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Martial est devenu l'homme à tout faire de son village, jusqu'à ce qu'il révèle un talent caché pour la sculpture après s'être rapproché d'une potière arrivée depuis peu...
Fils de bergers des Cévennes, Martial, jeune surdoué du travail manuel, est devenu l’homme à tout faire, l’indispensable pilier de son hameau de montagne. Lorsque Élise, la sublime potière, arrive là-haut pour acheter une ruine à restaurer, elle remarque l’exceptionnel talent du jeune homme et c’est alors la révélation de l’argile, de la sculpture, de l’Art. La complicité entre la belle potière et Martial suscite bien des commentaires dans le village. On s’inquiète : et si Martial quittait un jour la montagne pour vivre sa vie d’artiste au plus haut niveau ?
Le jeune homme est sélectionné pour participer à un concours international de sculpture, à Venise. C’est alors un diabolique et inexplicable enchaînement de malheurs et d’obstacles qui pourraient entraîner son échec et sa perte. Mais pourquoi ? Le village, les proches de Martial, tout le monde redoutaient son succès et l’irrésistible appel de l’Art. Alors, que s’est-il réellement passé cette année-là, entre la montagne cévenole, si secrète, et Venise qui tendait les bras à Martial ? Qu’est devenue la merveilleuse Élise ? Bien des années plus tard, longtemps après ces inexplicables souffrances et ces questions restées sans réponses, un repas de famille et d’amis proches permettra-t-il à Martial de découvrir enfin la vérité ?
Ce roman nous fait voyager du cœur des Cévennes jusqu’à la lagune de Venise, de la vie des montagnards jusqu’au monde flamboyant et cruel de l’Art international. L’énigme de cette conspiration, dissimulée pendant des décennies comme un secret de famille, ne se dénouera qu’au tout dernier moment.
Martial découvrira-t-il la vérité sur les événements de l'année où il fut sélectionné pour participer à un concours international de sculpture ? Un roman familial à suspense qui ne vous révèlera la clé que dans ses dernières pages !
EXTRAIT
Un jour, abasourdi par ce qui lui tombe sur la tête, Martial découvre son infortune. Il est fermement prié par la famille de Nathalie de déguerpir au plus tôt et de remonter dans sa montagne. Mais ce jeune homme, si fort, si sûr de ses gestes et de son savoir-faire, est comme un enfant devant celle qu’il adore. Il est vaincu. Littéralement mis à la porte par ses beaux-parents et par l’impitoyable Nathalie, il ne reverra sa fille qu’un week-end sur deux et pendant la moitié des vacances scolaires. Un verdict sans appel, prononcé lors de la soi-disant conciliation par le magistrat, au palais de justice d’Alès. Martial n’a même pas vraiment saisi ce qui lui était reproché en dehors des mots cruels qui lui ont été vingt fois assénés : quel avenir pouvait-il vraiment promettre à sa femme et à sa fille, dès lors qu’il restait tellement attaché à son hameau, à sa mère, son frère, à son humble travail manuel et à sa pauvre clientèle ? Pouvait-il vraiment assurer à son épouse d’autres perspectives que celle d’être à jamais la femme d’un plombier-maçon-charpentier-électricien de la montagne, projetant son avenir entre châtaigniers et figuiers. C’est à cette époque-là que Martial entend pour la première fois, pour qualifier son existence si heureuse, à Campeirolles, l’expression « refuser de sortir du trou du cul du monde ».
La blessure pourrait fort bien ne jamais se refermer.
Au Recès, Mélie accueille Martial à bras ouverts à son retour là-haut, à Campeirolles. Tout le hameau se réjouit, et l’on évite avec soin de parler de sa déconvenue.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Professeur de chinois à Montpellier et diplômé de l’Université de Paris VII,
Thierry Daullé est un ancien élève de Langues O, passionné de littérature, de beaux-arts et de voyages.
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Thierry Daullé
Jamais tu ne verras Venise !
Roman
© Lys Bleu Éditions – Thierry Daullé
ISBN : 978-2-85113-625-1
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L. 122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayant cause, est illicite (article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivant du Code de la propriété intellectuelle.
« Car nulle part, comme à Venise
On ne sait déchirer les fleurs.
Nulle part, le cœur ne se brise
Comme, à Venise, la douleur. »
Jean Cocteau
La graphie utilisée pour transcrire le parler cévenol est celle qui a été indiquée à l’auteur par plusieurs habitants des montagnes du Gard. Les mots et expressions employés dans le texte sont regroupés et traduits en français dans le lexique situé en fin d’ouvrage, avec transcription en graphie de l’occitan référentiel.
Le Recès, hameau de Campeirolles, au cœur des Cévennes, fin septembre 2019.
