Si loin du goulag - Thierry Daullé - E-Book

Si loin du goulag E-Book

Thierry Daullé

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Beschreibung

Elles sont trois, unies comme des sœurs. Heureusement pour elles car elles seront extraites du camp où elles sont nées et adoptées par un couple qui vit isolé dans la montagne. Leur vie changera alors du tout au tout. Les voilà entourées de soins et d’amour mais aussi de dangers parfois mortels. L’une d’entre elles nous emportera dans ce nouveau monde et nous racontera les détails de leur parcours, rempli de découvertes, d’émerveillements et d’étonnements. Nous ne sommes pas au bout de nos surprises…


À PROPOS DE L'AUTEUR


Professeur de chinois à Montpellier et diplômé de l’Université de Paris VII, Thierry Daullé est un ancien élève de Langues O' et un passionné de littérature, de beaux-arts et de voyages.

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Thierry Daullé

Si loin du goulag

Roman

© Lys Bleu Éditions – Thierry Daullé

ISBN : 979-10-377-9279-2

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L. 122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivante du Code de la propriété intellectuelle.

Du même auteur

Le Chameau qui boitait

, 2005 ;

Les trois Sceaux de l’Année du Singe

, 2015 ;

Trois Singes pour un Dragon

, 2017 ;

Le Voyage en Occident d’un Singe d’Orient

, 2018 ;

Jamais tu ne verras Venise !

2019, Éditions le Lys Bleu ;

Une Bicyclette pour Lhassa

, 2019, Éditions le Lys Bleu ;

Crime de Guerre

, 2020, Éditions le Lys Bleu ;

À Pompei, dans quinze ans ?

2020, Éditions le Lys Bleu ;

Un Génie du Mal à Pékin

, 2021, Éditions le Lys Bleu ;

L’Inconnue de Lisbonne

, 2022, Éditions le Lys Bleu.

Première partie

Chapitre 1

Les « trois sœurs »

Nous sommes trois. Notre destin nous a liées comme trois sœurs. Je suis obligée de bien préciser « comme trois sœurs » car, bien que nous soyons inséparables, bien que nous soyons exactement originaires du même endroit, rien ne prouve que nous puissions être nées de la même mère. Au moment où l’on nous voit paraître, au début de cette histoire, on repère tout de suite deux grandes adolescentes, presque des adultes, et une troisième, à peine un peu plus âgée, plus trapue, plus corpulente, et certainement un peu plus expérimentée. Nous sommes toutes les trois, aussi rousses que des feuilles de vigne, au cœur du mois d’octobre.

Moi, je m’appelle Galina. Je suis une fille assez ordinaire, au premier abord, mais dans le fond, je suis quelqu’un d’hypersensible, à tous points de vue. Je dois vous dire que je ne connais pas le vrai prénom de mes sœurs, je devrais plutôt dire, pour être précise, de mes deux compagnes d’aventures. Notre nom, voyez-vous, c’est un sujet que nous n’avons jamais abordé ensemble. De toute façon, peu après notre toute première arrivée à la Grande Maison, en descendant de la voiture de Monsieur, c’est Madame qui nous a bientôt donné à chacune un surnom, une appellation qui avait été préparée par Monsieur, après qu’il nous eût suffisamment observées, du moins d’après ce que j’ai compris. Madame m’a donc appelée Biscotte, certainement du fait de mon physique, d’apparence un peu fragile. Comment lui faire comprendre que je suis tout de même assez solide, malgré les apparences, et que je me prénomme Galina ? Mais tant pis. Après tout, je n’attache pas une importance démesurée à la manière dont on s’adresse à moi. Et puis, Madame a une façon si douce et si affectueuse de m’appeler Biscotte, que je vais certainement m’y habituer très vite. Enfin, de toute manière, je n’ai pas le choix. Madame a surnommé Carotte celle qui est la plus âgée d’entre nous, et en définitive, je trouve que cela lui va très bien. Quand je la regarde avec attention, c’est vrai, je la trouve en effet plutôt raide, très charnue, assez crue, et même déjà un peu râpée. Quant à la plus belle, la plus jeune et la plus grande de nous trois, elle a reçu le sobriquet de Révolte. J’estime, pour ma part, que cela lui convient parfaitement. Elle est si brave, si courageuse, et elle est douée d’un tempérament tellement fort et tellement affirmé. C’est une fille qui ne craint jamais de montrer ce qu’elle pense et de le dire tout haut à Monsieur et Madame.

