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Le jour du Nouvel An chinois, à Pékin, alors que toute la Chine festoie et se trouve en vacances, le jeune commissaire Lan est chargé de la plus atroce affaire de sa carrière. Une lutte à distance commence très vite entre cet éminent enquêteur-mentaliste et l’auteur, ou les auteurs, d’une intelligence exceptionnelle, d’un assassinat monstrueux, une sorte de crime parfait. Lan va d’abord explorer les milieux universitaires avant de plonger dans les bas-fonds de la vie nocturne.
Ce roman nous fait bondir de découverte en découverte, nous entraînant également dans une salutaire réflexion sur l’importance capitale de l’éducation des enfants.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Passionné des beaux-arts et des langues orientales,
Thierry Daullé a consacré ses études à ces dernières et exerce comme professeur de chinois à Montpellier.
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Seitenzahl: 370
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Thierry Daullé
Un génie du mal à Pékin
Roman
© Lys Bleu Éditions – Thierry Daullé
ISBN : 979-10-377-3223-1
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Ce roman est inspiré d’un fait divers qui s’est effectivement déroulé en Chine. Seuls l’accusé, sa famille et la jeune professionnelle de la nuit de Shanghai ont effectivement existé.
Tous les autres protagonistes de cette histoire sont imaginaires, et toute ressemblance avec des personnes réelles serait pure coïncidence et totalement involontaire.
Pékin, 6 février 2016, avant-veille du Nouvel An chinois.
Le téléphone sonne sur la table de nuit. Cela fait peut-être déjà plusieurs fois que retentit le timbre lancinant du portable.
Lan Ying émerge enfin de son cauchemar, au moment le plus dense d’un cycle de profond sommeil.
— Shenme ? Quoi ? C’est quoi ? grogne-t-il d’une voix pâteuse.
Lan allonge tout de même le bras, ouvre enfin un œil, identifie le numéro d’appel, et il finit par enclencher la touche d’écoute de son Huawei.
— Wei ! Commissaire Lan à l’appareil.
— Ah ! Commissaire Lan, ni hao ! dit une voix de femme, je vous passe le Bureau National de la Sécurité Publique. Police judiciaire. Division criminelle, dit une voix féminine. Attendez un peu, je vous prie !
— J’avais dit qu’on me fiche la paix ce matin, marmonne Lan Ying, furieux, le téléphone calé contre son oreille. C’est mon premier jour de congé. Oh non ! Bande d’œufs de tortues malades ! Après-demain, c’est la fête du Printemps. Ma fête du Printemps de l’Année du Singe ! Ils ne vont pas me lâcher, même pendant mon congé ? Même au Nouvel An ! Ce n’est pas possible ! Nous sommes un million neuf cent mille fonctionnaires de police, et il faut que cela tombe encore sur moi !
De la main gauche, il se frotte successivement les deux yeux.
— Lan ? dit enfin une voix de baryton qu’il reconnaît immédiatement. C’est Kang Shi, ici. Je sais que vous êtes en congé depuis ce matin. On vous ennuie, je m’en doute, mais j’ai un truc assez important pour vous.
— Pour moi, camarade commissaire général ? demande Lan sur un ton volontairement obséquieux et très officiel, destiné à bien faire passer le message de son profond mécontentement.
— Oui, pour vous, camarade Lan Ying, répond le commissaire général Kang, un franc sourire, bien audible, dans sa voix grave. Mais soyons sérieux. Écoutez ! Une histoire apparemment exceptionnelle, très difficile au premier abord, et le secrétaire responsable du parti, ici, a tout de suite pensé à vous, en affirmant que vous seriez le seul à pouvoir trouver rapidement le fin mot de cette histoire : « Lan Ying, "le mentaliste", est le seul à pouvoir nous débrouiller ce nœud inextricable », a-t-il dit pendant la réunion des directeurs, tôt ce matin. Alors, je vous réveille peut-être, mais tant pis. Sautez sur votre moto, Lan, et je vous attends dans une demi-heure. Kuai !
Alors Lan Ying s’est décidé à repousser sa couette, tout en lâchant un énorme juron. Ses pieds traînent dans ses grosses mules rembourrées – il craint par-dessus tout d’avoir froid aux pieds – il est assez rapidement allé à la cuisine se faire réchauffer un beignet à l’huile et aussi un petit bol de légumes, avec quelques nouilles de blé qu’il avait mises de côté la veille au soir. Il épluche avec soin une pomme qu’il dépose dans une petite assiette. Après avoir ingurgité le tout, beaucoup trop vite à son goût, il avale ensuite un grand mug de thé noir de Pu’er avant d’aller se laver soigneusement les dents, de se raser et de s’enfermer dans sa douche.
Sous le jet d’eau chaude, bienfaisant, qui achève enfin de le réveiller, il sent sa mécanique intérieure se mettre en marche :
— Pourquoi le secrétaire du parti a-t-il besoin d’un mentaliste ? se dit-il à haute voix en se frottant énergiquement la tête avec son shampooing, Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire de nœud… inextricable ? Voyons voir. Ce matin, ce n’était pourtant pas le jour de la réunion sur la sécurité publique ni de celle sur la sécurité d’État, ni même sur la sécurité des prisons. Ah, oui, alors aujourd’hui, c’était bien la police judiciaire qui était au programme de nos chefs, ce matin. Je préfère ça. On va bien voir ce qu’ils me réservent comme client cette fois. Cependant, je préfère ne pas me faire d’idée préconçue. On verra bien, une fois là-bas, de quoi il retourne. Allez. Bonnes vacances, Lan Ying1 ! Décidément, ajoute-t-il en ironisant sur lui-même, l’aigle bleu n’aura même pas eu le temps de s’envoler pour profiter d’un congé bien mérité…
Bientôt, Ying referme à clé la porte de son grand appartement, au 17e étage de cet immeuble très moderne de la résidence Long hua, dans le quartier nord de la grande rue Wangfujing. L’ascenseur est rapide et feutré. Dans le grand miroir, Lan Ying vérifie qu’il est bien rasé, bien coiffé et correctement habillé. Le commissaire, qui approche de ses trente-six ans, a toujours soigné son apparence. Il est grand, mince, l’allure sportive, les épaules étroites, mais carrées et solides. Une mèche de cheveux noirs tombe presque jusqu’à son sourcil droit. Ses grands yeux noisette sont perçants, sa lèvre est charnue et un peu dure. Il a le menton carré et le front haut. C’est un homme apparemment séduisant, mais d’allure froide et secrète. Il est vêtu d’un gros blouson de cuir de grande marque et d’un pantalon noir, assez serré. Il porte sous le bras un casque, couleur jaune impérial.
