insupportables !

L’esprit cartésien et la rigueur scientifique de Sarah Franck sont révoltés par l’incessant caquetage de ces basses-cours peuplées d’incapables et de perroquets ignorants qui confondent an 2000 et nouveau millénaire.

— C’est pourtant déjà beau de se dire que nous sommes en l’an 2000, dit-elle en allumant le gaz sous la petite casserole contenant ce qui deviendra, dans un moment, son œuf à la coque quotidien. C’est bien suffisant ! Inutile d’en rajouter en se gargarisant de ces affirmations ridicules. Mais bon, je ne devrais pas m’échauffer les nerfs pour si peu, surtout le jour de mes quarante balais ! Je devrais même faire quelques exercices de yoga, tout à l’heure, pour me calmer, dès que j’aurai terminé mon petit déjeuner.

Avec des gestes vifs, Sarah Franck regroupe, sur la table de sa jolie cuisine, où le ton jaune domine, un coquetier de faïence couleur jaune d’or, souvenir de vacances en Provence, un grand verre qu’elle emplit de jus de pamplemousse, un petit-suisse à la vanille, trois biscottes et un pot de confiture de châtaignes préparée par sa mère. Elle remplit encore un bol de céréales allégées en sucre, et elle a aussi fait chauffer de l’eau dans la bouilloire en aluminium, encore un cadeau de sa mère. L’eau de sa petite casserole bout déjà et elle commence à compter mentalement quatre minutes quinze secondes, pour que son œuf à la coque soit parfaitement à son goût, pendant qu’elle jette dans une tasse une pincée de thé Long jing, Puits du Dragon, tirée d’une élégante boîte cylindrique de couleur mordorée, achetée chez les frères Tang, dans le treizième arrondissement.

Sarah Franck est une femme de taille moyenne, aux cheveux mi-longs, blond vénitien, naturellement ondulés. Vous ne la remarqueriez peut-être pas dans la foule, tant elle tient à rester ordinaire. Vêtue de manière classique, elle porte des vêtements mariant les teintes beiges, marron, grises, blanc cassé. Elle est chaussée de souliers de cuir impeccablement cirés, à talons plats. Un seul bijou orne son cou, une fine chaîne d’or à laquelle est suspendu un tout petit œuf de jade, couleur feu. Elle limite son maquillage à un peu de rouge à lèvres assez pâle, très discret, et à un soupçon de mascara sur ses cils roux. Pourtant, lorsqu’elle contemple, sans plaisir particulier, sa silhouette dans la grande glace de l’entrée de son appartement, elle doit honnêtement reconnaître qu’elle est une femme fort bien faite. Son visage est régulier, ses grands yeux noirs, son petit nez droit et sa bouche parfaitement dessinée feraient penser à une Marion Cotillard introvertie, peut-être même à une Marylin Monroe jeune et timide, du temps où elle s’appelait encore Norma-Jean Mortensen. Tout le physique de Sarah, son corps harmonieux, ses longues jambes fuselées, ses hanches et sa poitrine galbées et fermes, ont parfaitement résisté à quatre décennies d’une vie bien occupée. Elle paraît plutôt avoir trente ans que quarante. Il est vrai qu’elle ne s’est jamais usée dans des soirées prolongées entre collègues, dans des beuveries ou des excès épuisants en compagnie d’amis fêtards. Elle adore mettre ses chaussures de sport, se vêtir d’un survêtement gris à capuche, avant de s’en aller à longues foulées souples jusqu’à la rue Soufflot, traverser le boulevard Saint-Michel et faire un grand tour dans les allées du jardin du Luxembourg avant de rentrer, légère, à peine essoufflée, jusqu’à la rue Laplace. C’est alors le moment d’une douche réconfortante.

C’est un peu comme si elle avait épargné le patrimoine corporel dont elle a été dotée par ses parents, il y a donc tout juste quarante années de cela.

Deux ou trois brèves expériences avec des hommes, qui n’ont pas passé plus de trois mois dans sa vie, ne l’ont ni abîmée ni enchantée. Mais elle a appris de quoi il retourne. Elle déteste les séducteurs mielleux ou trop satisfaits d’eux-mêmes, et elle n’est pas attirée par les femmes. Elle se débrouille très bien toute seule avec sa sexualité. Parfois, bien sûr, elle se dit qu’elle passe certainement à côté de tout ce qui agite, trouble et bouleverse le cœur, l’esprit romanesque et l’existence de toutes les congénères de sa génération. Mais est-ce indispensable ? Elle économise le coiffeur (elle coupe elle-même la pointe de ses cheveux), l’esthéticienne, les produits de beauté hors de prix, elle évite les vêtements coûteux de Sandro ou Gérard Darel, et elle tient par-dessus tout à ne pas se faire remarquer. Si elle y réfléchit honnêtement, elle se concède le constat suivant : je ne suis pas mal. Je suis même sans doute assez craquante. Mais je m’en fous. Tout cela est bien caché. Volontairement. Il y a bien plus important dans la vie.

Si Sarah Franck n’a rien d’une femme légère ni d’une séductrice croqueuse d’hommes, c’est bien parce que son esprit est entièrement tourné vers des préoccupations scientifiques qui la passionnent et la satisfont pleinement. Elle travaille dans un laboratoire de recherche électronique de pointe, sur l’évolution de la composition et sur la maîtrise de l’exploitation des puces électroniques miniaturisées, des puces téléphoniques, des puces médicales, ou de surveillance. Et le sujet de ses recherches la passionne totalement.

Alors qu’elle achève de déguster son œuf à la coque, la sonnerie du téléphone tinte dans l’entrée de l’appartement.

— Sarah ! dit une voix chantante, aussitôt familière.

— Oui, Béa ? répond-elle. Tout va bien en ce début d’année ? Tu n’es pas avec toute ta famille ?

— Si, Sarah ! Et justement, nous nous sommes souvenus que tu es seule pour ce 1er janvier, que c’est ton anniversaire, et nous avons pensé à te convier

— Oh ! Non, Béa, c’est adorable à toi, mais je suis encore en pyjama dans ma cuisine, et je n’ai pas l’intention de sortir de la journée. Mon meilleur cadeau, c’est la tranquillité, tu sais. Je suis une vraie flemmarde ! Merci à vous. Embrasse tout le monde pour moi.