Depuis toutes petites, nous avions compris que nous étions toutes les trois nées au Goulag. Et ce fut notre première vision de ce monde.

C’est là, au Goulag, que nous avons vécu, enfermées depuis toujours, tout le temps de notre enfance et de notre adolescence, avec tant d’autres filles de notre âge. Nous étions regroupées dans de grandes salles grises et malodorantes, par dizaines, par centaines. Nous étions nourries d’une façon méthodique, vraiment monotone, toujours avec le même rituel, aux mêmes heures. Vous savez, ce nom de Goulag, je l’ai appris par hasard. En effet, c’est un jeune stagiaire, que les patrons du camp avaient embauché à la fin du printemps, qui avait dit à ses collègues d’une voix forte, un matin :

— Bon, je vais aller donner leur premier repas de la journée à ces pauvres filles du Goulag.

Et c’est resté. Mais entre nous trois, nous en reparlons rarement. Nous évoquons toujours ce mot Goulag avec crainte, lorsque nous nous rappelons notre enfance et notre adolescence, entre les murs gris, et dans l’ambiance toujours assez malodorante du camp. Et puis, encore maintenant, même si ce genre de pensée nous vient de plus en plus rarement à l’esprit, nous craignons par-dessus tout d’avoir à y retourner un jour.

Quotidiennement, on voyait des gens arriver jusqu’au Goulag, en voiture. Toutes, nous avions bien compris ce qu’est une voiture. Même si nous ne les apercevions que de loin, lorsqu’elles arrivaient au camp et en repartaient. Une voiture, pour résumer c’est donc bruyant, cela brille, cela transporte des gens, et cela peut se déplacer très vite. Nous avions bien compris que c’était vraiment le seul moyen de pouvoir quitter le Goulag, un jour. Mais aucune des filles, même parmi les plus âgées et les plus expérimentées d’entre nous, n’était capable d’expliquer vers quelle destination repartaient ces voitures, avec leur chargement de filles. En effet, jamais plus on ne voyait revenir vers nous celles qui s’en étaient allées.

Un beau jour d’été, Monsieur et Madame sont donc arrivés en voiture jusqu’au Goulag, et, une fois qu’ils nous ont eu adoptées, nous sommes reparties toutes les trois en voiture avec eux, assez excitées, mais plutôt terrorisées sur le moment, je dois le dire. Pendant notre long trajet dans la voiture de Monsieur, malgré le ton de voix tellement doux, et presque caressant de ce vieil homme et de sa femme, qui nous parlaient très gentiment, nous n’étions toujours pas complètement rassurées. J’ai même dit tout bas à Carotte que j’avais trop peur, et que j’avais envie de faire un gros besoin.

— Pas ici, malheureuse ! Pas maintenant, m’a chuchoté Carotte en me lançant un œil noir. Retiens-toi !

— C’est vrai, petite sœur, ce ne serait pas très correct, pas dans la voiture, a ajouté Révolte.

— Vous avez peut-être raison, les filles, ai-je dit. Quand il le faut vraiment, je sais me tenir.

Puis j’ai ajouté, après un moment de silence.

— Les filles, je peux vous affirmer que, si je ferme les yeux et si je me concentre, je ne sens aucune véritable menace, pour notre avenir. Je pressens plutôt de vrais moments de bonheur à venir.

— Tu pressens, tu pressens, a ricané Carotte, un peu ironique. Ah ! Toi, la voyante professionnelle… Eh bien, puisque tu en es à pressentir, peux-tu deviner dans combien de temps on va arriver ?