Quelques minutes plus tard, le voilà déjà descendu au troisième sous-sol des parkings pour y récupérer sa moto. Une « Black Star » Chang Jiang, noir métallisé, aux chromes rutilants, brille dans la demi-obscurité. Cliquant sur son téléphone portable, Lan Ying déverrouille électroniquement l’antivol, fixé au sol, dont les deux mâchoires qui enserraient les jantes avant et arrière de la motocyclette se rétractent et disparaissent dans le sol. Le jeune policier boucle à présent la mentonnière de son casque, il enfile ses gants de peau bruns, passe autour des épaules de son blouson son petit sac à dos parfaitement ajusté à son buste étroit et longiligne. Puis il enfourche sa belle machine et pousse enfin le démarreur, tout en actionnant doucement la poignée des gaz. Le moteur bicylindre à plat de 745 centimètres cubes commence à gronder délicieusement. Ying ferme les yeux. Jamais le moment du démarrage de cette machine, copie récente d’une vénérable et rustique BMW datant des années trente, ne manque à son devoir, celui de lui procurer un plaisir comparable à celui de l’écoute d’une belle musique symphonique.
— Xièxie, Heiying !2 murmure-t-il en s’adressant à sa moto, avant d’embrayer avec délicatesse et de manœuvrer vers la sortie du parking. Une fois dehors, Ying, le visage griffé par le froid intense, descend tranquillement l’immense avenue bordée de grands et beaux immeubles ultra modernes, couverts d’enseignes lumineuses, et dont le rez-de-chaussée abrite de superbes boutiques plus luxueuses les unes que les autres. Après un court crochet vers la droite, sur la grande avenue Chang’an, la moto de Lan Ying, tellement habituée à ce trajet devenu routinier, vire ensuite à gauche, dans la rue Chengyi, juste pour quelques centaines de mètres, avant d’arriver au but. À peine six ou sept minutes de trajet. Pas même le temps pour le moteur de se mettre en température.
— On y est ! dit-il à voix basse à sa machine en la garant sur le parking, dans l’enceinte du ministère de la Sécurité publique. Ne t’inquiète pas, je n’en aurai pas pour des heures, et je n’oublie pas que nous sommes en vacances, toi et moi, et que je t’ai promis de t’emmener jusqu’à Tianjin… À moins que, l’un dans l’autre, ou plutôt, l’un sur l’autre, ce soit plutôt toi qui m’y amènes, après tout ! Attends-moi sagement. Le temps de tourner la tête, Heiying, et je serai de retour.
Ici, le jeune commissaire de deuxième rang, Lan Ying, connaît tous les plantons par leur nom, mais rien n’y fait, et il le sait. Il lui faudra de toute façon se soumettre à la routine et passer tous les points de contrôle. Reconnaissance digitale, faciale, badge électromagnétique. Le voilà enfin dans le grand ascenseur. Là-haut, dans les étages des directions, l’atmosphère est plus détendue, et le commissaire Lan est aimablement accueilli par le commissaire général Kang Shi, chef du Bureau National des Enquêtes criminelles :
— Ah, bonjour, Lan. Entrez et asseyez-vous, s’il vous plaît. Merci d’avoir fait vite.
— Directeur Kang, dit Lan Ying, restant respectueusement au garde-à-vous.
— Allons, pas de manières, Lan. Prenez ce fauteuil. Dites-moi, cela fait un petit moment que nous n’avions pas eu l’occasion de travailler ensemble, non ? Alors, toujours célibataire ?
— Toujours, directeur Kang, répond Ying qui baisse la tête, montrant qu’il est peu désireux de parler de sujets personnels.
— À votre âge, continue obstinément le commissaire général sur un ton paternel, il faut pourtant songer à se marier et à avoir un fils, vous ne croyez pas ? Pensez à vos parents, qui attendent un héritier. En tout cas, je vois que vous êtes toujours un jeune homme très à la mode. Vous vous habillez toujours à Shanghai ?
— C’est plus facile pour moi de me retrouver régulièrement dans les mêmes endroits, là où je me plais à m’habiller, directeur Kang. Cela ne fait de tort à personne, n’est-ce pas ? De plus, j’essaie au moins d’être correct, répond le jeune homme, un peu embarrassé.
— Toujours sur votre fameuse moto, commissaire Lan ?
— Pourquoi changer une habitude qui donne entière satisfaction ? Et puis au moins, je ne suis jamais retardé par ces satanés embouteillages qui encombrent de plus en plus les rues de Pékin, même au-delà du cinquième périphérique. Je me faufile partout, et, vous voyez bien, je suis toujours à l’heure. Cependant, dites-moi, directeur Kang, vous m’avez certainement convoqué pour quelque chose de grave, je pense, non ?
