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Comment Rui da Cunha, ancien colon né à Macao, possession portugaise en Chine, devenu malgré lui star de la téléréalité à Lisbonne, va-t-il accepter de vivre, veuf et solitaire, bien loin de sa splendeur passée ? Qui est José Santos-Pereira, le jeune journaliste de Braga, chargé de rédiger sa biographie ? Pourquoi Lan-fa, jeune et ravissante Chinoise, ne peut-elle intervenir personnellement dans le dialogue entre les deux hommes ? Quand donc Monseigneur Martins, jeune et talentueux évêque à la personnalité surprenante, pourra-t-il expliquer qu’il veut révolutionner le christianisme, pratique religieuse qu’il juge sur une pente dangereuse et déjà presque en perdition ? Jusqu’où pourra aller Livia Pires, célèbre et talentueuse chef de chœur lisboète, dans sa quête d’un amour qu’elle veut absolu ? Faudra-t-il aller jusqu’en Chine pour obtenir les réponses aux questions que se posent ces cinq fortes personnalités que tout sépare et qu’un improbable et malicieux destin réussira pourtant à rapprocher ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Professeur de chinois à Montpellier,
Thierry Daullé, passionné d'humanisme et de voyages, nous emmène une fois encore à la découverte de nouveaux univers.
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Thierry Daullé
L’inconnue de Lisbonne
Roman
© Lys Bleu Éditions – Thierry Daullé
ISBN : 979-10-377-5645-9
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Du même auteur
Le chameau qui boitait, Éditions Bénévent, 2005 ;
Les trois sceaux de l’année du singe, les Éditions du Panthéon, 2015 ;
Trois singes pour un dragon, les Éditions du Panthéon, 2017 ;
Le voyage en Occident d’un singe d’Orient, les Éditions du Panthéon, 2018 ;
Jamais tu ne verras Venise !, Le Lys Bleu Éditions, 2019 ;
Une Bicyclette pour Lhassa, Le Lys Bleu Éditions, 2019 ;
Crime de guerre, Le Lys Bleu Éditions, 2020 ;
À Pompéi, dans quinze ans ?, Le Lys Bleu Éditions, 2020 ;
Un génie du mal à Pékin, Le Lys Bleu Éditions, 2021.
Lisboa, Portugal, quartier de l’Alfama
Automne 2019
— Cuidado ! Estou seguido. Attention. On me suit.
Voilà que je me parle à moi-même, à mi-voix.
Sur le trottoir de cette rue tortueuse, étroite, et assez mal éclairée du vieux Lisbonne, je marche seul, ce soir. Et pourtant, je suis persuadé que, une vingtaine de mètres derrière moi, quelqu’un a calqué depuis un moment son allure sur la mienne. Lorsque je m’arrête, le bruit des pas cesse. Lorsque je repars, j’entends distinctement le bruit des talons tinter sur le trottoir mouillé. Les réverbères, de place en place, jettent des flaques de lumière sur le pavé trempé par la pluie de septembre qui est tombée en début de soirée.
Pas de doute, on me suit. Tout en allongeant mes enjambées, je tends l’oreille. Tiens, on dirait des pas de femme. Cette constatation m’intrigue encore davantage, mais elle a aussitôt diminué le niveau de mon appréhension. On n’en veut donc pas à mon portefeuille. Mais alors, pourquoi me suit-on ? Qui me connaît ici ? Je ne suis pas lisboète. M’aurait-on suivi jusqu’ici depuis que je suis arrivé de Braga ?
Il est bientôt huit heures du soir et je ne croise presque personne. Allons, je serai parfaitement à l’heure à mon rendez-vous avec le marquis. C’est la troisième fois qu’il me reçoit, juste après avoir pris son souper, un court moment de pause qu’il préfère expédier seul, assez tôt. Quant à moi, comme d’habitude, je mangerai bien plus tard, ce sera dans mon restaurant habituel de ce vieux quartier de l’Alfama, pas très loin du Castelo.
Juste avant de m’arrêter devant la porte de l’immeuble du marquis, je me retourne brusquement. C’est à peine si j’ai eu le temps d’apercevoir, vingt pas derrière moi, une longue et mince silhouette se dissimulant dans une encoignure. Mais je n’oublierai certainement pas les cheveux noirs, lisses et brillants ni les lunettes de soleil, cerclées de blanc, bien visibles, et plutôt surprenantes à cette heure du début de la soirée.
— Boa noite, senhor Santos-Pereira, com licença1, me dit le marquis avec chaleur, lorsqu’il m’ouvre sa lourde porte, en s’effaçant pour me laisser entrer dans son appartement, au premier étage de son vieil immeuble cossu.
Le marquis da Cunha est vêtu ce soir d’une élégante robe de chambre de soie rouge sombre, très originale, que je ne lui connaissais pas encore. Je me fais aussitôt la réflexion : ce vêtement doit aussi provenir de Chine, sans aucun doute.
— Boa noite, senhor marquês da Cunha, dis-je à mon tour en m’inclinant légèrement et respectueusement, avant de pénétrer dans l’appartement à l’atmosphère bien tempérée.
La lumière est douce et l’ambiance est confortable. Comme chaque fois que je viens ici, je ressens l’ancienne splendeur émanant de cette vieille aristocratie coloniale portugaise, si glorieuse, mais déjà si passée de mode. Et aussi la terrible solitude que doit être celle du maître de maison.
Maintenant que je suis devenu un tout petit peu plus familier de l’endroit où habite le marquis, j’ose lui demander si je peux aller jusqu’à la fenêtre pour jeter un coup d’œil dans la rue.
— Je crois que quelqu’un m’a suivi jusqu’ici, dis-je d’une voix étouffée.
— E assim mesmo ? Um jornalista ? Novamente2 ? répond mon hôte en poussant un soupir de découragement.
Mais je n’écoute plus Rui da Cunha. Je plonge déjà le regard vers le trottoir, au pied de l’immeuble. Elle est là. Le visage levé vers les fenêtres du premier étage. Je la distingue mal dans la clarté blafarde du réverbère. Mais je l’imagine grande, belle, élégante. Et sans aucun doute, asiatique. La forme du visage, assurément, malgré les grosses lunettes noires à monture blanche. Dès qu’elle a remarqué ma présence derrière les rideaux, la jeune femme s’est plaquée contre la façade. Je ne peux plus la voir.
— Estranho !3 me dis-je aussitôt. Cette filature, c’est pour qui ? Pour moi, ou alors pour le marquis da Cunha ? Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un journaliste, dis-je à haute voix au marquis qui me regarde de loin, intrigué. Mais c’est curieux.
— C’est pour vous ou pour moi ? Qui peut s’intéresser à notre travail ? Et puis, après tout, ces reportages qui ont suivi la série d’émissions à la télévision, c’est déjà du passé, non ? Aujourd’hui, l’information va si vite que plus personne ne doit s’intéresser à moi.
— Détrompez-vous, senhor marquês, ai-je répondu du tac au tac. Le directeur de ma revue « Sim » ne m’a pas envoyé vers vous pour travailler sur ce projet de rédaction d’un livre, juste pour le plaisir. Il espère fermement que nos échanges vont déboucher sur la publication d’un vrai best-seller. Faites-moi une faveur, pourrions-nous nous asseoir, senhor marquês, et, si vous le voulez bien, nous pourrions reprendre dès maintenant notre entretien, là où nous en étions arrivés, samedi dernier.