Cependant, au cours du trajet depuis le Goulag vers notre destination inconnue, ce devait être à peu près à mi-chemin, si je me rappelle bien, Monsieur a arrêté sa voiture et le gros bruit qu’elle faisait s’est aussitôt interrompu. Alors, Monsieur et Madame ont ouvert les portes et ils sont sortis. Ils avaient disposé une espèce de petit carré bleu ciel devant leur visage, accroché avec des fils blancs aux oreilles, peut-être pour qu’on ne les reconnaisse pas. Ou alors, c’était à cause de leur récente visite au Goulag, je ne sais pas. C’était bizarre. Ils ont disparu vers un vaste bâtiment, comportant de grandes fenêtres, et éclairé par beaucoup de lumières. Ils nous avaient laissées seules dans la voiture. Nous étions assez effrayées. Dehors, d’autres hommes et d’autres femmes, sans jamais s’approcher de nous ni de la voiture, entraient aussi dans ce bâtiment, l’air préoccupé et pressé. Ils portaient tous un carré de tissu leur masquant le visage. Tous ces gens entraient avec des sacs vides et ressortaient bientôt avec leurs sacs pleins. La plupart d’entre eux poussaient d’étranges et hautes brouettes à quatre roues, faites de gros fil de fer brillant, des engins que je n’avais jamais vus de ma vie, même au Goulag. Heureusement, bientôt, un peu plus tard, Monsieur et Madame sont enfin revenus vers nous, et, tandis que la voiture repartait bruyamment, ils nous ont à nouveau parlé avec douceur :

— N’ayez pas peur, les filles, disait la voix grave de Monsieur, nous arriverons chez nous, et chez vous, donc, dans une vingtaine de minutes. Ce sera en haut de la montagne, un endroit très beau et très tranquille, vous allez voir. J’ai tout préparé pour vous y accueillir.

— Et nous venons d’acheter tout ce qu’il faut pour vous donner de bonnes choses à manger, a ajouté Madame, avec une voix exquise et mélodieuse.

Je ne savais pas ce qu’il en était pour mes deux sœurs, car nous n’osions pas communiquer ni faire le moindre bruit, mais moi, à part la gentillesse étonnante de la voix, je ne comprenais rien de ce que me disaient ce Monsieur et cette Dame. Cependant, en réfléchissant, en me concentrant, et en essayant de prévoir ce qui allait bien pouvoir nous arriver, je commençais tout de même à prendre confiance. Et comme ni l’une ni l’autre de mes deux compagnes ne semblait clairement redouter quoi que ce fût, je décidais de faire comme elles et de m’apaiser. Et je n’étais donc plus qu’une fille, très curieuse, voyageant en voiture. Alors, j’ai mis résolument au repos mes dons extra-lucides.

Les filles, c’est ainsi que nous parlions de nous, au Goulag.

Et c’est aussi comme cela que Madame nous a chaleureusement accueillies à la Grande Maison, lorsque Monsieur nous a fait sortir de la voiture, une fois le portail franchi. Toute ma vie, je me souviendrai de la voix chaleureuse et enthousiaste, de la bonté et de l’autorité de cette femme :

— Les filles ! a-t-elle dit d’une voix claire, dès que nous sommes descendues de la voiture de Monsieur, bonjour, à toutes les trois ! Bienvenue en haut de la montagne, bienvenue au Bosquet ! Venez ! Ici, vous savez, vous êtes aussi chez vous, maintenant.

Pourtant, au début, Monsieur et Madame nous ont aussitôt enfermées. C’était pour des raisons de sécurité, nous disait sans cesse Madame, presque gênée, en refermant avec soin la porte du petit jardin privé qui nous était réservé. Cependant, pour nous, ce n’était plus du tout ressenti comme une véritable claustration. Non, c’était tellement différent du Goulag. Nous étions à l’air libre. Monsieur et Madame – surtout Madame – venaient nous voir, très souvent, pour nous parler et pour nous rassurer, certainement. Elle nous apportait régulièrement de bonnes choses à manger. Et puis, pour être honnête, je dois dire que cette période d’enfermement n’a pas duré très longtemps.