— Exact, commissaire, répond Kang Shi, l’air soudain plus sérieux. Installez-vous par ici. Tout d’abord, je vais nous faire apporter du thé. Allons, je viens m’asseoir à côté de vous, ajoute le commissaire général en s’approchant du fauteuil voisin, avec dans les mains un dossier serré dans une pochette de cuir noir. J’ai là du lourd, du très lourd pour vous, Lan. Le ministre tient à ce que vous fassiez la démonstration de vos talents, et dans les meilleurs délais, bien sûr…
— Comment cela, directeur Kang ? demande Lan, intrigué.
— Attendez, j’appelle tout d’abord un planton pour avoir du thé… Du thé pour deux personnes, dit doucement Kang au téléphone, oui, à mon bureau… Oui, vous disiez, Lan ? Ah… Tout simplement en trouvant les réponses aux multiples questions que nous nous posons, à propos de ce dossier, qui est tout à fait exceptionnel. Dites-moi, vous aimez la province du Fujian3, Lan ?
— Je suis allé une fois à Xiamen, répond Lan Ying… c’était pour une partie de pêche avec des amis. Il y a longtemps.
— Perdu ! Ce n’est pas à Xiamen. Ce sera plutôt à Fuzhou qu’il faudra aller, et ce sera pour de la pêche au gros. Vous vous rendrez même jusqu’au lycée de Fuzhou, voyez-vous. Oui, vous allez effectuer un retour à l’école, qui va vous sembler plutôt bizarre, je vous l’assure. Là-bas, il y aura du pain sur la planche, pour vous. À partir de maintenant, tout le monde, en haut lieu, garde un œil braqué vers notre service. La presse a déjà eu vent de ce qui va vous occuper un moment, mon jeune ami, et si votre réputation se justifie, une fois de plus, alors, le coup est tellement énorme qu’une belle promotion nous attend, tous les deux, vous et moi, au bout de cette aventure. Voilà une quasi-certitude. Alors, au boulot. Mettez de l’huile, Lan4 ! Voici le dossier, nous allons l’ouvrir ensemble.
— Avant tout, puis-je vous poser une question, directeur Kang ?
— Si je peux vous répondre… allez-y ! répond Kang qui se comporte depuis cinq minutes comme s’il avait sur ses genoux un document contenant véritablement l’affaire du siècle.
— Pourquoi cette enquête n’est-elle pas prise en main par la brigade criminelle de la Sécurité publique de Fuzhou, sur place, directement ?
— Ils l’ont eue en main, Lan, bien sûr ! Mais je vais vous répondre, mon jeune ami. Eh bien parce que, à Fuzhou, ils n’ont pas mis longtemps à s’apercevoir que c’était bien trop gros pour eux. Vraiment terrible… et avec la pression qu’allaient leur mettre les journalistes locaux et la Télévision régionale de la province du Fujian, certains gradés, là-bas, risquaient de prendre un coup la tête, et même sur leur carrière, en cas d’échec. C’est donc bien vite remonté jusqu’ici. J’ai été informé ce matin, à la première heure, au tout début de la réunion de la police judiciaire, et, parmi ceux des hommes capables, sur le plan national, de prendre en main de pareilles investigations, votre nom a été très vite avancé, à la suite de vos récents succès lors de vos trois dernières enquêtes.
— Y aurait-il des implications politiques, qui justifieraient pareil intérêt ? demande prudemment Lan Ying.
— Apparemment non, mais on ne sait jamais. En fait, la victime est une personne assez exemplaire, une sorte de modèle social aux yeux des masses, et c’est cela qui choque déjà l’opinion, à Fuzhou. Vous savez, aujourd’hui, avec Internet, tout le monde, ou presque, sait tout, ou peu s’en faut. Les réseaux sociaux se sont enflammés, depuis ce matin. L’affaire va certainement commencer à s’ébruiter, à partir de Fuzhou, et il n’y a aucune raison d’État pour empêcher cela.
— Alors, il doit s’agir d’un crime très particulier, propose sagement Lan Ying, à voix basse. Pouvez-vous m’en dire enfin un peu plus, directeur Kang ?
— C’est bien pour cela que je vous ai tiré de votre lit ce matin, mon jeune ami, dit le chef de la division criminelle en tapotant le cuir du dossier. C’est aussi pour ça que je vais vous demander, exceptionnellement, de sacrifier les réjouissances que vous auriez pu prévoir pour la fête du Printemps. Ce dossier criminel, vous allez voir, c’est plus beau que la mieux garnie des hongbao5 de votre jeunesse. Alors, regardez, Lan.
Kang Shi défait lentement la sangle qui enserre le dossier de cuir noir et il l’ouvre, découvrant les premiers feuillets et plusieurs photos. Lan Ying, assis à côté du patron du Bureau National des Enquêtes criminelles de la Police Judiciaire chinoise, se penche et repère aussitôt qu’il s’agit d’images insolites, celles d’une scène de crime peu commune.
— Je vous explique tout d’abord ce que nous avons aujourd’hui à notre connaissance, Lan. Écoutez attentivement, et regardons ensuite calmement ces horreurs ensemble, voulez-vous ?
— Je vous écoute, directeur Kang, dit sobrement Ying.
— Alors, voici ce que nous savons, dans l’état actuel de l’enquête. Comme je vous l’ai dit, nous nous trouvons donc au lycée de Fuzhou. Le lieu exact du crime est un petit appartement de fonction de trois pièces, l’un de ceux qui sont réservés, dans un bâtiment annexe, situé à l’écart, à certains professeurs méritants. L’occupante de cet appartement est v Bai Fang, une femme de quarante-six ans, excellente professeure d’histoire, une femme exemplaire, veuve, très bien notée, accomplissant une belle carrière, enseignante au Centre de Formation des Maîtres, situé juste à côté du Lycée où elle est logée. Vous me suivez, Lan ?