— Une flemmarde ? toi ? Non, Sarah. Saute dans un jean et monte dans ton pot de yaourt à roulettes pour venir jusqu’ici, tu en as pour quinze minutes maximum. Il n’y a pas de circulation dans Paris ce matin. Allez !

— Non, Béa, vraiment, merci d’avoir pensé à moi. Tout va bien. Je vais laisser ma Fiat 500 fêter tranquillement son 1er janvier dans le froid, sagement garée sur le parking de la place du Panthéon, et moi, je reste ici au chaud, à écouter de la musique en faisant un peu d’aquarelle. Tu vois ? Cela va me changer du boulot. On se revoit lundi au labo, d’accord ? Meilleurs vœux à vous tous !

Sarah Franck repose le téléphone sur son support mural et retourne dans la cuisine en bougonnant, un sourire sur les lèvres :

— Ils sont trop gentils. Pour une fois qu’on peut être tranquille deux jours de suite. Cette Béatrice a trop besoin d’avoir du monde autour d’elle, mari, enfants, parents, frères et sœurs, et moi, en surplus ! Qu’est-ce que j’irais faire dans leur rassemblement familial ? Je m’excuserai auprès d’elle d’être aussi sauvage et paresseuse, quand on se reverra lundi à Saclay. Après tout, elle est ma meilleure amie, elle me connaît et elle ne m’en voudra pas.

Une nouvelle sonnerie de téléphone retentit, dans la chambre cette fois. C’est le portable.

— Bon anniversaire, ma grande, dit une voix lointaine, dans l’écouteur de son smartphone.

— Oh ! maman, quelle bonne surprise ! Tu ne m’as pas oubliée ! Comment vas-tu ? Et comment ça va, à Rouen ?

— Tu manques à cet endroit, le sais-tu, ma petite fille ?

— C’est gentil, mais mon travail et ma vie sont tellement passionnants. Je ne suis en manque de rien, finalement, maman. Curieux, non ?

— Ma fille, pardonne-moi de profiter de cette occasion, mais dis-moi franchement. Ta solitude ne te pèse-t-elle vraiment jamais ? Sois franche. Et dis-moi, ta sœur t’a appelée, ce matin, pour te souhaiter un bon anniversaire ?

— Premièrement, la solitude ne me pèse absolument pas, maman. Ensuite, tu sais très bien que Rachel ne m’a jamais fait un signe pour mon anniversaire. Ce n’est pas mon chiffre 40 qui va modifier les bonnes habitudes. En revanche, j’ai toujours un petit quelque chose venant du côté de David, j’aurai certainement un appel dans la journée.

— Ta sœur et ton frère ne sont pas faits du même bois, ma chérie.

— C’est vrai. Et puis, souhaiter un anniversaire, c’est un truc de vieilles, comme toi et moi, maman chérie !

— Sans doute ! En tout cas, prends soin de toi et ne souffre pas trop de passer le cap des quarante. Tu es tellement jeune !

Songeuse, Sarah achève son petit déjeuner, envahie par des pensées douces-amères.

— Ah, maman ! Ses propos sur la solitude et ses idées sur le couple. Bon, je vais plutôt jouer un peu de flûte.

Sarah s’essuie les mains et se dirige vers son bureau. Elle tire de sa bibliothèque vitrée une partition de l’Aria de la suite n 3 en ré majeur de Jean-Sébastien Bach qu’elle dépose avec soin sur son pupitre. Elle ouvre ensuite le long étui de sa flûte traversière qu’elle monte et ajuste prestement avant de se placer, debout, les jambes légèrement écartées et le buste droit, face au lutrin. Elle sourit, les yeux baissés, se réjouissant à l’avance de ce qui va maintenant se produire. La jeune quadragénaire commence à échauffer son instrument avec soin en enchaînant des gammes de plus en plus rapides, de plus en plus aiguës.

Une heure plus tard, apaisée, Sarah replie sa partition et essuie soigneusement sa flûte avec un écouvillon et un chiffon doux avant de la remettre à sa place. Puis elle décide de descendre l’escalier pour aller relever son courrier dans l’entrée de l’immeuble.

— Je suis un peu bête ! soupire-t-elle. Depuis deux jours, je n’avais même pas pensé à regarder dans la boîte aux lettres. Il n’y a pas que ma flemme, ma flûte et le génial Jean-Sébastien dans la vie ! J’irai voir ça tout à l’heure.

Un peu plus tard, enfin douchée et habillée, Sarah enfile son manteau gris foncé et ferme la porte de l’appartement. Avant de sortir dans la rue Laplace, silencieuse et glacée, elle observe une brève halte devant le bloc de boîtes aux lettres de l’entrée du vieil immeuble.

À voix basse, elle se dit, tout en cherchant ses clés qu’elle venait d’enfermer dans son sac à main :

— En l’an 2000, on s’envoie peut-être encore les toutes dernières cartes de vœux ou d’anniversaire, comme au bon vieux temps. Mais bientôt, il n’y aura plus que des mails et des cartes électroniques, c’est certain, et la poste fera faillite ! En attendant ces beaux jours, voyons ça.

Et effectivement, cette boîte à lettres qu’elle n’avait pas ouverte depuis deux jours lui offre un petit colis expédié par son frère David, enseignant à Dakar, et une splendide carte d’anniversaire en relief, un tout petit peu kitsch, expédiée de Normandie par son amie d’enfance Florence Meunier.

— Depuis la seconde, à Rouen, Flo n’a jamais oublié un seul de mes anniversaires, c’est admirable ! Moi, j’ai bien trop la tête dans les étoiles pour être aussi irréprochable, se dit Sarah Franck avec une petite grimace. Tiens ! Il y a encore une carte postale ! C’est de qui ?

Sarah tend la main et pince entre ses doigts une jolie carte venue de Rome qu’elle retourne vivement et lit en souriant :

Bon anniversaire, bonne année 2000 ! Profite bien du dernier millésime du vingtième siècle, chère Sarah ! À bientôt, à la prochaine répèt’. Bien amicalement.