Lorsque nous sommes arrivées en haut de la montagne, dans ce nouvel endroit appelé le Bosquet, nous avons tout de suite vu que Monsieur nous avait spécialement construit, juste en contrebas de ce qui devait être leur Grande Maison, dans un coin de notre jardin bien clos, un petit chalet de bois, aussi joli qu’une maison de poupée.

— Ce petit logement est plutôt bien aménagé, a dit aussitôt Révolte de sa voix bien timbrée, après l’avoir examiné avec curiosité.

— Oui, et c’est confortable, ai-je timidement ajouté. Je ne sais pas pourquoi, mais, avant d’arriver ici, j’étais presque certaine que ce serait exactement comme ça. Un gros pressentiment positif !

— Tu es un peu fatigante avec tes visions, Biscotte, tu sais. Regarde, regarde partout.

— Allez, profite, tout ça a même l’air cossu, a renchéri sans sourire Carotte, l’aînée de nous trois, de sa voix de fausset.

On dirait toujours qu’elle bougonne, cette Carotte. Dès les premières minutes de notre présence à la Grand Maison, elle nous a rassemblées derrière le chalet. Elle nous a dit, la face sombre et l’œil noir :

— Vous avez entendu, les filles ? Madame m’a appelée Carotte. Moi, cela ne me plaît pas trop.

— Pourquoi ? a demandé Révolte, étonnée. Cela te va très bien. Non, Biscotte ?

— C’est parce c’est un peu ridicule, a ajouté notre aînée. J’aurais préféré Charlotte. C’est plus classe.

— Oui, mais, le problème, c’est que tu n’as pas du tout la dégaine d’une Charlotte, pas du tout ! a rétorqué aussitôt Révolte, sentencieuse.

— Et puis ça ne collerait pas avec ton look un peu… empâté, excuse-moi de te le dire, ai-je confirmé.

J’étais étonnée moi-même par ma franchise et par mon audace. Et, bien entendu, cela n’a pas semblé plaire à notre doyenne, qui m’a lancé un regard torve. Pour détendre l’atmosphère, Révolte s’est avancée de sa démarche noble et tranquille vers l’entrée du chalet.

— Allons, venez plutôt jeter un œil à l’intérieur de notre résidence privée, les filles, a-t-elle dit, à voix basse, car nos hôtes étaient en train de nous regarder à travers la grille de notre jardin. Ça, c’est un luxe que nous n’avons jamais, mais alors jamais connu au Goulag.

Le premier étage du chalet, une sorte de mezzanine à laquelle on accède par un escalier de bois bien conçu et très pratique, est prévu pour être notre espace résidentiel. Nous avons largement assez de place pour nous y installer toutes les trois et y dormir agréablement. Madame a tout prévu pour notre confort. Quant au rez-de-chaussée, il est visiblement réservé pour que nous y effectuions notre tâche quotidienne. En effet, même Révolte et moi, les deux plus jeunes, nous avons assez vite ressenti que Madame attendait de nous un certain travail. Au début, Monsieur, pour sa part, ne nous disait rien, et il venait nous regarder longuement, en silence. Rassurant, souriant, calme et bienveillant, il nous a tout de suite paru complètement différent des hommes nerveux, pressés, brutaux et criards que nous avions connus depuis notre petite enfance, au Goulag.

Nous avons pu apprécier cette bienveillance de notre hôte, dès le troisième jour qui a suivi notre arrivée à la Grande Maison du Bosquet. En effet, alors que nous nous promenions dans notre petit jardin, le beau temps chaud s’est transformé en quelques instants en un orage terrible. Au Goulag, nous étions toujours enfermées à l’intérieur. Pourtant, nous savions ce qu’est le tonnerre et ce que sont les éclairs, que nous pouvions entendre et voir, par les grandes fenêtres du camp. Mais jamais la pluie ne nous était tombée sur la tête et sur le dos. Cette énorme averse a donc été une découverte. Plutôt surprenante et, en définitive, assez pénible, au bout d’un petit moment. De grosses gouttes martelaient le sol du jardin, détrempant bientôt la terre d’où émanait une odeur qui nous chatouillait agréablement les narines. C’est à cela que l’on voit bien notre origine rustique, et même carrément campagnarde. Et ensuite, le vent s’est soudain mis à souffler en violentes bourrasques.