— Oui, oui, directeur Kang, je vous suis pas à pas, répond Lan Ying, les sourcils froncés.
Le commissaire Lan écoute effectivement avec la plus grande attention, tout en essayant de deviner ce qui se trouve sur la première photo de la scène de crime, aux trois quarts masquée par une fiche jaune comportant plusieurs gros cachets noirs et rouges, dans le dossier entrouvert sur les genoux du commissaire général.
— Bien, je poursuis donc, reprend Kang de sa voix grave et chaude. Cette honorable femme, brillante et très intelligente, se nomme donc Bai Fang, elle est originaire d’une famille de paysans aisés, qui l’ont encouragée et ont favorisé ses excellentes études supérieures. Or il se trouve qu’il y a douze ans, elle a perdu son mari, également né au Fujian. Il est décédé des suites d’un cancer du foie.
— Aya ! s’exclame sobrement Ying.
Elle a donc dû élever seule son garçon, un nommé Pan Xun, âgé aujourd’hui de vingt-et-un ans. C’est un enfant tout à fait remarquable, exceptionnellement doué sur le plan intellectuel, en avance de deux ans, très brillant élève, puis étudiant de grande qualité à l’Université Beida, où il a suivi pendant quatre ans les cours du Centre de Recherches Économiques6. Le jeune homme se trouve actuellement aux États-Unis, où il suit une spécialisation de haut niveau en Sciences Économiques, à Boston, dans une des meilleures universités américaines. Et malgré ça, sa mère a tout de même refusé une aide de l’État, par suite de ce veuvage malheureux. Elle estimait que d’autres, moins à l’aise, pouvaient en avoir davantage besoin qu’elle.
— Quelqu’un de très bien, apparemment, dit alors Lan Ying, toujours extrêmement concentré. Il enregistre mentalement les moindres détails de cette présentation.
— Oui, c’était quelqu’un de bien, précise Kang en forçant sur chacun des mots.
— Ah ? Parce que depuis, elle a mal tourné, demande vivement Lan Ying.
— Non, Lan, parce que depuis, elle a quitté ce monde ! s’exclame le chef de la Criminelle. Et c’est vous qui allez nous retrouver le, ou les enfants de p… qui ont commis ces atrocités. Venez, et regardez !
Kang se lève alors lourdement de son fauteuil et vient étaler sur la longue table, disposée au fond de son vaste bureau, les différentes images, photographies, et croquis qu’il tire lentement de son dossier noir.
— Ça, Lan, même pour nous, qui avons déjà tout vu et tout entendu dans notre carrière, c’est une véritable horreur ! Venez voir. Qu’en dites-vous ? Qu’en pensez-vous, à première vue ?
Lan Ying, à bientôt trente-six ans, est un jeune criminologue déjà expérimenté, remarquablement noté par ses supérieurs. Très tôt, il s’est fait une réputation particulière, pour ses talents peu communs de mentaliste. À l’aide de quelques indices, de quelques phrases, de quelques signes, à peine notables, à peine visibles pour les meilleurs enquêteurs de la police criminelle, il est capable d’entrer dans l’esprit d’un assassin, même hors du commun, et de tout pressentir, de suivre les voies de sa pensée et d’anticiper sur les moyens qu’il va mettre, ou qu’il a déjà mis en œuvre pour égarer les recherches. Depuis cinq ans, depuis qu’il a été chargé de ces étranges missions de décryptage mental, au plus haut niveau de la Police Criminelle d’État, Lan n’a connu aucun échec. C’est pourquoi le ministère de la Sécurité Publique l’a obligé à sortir ce matin de chez lui, le privant de son précieux congé du Nouvel An, alors qu’il devait se rendre tranquillement à Tianjin, en famille, à l’occasion de la Fête du Printemps de la Nouvelle Année du Singe.
Lan Ying, policier au sang-froid bien connu en haut lieu, à Pékin, s’approche de la table. Les bras croisés et la tête baissée, signes de la plus intense concentration, il photographie mentalement et enregistre chaque détail de ces atroces images. Son intelligence et sa mémoire fonctionnent à la manière d’un scanner ultra sophistiqué.
De gauche à droite, tout d’abord il découvre la photo d’ensemble d’une chambre à coucher, où tout est parfaitement à sa place, impeccablement en ordre, meubles, décoration, cadres, bibelots. C’est une chambre de femme, très soignée. Les doubles rideaux de la fenêtre sont tirés. La pièce est sombre. Sur le lit, recouvert d’un impeccable couvre-lit à franges, on remarque la présence insolite et intrigante d’une quinzaine de grands sacs en plastique, soigneusement rangés les uns à côté des autres, et tous fermés avec soin à l’aide d’un large ruban adhésif translucide.
Sur le deuxième document, la fenêtre a été photographiée de plus près, les doubles rideaux ouverts, cette fois. Le volet roulant est baissé. Et l’on remarque que tout l’entourage de la fenêtre, les deux ventaux ainsi que la jointure centrale de ces deux ventaux ont été garnis à l’aide de ce qui semble être une bande de polystyrène recouverte d’adhésif transparent, en plusieurs épaisseurs. L’air ne pourrait absolument pas pénétrer dans la pièce par cette fenêtre, fermée, et totalement calfeutrée.