— Tudo bem ! Vamos, je suis prêt, dit le marquis en se calant dans son fauteuil. Il appuie, comme à son habitude, son menton contre son poing droit fermé, en signe de profonde concentration. Il fixe sur moi son regard d’un bleu étonnamment lumineux.
J’ai alors sorti de la poche de mon Burberry mon vieux dictaphone, celui auquel je suis tellement attaché depuis ma période étudiantine, et je l’ai déposé avec soin entre nous, sur la table du salon, une superbe table chinoise, basse, faite d’un bois très sombre, laqué, sculpté et orné d’incrustations de nacre et de jade. Ce pur chef-d’œuvre d’ébénisterie et de marqueterie date, selon le marquis, de la dynastie des empereurs Qing. C’est une splendeur qui ne pourrait trouver meilleur cadre que cet appartement somptueux où tout rappelle le riche passé oriental de son propriétaire.
— Senhor marquês… ai-je commencé.
— Bon, alors, a dit vivement mon hôte en me coupant la parole, vous allez arrêter de me servir du monsieur le marquis à chacune de vos phrases, por favor. Arrêtons de nous la chanter, comme dit si élégamment le concierge de notre immeuble. Je propose que nous nous montrions tous les deux, bien plus modernes. Moins formels. Un peu comme les Brésiliens, comme mon fils Luis, par exemple.
— C’est vrai, vous m’en avez dit deux mots. Vous avez donc un fils qui est… brésilien ? dis-je, encore sincèrement étonné.
— Sim, répond le marquis en soupirant, et cela ne me fait pas sourire. Mon fils Luis, qui, comme je vous l’ai dit, vit à Rio de Janeiro, trouve que le Portugal est devenu périmé, ringard, démodé, et que notre vieux pays est même victime d’une tendance maladive à l’humilité forcée, à l’autodénigrement. Pour lui, être brésilien c’est à la mode, c’est branché, c’est l’avenir. Mais, nous ne sommes pas là pour parler de mon fils…
— Oh si, affirmé-je aussitôt, nous devrons pourtant y revenir à un moment ou à un autre. Toutefois, j’aimerais tout reprendre au commencement. Avec méthode. Depuis la semaine dernière, nous n’avions parlé que de cette fameuse émission-vérité, à la télévision. Nous avons à peine eu le temps d’évoquer votre passé, celui de votre grande famille, et de parler aussi des faits qui vous ont conduit à venir résider à Lisbonne. Voulez-vous réécouter l’enregistrement de vos derniers mots, ceux d’il y a trois jours ?
— Especialmente não, obrigado ! dit Rui da Cunha d’un ton autoritaire, presque sec. Je sais parfaitement où nous en étions. Mais je reviens à ce que je vous disais à l’instant. Cessez donc de m’appeler Monsieur le Marquis. Mon nom est Rui. Pour vous, je serai donc désormais Rui, sans faire de manières, en toute simplicité. D’accord ?
— … D’accord, dis-je après une hésitation bien compréhensible, car cet aristocrate authentique traite tout simplement d’égal à égal avec moi, le jeune journaliste de « Sim », la Revue du Minho, à Braga. Quant à moi, je vous l’ai dit en me présentant la semaine dernière. Je m’appelle José.
— Parfait, ce sera donc Rui et José, José et Rui. Simples, não ?
— Je vais essayer, senh… Donc, Rui, il nous faut commencer par dresser un portrait fidèle du personnage central de notre livre. Desculpe-me, puis-je vous redemander enfin vos date et lieu de naissance ? Sauf si cela vous paraît d’emblée trop indiscret, bien entendu.
Et c’est ainsi que s’engage une nouvelle séance d’interview qui va encore s’étirer plaisamment pendant une bonne heure et demie. De jour en jour, je découvre qui est réellement cet aristocrate discret, à la vie si bien remplie, devenu il y a quelques mois la toute dernière grande star de la télévision portugaise.
Voici donc, brièvement résumé ci-après, ce que mon dictaphone avait déjà enregistré lors de mes deux premières visites.
Rui da Cunha est âgé de soixante-deux ans. Il est né en 1957 dans la colonie portugaise de Macau4, au sud de la Chine. Sa famille, de vieille noblesse lisboète, était installée depuis plus de quinze générations dans la cité de la rivière des Perles, qui fait face à Hong-Kong. Depuis leur arrivée en Chine, les marquis da Cunha n’ont pas craint d’épouser une noble cause, celle du commerce entre la Chine et l’Europe. Les da Cunha se sont donc fait compradores, c’est-à-dire marchands. Cette grande et riche famille, qui faisait du commerce avec le Japon, la Chine, l’Inde et toute l’Asie du Sud-Est, affirmait, depuis son installation à Macau, dès 1560, un niveau de puissance et de fortune qui a fait de tout temps l’admiration de toute la vieille colonie lusitanienne, et même des proches voisins britanniques de Hong-Kong.
Il y a quelques jours à peine, pendant plus d’une heure, lors de notre tout premier entretien avec Rui da Cunha, j’avais, pour la première fois de ma vie, découvert la réalité des liens étonnants qui ont uni pendant quatre cent quarante ans notre pays, l’une des plus importantes puissances coloniales d’Europe, avec ce petit morceau de terre de Chine. Tout cela ne m’avait jamais vraiment intéressé, même lorsque, jeune provincial descendu du nord du Portugal, j’étais arrivé à dix-neuf ans à l’Université de Lisbonne, pour y faire mes études de journalisme. Il y a déjà treize ans !
Le marquis m’avait ouvert les yeux et montré à quel point, né là-bas, il était devenu, comme tous ses ancêtres, plus macanais encore que les Chinois de Macau. Les da Cunha possédaient là-bas une magnifique propriété, dont on disait qu’elle était encore plus belle que la résidence des gouverneurs. Je m’étais peu à peu laissé envoûter par les récits exotiques, romantiques, parfois épiques, du marquis. Il m’embarquait sur les vaisseaux portugais, voguant du Japon à l’Insulinde, de l’Indochine aux ports portugais de l’Inde, Goa, Damão, Diu, Dadra, sur les traces de Vasco de Gama, puis, avec les commandants de la florissante marine de commerce du Portugal, regagnant, toutes voiles dehors, le port florissant de Lisbonne, les cales remplies d’une véritable fortune en épices et en produits venus d’Orient. À partir de cette nouvelle logique historique, qui ressuscitait les grandeurs de notre glorieux empire colonial, Macau devenait une évidence. Alors, au milieu de ce salon si élégant, je me sentais emporté jusqu’en Extrême-Orient. Face à mon hôte, je partageais avec lui toutes ses lointaines aventures et j’épousais ses émotions. Le thé noir, capiteux et tanique, me faisait presque tourner la tête. Pour moi, ce voyage immobile dans le temps était encore plus dépaysant que si je m’étais trouvé allongé sur le flanc, pipe aux lèvres, dans l’ombre de la plus envoûtante des fumeries d’opium, au sud de l’Empire du Milieu.
Pour la bonne forme, ayant été chargé par ma revue « Sim » de rédiger une biographie romancée, mais pour autant fidèle et crédible, de mon héros, récemment devenu la dernière vraie star de la téléréalité et des réseaux sociaux portugais, je me devais tout de même de maîtriser au moins quelques éléments succincts de l’histoire de Macau, la colonie portugaise en Chine.