Dès qu’a cessé cette grosse pluie d’été, et lorsque le soleil est réapparu, Monsieur est aussitôt venu dans notre petit parc, une caisse métallique à la main. Puis il est réparti un moment, sans dire un mot, avant de revenir, les bras chargés de diverses pièces de bois, et aussi de grandes planches. En moins de deux heures, le maître de la Grande Maison nous a lui-même édifié un vaste préau en bois verni, avec un long toit en pente. Il a même prévu d’y installer un banc, pour nous permettre de prendre du repos et d’observer le paysage de vertes montagnes qui nous entourent. Si loin des murs de ciment gris du Goulag, nous pouvions désormais nous mettre à l’ombre, et nous étions définitivement à l’abri de toute pluie.

On pourrait peut-être s’interroger sur le fait que, au cours de la journée, nous n’entrions jamais nous abriter dans le petit chalet confortable. Mais c’est ainsi. Pour nous, le chalet, c’est l’endroit où nous devons rentrer, à la nuit tombante, pour aller dormir. C’est aussi là où nous devons accomplir notre tâche quotidienne, au début de chaque matinée. J’ai tout de suite vu, une fois que l’aînée, Carotte, nous eut montré l’exemple du travail à faire, qu’il allait falloir s’y mettre, autant que possible après le petit déjeuner du matin. Et là, franchement, Révolte nous a épatées. Après quelques jours à peine de réflexion et d’observation, elle s’installait chaque matin la première, au rez-de-chaussée du chalet, et elle faisait son devoir avec la régularité et la précision d’une horloge suisse. Ce n’est pas pour autant qu’elle allait crier sur les toits que sa tâche était accomplie. Pas du tout. Quoique… Si, tout de même, peut-être une fois ou deux, mais pas plus. Pourtant, vu le résultat, elle avait de quoi être fière, surtout pour une fille aussi jeune. Modeste, silencieuse, elle sortait du chalet, la démarche princière, la tête bien droite et elle allait faire un tour, en silence, auprès du banc du préau. Je voyais bien que Carotte la regardait de travers, la face sombre, l’œil noir, elle devait crever de jalousie, devant tant de beauté et d’assurance. Moi, j’étais éperdue d’admiration. Je n’aurais jamais pu avoir cette allure si aristocratique, cette classe, et me montrer aussi sûre de moi. Franchement, dès le début, j’ai vu que Révolte, c’était quelqu’un. Et j’ai tout de suite été très fière de l’avoir comme sœur.

Ainsi que je l’ai dit, la période au cours de laquelle nous avons dû demeurer plus ou moins cloîtrées dans notre petit jardin n’a pas duré très longtemps. Au cours de cette brève période, nous avons bientôt ressenti que nous sommes déjà terriblement attachées à nos hôtes, qui prennent chaque jour le temps de venir nous rendre visite, de parler avec nous et de vérifier que nous ne manquions de rien. Madame fait elle-même le grand ménage du chalet, chaque matin, comme si elle voulait être sûre que nos conditions de vie et de travail soient parfaites. Quant à Monsieur, il vient régulièrement faire lui-même le nettoyage du jardin et du préau, et il remet en parfait état notre espace de résidence, ce qui nous a fort surprises. Les soins et les attentions prodigués par ce couple, déjà âgé, mais infatigable et plein d’attentions pour nous trois, a naturellement fait naître dans nos cœurs ce qui ressemble fort à de l’amour. Mais nous ne le savons pas encore, car nous sommes très jeunes, et en train de découvrir peu à peu toutes les choses de la vie.