Nicolas Cadière

Enfin un homme qui a les yeux en face des trous et qui sait lire un calendrier ! Cela ne m’étonne pas de Nico, le roi de la mandoline. Lui, il a les pieds sur terre et il ne doit certainement pas transmettre d’inepties à ses élèves de cours moyen.

Sarah Franck a refermé la lourde et vieille porte de l’immeuble et elle remonte déjà à grands pas vers le Panthéon, tout proche, un doux sourire sur les lèvres.

— Cela fait plaisir de recevoir un mot de Nicolas, il est si fidèle et si pudique. De ce côté-là, on ne risque pas d’impair. Il est réglé comme du papier à musique, ce garçon. Et quel talent ! Quel cœur généreux ! De plus, lui, au moins, il ne m’a pas oubliée. Pourtant, je ne m’y attendais pas du tout. C’est peut-être ce petit message venu de son escapade culturelle à Rome qui me fait le plus plaisir. La première répétition de l’année pour notre groupe de musique devrait avoir lieu le 8 après-midi, si je me rappelle bien. Je lui dirai qu’il m’a fait bien plaisir, et je le féliciterai aussi d’être le seul à ne pas avoir affirmé que nous changions de siècle et de millénaire, ce matin, lui, au moins !

L’homme auquel Sarah Franck pense amicalement au matin de son quarantième anniversaire est donc Nicolas Cadière. Elle l’imagine, lui, le passionné de la culture latine, en Italie, approchant à cette même heure à longues enjambées du Forum romain. Ce garçon peut avoir un ou deux ans de plus qu’elle. Il est grand, un peu maigre, dégingandé, toujours vêtu d’une manière souple et décontractée, une éternelle écharpe autour du cou, en toute saison, comme un objet fétiche qui le caractérise, lui le taiseux, le discret, l’homme de l’intérieur, toujours enveloppé d’un certain mystère. Ses longues mèches de cheveux tombant sur son front et son doux sourire cachent une âme trempée, parfois rebelle, et un caractère timide, un peu rigide et sévère de fils de huguenots.

Sarah a une pensée presque affectueuse pour ce compagnon d’aventures musicales, certainement le musicien du groupe avec lequel elle a le plus d’affinités amicales, philosophiques et politiques.

— Il est vrai, se dit-elle en marchant vers la rue Soufflot, que c’est toujours avec lui que je préfère aller prendre un café en tête à tête, à une terrasse, au bas du boulevard Saint-Michel, lorsque s’achève la répétition bimensuelle du groupe, rue de l’École de Médecine, chez Paul.

Les pensées de Sarah Franck virevoltent. Paul Lefebvre est un violoniste quinquagénaire de grand talent et un musicien d’un excellent niveau, capable d’écrire lui-même des orchestrations originales pour le sextuor dont il a pris la tête, il y a déjà plus de sept ans. Il possède une pharmacie à Saint-Germain-des-Prés. C’est lui qui préside aux destinées du « Sextuor Sorbonne », la petite formation amateur qui rassemble, chaque semaine, le samedi après-midi, une brochette d’instrumentistes de très grande qualité, tous résidents du cinquième, du sixième ou du septième arrondissement.

— Paul, lui, est si froid qu’il ne risque pas de me souhaiter un bon anniversaire. De toute façon, ce serait bizarre, venant de lui. Mais tout de même, c’est un peu pénible d’être née un premier janvier. Cela crée des confusions. Bien, je vais au moins m’offrir un petit gâteau au chocolat, puis rentrer à la maison, et le déguster en écoutant le concert du Nouvel An à la télé. Cela me fera un petit cadeau sympa pour mes quarante piges.

— Curieux, se dit-elle un peu plus tard, une fois qu’elle a sagement avalé la dernière bouchée de son gâteau, et que la dernière mesure de la Marche de Radetsky s’achève sur son grand écran plat, saluée par un tonnerre d’applaudissements enthousiastes. Ce moment de solitude me fait entrer en moi-même, sans enthousiasme ni amertume. Quarante ans, ce devrait être un point de pause dans ma vie, une étape favorable à toutes les prises de conscience et toutes les mises au point. Bon sang ! On n’a pas tous les jours quarante ans, tout de même. Ce devrait être deux fois plus fort et important qu’à vingt. Mais après tout, cette dizaine des 40 fait-elle plus mal que celle des 30 ? Suis-je déjà entrée dans l’âge mûr ?

Au fait, est-il normal que je sois encore célibataire ? On me le fait souvent remarquer, et plus souvent, beaucoup plus souvent les femmes que les hommes d’ailleurs. Qui me courtise ? Personne. J’ai entièrement la tête à mon travail, à mes recherches. Que suis-je et qui suis-je, finalement ? Maman me taillerait un portrait sur mesure qui ne serait certainement pas très favorable, sans pour autant être si éloigné que cela de ma réalité, car elle me connaît mieux que personne, une description du genre : « Tu te dis pleinement satisfaite de ton existence, mais tu es surtout amoureuse de toi-même et de tes centres d’intérêt, me dirait-elle. Tu aimes le sport, la peinture, le yoga, la musique, surtout la musique classique et la musique folklorique. Tu dis n’être vraiment passionnée que par tes recherches sur les puces électroniques ! Et c’est cet ensemble qui te rendrait donc heureuse ? Franchement, est-ce que cela te suffit pour autant ? La famille est loin de toi et tu es loin de la famille. Ton diplôme d’ingénieur de Supélec Paris t’a ouvert une voie royale vers tout ce qui te passionnait, étant petite fille ou plutôt petit garçon manqué. Peux-tu pour autant affirmer, étant aujourd’hui arrivée, grosso modo, à la moitié de ta vie, que tu es une femme accomplie et heureuse ? »

Et alors ? Que devrais-je répondre à ma si bonne mère, la respectable madame Marthe Franck ?