Après notre tout premier entretien, il y a huit jours, j’avais donc mené moi-même quelques recherches assez sérieuses, avant de revenir voir da Cunha. Je m’étais documenté, j’étais à présent informé et instruit. Je savais, aussi bien que le personnage central de mon futur bouquin, que les Portugais étaient arrivés presque accidentellement là-bas en 1513, et que la colonie avait été fondée dans le sud de la Chine en 1553. J’étais parfaitement informé de la signature du bail entre l’Empereur de Chine et le Portugal en 1537. Je savais aussi qu’après une période au cours de laquelle la Chine était restée souveraine sur Macau, la colonie, très prospère, était devenue « État portugais des Indes », puis province d’outre-mer. Je n’ignorais plus que l’indépendance autoproclamée de Macau date de 1845, qu’elle a été confirmée en 1849, et que la Chine était même allée jusqu’à faire assassiner le gouverneur portugais, déclenchant une courte guerre locale. En outre, je n’ignorais pas non plus que c’est le traité de Tianjin, en 1862, qui officialisa la pleine possession de Macau par le Portugal, sans pour autant que la Chine acceptât de la reconnaître. J’avais bien en tête qu’en 1887, un accord sino-portugais, signé à Lisbonne, avait enfin officialisé le caractère perpétuel de la possession portugaise en Chine.
Le récit de Rui da Cunha avait pris pour moi des couleurs particulières lorsque ce dernier avait enfin raconté sa première expérience historique sur place, c’était en 1966, année des émeutes procommunistes. Avec un grand sourire, le marquis avait conclu ce chapitre en riant :
— Je n’avais que neuf ans mais mon père me l’avait clairement expliqué. Mao, trop occupé par ses préoccupations de reprise du pouvoir et, par conséquent, par sa Révolution culturelle, n’était pas prêt. L’immense et puissante Chine communiste refusait tout simplement l’offre du Portugal de lui céder le pouvoir sur la petite colonie !
Et en 1974, mon jeune ami, m’avait raconté da Cunha avec un sourire gourmand, figurez-vous qu’ici, à Lisbonne, au moment de la Révolution des Œillets, le gouvernement portugais avait décidé d’accorder leur indépendance à toutes les colonies d’outre-mer. Oui, toutes. Lisbonne reconnaissait donc spontanément que Macau appartenait désormais à la Chine. Mais une fois encore, la Chine de Mao avait décliné cette proposition d’assurer la charge de l’administration du territoire. Ce qui démontre assez que c’était bien loin d’être une question aussi simple et secondaire qu’il y paraît.
Rui da Cunha m’avait aussi raconté avec son humour à la fois élégant et caustique que la grande Chine de Deng Xiaoping et le petit Portugal avaient établi pour la toute première fois des relations diplomatiques en 1979, avant que s’ouvrent enfin, en 1986, de véritables négociations sur la question de la rétrocession de la colonie. Nous en arrivions enfin au temps actuel et aux véritables raisons de la présence de Rui da Cunha, le Macanais, dans cet appartement cossu de Lisbonne.
Mais je vois à présent qu’il faut que je raconte comment moi, José Santos-Pereira, le Bracarien5 de trente-deux ans, chroniqueur culturel et artistique de la revue « Sim », a Revista do Minho, j’ai été amené à travailler ainsi, comme ce soir, d’une façon si détendue, conversant presque sur un pied d’égalité avec ce véritable monument historique du colonialisme portugais qu’est le marquis Rui da Cunha-Faria, dernier héritier d’une des plus grandes fortunes de notre vieux pays. Et je sais qu’avec cet homme, je ne suis pas encore au bout de mes surprises.
Mais après tout, je ferais tout aussi bien de commencer par esquisser une sorte de portrait de celui dont je devrai très bientôt écrire la biographie passionnée, comme dit mon directeur de rédaction, à Braga. Cela me donnera sans aucun doute une petite poussée6, juste pour démarrer.
Rui Miguel da Cunha-Faria est donc né en Chine, dans une grande et belle maison de la colonie portugaise de Macau. Sa famille, de riches et puissants compradores, y était installée depuis quatre siècles. Les marquis da Cunha-Faria sont de vieille noblesse lisboète. Ils ont été anoblis par Dom Manuel 1er, roi du Portugal et d’Algarve, en 1500, l’année même de la découverte du Brésil par Cabral, et du développement de la Compagnie des Indes portugaises. Une date facile à mémoriser. En Chine, Rui da Cunha vivait autrefois une existence de rêve, au bord de l’estuaire du fleuve de l’Ouest, un endroit appelé la rivière des Perles. Après une jeunesse dorée d’enfant de famille riche, passée aux colonies, il avait mené avec sérieux de brillantes études d’histoire et d’économie à l’Université de Hong-kong. Il avait ensuite épousé la belle et lumineuse Beatriz dos Santos Reis, qui lui avait donné un fils, Luis, aussi séduisant que brillant et intelligent. Très vite, le jeune garçon avait clairement affirmé à ses parents qu’il n’était intéressé ni par l’entreprise d’import-export dirigée par son père, ni par le Portugal. D’ailleurs, tout comme l’avait fait le marquis Rui, Luis avait fait ses études de droit des affaires, à soixante kilomètres de chez ses parents, à l’Université de Hong-kong. Du jour au lendemain, il ne s’est plus exprimé qu’en anglais, feignant même d’avoir tout oublié de la langue lusitanienne. Mais c’était bien avant de décider soudain, à vingt-trois ans, d’abandonner son titre de marquis, de ne porter que le nom de sa mère, dos Santos, et puis finalement, de quitter définitivement la demeure paternelle et Macau pour s’en aller faire carrière à Rio de Janeiro.
— Ou bien la tête de mon fils avait étrangement enflé, ou il me cachait quelque chose, m’avait dit de lui le marquis en mettant de côté sa douleur et son amertume. Il faut que je vous le dise clairement. Il nous manifestait le plus profond mépris, nous, ses propres parents. Et je ne le reconnaissais plus. C’était incompréhensible. Mais, malheureusement, je n’ai pas eu d’autre enfant. Si j’étais un Chinois, je serais totalement désespéré en pensant à mes vieux jours. Cela dit, après son départ pour Rio, je me suis persuadé que si mon fils devait me faire défaut, le jour où je ne pourrai plus faire face, physiquement, j’aurai encore mon personnel, si fidèle, et je pensais bien, en rentrant à Lisbonne, pouvoir tenir bon jusqu’au bout, grâce à mes capacités financières. Mais voyez-vous, tout cela, c’est une autre histoire. Passons !
— Nous y viendrons donc, évidemment, ai-je dit au marquis pour bien lui montrer que j’avais noté qu’il y aurait là un point particulièrement sensible à évoquer.
Visiblement, le chapitre concernant maître Luis dos Santos, le fils unique du marquis, exilé outre-Atlantique, reste comme une plaie profonde, saignant encore aujourd’hui dans le cœur paternel de mon hôte. Mais voilà qui est loin d’être la seule blessure dont il souffre, tant s’en faut.