Révolte, qui prête toujours une grande attention aux paroles prononcées par nos hôtes, a compris assez vite que la raison du maintien de notre présence dans le jardin clos est due à un impératif de sécurité. Tout d’abord, Madame et Monsieur craignent fort que nous ayons la tentation de nous évader, même d’un endroit aussi agréable. Pourtant, où irions-nous, grands dieux, alors que nous vivons maintenant dans un véritable petit paradis, là-haut, dans la montagne ? Selon Monsieur et Madame, pour nous, le danger est partout, du matin à la nuit, tout autour du domaine.

Pourtant on n’aperçoit ni visiteurs ni voisin. La grande maison du Bosquet est très isolée, sur la montagne. La seule voiture que nous voyons de temps à autre quitter le parc entourant la grande maison, et y revenir peu de temps plus tard, est celle de Monsieur. Avant de venir vivre ici, nous ne connaissions pas du tout cette région montagneuse, boisée, et même broussailleuse, très éloignée du Goulag, si j’en juge par le temps que nous avions passé dans la voiture, avant d’arriver ici. Au moins quarante-cinq ou cinquante minutes. Nous étions arrivées dans un autre univers. Parlant à haute voix, Monsieur redoute que nous soyons enlevées, un jour, ou une nuit, séquestrées, et peut-être même tuées. Nous avons donc mieux compris la prudence de nos hôtes, qui emploient de grands mots, parfois difficiles à comprendre, sauf pour Révolte, qui est trop forte et qui, heureusement, nous explique tout ce qu’elle saisit. On entend parler de rapt, d’enlèvement, de prédateurs, et bien sûr de mise en sécurité. Cependant, notre vie est devenue si agréable que nous sommes totalement inconscientes des dangers, et bien incapables de ressentir la moindre peur.

Je ne vous ai pas encore parlé d’un personnage incontournable de la Grande Maison. Au début, il nous a fait plutôt peur, car nous ne comprenions pas et nous n’aimions pas ses manières, son assurance, sa suffisance, même, son incroyable curiosité, sa souplesse, et aussi sa manie de venir boire de l’eau chez nous. Il s’agit de Caramel, le chat roux. Oui, roux, comme nous, c’est vrai. Et celui-là, voyez-vous, c’est bien le prince de la Maison.

Caramel nous a très vite adoptées, sans faire de manières, et nous avons fait de même pour lui. Il est si drôle, avec un étrange humour pince-sans-rire. De plus, on peut jouer avec lui à se courir après. Il ne s’en lasse pas. Chaque fois, il faut qu’on lui explique que courir ainsi en tous sens est fatigant, au bout d’un moment. Et il semble nous comprendre. Alors, il s’arrête, reste auprès de nous et il se couche dans l’herbe en faisant semblant de dormir. De toute façon, Caramel est le seul être vivant que nous puissions voir au Bosquet, en dehors de Monsieur et Madame, bien entendu.

Je dois tout de même dire que, un après-midi, Monsieur et Madame nous ont présenté un homme, souriant, jovial, qui est venu nous regarder, debout derrière la barrière du jardin, Il était accompagné d’un inconnu à quatre pattes. Presque aussi roux que nous et Caramel, ce qui nous l’a aussitôt rendu sympathique, malgré son grand gabarit.

— C’est un chien, nous a chuchoté Révolte qui avait déjà tout compris.

— Un chien ? Jamais entendu parler. C’est dangereux ? ai-je demandé d’une toute petite voix, en me redressant de toute ma taille.

— Vous avez vu ses dents ? S’il nous mordait, il pourrait nous faire très mal, à mon avis, a répondu tranquillement Révolte. Mais rassurez-vous. Il y a la grille. Nous sommes à l’abri.

— Et en sécurité, a ajouté Carotte.

— En lieu sûr, ai-je conclu.

Cet homme est un ami, visiblement un proche de Monsieur et Madame. Nous l’avons compris, grâce à Révolte.

— Figurez-vous, les filles, j’ai compris qu’il veut aller au Goulag, cet homme, lui aussi, nous a-t-elle expliqué un peu plus tard.

C’est alors que je suis intervenue pour dire ce que je pressentais, simplement en fermant les yeux.