Sur la troisième image, la même chambre a été photographiée, en contrechamp cette fois, dos à la fenêtre, et l’on découvre la porte. Celle-ci a certainement été violemment forcée par les policiers qui ont découvert cet endroit, car la serrure, ainsi qu’un verrou, à demi arrachés, pendent, seulement retenus par deux vis. On peut remarquer que le pourtour du chambranle de la porte devait être également garni de polystyrène et de ruban adhésif, car de longues bandes blanchâtres, partiellement décollées, restent encore attachées sur les quatre côtés de la porte, y compris au niveau du sol. Ce qui va le plus intriguer Lan Ying, penché au-dessus de ce document, c’est la présence de deux petites caméras. Elles ont été disposées un peu au-dessus de la porte, de part et d’autre de celle-ci, de façon à pouvoir observer absolument tout le volume de la pièce, qui peut avoir une surface d’environ vingt mètres carrés. Sur une des photos, Lan repère la présence de deux capteurs, assez semblables à ceux que certaines familles aisées installent dans les chambres de très jeunes enfants pour les surveiller à distance. Un système miniaturisé et assez sophistiqué. Ces capteurs et les caméras sont tous trois reliés à ce qui doit être un petit émetteur, de couleur noire, bien visible, fixé sur le mur à côté de la porte de la chambre, du même type que celui que l’on installe, lors de la pose des dispositifs d’alarme et de sécurité. Du matériel que l’on peut se procurer auprès de toutes les officines et dans tous les commerces spécialisés.
Ayant fait deux pas en arrière, Kang Shi s’est immobilisé. Puis il assiste en silence, presque fasciné, à l’observation minutieuse, systématique, rigoureuse et absolument complète à laquelle se livre le jeune commissaire de deuxième rang, Lan qui, les mains jointes dans le dos, se penche au-dessus de la grande table.
— Tout va maintenant reposer sur le talent d’observateur et d’analyste de ce gamin tellement doué… se dit le directeur de la criminelle. Il a déjà examiné avec le plus grand soin les trois premières photographies. Il va bientôt arriver au pire.
En effet, Ying, après s’être déplacé d’un demi-pas vers sa droite, se courbe maintenant vers l’avant, afin de mieux distinguer les détails de la quatrième photo.
— Ce n’est pas possible, mais quelle horreur ! se dit le jeune officier de police, sans desserrer les dents.
Il s’agit du premier des sacs de plastique, déposés sur le lit. Celui-ci est photographié en gros plan. L’image est très précise. À l’intérieur de l’emballage translucide, taché par une sorte de liquide glaireux, on peut assez nettement reconnaître des morceaux de ce qui devait être de gros os, auxquels s’attache encore partiellement une masse blanchâtre, ou rosâtre, décolorée. Des fragments de ce qui ressemble à de la viande décomposée sont également entassés dans ce sac, qui a été méthodiquement et hermétiquement refermé.
— Chaux vive… se dit alors Lan Ying en se redressant pour se frotter nerveusement le front. Mais ce produit n’a pas encore tout détruit, pas tout réduit en bouillie. Il faudra malheureusement tout examiner… et je plains les gars de la médecine légale qui procèderont à l’autopsie. Il est vrai qu’ils ont le cœur bien accroché.
Lan Ying passe en revue, une à une, les photos des douze sacs en plastique contenant ce qu’il reste d’un corps humain démembré, scié, et réduit en petites portions.
— Il ne peut pas s’agir d’une véritable mise en scène macabre, se dit Ying, je n’y crois pas. Pour moi, il n’y a pas de volonté de démonstration morbide. Nous sommes plutôt là devant une phase de destruction et d’élimination méthodique de preuves tangibles. Car il était impossible, pour les meurtriers de faire sortir tous ces sacs du bâtiment. La présence des caméras suggérerait peut-être une autre intention, quelque part. Apparemment, les types qui ont fait tout ça étaient certains qu’avec le temps, la chaux allait détruire intégralement jusqu’à la moindre parcelle de ce cadavre… qui a donc été découvert un peu trop tôt, dirait-on. Mais pourquoi ? N’écartons aucune hypothèse, a priori. Serait-ce un châtiment rituel ? Une vengeance d’une cruauté barbare ? S’agit-il d’un crime passionnel ? Est-ce une histoire d’argent ? Une punition exemplaire administrée par une triade du Fujian ? Mais qui est, réellement, l’homme, ou la femme, dont on a mis ainsi le corps en petits morceaux pour le faire disparaître de cette manière ? Bon, on voit bien que tous ces sacs ont exactement la même allure. Tout doit y être, certainement. Allons, il ne me reste plus que la photo du tout dernier sac plastique, à observer avec soin.
Au moment où Lan Ying se penche sur le dernier document photographique, il a un haut-le-cœur et recule. Sans dire un mot, il tire alors son téléphone Huawei de sa poche arrière et se rapproche pour photographier, en gros plan, ce dernier document. Puis il se redresse, avant de se retourner vers son supérieur qui l’observait en silence, un peu en retrait.
— Vous avez vu, directeur Kang ? On aura des empreintes digitales, certainement, et même une bague. Là sur la photo, dans le dernier sac. Et la victime est bien une femme. Sans doute l’occupante de cet appartement, celle dont vous m’avez parlé.
Ying se recule et il se frotte à nouveau nerveusement le front.
— Ne croyez surtout pas que je puisse en faire une affaire personnelle, directeur Kang, dit-il. Mais je vous affirme que je vais vous les retrouver. Je vais remettre la main sur les enfants de s… qui ont mis dans cet état le corps d’une femme qui avait une aussi jolie main, si fine, si menue, si gracieuse, une main de pianiste. Bien sûr, il ne nous reste plus qu’une seule main. Et c’est l’unique fragment de ce corps qui soit reconnaissable. La chaux n’a pas encore tout réduit en bouillie.
— Je vois que cette jolie main de femme vous a touché, Lan. Effectivement, c’est tout ce qui reste de madame Bai, si c’est bien elle. Oui, je vous l’ai dit, la dernière occupante de cet appartement est bien une femme, nous connaissons presque tout d’elle. Là ne se situe pas le mystère, et son identification sera facile. Ce n’est pas le but de vos investigations, vous l’avez déjà bien compris. La question, c’est : qui a commis ce crime et qui donc a, si minutieusement, tout mis en place pour que l’on ne le découvre pas ? Et pourquoi toute cette installation ? Et enfin pourquoi ce plan d’élimination totale a-t-il finalement échoué, puisque l’enquête a déjà commencé ? C’est là tout l’objet de votre mission.