En effet, lors de ma deuxième visite à l’appartement, j’ai appris que le premier juillet 1997, Rui da Cunha avait eu l’immense douleur de perdre son épouse, Beatriz, décédée à Macau à l’âge de trente-huit ans, des suites d’une attaque cérébrale. La marquise avait mis trois semaines à mourir, à « la Colline », au vieil Hôpital Conde São Januário, un établissement public qui avait fait peau neuve et avait été restauré, agrandi et modernisé, dix ans plus tôt. Mais les médecins, malgré tous leurs efforts, n’avaient rien pu faire pour la sauver.
— Et c’était sans doute mieux ainsi, avait commenté il y a trois jours le marquis da Cunha devant mon dictaphone, en fermant les paupières sur son regard bleu si perçant. Voyez-vous, l’unique et irremplaçable déesse de ma vie est partie comme ça, sans se réveiller. Ensuite, les médecins m’avaient avoué que son cerveau se trouvait irrémédiablement altéré, après cette grave hémorragie. Vous savez, c’était arrivé précisément le jour de ce fameux déluge, sur la rivière des Perles, vous vous en souvenez certainement, même si vous n’aviez que dix ans. On en a parlé dans le monde entier. C’était alors que la Chine Rouge fêtait ce qu’elle appelait le retour de Hong-kong à la mère patrie. Jour funeste pour le Prince de Galles, Charles, qui représentait la Couronne britannique. Jour de deuil pour moi, et pour mon fils Luis, qui était encore lycéen. J’étais veuf, à quarante ans, et je savais déjà que c’était pour ma vie entière. Beatriz dos Santos allait rester à jamais irremplaçable.
Je ne sais pourquoi, une question m’est alors venue à l’esprit, un sujet pourtant sans aucun lien avec ce que Rui da Cunha venait de me confier à propos du jour de son deuil si cruel et de la rétrocession de Hong-kong à la Chine. Alors je l’ai posée, sans beaucoup de tact, je l’avoue, même si j’avais pourtant bien conscience de passer du coq à l’âne, si j’ose l’écrire :
— Senhor marq… euh, dites-moi, Rui, ai-je commencé, en toussotant, le Portugal ?
— Le Portugal ! réagit aussitôt da Cunha, pas fâché de laisser de côté ses plus sombres souvenirs.
— Oui, insisté-je, le Portugal. Pour vous-même, en tant que personnalité coloniale, en tant que pur Macanais, en tant que citoyen de Macau, veux-je dire, essayez de bien m’expliquer… Que représentait la métropole, pour vous, vue de Chine ?
Le marquis s’est encore mieux calé dans son fauteuil, et il a enfin souri, avant de me dire, tout en fixant ses yeux couleur saphir sur le dictaphone, comme pour lui ordonner de bien enregistrer sa réponse :
— Mon jeune ami, le Portugal, c’est la Mère patrie de mes ancêtres, et cela dure depuis le règne du roi Henrique 1er. Mais je ne veux pas esquiver votre intéressante question. Voyez-vous, au cours de ma vie d’homme, je suis revenu, tous les trois ans, effectuer un séjour à Lisbonne, et ce depuis l’âge de vingt ans. Mon père, qui était vieux et fatigué, incapable assez vite de prendre l’avion pour l’Europe, a tenu, très tôt, à ce que je m’occupe du palacio da Cunha-Faria, un château et des terres, appartenant à notre lignée depuis le dix-huitième siècle, situés aux environs de la capitale. La possession et la charge de ce bien revenaient à notre branche familiale. Aucun de nos lointains cousins n’avait les moyens d’en assurer l’entretien ni d’en assumer la gestion. Tiens, je vous mènerai un de ces jours au palacio, ou plutôt c’est vous qui m’y amènerez vous-même, puisque je n’ai pas de véhicule personnel. Vous verrez alors par vous-même ce qu’est une famille d’aristocrates coloniaux portugais. Je devrais plutôt dire, vous verrez ce qu’il subsiste aujourd’hui de la splendeur d’une famille noble de chez nous, et aussi ce qu’il peut en coûter.
Pour moi, le Portugal, c’était d’abord le palacio. Il fallait assurer le suivi et l’administration de ce bien, payer l’administrateur et le personnel de service, ainsi qu’un gardien. Il fallait trancher, décider, donner les consignes et les ordres. Il fallait prendre garde aux arbres du parc, à l’état des toitures du château, à la collection de voitures anciennes de mon grand-oncle, aux jardins fleuris, aux bassins, aux cheminées, vous n’imaginez pas ce que tout cela peut coûter, surtout lorsque le propriétaire ne réside pas sur place.
— Je comprends, dis-je, et j’imagine que ce doit être excessivement lourd… mais revenons à vous, senh… Rui, et à ma dernière question, si vous le voulez bien. Quel est votre rapport personnel, je veux dire… charnel, avec le Portugal ?
— Bien… Il s’agit d’un rapport plutôt… patriotique, je peux le dire. Un rapport romantique, également. Alliant la tradition et le modernisme. J’écoute la musique de mon cher pays, je suis un inconditionnel d’une immense artiste, une star du passé, assurément, pour votre génération. Il s’agit de la grande Amalia Rodrigues. J’aime passionnément le fado7, voyez-vous. Cette forme d’art me transperce l’âme, et, d’une certaine manière, la musique a la vertu de ressusciter en moi l’immortel amour de ma femme. J’aime aussi beaucoup les paysages, les monuments et les musées de Lisbonne, et j’y suis revenu à chacune de mes visites. J’adore cette ville au relief si particulier et à la beauté parfumée. Je connais peu le reste du pays. J’avoue que le Minho, et vos terres du nord, autour de Porto et de votre chère ville de Braga, me sont assez étrangers. Mais j’imagine que ce doit être très beau également, et tout à fait attachant. Je ne connais pas non plus le sud, l’Algarve, ni la région de Faro. Je suis un vrai Lisboète d’outre-mer, c’est un peu difficile à avouer, mais c’est ainsi, et c’est la vie.
— Je comprends très bien. Mais, dites-moi. Outre Lisbonne, le palacio da Cunha et le fado, qu’est-ce qui fait vibrer Rui da Cunha ? Essayez de m’en dire deux mots, je vous prie.
— J’adore la cuisine portugaise et les vins de mon pays d’origine. Tout autant que la cuisine chinoise, c’est tout dire. Cette cuisine cantonaise que j’ai appris à aimer depuis mon enfance, grâce aux merveilleuses servantes de la famille.
— Revenons à votre lien de cœur avec le Portugal, voulez-vous, insisté-je.
— Eh bien… j’avoue que… je suis un sportif passionné. Cela ne se voit pas de l’extérieur, mais là, voyez-vous, dit le marquis en se frappant le cœur, je suis un fidèle des fidèles des Aigles du Sport Lisboa e Benfica, mon club de futebol. Je les ai toujours suivis et aimés, depuis la Chine. Cela a commencé lorsque j’avais à peine quatorze ans. Et personne ne comprenait cette passion.
— Increditável 8 ! me suis-je exclamé malgré moi, vous aimez le football ! Vous ? Alors, monsieur le marquis da Cunha-Faria est donc un fidèle supporter du Benfica ? Moi aussi… Rui, mais moi, c’est le Sporting Braga, bien entendu. Cependant, nous aimons tous deux les mêmes couleurs, vermelho e branco, le rouge et le blanc ! Alors, je vous en prie, dites-m’en davantage.