2

Si proches et si différents

Sarah est de confession juive, mais elle ne fréquente jamais la synagogue de la rue des Tournelles. Elle a renoncé depuis longtemps à se plier à une pratique pieuse et assidue de la religion hébraïque. Elle respecte du bout des lèvres le shabbat, sauf en ce qui concerne sa pratique quotidienne de la musique, et elle observe vaguement, seule, et de loin en loin, quelques rites de base et quelques fêtes du calendrier, surtout Roch Hachana, au début de la nouvelle année juive, et Yom Kippour, le Grand Pardon, parce que ces deux journées sont groupées au moment de la rentrée. Après quoi, elle est tranquille pour un an ! Pour ce qui est de la religion, elle a pris conscience que pour elle, tout cela appartient surtout au domaine culturel et que c’est très loin de la nourrir spirituellement. Elle n’éprouve nul besoin d’être habitée par la foi. Elle est scientifique, pragmatique, agnostique, en vérité, et Dieu ne joue aucun rôle dans sa construction personnelle. Pourtant, si on lui demande si elle est catholique ou protestante, elle répond chaque fois qu’elle est juive, avec une conviction et une force qui la surprennent elle-même, comme une protestation.

— Je dois bien ça à l’oncle Ézéchiel, déporté si jeune, et à ses parents, qui sont morts à Birkenau. Ce n’est sans doute qu’un témoignage. Mais jamais je ne le renierai.

Nicolas Cadière, le mandoliniste de la formation musicale du quartier du Panthéon, est une sorte d’opposé, en creux, une espèce de contre-jour, contraire à tout ce qui compose la personnalité de la jolie flûtiste, si modeste, mais si orgueilleuse, de la rue Laplace,

Sarah se sait belle femme, mais elle refuse de le laisser voir ou de s’en servir pour avancer dans sa vie. Sans se l’avouer, elle fait même tout pour que cela ne se voie pas.

De son côté, Nicolas a conscience de son physique banal, sans grâce, trop grand, trop maigre, de son allure sans recherche. Son visage est creusé, émacié, déjà ridé plus qu’il ne faudrait pour ses quarante-deux ans. Un peu comme si sa vie n’avait été qu’une suite de préoccupations, de déceptions et de souffrances, trop profondément gravées sur son front ridé et ses joues fanées. Il se déplace avec une démarche souple et élastique. Depuis qu’il a démarré sa carrière, il y a déjà une bonne vingtaine d’années, ses élèves du CM 2 de l’École élémentaire Vaugirard l’ont toujours surnommé Gaston, de génération en génération. C’est sans doute à cause de son gros pull vert, et parce qu’il marche les genoux légèrement pliés, son éternelle écharpe jaune citron autour du cou et sa longue mèche brune tombant sur ses yeux d’un bleu pur et lumineux. C’est le maître le plus aimé de l’école, depuis toujours, il est adoré par les parents, par les mamans en particulier, dont certaines ont même été ses élèves, à ses débuts. Et Nicolas se qualifie lui-même « d’instit de l’ancienne école ». Vénéré par les enfants, il se montre pourtant à l’égard de sa classe d’une sévérité, d’une rigueur et d’une exigence qu’aucun autre enseignant de la nouvelle génération n’oserait afficher de la sorte, de peur de se faire prendre au collet par un père irascible, un soir de mauvais résultat.

Nicolas Cadière est profondément marqué par la culture protestante de sa famille et de ses ancêtres huguenots, une philosophie austère, droite, exigeante, presque rigide. Petit fils de pasteur, il se dit croyant mais il ne va plus au temple, le dimanche, depuis bien longtemps. À deux exceptions près, le jour de Noël et le dimanche de Pâques. Ces jours-là, il chante à pleine voix les cantiques réformés qui restent gravés dans sa mémoire, et il prie même avec ferveur, rempli de la conscience aiguë que l’Esprit le nourrit et donne un sens à sa vie. Mais il s’est débarrassé depuis bien longtemps d’un fatras biblique qu’il juge mythologique et encombrant, depuis la tentation d’Adam et Ève au jardin d’Eden jusqu’à l’Ascension de Jésus-Christ sous les yeux de ses disciples, et, par souci de cohérence, il a lui-même volontairement dépoussiéré l’Écriture Sainte de tout ce qui lui semble nourrir une naïveté à la mode antique, béate et infantilisante, ne conservant que ce qui tient à l’exigence du rapport d’un homme véritable avec une force, communément appelée divine, une force supérieure venue de l’Esprit, capable de guider ses pas, ses relations avec autrui et son comportement, tout au long de son existence. De quoi donner ligne et sens à son bien le plus précieux : sa vie.

C’est aussi que Nicolas est encore seul, au quotidien, à plus de quarante ans. Jamais il n’a pu ni su retenir une relation féminine assez longtemps et assez profondément pour espérer construire un couple. Les femmes le déconcertent. Les croqueuses de fonctionnaires, les mangeuses d’hommes, les renardes, les colonelles (ou adjudantes) invétérées, qui veulent tout régenter, et aussi les autres, celles qui attendent tout, protection, inspirations, sécurité. Sans doute Nicolas ne sait-il pas du tout s’y prendre. Maladroit, emprunté, rongé par la timidité, il a eu très peu de fréquentations féminines, en vérité, une petite demi-douzaine depuis le lycée, plutôt brèves. Et bien entendu, ces partenaires, sans exception, avaient elles-mêmes fait le premier pas. Il n’a jamais choisi lui-même une relation féminine, il n’a jamais chassé, séduit, conquis. Il a été l’élu, puis, assez vite l’exclu, l’ex, à qui l’on souhaite une vie heureuse en le remerciant pour les quelques mois passés ensemble, dans son petit appartement calé sous les toits, non loin du jardin du Luxembourg.

Sans doute, après tout, Nicolas n’est-il pas, au lit, ce que l’on appelle un foudre de guerre. Il est possible qu’elles aient toutes été déçues, l’une après l’autre, comme privées d’une révélation espérée, entre les bras de ce grand intello dégingandé au charme attirant, déjà désuet, et même tout à fait passé de mode, mais capable de réciter spontanément, au gré des circonstances et parfaitement à propos, des poésies aussi diverses que des Fables de La Fontaine, des sonnets de Hérédia, de petites merveilles de Prévert, d’Aragon, et quelques bijoux de Rostand ou de Musset. Le résultat actuel, à quarante-deux printemps, est évident : Nicolas n’a pas trouvé l’âme sœur.