— C’est bizarre, dit Martial Brouzet, le maître de maison, en levant son verre de Tornac rouge. Je ne sais pas pourquoi, mais peuchère, il y a quelque chose qui me rappelle ce qui s’était passé ici même, il y a tout juste quarante ans ! Allez, santé, à tous !
— Santé, Martial ! Tu avais quel âge, à ce moment-là ? lui demande Bernard Limousin, le plus proche voisin, l’ami d’enfance, qui n’est jamais à l’aise, ni avec les chiffres ni avec les âges.
— Calcule toi-même ! s’exclame Germain Brouzet, moqueur, avec un rire un peu forcé. Si mon petit frère fête aujourd’hui ses soixante-dix automnes…c’est facile, non ?
Germain toussote. En fait, il dissimule de son mieux son profond malaise, après avoir entendu les dernières paroles de son frère cadet, à cause du souvenir du passé qu’elles ont aussitôt évoqué.
— J’avais tout juste trente ans, coupe Martial, pris de pitié pour son gentil voisin, incapable de faire un calcul de dates. Tu vois, Bernard…cela ne date pas d’hier.
Les neuf convives rassemblés autour de la table, sur la terrasse du Recès, la vieille maison familiale des Brouzet, se regardent du coin de l’œil. Le bref instant de silence n’a fait que passer et il s’envole déjà.
Quand vient la fin du repas, lorsque l’on a refait le monde, tous ensemble, vient le moment où l’on se met facilement à raconter des souvenirs d’autrefois, ou à se moquer sans aigreur d’un des convives. Et cela ne dépasse jamais une aimable dérision, à peine un peu caricaturale.
En l’honneur du soixante-dixième anniversaire de son vieux mari à l’allure toujours robuste et élancée, Myrtille Brouzet a suspendu une guirlande lumineuse, du plus bel effet, tout autour de la terrasse. Les petites boules multicolores jettent une clarté joyeuse, festive, un peu diffuse, sur les hauts murs récemment repeints en blanc jusqu’à la génoise. Sur le visage de Martial et de ses invités se projettent des teintes de carnaval. L’escalier qui plonge vers la petite route contournant la maison s’enfonce dans l’obscurité.
Il ne reste plus aujourd’hui que quatre brebis dans la bergerie, et la fête sur la terrasse ne semble guère les perturber dans leur sommeil.
Le Recès, où vivent Martial et Myrtille Brouzet, a toujoursété une maison ouverte. À Campeirolles, les parents de Germain et Martial ont longtemps été les seuls à disposer du téléphone, et ils faisaient même office de cabine publique pour le petit village perché. Mélie Brouzet, la mère des deux garçons, ne perdait pas une miette des conversations, ce qui faisait de la bergère de Campeirolles la tour de contrôle du hameau. Elle savait tout sur tous. Mais n’en disait pas un mot à quiconque.
C’est un peu après neuf heures, au moment où le soleil s’est caché sur l’horizon, derrière le Mont Aigoual, que Myrtille a allumé la guirlande, suscitant des exclamations admiratives.
Autour de la table dressée sur la terrasse, se trouve Martial Brouzet, celui que tout le monde est venu fêter ce soir. Les épaules larges, le torse épais, la stature élancée et vigoureuse, le jeune septuagénaire a le cheveu dru, encore poivre et sel. N’était sa légère boiterie, on le prendrait encore pour un sportif. C’est un homme du dedans, un taiseux, qui répugne à laisser filtrer sentiments et émotions, mais il a toujours ce léger sourire aux lèvres, capable de cacher habilement ses forces, et ses faiblesses, et tous les contours de l’âme. À sa droite est assise Myrtille, sa femme, grande, potelée et toujours très avenante. À la gauche de Martial se tient Joëlle Lafont, une voisine, une proche, menue, vive et svelte, le visage lumineux et le regard clair, toujours demoiselle à quatre-vingt-sept ans. Elle court seule, tous les deux jours, les chemins de la montagne d’un pas alerte. Elle tient depuis toujours à vérifier de ses propres yeux que chacune des nombreuses maisons disséminées à l’écart du hameau a ses portes et ses fenêtres bien closes, et que rien d’inquiétant n’est à signaler. À côté de Myrtille est assis Germain, le frère de Martial, de deux ans son aîné, costaud et large d’épaules, le cheveu dru, poivre et sel, avec, à sa droite, son épouse Suzette, la bonté et la sérénité personnifiées. Face à Germain, à côté de Joëlle, se trouve Étienne Poirier, l’ingénieur en retraite, le musicien parisien, l’étranger, le seul de la tablée qui ne soit pas un pur raïòl de souche, mais plutôt un de ces très nombreux Cévenols d’adoption. Étienne, arrivé à Campeirolles il y a une bonne quarantaine d’années, pour y passer des vacances, est un veuf robuste, râblé et taiseux, qui doit avoir au moins quatre-vingt-cinq ans, mais qui garde une étonnante fraîcheur physique. Il serre ses longs cheveux blancs en une élégante queue de cheval argentée. À la gauche du Parisien se trouve Maguelone, la fille de Martial Brouzet, une jolie brune qui doit avoir passé la quarantaine, et qui est venue seule, de Marseille où elle réside. Au bout de la table, faisant face à Martial, sont assis côte à côte Bernard Limousin, petit gabarit nerveux et jovial, le crâne luisant, né au hameau, et sa femme Claudie, une provençale, blonde et élégante, toujours fort jolie, au tempérament chaleureux et ouvert. Ils étaient tous deux infirmiers à Marseille, et remontaient à Campeirolles, tous les week-ends libres et pour chacun de leurs congés, toujours trop maigres à leur goût. Dès le premier jour de leur retraite, il y a cinq ans, ils sont revenus s’installer définitivement au hameau, dans la maison des parents de Bernard qu’ils ont entièrement rénovée et modernisée, et à laquelle ils ont ajouté une piscine et un grand poulailler.