— Je ne suis pas seulement un supporter, comme vous dites, José. Je suis un sócio. C’est-à-dire que je verse au moins l’équivalent de mille euros à mon club, chaque année, depuis l’âge de dix-huit ans. Benfica est le plus grand club au monde, par l’importance du nombre de ses sócios. Plus encore que le Real Madrid, le futebolclube de Barcelone, le Bayern de Munich, la Juventus de Turin ou l’Arsenal de Londres…
— Tout à fait étonnant ! Au milieu de ce que j’écrirai sur vous dans mon bouquin, ce détail va apporter un éclairage très particulier sur votre personnage, déjà si contrasté. Et vous rendre encore plus populaire, si c’était possible.
— Allons, José, ne commencez pas à écrire déjà la quatrième page de couverture…
— D’accord… Mais, dites-moi, faites-vous du sport, pratiquez-vous, vous-même ?
— Oui, jeune homme, oui ! Sachez que j’aime aussi beaucoup la course à pied, j’étais un infatigable coureur de fond. Figurez-vous que j’ai toujours rêvé de courir un vrai marathon. Mais il est trop tard, maintenant.
— Et en dehors du fado, de la gastronomie et du sport, quels sont vos passe-temps… ?
— Il faudra alors que je vous fasse quelques confidences sur ma passion pour l’histoire, vous avez sûrement déjà dû le ressentir. Et puis je tiens à vous dire que j’ai quelques idées assez précises sur le fait religieux, je veux dire, sur ce qui relie l’homme avec Dieu. Sur la foi, tout simplement.
— Sur la foi ? répétai-je, en joignant les mains et en jetant les yeux au plafond. J’étais éberlué.
— Oui, sur la foi chrétienne, a repris da Cunha d’une voix tranquille, et en particulier sur la pratique religieuse des catholiques d’aujourd’hui. C’est important, vous savez. Vivre toute une vie à Macau, au milieu des traditions de la Chine ancienne, aux côtés des bouddhistes, et tout près d’une magnifique cathédrale catholique en ruine, tout cela m’a beaucoup donné à réfléchir… Je vous en parlerai, si toutefois vous tenez à ce que vos lecteurs découvrent qui je suis vraiment, une fois que je suis sorti des studios de la télévision. Pour peu que cela présente un quelconque intérêt, bien sûr.
Ce soir-là, j’ai quitté le marquis en lui assurant que nous reviendrions, dans trois jours, sur ces derniers points si personnels.
À la porte, sur son paillasson du palier, nous nous sommes longuement serré la main, avec beaucoup plus de chaleur que les deux premiers soirs. Alors je suis redescendu, lentement, pensif, par l’escalier.
C’est alors que, dans la pénombre de l’entrée, à la lumière blafarde de la veilleuse, j’ai découvert, stupéfait, que sur la porte cochère était fixée, à l’aide de ruban adhésif, une grande feuille de papier kraft, carrée, de quarante centimètres de côté, sur laquelle était écrit au feutre rouge :
NÃO PREJUDIQUE O MARQUÊS !9
La pluie s’est arrêtée. Je suis rentré à la pension « As Flores azuis », non sans avoir tout d’abord, seul, attablé dans mon restaurant habituel, une petite gargote très agréable, typiquement lisboète, avalé un délicieux polvo o legareiro et une soupe caldo verde. Des saveurs assez différentes de celles de la cuisine du nord, celle de ma mère. Il était déjà tard. Malgré l’accueil avenant et cordial de la patronne du petit restaurant où l’on commence maintenant à me connaître un peu mieux, rien n’a pu m’ôter de l’esprit la vision de cet avertissement placardé sur le portail du vieil immeuble du marquis da Cunha.
— Não prejudique o marquês ! Ne nuisez pas au marquis… Bon sang, me disais-je, en quoi puis-je représenter un risque, un danger, ou une quelconque menace pour Rui da Cunha ? Ma parole, mais en fait, n’est-ce pas plutôt moi que l’on menace ainsi, tout simplement ? Et ne devrais-je pas aller tout de suite porter cette feuille de papier à la police ?
Pendant mon dîner, tout en avalant ma soupe au chou et mon poulpe à la lisboète, je me sentais envahi par une impression extrêmement déplaisante. On m’avait suivi dans la rue jusque chez mon « client ». Chez cet homme qui allait être le héros, un peu people, d’une biographie, commandée par ma revue, et qui devra paraître dans quelques mois.
J’avais trouvé cela presque amusant, sur le moment. Derrière moi, ce soir, j’avais même cru deviner une silhouette féminine, sans doute celle d’une Asiatique. De quoi être intrigué, non ? Et puis le long entretien avec Rui da Cunha-Faria avait totalement éclipsé cet épisode plutôt surprenant. Jusqu’au moment où, en repartant, je m’étais trouvé nez à nez avec un avertissement qui m’était clairement destiné, affiché sans la moindre discrétion. Et pourtant, en définitive, rien de tout cela ne me faisait peur.
En fait, j’imaginais la mince jeune femme orientale entrer sous le porche de l’immeuble, dérouler sa feuille de papier d’emballage et la fixer sur le bois du portail à l’aide d’un rouleau de ruban adhésif transparent. Je la voyais presque, en train de tirer de son sac à main un gros feutre rouge et tracer rageusement les mots de son avertissement, avant de disparaître dans la nuit.
Mais après tout, me disais-je aussitôt, elle avait aussi pu me suivre dans la rue, jusqu’à ce restaurant. Peut-être connaissait-elle déjà l’adresse de ma pension ? Que me voulait-elle réellement ?
Plus tard, en prenant ma douche, j’ai encore réfléchi à plusieurs points qui pouvaient piquer ma curiosité.
— Serait-ce une Chinoise ? Alors, viendrait-elle de Macau ? Pour quel motif ? Dans quel but ? Pourquoi cette personne s’affirme-t-elle ainsi en qualité de protectrice de da Cunha ? Pourquoi faut-il le protéger ? Et de quoi ? Est-il en danger ? En quoi, moi qui suis chargé de le mettre en valeur, d’écrire et de faire vendre un bouquin sur sa vie, puis-je représenter un quelconque préjudice pour cet homme ?
Cette dernière question me trotte dans la tête. Y aurait-il des coins d’ombres, un côté obscur chez ce personnage original à la riche personnalité, à l’apparence si merveilleusement lisse et tellement positive ? Existe-t-il des éléments le concernant qui seraient susceptibles de lui causer du tort, pour peu que je les porte à la connaissance du grand public ? Les signaux que l’on m’a clairement envoyés ce soir, sont-ils la conséquence d’une lubie, proviennent-ils d’une sorte d’un fan-club de cet homme qui a été pendant des semaines, pour le public, un vrai sujet d’actualité à la télévision, faisant la couverture de tous les magazines télé et devenant presque un héros populaire ? S’agit-il de l’intervention d’un ou plusieurs admirateurs ou admiratrices fanatiques, sur Facebook, Instagram ou sur d’autres réseaux sociaux ? Tout est envisageable. Mais ce qui me met le plus mal à l’aise, c’est que rien ne soit clair, franc, à visage découvert. Bien sûr que non, ce serait bien trop simple.