Peut-être n’est-il pas aussi simple qu’il y paraît, pour une femme, de composer avec cette surprenante palette de centres d’intérêt qui cohabitent étrangement dans l’esprit original de ce maître d’école d’un autre temps (on s’étonne presque qu’il ne porte pas à l’école une blouse grise, et qu’il n’ait pas posé une demi-craie blanche, calée sur son oreille).

Qui donc voudrait d’un mandoliniste, supporter fidèle et acharné du Paris–Saint-Germain depuis les années soixante-dix, passionné par la Formule 1, par le Tour de France et les courses cyclistes du calendrier professionnel ? Qui pourrait être attiré par ce grand dadais capable de lire Jules César dans le texte, d’écouter de vieux disques de jazz Nouvelle-Orléans ou les suites de Bach pour violoncelle, des heures durant, et de passer de longs moments, le dimanche en fin de matinée, assis sur un banc du « Luco », un carnet de croquis et un gros crayon gras à la main, clignant des yeux en observant les nombreux passants traversant le grand jardin public. Il capture adroitement des visages, des postures, les silhouettes de ce qu’un vain peuple continue à appeler ses semblables, alors qu’ils sont si différents de lui, et aussi les uns des autres ? Qui s’intéresserait à un maître d’école à l’ancienne, féru de Jules Verne et de Victor Hugo, épris de cinéma britannique et de mythologie gréco-latine ?

Même s’il tient à se raser avec soin chaque matin – y compris le dimanche et les jours fériés – et même s’il coiffe de son mieux ses mèches brunes hirsutes, Nicolas oublie de repasser le col de ses chemises à carreaux et d’accrocher pour la nuit ses pantalons par le bas des jambes à un cintre, afin d’éviter le fameux arrondi disgracieux, à la hauteur du genou. Oui, décidément, il a bien l’allure de Gaston Lagaffe, ce grand échalas, même avec sa tête si bien faite et sa personnalité si parfaitement structurée, contrairement au personnage désespérant et lunaire de Franquin.

Nicolas, outre sa fonction de maître du CM2, exerce les responsabilités de directeur de l’école de Vaugirard. Et sur ce sujet, muni des anecdotes qui s’accumulent sans répit depuis le début de sa carrière, de semaine en semaine, il pourrait aisément écrire un livre, un ouvrage grand public, qui ferait aussi facilement un best-seller que « la Foire aux Cancres », naguère.

Les incidents de toutes sortes s’accumulent et semblent même se développer et s’aggraver, rendant la magnifique mission de maître d’école de plus en plus difficile à accomplir, d’année en année. Du statut de notabilité locale, dans le village ou le quartier, la position des instituteurs est maintenant devenue une sorte de fragile bastion assiégé, un Fort Alamo moderne, autour duquel l’Académie, les différents Inspecteurs, les élèves et, plus récemment mais plus durement, les parents ont engagé une ronde infernale, chaque année plus menaçante. Tous les coups sont permis, et le temps est bien révolu où le petit Nicolas lui-même revenait à la maison avec une mauvaise note et une punition, certain que son père allait doubler la sanction sans sourciller. À cette époque-là, vieille d’à peine plus de trente années scolaires, a succédé un temps où les élèves sont devenus les rois, où ils peuvent avec leur téléphone portable, filmer un maître dans sa classe et poster les images sur Facebook. Alors, la mauvaise appréciation du maître sur un travail d’enfant, qui n’était ni fait ni à faire, peut aisément déboucher sur une agression verbale ou physique, parfaitement assumée par un père ou une mère irascible, ou bien, au minimum, sur des semaines d’un harcèlement aussi agressif qu’inadmissible.

La discipline et le respect, les apprentissages soignés et appliqués, le travail léché et les leçons sues par cœur, l’orthographe comme un délicieux défi et une fierté pour chaque enfant, ces valeurs, et bien d’autres, comme la morale, les salutations, l’absolue ponctualité, ne sont presque plus de mise. Nicolas doit serrer bien des fois les dents et les poings dans ses poches pour ne pas tout abandonner, en entendant les lamentations des jeunes collègues dont il a la charge. Mais Dieu merci, cet homme est né souple, et il en faudrait bien davantage encore pour qu’il renonce à considérer sa mission d’instituteur comme le plus beau des métiers du monde. Et puis Nicolas fait déjà partie de ceux qu’il appelle lui-même les vieux de la vieille, ceux que rien ne déconcerte. Il sait tenir sa classe, obtenir d’un froncement de sourcil le silence absolu et une parfaite concentration. Il sait aussi donner, dans un sourire ou avec un encouragement positif, tout l’amour et la confiance dont ces enfants de dix ans à peine ont tant besoin. « M’sieur Cadière », comme l’appellent tous ses élèves et ses innombrables anciens disciples, qu’il croise encore de temps en temps dans le quartier du Luxembourg, est un maître vénéré comme il en existe encore heureusement des milliers d’exemplaires à travers la France de l’enseignement, aujourd’hui tellement en crise.

Sarah Franck se situe bien loin de ces considérations et le gladiateur moderne qu’est le maître d’école dans sa classe lui semble être le malheureux héros d’une aventure devenue un peu surréaliste. Comment, se demande-t-elle, un enfant peut-il négliger la chance exceptionnelle de se trouver sur le banc d’une école pour apprendre gratuitement tout ce qu’un être humain normalement constitué devra savoir, au minimum, pour pouvoir affronter les combats futurs de sa vie ? Qu’est devenue, par exemple, la merveilleuse séduction du Certificat d’Études Primaires, qui donnait autrefois accès à tant de professions, fort prisées à l’époque où l’on ignorait que le mot chômage pût comporter un accent circonflexe ? Aujourd’hui, se dit Sarah en voyant les ados du coin traîner les pieds pour s’en aller en classe, dans le quartier du Panthéon, tout le monde doit obligatoirement fréquenter le collège unique depuis l’insupportable et calamiteuse réforme du premier cycle secondaire, signée René Haby en 1975. Et puis, c’est déjà écrit, 87 ou 88 pour cent de ces gamins sortiront de toute façon du lycée, cahin-caha, avec en poche un baccalauréat incontournable, indispensable, mais devenu sans véritable valeur. Il suffirait pourtant de manifester un peu d’intérêt pour ce que l’on fait, d’échanger au bon moment avec ses maîtres, ses parents, des conseillers d’orientation, de réfléchir sérieusement à un choix de filière d’apprentissage, qu’elle soit intellectuelle et universitaire, ou pratique et technique, et de s’y tenir avec constance, sans rechigner. Mais combien de familles observent encore ces règles simples, et pourtant si évidentes ?