— Une si jolie main, répète Lan Ying, songeur. C’est écœurant.
— Directeur Kang, demande le commissaire Lan, avez-vous la possibilité de tout me dire sur cette famille, sur la victime, sur son défunt mari, et sur son jeune surdoué de fils. Au fait, j’y pense, ce garçon a-t-il été averti, aux États-Unis, au moins ? Sait-il qu’il est aujourd’hui définitivement et totalement orphelin ? Qu’ont fait les gars de Fuzhou, sur place, pour l’avertir, ce malheureux gamin ? Quel est son âge ? Me l’avez-vous dit ?
— Ah ! Je vois, commissaire Lan, que cette affaire a déjà bien accroché votre curiosité, dit gravement Kang Shi en rassemblant les documents alignés sur la table et en les replaçant, bien en ordre, dans le dossier noir. Mais que de questions ! Reprenons tout cela dans l’ordre, voulez-vous ? Et revenez vous asseoir, nous allons pouvoir déguster notre thé, que le planton nous a discrètement apporté, pendant ce temps-là.
Le grand et mince Lan Ying reprend lentement place sur son fauteuil, bientôt rejoint par le corpulent et trapu Kang Shi qui, avant de s’asseoir pesamment, vient lui-même déposer sur la grosse table basse, devant les fauteuils, le plateau et les deux bols de thé fumant. Ying se frotte nerveusement le nez, semblant réfléchir profondément, et il reste silencieux. D’un mouvement de menton, Kang Shi lui fait signe de prendre son bol de thé et lui dit de sa voix de baryton :
— Buvez avant que cela refroidisse, Lan. Bon, sachez que cette affaire a donc éclaté à Fuzhou, il y a quatre jours. Elle a connu, sur place, un formidable retentissement. Le malheureux gamin, comme vous dites, qui revenait des États-Unis, via Shanghai, était attendu à la gare de Fuzhou par son oncle. Il devait être accompagné de sa mère, également partie depuis plusieurs mois pour vivre en Amérique avec son fils. En effet, il y a quelque temps déjà, elle avait donné sa démission au Centre de Formation des Maîtres, pour pouvoir se rapprocher de son garçon. Mais ils ne sont donc jamais arrivés à la gare de Fuzhou. Ni lui ni sa mère, bien entendu, ne sont descendus du train en provenance de Shanghai. Alors ensuite, plainte de l’oncle pour disparition, recherches, perquisition au domicile… Vous savez la suite, au moins pour la mère. Mais pour le fils… Où se trouve-t-il ? On ne sait pas. Des recherches sont en cours à Boston. Sans résultats pour l’instant. Ce sera à vous de suivre.
— Est-il seulement encore en vie ? dit Lan Ying, d’une voix étouffée. Décidément, cela devient très intrigant.
— Je vous l’avais dit. Un puzzle, mon garçon, dont n’avons en main qu’une seule pièce, pour l’instant. Une seule pièce, enfin, si j’ose dire, puisque malheureusement, elle est en plusieurs morceaux. Désolé ! Je ne devrais pas jouer avec les mots, de cette façon. Je sais, c’est de très mauvais goût. En tout cas, voici un joli défi en perspective, pour vous, Lan, non ?
— Je dois me rendre là-bas, à Fuzhou, et examiner l’appartement de fond en comble. Je dois aussi rencontrer l’oncle au plus vite, car s’il attendait la maman et le fils à la gare, c’est donc qu’auparavant, il avait dû être averti de leur arrivée, par un message. Un message, ou un appel téléphonique, ou encore un mail, venant certainement d’Amérique. Il me faut remonter cette piste. L’oncle, c’est le frère de madame, bien sûr. S’il a appris dans quel état ces types ont laissé sa sœur, il ne doit pas avoir un gros moral, à l’heure qu’il est. Et il doit même certainement craindre le pire pour son surdoué de neveu. Donc…
— Donc, Lan ?
— Donc, je pars pour Fuzhou, directeur Kang.
— Vous ne trouverez pas facilement une place dans un train, avec tous ces gens qui se déplacent en ce moment, en masse, pour rejoindre leurs familles et passer tous ensemble le réveillon de demain soir. Prenez l’avion. Je préviens le secrétariat tout de suite afin qu’on vous réserve un billet. Quand voulez-vous quitter Pékin pour Fuzhou ? Demain ?
— Cet après-midi, directeur Kang. Je vais déjà m’occuper de me réserver une chambre dans un hôtel, ce soir, pas trop loin du lycée.
— Parfait. Vous savez, je n’en attendais pas moins de vous, commissaire Lan. Tenez, je vous confie le dossier. Ne craignez rien, c’est une copie, mais cela vaut de l’or. Vous pouvez disposer. Je ne vous souhaite pas encore une bonne année. Mais je sens qu’elle va bien commencer pour vous. Car c’est exceptionnel.
— Merci, directeur Kang. Je ferai de mon mieux. Au revoir.
Les employées du Ministère sont efficaces. À l’aéroport de Pékin, quelques heures plus tard, Lan Ying trouve bien son billet aller pour Fuzhou, au desk de la compagnie Xiamen Air. Embarquement à 15 h 30, décollage à 16 heures.