De nos jours, il faut du mystère, du complot, de l’avertissement, de la pression, à la limite de la menace, autant d’ingrédients du nouveau media system actuel que je déteste tant. Mais tout cela ne doit pas me perturber dans ma mission.
— Allons, je vais boire un dernier verre d’eau et me mettre au lit. Il est tard. Avant de retourner voir le marquis, je devrai passer un jour et demi à taper ce que j’ai pu enregistrer chez lui. Il faudra ensuite lui soumettre ces feuillets, puisqu’il est censé écrire lui-même sa biographie. Moi, je n’apparaîtrai pas davantage que comme co-auteur du bouquin. Allons, pour l’instant, je ne manque pas de boulot. La journée a été longue. Mais bien entendu, il faudra tout de même que je touche deux mots au marquis Rui da Cunha-Faria de ce mystérieux avertissement écrit sur sa porte.
Avant de me mettre au lit, je déroule et j’étale sur la petite table de la chambre de ma pension la fameuse feuille de papier kraft, et plein d’ironie, je relis l’avertissement à voix haute.
— Não prejudique o marquês ! Eh bien voyons, les amis, pourquoi pas ? Prenez garde, je serais donc, moi, « José la menace » ? Alors, attention, le dangereux personnage que je suis… est en ville. Bon. Allez, au lit ! Boa noite !10
Le surlendemain, me voici fin prêt à lancer à nouveau mes filets et à ramener une pleine brassée de nouvelles informations sur mon « client ». Cela posé, je ne pense pas que Rui da Cunha-Faria apprécierait que je le qualifie ainsi. En tout cas, j’ai retranscrit et correctement rédigé un premier chapitre de la bio du marquis. À mon avis, cela devrait plutôt lui plaire, maintenant que je commence à mieux connaître le personnage.
— Puis-je vous dire franchement ce que j’en pense, José ? demande da Cunha de sa voix d’une parfaite douceur, après avoir achevé en silence la lecture des douze pages de mon premier chapitre.
Le marquis est confortablement installé au fond de son fauteuil, derrière sa superbe table basse, en bois sombre laqué, sur laquelle trône déjà mon dictaphone. Comme toujours, il pose son menton sur son poing fermé. Ses regards bleus sont fixés sur moi. Un léger sourire plisse les coins de ses yeux brillants.
— Je vous en prie, réponds-je, confiant, avec un grand sourire.
— Et bien, mon cher José, à la vérité, cet être, ce cara, comme disent les jeunes, ce type, là, que vous décrivez… en toute franchise, ce n’est absolument pas moi. Je ne me reconnais en rien ! C’est très simple, s’il n’y avait pas toutes les deux lignes mon nom, mon prénom ou mon titre de noblesse, je ne sais pas vraiment de qui vous parlez. Cela dit, José, c’est très bien écrit. Vous possédez une très élégante maîtrise de la langue portugaise et c’est fort prometteur. Alors, de qui parle-t-on, dans votre bouquin, en définitive, hein ?
Voyant mon air stupéfait, totalement consterné, comprenant en une seconde que j’avais mobilisé toutes mes capacités pour transformer mes trois premières soirées d’interviews en un chapitre que je pensais plutôt bien tourné, Rui da Cunha se lève de son fauteuil, contourne sa table basse et vient me taper familièrement sur l’épaule.
— C’est très bien écrit, monsieur Santos-Pereira. Jamais je n’ai été aussi convaincu que vous êtes bien l’écrivain de la situation, et que vous allez assurément faire un excellent travail. Il vous faut juste revenir à votre sujet. Tout simplement. Sans le travestir, sans le déguiser, ni l’enjoliver… mais attendez !
Écoutez-moi, mon ami. Pour me faire pardonner, je vous propose de vous dicter la première page, juste la première, et ainsi de vous indiquer la ligne mélodique. Et après quoi, vous avez assez de talent et de plume pour jouer vous-même tout le reste, parfaitement juste, jusqu’à la fin de votre partition. Ta bom ?
— Ta bom ! ai-je répondu, plutôt boudeur et bien meurtri, mais décidé à relever le défi. C’est votre autobio, après tout. Vamos !
— Vamos ! Je commence, reprend aussitôt Rui da Cunha, sérieux comme un maître d’école. Vous branchez votre satanée machine, José ?
— Voilà, dis-je, en enclenchant l’enregistrement du dictaphone.
— … C’est en Chine que j’ai ouvert les yeux, commence le marquis avec le plus grand sérieux. C’est vrai, voilà une chose peu commune pour un Portugais. J’ai poussé mon premier cri, dans une langue qui, je pense, n’était encore ni vraiment du portugais, ni tout à fait du chinois. C’était le premier mai de l’année 1957, à l’hôpital public de Macau, sur la colline de Guia, d’où l’on découvre la ville, le port, la citadelle et l’immensité brumeuse de la rivière des Perles. Mon nom est vraiment Rui da Cunha-Faria. Il ne s’agit ni d’un pseudonyme ni d’un nom d’emprunt, et je descends réellement d’une longue lignée d’authentiques marquis portugais. Le berceau de ma famille se situe précisément au palacio da Cunha, un château et un vaste domaine, situés tout près de Lisbonne. Mais tout de même à onze mille kilomètres de Macau, ma ville natale. Et ce détail a son importance.
Je ne m’en souviens pas avec précision, mais j’ai été, paraît-il, très bien accueilli dans ce monde par mon père, le marquis Paulo da Cunha et par ma mère, la marquise Isaura. Tout comme la grande majorité des Chinois qui l’entouraient, mon père préférait avoir un fils, comme aîné de ses enfants. Heureusement pour lui, ce fut le cas, car ma mère n’a pas pu lui donner d’autres enfants. L’auteur de mes jours était l’un des plus riches commerçants de la colonie. Comme son père et ses ancêtres, il avait encore davantage développé à Macau l’Empresa da Cunha, l’affaire familiale d’exportation, vers l’Europe, de toutes sortes de denrées en provenance d’Extrême-Orient. Rien, à vrai dire, ne me prédisposait à devenir un intellectuel, et pourtant je me suis passionné pour mes études d’Histoire, de Philosophie et d’Économie, ce qui, à vrai dire, ne pouvait que renforcer mes capacités de futur chef d’entreprise.
Le marquis s’est arrêté net. Il détourne les yeux du dictaphone pour me regarder avec un franc sourire.
— Voilà, dit-il, avec un petit geste de la main droite. Ça, c’est le vrai da Cunha, ce n’est ni une fiche documentaire ni la légende d’une photo illustrant un article de la revue « Nova Gente ». C’est simple, c’est direct, c’est moi.
— Je crois avoir compris la leçon, senhor marquês, dis-je après quelques secondes de réflexion. Mais pourquoi n’écrivez-vous pas vous-même votre propre autobiographie, après tout ?
— Parce que ce n’est pas ma tâche. Je n’ai pas votre talent, José, ni votre savoir-faire, ni votre souffle, ni votre métier. J’ai seulement ressenti comme un petit élan personnel, pour vous indiquer, comment dire, un ton, une tonalité, une couleur, qui me collent vraiment et fidèlement à la peau. Ne soyez surtout pas vexé, car vous écrivez mille fois mieux que je ne peux le faire moi-même.