Sarah hausse les épaules en repensant à son propre parcours, linéaire et sans histoire, de l’école élémentaire, à Rouen, jusqu’à son diplôme d’ingénieur de Supélec, à Paris, et sa passion pour la recherche sur l’électronique, et en particulier sur les puces miniaturisées. Avec le recul, tout lui paraît simple et limpide. Comme si les enfants d’aujourd’hui mettaient à plaisir des bâtons dans leurs propres roues pour se traîner, plus difficilement encore, vers un avenir qui ne les attire pas.

Il se trouve que grâce à leur tempérament naturellement pacifique, Nicolas et Sarah ont des conversations qui ne tournent pratiquement jamais à l’aigre, et que leurs échanges ne sont marqués ni par l’amertume ni par des considérations trop pessimistes sur la société qui les entoure. C’est peut-être parce qu’au moment où ils se retrouvent en tête à tête, attablés au Lutèce, boulevard Saint-Michel, ils sortent à peine de l’appartement du vénérable Paul Lefebvre, rue de l’École de Médecine, et parce qu’ils sont encore remplis du bonheur d’avoir si joliment partagé ces moments musicaux du samedi.

Voici par exemple une conversation qui a récemment rassemblé les deux amis. C’était juste avant Noël.

— Tu n’as pas trouvé que Lin Dong était particulièrement inspiré, aujourd’hui ? demande Sarah, qui tourne machinalement sa petite cuiller dans son café, alors qu’elle n’a pas utilisé le tube de sucre, resté intact, sur sa sous-tasse. L’ensemble violon, alto, flûte, hautbois, et toi à la mandoline, ont entouré Dong et son violoncelle à la perfection. Quel bel instant, vraiment !

— Tout à fait d’accord avec toi ! s’exclame Nicolas avec chaleur. Quand nous avons travaillé tous ensemble « Le Cygne » de Saint-Saëns, que Paul avait superbement arrangé pour notre petite formation, disons-le en passant, j’ai trouvé que cela a été un grand moment, c’est vrai. Lin Dong avait visiblement bien travaillé ce nouveau morceau, et il l’a magnifiquement interprété. C’est rare que nous applaudissions tous ensemble l’un d’entre nous, n’est-ce pas ?

— Oh, cela me fait plaisir que tu dises ça, reprend Sarah. Je ne voulais pas trop l’avouer, mais il m’a vraiment bouleversée, ce Chinois. Alors qu’il est d’habitude si froid, en apparence. Tu sais, moi qui ne pleure strictement jamais, je t’avoue que j’ai senti mes larmes couler.

— Bon, Sarah. Tu veux que je te l’avoue ? Moi aussi, pendant que grattais les arpèges que Paul a transposés de la partition de piano pour ma mandoline, j’ai senti ma gorge se serrer en écoutant Dong tirer de son archet les notes sublimes de Saint-Saëns Et lui, tu as entendu, Sarah, quand nous le félicitions tous, il baissait la tête modestement, en chuchotant que si nous écoutions l’interprétation de Ma Yoyo, nous ne serions certainement pas si enthousiastes.

— Ouais, dit fermement Sarah pour dissiper l’émotion du moment, en tout cas c’était merveilleux. Bon, Nicolas, j’ai des choses à te dire. Des considérations, peut-être un peu trop féministes, mais, tu es le seul mec à qui je puisse en parler. J’en ai pour dix minutes. Tu veux bien me les accorder ? Tu reprends un café ?

— Si tu tiens à me dire des choses sérieuses, oui, attends. Je vais commander un autre café, dit Nicolas Cadière en se levant, le visage grave. Et toi ?

— Non, merci, je vais boire mon verre d’eau fraîche. Je t’attends, Nicolas.

En fait, aujourd’hui, en cette fin d’année, Sarah a grand besoin d’une oreille bienveillante pour lâcher un peu tout ce qui se bouscule depuis des mois dans son esprit. Et après tout, mieux vaut que ce soit un homme qui entende ces confidences. La confrontation n’en sera que plus intéressante et nourrissante pour l’ingénieure, dont le joli visage montre une profonde préoccupation.

— Nicolas, j’ai besoin de te parler de quelque chose qui me tracasse depuis très longtemps, commence-t-elle, lorsqu’il est venu se rasseoir en face d’elle.

— Aïe ! répond le maître d’école qui cherche à rester sur un ton léger. Que se passe-t-il dans ta tête si bien faite, Sarah ?

Après un bref moment de silence, Sarah Franck prend une longue inspiration et, regardant son ami Nicolas droit dans les yeux, elle commence d’une voix posée, se forçant au calme :

— Cela n’a rien à voir avec la musique. Ce que j’ai à te confier est en rapport avec les salaires des travailleurs. Tu vois, je pense que tout n’a pas encore été fait pour que la société respecte une juste égalité – pléonasme, je sais ! – entre les rémunérations des hommes et celles des femmes. Dans ton métier, je suppose que ce problème ne se pose même pas.

— Et tu supposes avec justesse, car chez les fonctionnaires, il n’est pas question de différences de cet ordre. Ce sont les postes occupés qui sont rémunérés, avec une échelle de progression, pour chaque fonctionnaire. Le genre importe peu. Et si c’était le cas, le SNI y mettrait très rapidement le holà.

— Le SNI ?