— Ils m’ont tout juste laissé le temps de me préparer une valise, grogne le jeune commissaire après avoir trouvé son fauteuil, près du hublot. J’adore mon travail, mais pouvoir au moins passer le Nouvel An tranquille, en famille, à Tianjin, c’est tout ce que je demandais. Ma mère voulait tant fêter mon entrée dans mon année du Singe. Eh bien, ce ne sera pas pour cette fois. Dans douze ans, peut-être… Bon, je vais essayer de dormir un peu, pendant le vol. Dans deux heures environ, je serai sur place, et demain matin très tôt, on attaque. On va voir comment je vais être reçu par les collègues de Fuzhou, eux qui se sont si vite débarrassés de la patate chaude, en expédiant cette encombrante énigme vers Pékin.
Le lendemain matin, sept février, moins de vingt-quatre heures après avoir entendu pour la première fois parler de la disparition de madame Bai Fang, la professeure d’histoire, et de son fils HPI, le si brillant Pan Xun, étudiant à Boston, Lan Ying, douché et restauré à son hôtel, pénètre à huit heures précises dans les locaux de la Sécurité Publique de Fuzhou, au numéro 69 de la rue Gaoqiao.
L’entretien que lui accorde le commissaire de premier rang Dong restera de bout en bout très professionnel. Le haut fonctionnaire local ne connaissait pas Lan, n’avait encore jamais entendu parler de lui. Il est surpris par sa jeunesse, par le fait qu’il se soit déplacé si rapidement, surtout pendant la période des fêtes. Le responsable de la Sécurité Publique de la province du Fujian fait preuve de bonne volonté et d’un vrai sens de la coopération.
— Je vais mettre deux hommes, dont un sergent de premier rang, à votre disposition pendant tout le temps de vos investigations. Une voiture vous transportera où et quand vous en aurez besoin. Merci par avance de bien vouloir le mentionner dans votre rapport final, glisse-t-il avec un sourire. Mais, un point capital de votre visite, si vous voulez réussir, c’est surtout éviter la presse, les fouineurs de toutes espèces. Certains campent devant le lycée, pour attendre la suite de l’histoire. Alors, je vous indiquerai par où pénétrer dans l’enceinte de l’établissement scolaire, en entrant par le Centre de Formation des Maîtres. Il suffira de vous faire passer pour un des étudiants, d’avoir une yangzi7 de futur professeur, et personne ne vous remarquera. Mais sachez que plus vous ferez d’allées et venues, plus vous courrez le risque de vous faire repérer.
— Si tout va bien, en une matinée, j’aurai terminé mon travail à l’intérieur de l’appartement. Mais par ailleurs, il faut aussi que j’entende le frère de la victime, ce monsieur Bai, qui a donné l’alerte.
— Nous disposons déjà, ici, des procès-verbaux originaux de ses deux auditions, et son dépôt de plainte. Je vais vous faire sortir le tout en urgence. Personnellement, quand souhaitez-vous le rencontrer, Lan ?
— J’allais vous dire « dans cinq minutes », commissaire, mais disons que… le mieux serait peut-être… cet après-midi même. Si vous estimez que c’est envisageable, bien entendu. Je ne tiens pas à traîner à Fuzhou, à me faire remarquer, ou à perdre un temps précieux. Ni à vous ennuyer, bien entendu. Je dois essayer de retrouver le jeune prodige vivant, si c’est encore possible.
— Haode. Mingbaile8 ! Écoutez, je vous ferai amener ici le dénommé Bai Jixiang, dans une voiture banalisée, et vous disposerez d’un bureau tranquille et confortable, au premier étage. Le bonhomme, qui a une cinquantaine d’années, a été très secoué. Et puis, ce sera plus discret que si vous alliez frapper chez lui. Son domicile est certainement surveillé par des photographes, amateurs de sensationnels. Et tout le voisinage est particulièrement surexcité. Dites-moi, que puis-je faire d’autre pour vous faciliter ce boulot ? Pas très ragoûtant à vrai dire. Quelle bande de salopards ! Et pourquoi s’être donné tant de mal pour que rien ne transpire ? On dirait que ces chiens puants nous ont volontairement et sciemment posé l’énigme du siècle. C’est très, très fort, vous verrez vous-même, sur place. Très fort ! Comme pour se payer notre tête. Mais qu’est-ce que cette pauvre femme avait bien pu leur faire ? Je ne voudrais pas empiéter, commissaire… mais, avez-vous un commencement de piste, une idée ? Une intuition ?
Lan Ying écoute cette longue tirade avec patience. Il voudrait surtout se rendre vite sur place. Le temps passe et joue contre lui. Les criminels ont beaucoup d’avance et il est grand temps de se mettre au travail. Mais il répond tout de même patiemment.
— Je n’ai pas encore la moindre idée, comme ça, a priori. Je suis comme vous, commissaire de premier rang, je m’interroge. J’espère que cet appartement va bien vouloir me parler. J’irai tôt, demain matin. J’aurais aussi besoin de vous pour disposer d’un puissant projecteur électrique.
— Vous pourrez entrer dans le campus dès sept heures trente. Vous aurez vos deux hommes, la voiture et votre projecteur.
Lan Ying se lève de la chaise où il était assis, en face du grand bureau du commissaire Dong, et il lui dit avec un franc sourire :
— Je vous remercie pour tout ce que vous voulez bien faire pour m’aider. J’apprécie. Maintenant, je vais aller faire un petit tour en ville. Si je pouvais voir ce pauvre Bai vers deux heures et demie, cet après-midi, ce serait parfait. Je ne vous ennuie pas plus longtemps. À tout à l’heure, commissaire. C’était un plaisir de faire votre connaissance.
— J’espère que vous ne garderez pas une trop mauvaise impression de Fuzhou. La suite de votre séjour sera moins souriante pour vous, hélas. À tout à l’heure. Sauf imprévu, vous pourrez donc entendre Bai, à votre retour chez nous, après le repas.
Un peu gêné, le commissaire de premier rang, Dong, toussote et lance la question qui devait le tarabuster depuis un moment.