— Je ne suis pas vexé, dis-je, ce ne serait ni adulte ni professionnel, de ma part. Je viens de prendre une bonne leçon d’efficacité journalistique et de sincérité littéraire. Et je vous en remercie. En tant que roturier, voyez-vous, senhor marquês, je vous témoigne tout mon respect, celui qui est naturellement dû à un véritable aristocrate. Oui, certes, je mesure que ce que je viens de dire n’est ni moderne, ni très républicain, mais qu’importe ? C’est ce que vous m’inspirez, après ces quelques heures de travail et de réflexion en commun. Mais par ailleurs, en tant qu’ancien universitaire, même si je n’ai exercé qu’au simple niveau de professeur-assistant, je reconnais en vous toutes les capacités d’analyse, de synthèse et de production intellectuelle d’un homme qui a fréquenté l’Université au haut niveau. Voilà pourquoi je m’incline devant votre courte et lumineuse démonstration. Mon premier chapitre manquait clairement de personnalité, de piment, de légèreté, et aussi, je l’avoue, de cette indispensable et subtile capacité à donner au lecteur une irrésistible envie de tourner les pages.
— Muito bem, perfeito ! dit alors le marquis da Cunha en se levant, tout en frottant les paumes de ses deux l’une contre l’autre. Nous allons maintenant partager un peu de mon thé. Vous l’avez amplement mérité, José.
Un instant plus tard, nous nous sommes tous deux remis au travail, plus intensément et plus efficacement encore que lors des trois premières séances. Nous avons très vite ressenti cette progression. Et cela a même multiplié le plaisir de travailler ensemble. Je pose de petites questions d’orientation et de relance, que je relève scrupuleusement sur mon gros cahier, et le marquis développe ses réponses. Je prends quelques notes pour être certain de bien retenir les éléments essentiels, ceux qui resteront les plus significatifs. Et curieusement, je ne ressens plus la moindre peur de faire fausse route, lorsque je reprendrai place devant mon clavier, seul, à la pension.
Le marquis développe la chronologie des faits de son existence, faisant preuve d’une mémoire peu commune et d’un sens aigu de l’anecdote piquante et du détail. Plus nous avançons, et plus je suis persuadé que cette biographie vaut déjà la peine d’être écrite… et qu’elle devrait bientôt être lue avec passion par bien des lecteurs portugais.
Je pensais que la date clé de la vie du marquis était l’année 1997, au moment de la disparition de son épouse, alors qu’il n’avait que quarante ans. Je sous-estimais ce qui allait arriver par la suite.
En effet, il n’est pas secondaire de se souvenir de la plaie causée au cœur du marquis par l’attitude de Luis, son fils unique. Remarquablement intelligent et travailleur, porteur des plus grands espoirs de ses parents, le jeune homme avait intégré très tôt l’Université de Hong-Kong, à dix-sept ans seulement, et il en était sorti en 1998, hautement diplômé. C’était juste avant de dire définitivement adieu à son père, à la Chine, à Macau, à l’Empresa da Cunha et au commerce familial avec l’Europe. Le coup fut terrible pour le marquis Rui qui avait perdu sa femme, quelque temps auparavant. L’entêtement, le mépris et l’égoïsme, l’attitude inexplicable de Luis da Cunha, ou plutôt donc de maître Luis dos Reis, devenu depuis un brillant avocat d’affaires au Brésil, ont encore aujourd’hui, aux yeux de son père, quelque chose de profondément inacceptable.
Cette funeste année 1998 correspond en outre à la conclusion des négociations entre la Chine communiste et les autorités portugaises, qui s’étaient lancées sur le chemin d’une œuvre enthousiasmante, mais si délicate à mener à bien : celle du démembrement définitif de l’empire colonial lusitanien. Si l’on met à part l’autonomie brésilienne, déjà acquise, tout avait commencé en 1974, avec l’accès à l’indépendance de la Guinée-Bissau. Macau sera donc le tout dernier maillon de cette chaîne des décolonisations. Avec une nuance, toutefois : les autres territoires ont tous accédé à l’indépendance, tandis que Macau devait passer de la domination portugaise à ce que l’on a appelé avec pudeur le retour à la mère patrie.
Dans le droit fil de ce que le numéro 1 chinois Deng Xiaoping avait négocié avec les Britanniques, c’est-à-dire une période transitoire de cinquante années au cours desquelles l’ancienne colonie vivrait sous un régime particulier, dénommé « un pays, deux systèmes », Macau voyait son avenir se dessiner sous tutelle communiste, la nouvelle région à statut spécial étant rigoureusement gérée sous l’œil de Pékin, mais administrée sur place, sur un mode en apparence libéral et assez autonome, par une personnalité macanaise, un natif de Macau donc, o senhor Edmund Ho Hau-wah, un ancien banquier, homme d’affaires de quarante-quatre ans, éduqué au Canada, nommé par Pékin, après une ultime séance d’un comité de sélection spécial. Cet homme a donc succédé, avec l’aval du Premier ministre chinois Zhu Rongji, à Vasco Joaquim Rocha Vieira, le tout dernier gouverneur de l’ancienne colonie, autrefois nommé par le gouvernement de Lisbonne. Monsieur Ho est assisté d’un Conseil exécutif, et d’un Conseil législatif de 23 membres (8 directement élus, 8 élus indirectement, et 7 membres nommés) et ce, jusqu’en octobre 2001, date à laquelle ont été prévues des élections pour un Conseil législatif étendu à 27 membres (10 élus directement, 10 élus indirectement, et 7 membres nommés).
Entre les empresarios et compradores de Macau, cette classe sociale assez particulière, qui regroupe les chefs d’entreprise et les négociants de la colonie, les débats étaient ouverts depuis le début des tractations politiques entre Pékin et Lisbonne. Fallait-il rester, et d’une certaine manière pactiser avec les Rouges ? D’autres affirmaient sincèrement vouloir collaborer avec ce nouveau système, sans idées préconçues, bien décidés à en envisager surtout les côtés positifs et même à en tirer des avantages dans l’avenir. Ou bien fallait-il partir, et prendre le chemin de la métropole en abandonnant tout ? Certains des tenants de cette seconde position déclaraient durement qu’ils ne pactiseraient jamais avec le diable. Composer ou tout quitter, telle était donc la question.
Or, en 1999, Rui da Cunha n’a que quarante-deux ans. Il se sent armé d’un potentiel physique, psychique, personnel et professionnel sans limites. Seulement, beaucoup de choses ont changé. Depuis deux ans, le fructueux partenariat établi depuis si longtemps entre les compradores coloniaux de Macau et les businessmen de l’ex-colonie britannique Hong-Kong n’est plus du tout ce qu’il était avant la restitution par la Grande-Bretagne de Victoria et Kowloon à la Chine, il a déjà deux années. Et puis, nous le savons, la douce et bienfaisante cellule familiale de Rui da Cunha est aujourd’hui détruite. Beatriz, son épouse bien-aimée n’est plus. Son fils Luis s’en est allé vers le Nouveau Monde. Pour qui et pour quoi continuer à se battre ? Uniquement pour suivre la route tracée par les ancêtres ?