Myrtille Brouzet, de l’avis général, a enchanté la tablée avec son excellent menu. Elle a même demandé au chef cuisinier du restaurant de la vallée, où elle travaille depuis sa jeunesse, de préparer pour l’anniversaire de son époux un somptueux gâteau au chocolat noir, surmonté de sept grandes bougies, qui sera servi tout à l’heure, à la fin du dîner.
— Dis donc, c’est une merveille ton menu, dit simplement Martial, avec un petit coup d’œil pudique et reconnaissant vers sa femme. Maguelone et Suzette confirment d’un hochement de tête.
Myrtille proteste aussitôt.
— Ce n’est rien, répond-elle modestement. On m’a donné de bons conseils au restaurant. Mais c’est bientôt le moment du fromage…
C’est à ce moment-là, au cours d’un bref instant de silence, alors que tous les regards convergeaient vers Myrtille, toute fière, que Bernard Limousin a remis sur la table la remarque, lancée par Martial Brouzet, quelques instants plus tôt.
— Ho ! Martial, mon ami ! Tu nous disais tout à l’heure que quelque chose te rappelait ton anniversaire de trente ans, ce n’est pas le beau gâteau, avec ses sept bougies, qu’on a aperçu tout à l’heure dans la cuisine, tout de même ? Alors, c’est quoi ?
Étienne Poirier esquisse une grimace d’inquiétude. Joëlle Lafont tousse dans son poing fermé en baissant les yeux. Germain Brouzet, le frère aîné de Martial, baisse la tête en écrasant nerveusement sous le talon de sa chaussure sa cigarette, à peine entamée.
— Quarante ans ont passé, Nanard ! Tu n’as pas d’autres antiquités à réveiller ? grommelle Germain, les sourcils froncés.
— C’est vrai, Nanard, il a raison, Germain, ajoute doucement Martial, les paupières closes. À quoi bon ? Quarante ans, c’est si loin, tout ça. Et tout va si bien, maintenant…
Joëlle Lafont toussote une nouvelle fois, discrètement, pour s’éclaircir la gorge et elle intervient de sa voix éternellement claire et juvénile :
— Tout de même, nous y avions tous cru, à l’époque, rappelle-toi, Martial. Seulement pour savoir, puisque nous n’en avons jamais reparlé depuis, j’aurai juste une petite question : j’espère que tu n’as plus le moindre regret, aujourd’hui, n’est-ce pas ?
Martial Brouzet se renverse en arrière en s’appuyant au dossier de son fauteuil, les doigts croisés derrière la tête, il sourit, les yeux dans le vague.
— Tu vois Joëlle, depuis quarante ans, vous l’avez tous constaté, j’ai pris le parti de ne plus jamais reparler de ce moment de ma vie. Et puis, tout ça ne m’a pas tué, tout de même. Cela dit, puisque tu me poses la question franchement…Disons que…si dansla vie nous arrive une injustice bien visible, bien cruelle, et si, à la rigueur, on peut en comprendre les raisons et le sens, surtout lorsqu’elle est aussi criante, aussi manifeste, il se peut qu’elle nous paraisse totalement insupportable…Mais moi, de toute façon, je n’avais rien compris. Rien ! D’ailleurs, personne n’avait rien compris du tout. Même mon agent, ou plutôt mon parrain, Monsieur Sicard, et puis Monsieur Roman, mes galeristes, les journalistes, à l’époque, n’avaient rien compris. Qu’est-ce qui avait donc pu se produire pour en arriver là ? Et puis je suis revenu ici, en Cévennes, pour mener à nouveau ma vie à Campeirolles, simplement, comme mon père l’aurait rêvée. Alors, ma foi, avec le temps, tout est gentiment rentré dans l’ordre. J’ai tenu à tourner la page, Joëlle. Voilà tout !