— Bien sûr, vous êtes venu de là-haut, muni de votre attestation de commission d’enquête et de votre mandat de perquisition. Je n’ai pas besoin de vous les demander.
— Bien sûr, commissaire, dit Lan, rassurant.
Mais il n’est pas dupe de ce ton un peu mielleux. Si le responsable provincial avait pu coincer l’envoyé de l’administration centrale, d’une façon ou d’une autre, il s’en serait fait un vrai plaisir, sans nul doute.
— Tout de même, dans l’ensemble, c’est fou ce que l’administration chinoise est dévouée, accueillante et efficace, lorsque l’on se présente, directement envoyé par le Ministère, se dit Ying, un petit sourire aux lèvres, alors qu’il traverse la rue Gaoqiao en direction de la station de taxis. Mais franchement, ce serait tout de même plus simple pour moi si j’avais ma moto ici. Quoique, peut-être un peu trop voyant. Maintenant, il me faut retourner à l’hôtel, m’enfermer dans ma chambre et travailler sur le dossier, examiner chaque photo, chaque croquis, chaque note, avec une attention redoublée. M’en imprégner. Demain matin, je devrai entrer dans cette chambre comme si je la connaissais comme ma poche. Et à ce moment-là, ce qui sera important, c’est qui va me surprendre.
Quelques instants plus tard, assis sur la banquette arrière un peu raide d’une Toyota usée, datant des années 90, Ying répond aux questions habituelles du chauffeur du taxi, qui conduit en sirotant à petites gorgées gourmandes un thé noir qu’il boit dans un grand bidon de verre dont le fond est culotté par le tanin du liquide brun. Collé sur le tableau de bord, un gros moulage coloré du président Mao, en uniforme militaire, haut d’une douzaine de centimètres, lève le bras droit et regarde le chauffeur d’un air placide.
— Vous êtes à Fuzhou pour affaires ? dit l’homme avec un accent min très coloré. Pékinois, hein ? Ça s’entend drôlement fort, à votre manière de parler. Mais moi j’aime bien les gens du Nord !
— C’est vrai, répond Ying, prêt à jouer le petit jeu de la cordialité d’une rencontre fugitive. Je suis de Tianjin, moi, pas très loin de Pékin. Mais on se sent bien, chez vous. Vous savez, c’est le climat qui nous surprend le plus, en arrivant ici. Chez nous, c’est l’hiver, très rude. Et ici, on n’a presque pas besoin d’un gros manteau. C’est pourtant le Nouvel An demain, non ?
— Ng… Vous êtes de Tianjin ? Ça alors, c’est amusant. Mon frère cadet a épousé une fille de Tianjin. C’est une femme épatante. Elle sait faire des jiaozi9… si vous saviez, si vous goûtiez ça, un vrai régal ! Elle a promis de nous en préparer une grande quantité pour le réveillon, demain soir, pour la Grande Nuit de l’Année10. J’espère bien que votre femme vous fait les mêmes.
— Je n’ai pas de femme. Enfin, pas encore… Mais ma mère sait aussi faire des raviolis extraordinaires, comme ceux de votre belle-sœur, je pense. Quel régal ! Dites-moi, puisque nous parlons du Nouvel An… il paraît qu’il y a une famille ici, à Fuzhou, qui n’aura pas trop l’occasion de se réjouir… la famille Bai, vous connaissez ? Cette prof, là, qui… ?
— Aya ! s’exclame aussitôt le chauffeur du taxi en reposant précipitamment son bidon de thé derrière le levier de vitesse. C’est un vrai cauchemar, cette histoire. À ce qu’on raconte, les assassins l’auraient découpée en petits dés, après l’avoir désossée. Mais, dites-moi, à Tianjin, vous voyez des horreurs pareilles, vous ? C’est même impossible de se les représenter. Il paraît que c’est le crime parfait, cette histoire-là. On ne retrouvera jamais les assassins, je parie. Vous vous rendez compte de ce qu’ils ont dû lui faire subir, à cette malheureuse, avant de la tuer ? La pauvre, une super prof, paraît-il. Moi je ne la connaissais pas du tout. Et son gamin, un génie ! Qu’est-ce qu’ils lui ont fait, à lui ? Il était en Amérique, à ce qu’on dit. Et puis, pfft ! Disparu. Il n’y avait pourtant pas tant d’argent à leur piquer. Juste quelques économies… Ah, voilà votre hôtel. Vous êtes arrivé. Cela fera… quarante-trois yuans cinquante. Si vous avez la monnaie, cela m’arrangera. Merci bien, merci ! Allez, bonne journée, camarade de Tianjin ! C’était très intéressant de parler avec vous.
— Mais je n’ai rien dit, pense Lan Ying en souriant, après avoir réglé le prix de la course, augmenté d’un pourboire généreux.
Sur le tableau de bord, le moulage du président Mao, dans son uniforme vert, salue une dernière fois Lan Ying avant que le taxi démarre, sur un signe de la main du chauffeur, par la fenêtre. Courtoisie et vénération maoïste semblent faire bon ménage, chez les taxis de Fuzhou.
***
Fuzhou (province du Fujian), 8 février 2016.
Fête du Printemps, premier jour de l’année du Singe.
Réveillé par son téléphone portable avant le lever du soleil, Ying prend une douche bien chaude qui remet tant bien que mal sa lucidité à sa place. Le jeune policier sait mieux que personne qu’il n’est pas matinal, que sortir du sommeil a toujours été pour lui une étape difficile, que ce fût à l’école, au lycée de Tianjin, à l’Université et même encore à l’École d’officiers de police. Autant il se sent d’une efficacité redoutable, le soir, et la nuit, lorsqu’il faut veiller, autant il souhaite que l’on ne lui adresse surtout pas la parole pendant l’heure et demie qui suit le moment du réveil.