Rui da Cunha évalue alors le poids des concessions auxquelles, qu’on le veuille ou non, il faudra bien accepter de se soumettre, face à la puissance écrasante du Pays du Milieu, qui pourra à tout moment imposer sa force, que ce soit par la loi ou par le fait d’une intervention militaire. Après une longue et douloureuse réflexion, le marquis finit par se ranger du côté de ceux qui, la rage au cœur et la mort dans l’âme, désespérés de laisser derrière eux le fruit du travail de tant de générations d’hommes d’affaires si courageux, ont décidé, de rentrer vers la Métropole. Quitter Macau la romantique, terre de ses ancêtres, abandonner l’entreprise d’exportation, fermer la résidence luxueuse et moderne, le cadre où il a passé sa vie, où il s’est marié, où il a eu la douleur de perdre sa femme, est un terrible crève-cœur pour da Cunha. Mais l’Histoire et la Politique en ont décidé ainsi pour lui.
Cependant, le marquis ne connaît le Portugal que pour y avoir effectué quels séjours professionnels ou pour être venu brièvement, de temps à autre, toujours par surprise, faire une pause au palacio, afin de vérifier que le château et le domaine sont toujours en parfait état et impeccablement administrés et entretenus.
L’homme d’affaires a tout liquidé. Et il est donc venu vivre définitivement en métropole, après avoir vendu son domaine, en Chine, et négocié son entreprise. Il habite maintenant, seul, à Lisbonne, depuis une vingtaine d’années. Il est arrivé ici, courant 1999, accompagné d’une vieille domestique chinoise totalement dévouée à son patron. Le projet de départ de Macau du Dono, du maître, a été ressenti par toute la maisonnée comme une terrible déchirure. Et puis il y a cette grande et belle maison coloniale. Les domestiques chinois, dont l’histoire, pour certains d’entre eux, a accompagné celle de la famille, s’est confondue avec elle, sont profondément meurtris. Ils savent qu’ils vont devoir rester sur place, et se reconvertir comme ils le pourront. Pour tous, le sentiment d’abandon est profond, c’est un crève-cœur. Bien sûr, avant de s’arracher à sa terre de Chine, Rui da Cunha a trouvé à recaser jusqu’au dernier chacun des membres de son personnel, celui de la maison comme celui de l’empresa. Puis, vient le moment terrible et mortifiant de l’envol vers Lisbonne, avec les malles. Il faut être fort, dur, et refouler les larmes de désespoir pudiquement dissimulées. Tous ces gens, ces merveilleux Chinois qui sont ses anciens serviteurs ou collaborateurs, sont rangés, courbés vers lui, un grand sourire pathétique, sur les lèvres, comme il convient de faire lorsque l’on se sent au fond du désespoir. Une seule vieille servante, Wong ama, qui, alors qu’elle était encore adolescente, avait élevé et nourri le petit Rui, l’accompagnant ensuite fidèlement toute sa vie durant, a donc tenu absolument à suivre son maître jusqu’à Lisbonne, sans même demander à être rémunérée.
— O que fazer ? Que faire ? répétait-elle sans cesse avec son adorable accent cantonais, depuis que la nouvelle de l’irrémédiable départ du maître avait été révélée au personnel. Elle ne savait faire qu’une seule chose dans sa vie : accompagner o senhor da Cunha. Elle est donc venue jusqu’en Europe avec le marquis, et elle est restée à son service. Elle s’est bien adaptée à la vie à Lisbonne, jusqu’en 2016, lorsque son vieux cœur s’est arrêté de battre, une nuit, il y a trois ans, dans son sommeil.
— Voyez-vous, commente Rui da Cunha en me fixant soudain de son regard bleu si surprenant, la disparition de Wong ama a été le dernier méchant, très méchant coup que la vie m’ait porté. Toute mon enfance, ma jeunesse, mon attachement viscéral pour la Chine ont été enterrés avec cette femme merveilleuse, intelligente, curieuse, vive, drôle, autoritaire et si attentionnée. C’était une vraie dame. Elle n’était qu’amour pur. Une véritable merveille. À sa mort, j’ai expédié à sa plus jeune sœur, à Macau, un colis contenant une lettre de condoléances, ses vêtements, ses affaires personnelles, ses bijoux, deux livres en langue chinoise, très usés et écornés, « le Rêve dans le Pavillon rouge » et « le Voyage en Occident », qu’elle lisait et relisait sans cesse, à tour de rôle. Il y avait aussi une photo encadrée de la tombe de la vieille ama, et une coquette somme d’argent… Je me doute que vous me trouvez très sentimental, un peu trop paternaliste, et probablement assez « vieux colonial », mais on ne se refait pas. En y repensant sans indulgence pour moi-même, je n’ai jamais rien vu d’immoral dans mes relations avec mon personnel chinois. Je ne les ai jamais considérés différemment de ce que je fais à l’égard des salariés portugais. Jamais. Pour moi, les enfants de Dieu peuvent être de toutes races et de toutes couleurs. Ce sont les enfants de Dieu. Hommes et femmes égaux en droit et en capacités… Dites, José, dit alors da Cunha en changeant brusquement de ton, si nous faisions une petite pause, qu’en dites-vous ? Je vais vous préparer du thé et de petits biscoitos de canela.
— Des petits biscuits à la cannelle ? Volontiers, senh… Rui, dis-je aussitôt. Et pendant cette petite interruption, j’aurai quelque chose à vous raconter à propos du moment où j’ai quitté votre immeuble, hier soir.
— Todo bem, conclut le marquis en disparaissant vers sa cuisine.
Quelques minutes plus tard, assis à un mètre cinquante l’un de l’autre, de part et d’autre de la belle table ancienne, nous grignotons en souriant nos biscoitos de canela, sans dire un mot. Dès la première gorgée de thé, le marquis da Cunha me regarde par-dessus la monture de ses lunettes et fixe ses yeux bleus sur moi.
— Je vous écoute, José, dit-il enfin, l’air gourmand.
— Je ne sais pas si cela va vous intéresser, commencé-je…
— Allez-y ! dit le marquis pour m’encourager. Je vous écoute. Donc, disiez-vous, lorsque vous avez quitté l’immeuble, hier soir… Dites-moi la suite.
— Je ne prends jamais l’ascenseur, dis-je pour commencer. Je descends par l’escalier. Une fois sous le grand porche, je suis donc arrivé naturellement devant la lourde porte cochère, il faisait sombre, comme toujours. Et au moment d’actionner l’ouvre-porte, j’ai découvert, affiché sur l’intérieur de la porte, un écriteau, plutôt une sorte d’affiche, faite avec du papier d’emballage, et comportant, tracés au feutre, les mots : Não prejudique o marquês !
Alors, j’ai repensé à cette silhouette, récemment remarquée, tout d’abord, derrière moi, dans la rue, en venant jusqu’ici, puis, plantée juste sous votre fenêtre, rappelez-vous.
— Quelqu’un craint donc que vous puissiez me nuire, José, d’une façon quelconque, en venant chez moi ainsi, le soir, passer une heure et demie trois fois par semaine, murmure le marquis en grattant son long nez aquilin. Pourquoi donc ? Qui cela peut-il être ? Je ne me connais pas d’amis si mystérieux et si soucieux de ma sécurité… Vous m’aviez dit, l’autre soir, que ce ne peut pas être un journaliste, ni un paparazzi, ou paparazzo, je ne sais trop !
— Alors, parlons plutôt d’une paparazza, dans le cas qui nous intéresse, dis-je en me retenant de trop sourire. C’était une femme.
— Uma mulher ! Verdade ? Isso e muito estranho !