— Le Syndicat National des Instituteurs et Institutrices. Nous sommes défendus et protégés par notre organisation professionnelle qui veille à ce que toutes les règles soient respectées par l’Administration.

— Tu vois, Nicolas, moi, je ne sais pas s’il existe un syndicat dans ma branche, dans ma boîte, dans mon labo de recherche, mais j’ai toujours eu l’habitude de me débrouiller par moi-même.

— D’accord, Sarah. Mais c’est toi qui évoques une éventuelle injustice. C’est donc que, chez vous, à travail égal et à même responsabilité, les messieurs seraient mieux payés que les dames. C’est donc bien cela, le problème, n’est-ce pas ?

— Tout à fait ça, répond Sarah, songeuse. Et je me suis brusquement aperçue que ces injustices, que je supportais depuis des années, me sont à présent devenues intolérables. Et comme je dois absolument en parler, pour que cela ne provoque pas chez moi des ulcères, des tumeurs, ou je ne sais quoi de pire, il faut que cela sorte enfin devant toi, Nicolas. Tu veux bien ?

— Je suis très touché, et très honoré, d’apprendre que je suis ton bouclier anticancéreux. Allez, blague à part, raconte un peu tes histoires de distorsions salariales.

— Écoute-moi bien, Nicolas. Dans ma boîte, chez Electrotech France, nous sommes quatre ingénieurs développement, chargés des recherches prospectives, qui déboucheront, on l’espère, sur des brevets, qui pourraient être opérationnels dans un, deux ou trois ans. Nous avons déjà, sans répit, la tête et les pieds dans l’avenir, je te l’ai déjà expliqué. Je m’occupe des puces électroniques, de plus en plus miniaturisées, et de plus en plus performantes, avec un collègue, Pierre Pons. Si, si, il s’appelle bien comme ça, je t’assure.

— Bravo, les parents ! s’exclame Nicolas, l’air catastrophé. Et, je suppose que ce Pierre Pons a un tempérament, comment dire, un peu abrasif. Non ?

— Plus personne n’y fait attention. D’ailleurs, à la boîte, on l’a surnommé Pi-Po, pour ne pas l’appeler Pierre Pons, tu vois ? Bref, Pi-Po travaille sur des projets de recherches qui sont exactement parallèles aux miens. Et il fait régulièrement des propositions à la Direction Technique et Prospective. Tout comme moi. Pour te montrer à quel point ces messieurs de la DTP sont des machistes sans vergogne, sache seulement que j’ai fait, en dix-huit mois de recherches, quatre propositions qui ont toutes été retenues. Pi-Po, dans le même temps, n’en a déposé qu’une seule qui a pu être développée.

— Cela signifie tout simplement que tu es plus créative, plus forte que lui, n’est-ce pas ? Et alors ?

— Nicolas. Je suis payée trente-quatre mille cent dix francs par mois.

— Ouh ! Pas quoi se plaindre, à ce niveau-là ! Si tu savais combien gagne un « instit », comptant vingt et un ans d’ancienneté.

— OK, Nicolas, écoute-moi. Je gagne donc, à ma grande honte, 34 110 francs par mois. Et Pi-Po, pour un horaire exactement identique au mien, touche quarante-cinq mille deux cents francs. Cela m’a été confirmé par le comptable qui trouve cela, disons, un peu limite. Est-ce acceptable, Nicolas, selon toi ? Que dirait ton CNI, SIN, SNOOP, ton syndicat ?

— Laisse le SNI en dehors de ce débat, Sarah, ce sont d’autres considérations. Mais à mon avis, la différence énorme de rémunération entre ce Pons et toi est parfaite inéquitable, voire inique. Existe-t-il une section syndicale dans ta boîte ? C’est là ma première question.

— Pour le personnel non-cadre, oui. Certainement. J’ai vu des affiches sur les panneaux de communication de l’entreprise. Pour les ingénieurs et l’encadrement, peut-être qu’il en existe un. Mais cela ne m’intéresse pas du tout.

— Si tu ne t’occupes pas de ta propre défense, personne ne s’en occupera pour toi. Implique-toi. Tu sais, cela ne te brûlerait pas les doigts d’être syndiquée, un jour.

— Chez Electrotech France, ce dernier semestre, j’ai contribué à apporter, par mes travaux personnels, des innovations importantes et décisives, en matière de recherches, j’ai fait des propositions qui n’ont pas, ou ont été peu retenues. Celle de Pi-Po, en revanche, a été adoptée et récompensée, alors qu’elle n’arrivait pas au niveau des miennes, ou bien pire, alors qu’elle recopiait tout ou partie de celles que j’avais moi-même avancées. Cela me rend très, très malheureuse, tout cela. Tu me comprends ? En fait, j’ai même envie de partir de Saclay.

— Lorsque l’on gagne, comme toi, plus de trente-quatre mille francs par mois, répond Nicolas sans sourire, il y a certaines choses que l’on peut avaler. Non ? Si je peux me permettre de te dire spontanément ce que je pense, nous sommes à une époque où quitter un emploi lucratif peut être une pure folie. Réfléchis bien, ma chère Sarah. Pas de fausse note, d’accord ?

— Je vois que tu ne m’as pas bien comprise, Nicolas. Peut-être est-ce parce que tu es un mec. Mais cela me décevrait. Je ne revendique que la justice, rien que l’équité, l’égalité de traitement. Ce n’est pas parce que je porte une jupe que ma valeur professionnelle doit être dépréciée, a priori, en comparaison de celle d’un ingénieur de sexe masculin. Là, tu es d’accord avec moi ?

— Absolument d’accord avec toi, sur ce point. D’ailleurs, tu devrais commencer par demander une entrevue avec ton boss pour évoquer en direct ce sujet avec lui, et lui parler, respectueusement et franchement. Tu pourrais aussi lui adresser une demande écrite, bien tournée, en listant tes contributions, datées, et le sort que ton Electrotech leur a réservé. Je peux t’aider, si tu le souhaites. Avant de songer à mettre les voiles, il faut explorer toutes les pistes possibles pour que tu sois enfin considérée et rémunérée justement. Ce qui m’ennuie, vois-tu, c’est que tu ne m’en aies pas parlé dès que cela a commencé à te faire mal.

— Pourquoi donc ?

— Parce qu’aujourd’hui, je te sens déjà un peu à bout, sur le sujet, et même prête à faire des bêtises.

— Bien, monsieur le Mentor. Alors, conseille-moi, toi qui es si sage, si prudent, si raisonnable et si serein. Je t’écoute.

— Rien de plus que ce que je t’ai dit à l’instant. Écrire calmement, demander un entretien respectueusement, et parler franchement. Tu vas voir toi-même que tout va s’améliorer par la concertation, et que tu n’auras pas besoin de fuir pour être enfin reconnue. Et je ne t’ai pas reparlé du syndicat des cadres, qui est pourtant habilité à t’assister pour effectuer une telle démarche.

— Non ! Tu as bien raison. Je tiens à me débrouiller seule.

3

Ce n’est qu’un au revoir

Six mois se sont écoulés. Le mandoliniste et la flûtiste ne se sont plus aussi franchement reparlé depuis cette conversation traitant du salaire de Sarah. Mais dans la chaleur de la fin du mois de juin parisien, à l’issue d’une excellente répétition du groupe musical dirigé par Paul Lefebvre, la jolie quadragénaire accroche la manche de Nicolas Cadière au moment où l’enseignant prend congé des autres musiciens.

— On peut aller boire ensemble un jus de fruits au « Lutèce », Nicolas, dit-elle à voix basse, as-tu le temps ?

— Tu sais, mon année scolaire vient tout juste de s’achever, répond Nicolas, ravi. Mes oiseaux se sont envolés. J’ai tout mon temps disponible pour toi. Tant que tu auras besoin de moi, tu me trouveras, OK ? Je t’invite même à déjeuner.

— Ah ! Bonne idée. Parce que je vais en avoir pour un moment.

— Oulala ! Tu me fais peur, Sarah, c’est si grave que cela ?

— Grave, non, répond-elle sans sourire. Mais peut-être assez important. Tu me donneras amicalement ton avis. J’en suis certaine.

Dans la fraîcheur du vieil immeuble bourgeois où habitent Paul Lefebvre et son épouse, Sarah et Nicolas descendent lentement le large escalier, en compagnie du violoncelliste Lin Dong, toujours affable et souriant, qui porte son instrument accroché derrière l’épaule, de Marc, l’altiste aux cheveux blancs, grave et timide, de Frédéric, qui tient en silence l’étui de son hautbois sous le bras. Avant de sortir au soleil, on échange encore légèrement quelques mots, à propos du projet de mini-concert public, en juillet, dans le jardin du Luxembourg, et l’on revient sur les souvenirs agréables de la Fête de la Musique, la semaine passée. Une vraie réussite. Ce soir-là, devant la foule de mélomanes amassée en grappe au coin de la rue Soufflot, Dong avait fait un tabac avec « Le Cygne », qui est devenu son morceau de bravoure, et les membres du groupe se plaisent à le féliciter à nouveau pour son excellente prestation. Le doux Chinois proteste modestement. Joyeux, les musiciens peuvent enfin se lâcher librement, maintenant qu’ils ont laissé là-haut, chez lui, le sévère et austère Paul Lefebvre, si rigide et si avare de compliments.

Seule Sarah ne prend pas part à cette discussion animée entre garçons sur les projets du groupe, sur les agréables perspectives de retrouvailles avec le public du quartier et avec les touristes, en juillet. Nicolas n’y a pas vraiment prêté attention au silence de son amie.

Aux côtés de Sarah, qui reste taciturne et pensive, le maître d’école descend maintenant le boulevard Saint-Michel sur le trottoir de gauche. À la hauteur du boulevard Saint-Germain, les deux musiciens traversent au feu tricolore, puis ils poursuivent leur marche en silence, vers la Seine, sur le trottoir de droite. Nicolas fait mentalement la liste de tout ce qu’il doit encore accomplir avant de fermer l’école pour l’été.

Enfin, voilà déjà les deux promeneurs parvenus devant la porte du « Lutèce ». Ils poussent la porte vitrée et entrent, toujours en silence, et vont s’asseoir sur une banquette confortable, à l’écart.

— Décidément, Sarah, depuis ce matin, tu n’es guère bavarde. Tu m’étonnes, tu sais ?

— C’est sans doute que j’ai trop de choses à te communiquer maintenant, dit-elle d’une voix étouffée, les lèvres pincées.

Surpris, piqué par la curiosité et même par une certaine inquiétude, Nicolas lève les yeux et fixe intensément le visage ovale et régulier de Sarah. Sa beauté si naturelle, si éclatante, si peu apprêtée, lui saute aux yeux, comme s’il découvrait le charme de la flûtiste pour la première fois. Au même instant, Nicolas remarque un petit pli d’amertume, au coin de la bouche de la jeune femme, et cela lui procure un triste pincement au cœur.

— Pourquoi tant de tristesse cachée ? se demande-t-il, tandis qu’il tente de donner le change et de dissiper ce qui pourrait être un malaise entre eux.

— Alors, ma chère Sarah, mystérieuse amie – j’ose dire ce mot, avec ton autorisation –

— Tu as mon autorisation, Nicolas, coupe Sarah sur un ton résolu.

—  Donc, mystérieuse amie, qu’as-tu à me communiquer, comme tu le dis ? Tu commences tout doucement à m’intriguer, et même à m’inquiéter.

— Que commandons-nous ? demande Sarah, l’air songeur.

— Je m’en occupe, répond Nicolas en se levant pour aller vers le bar. Un Perrier tranche, pour commencer, ça te dit, Sarah ?

— Parfait ! Reviens vite, j’ai plein de choses à te dire.

Un moment plus tard, attablés face à face, presque front contre front, Nicolas Cadière et Sarah Franck, insensibles au brouhaha d’ambiance, détachés de la foule des consommateurs qui s’agitent autour d’eux dans la brasserie du Quartier latin, se sont comme enfermés dans une sorte de bulle imaginaire, tous les deux ensemble. Une bulle d’intimité, parfaitement propre aux confidences.