Puis, après un moment de lourd et épais silence pendant lequel chacun entrouvre prudemment la porte de ses souvenirs, Martial reprend d’une voix calme :
— Non, ce que je voulais dire, c’est…plutôt autre chose…Non, vraiment, vous n’aviez pas remarqué ?
— Non ! dit Bernard Limousin, inquiet, en passant nerveusement la main sur son crâne chauve. C’est quoi ?
— Et bien, si je mets à part Myrtille, que je ne connaissais pas encore à l’époque, bien sûr ; et si je rajoute Marie-Claire, la femme d’Étienne, qui nous a quittés bien trop tôt…Ce jour-là, voyez-vous, nous étions également neuf à table. Tout comme ce soir. C’était une chaude journée de la fin du mois de septembre, tout à fait comme aujourd’hui. Et il y a quarante ans, vous étiez déjà tous présents, tous, réunis autour de cette table, exactement assis aux mêmes places. C’était justement pour fêter mon anniversaire. Et moi, ce soir-là, il y a quarante ans, je n’étais pas loin de penser que c’était vraiment la pire fête de toute ma vie, une horreur, un renoncement à tous mes plus beaux rêves. Cette soirée de mes trente ans, c’était comme une porte ouverte vers l’enfer. Mais depuis, voyez-vous, je n’en ai plus jamais reparlé à personne, même à Myrtille, lorsque j’ai fait sa connaissance, un bon moment après mon divorce. C’est bien rangé dans le coffre-fort de ma mémoire, tout ça. Comme quoi, avec le temps…
Ce n’est pas précisément un simple malaise passager qui s’est installé autour de cette tablée de l’amitié, tandis que, silencieuse, Myrtille, telle une automate, ramasse les assiettes, en essayant de deviner tout ce qui se cache derrière ces évocations, à mots couverts, d’un passé dont elle ignore tout et qui semble avoir été si douloureux pour son époux.
Les cigales se sont tues depuis longtemps et le doux grésillement du chant des grillons s’élève dans la nuit, tout autour de la grande maison isolée dans la montagne. Au loin, on aperçoit les lumières des maisons du hameau, serrées les unes contre les autres, dans le petit vallon de Campeirolles.
Un silence pesant s’est abattu sur la terrasse. Pour garder une contenance, Joëlle Lafont lève la tête et compte les étoiles de la Grande Ourse. Claudie et Bernard Limousin se regardent, au comble de l’embarras. Étienne Poirier ramasse sa serviette tombée sous la table, sur le sol cimenté de la terrasse. Maguelone, inquiète, fixe le visage de son père. Germain et Suzette ont la figure des mauvais jours. Chacun des convives est entré en lui-même et baisse maintenant la tête vers son assiette, observant intensément la nappe devant lui, en époussetant machinalement quelques miettes. Tous repensent à ce qui s’était passé, entre eux, il y a précisément quarante ans.
Campeirolles, années soixante.
Un panneau sur lequel on peut lire : « Campeirolles 7 kilomètres » signale le hameau perché aux automobilistes qui passent en bas, dans la vallée de l’Amous, sur la départementale 50 reliant Anduze à Alès.
C’est écrit, certes, mais, hormis les quarante habitants du hameau et le facteur, qui pourrait avoir l’idée saugrenue de grimper jusque sur les crêtes, là-haut, par cette petite route étroite, tortueuse, très pentue et si mal revêtue ?
Même le boucher ne veut plus y monter avec son « Estafette » réfrigérée. Pas plus que le boulanger et son « Tube » Citroën. Ce dernier a renoncé depuis plus d’un an à faire le long détour de cette montée à Campeirolles. Alors, on s’organise au mieux, comme de vrais montagnards solidaires, pour faire les courses en se les répartissant entre cinq des six propriétaires de voitures en état de rouler. Oui, cinq sur six, car un seul habitant de Campeirolles refuse de participer, à son tour, aux courses de ravitaillement pour le hameau. C’est Robert Puy-Ricard, un quinquagénaire misanthrope et éternellement bougon, qui tient une boutique d’antiquaire à Anduze. Il monte et descend à tombeau ouvert la petite route départementale très étroite et sans visibilité, au risque, un jour, de provoquer un accident mortel. Mais il est des hommes que rien ne pourra changer.
Campeirolles est un petit hameau de la montagne, dépendant de la commune de Saint-Julien-de-Peirigous, entre Anduze et Saint-Jean du Gard, un petit terroir perché dominant la vallée du Gardon, coincé au nord du département, tout contre la limite de la Lozère toute proche : un groupe de maisons serrées les unes contre les autres, le long d’une étroite ruelle empierrée, tortueuse et très pentue. Et puis, tout autour de ce cœur de hameau, des habitations isolées, de toutes dimensions, plantées ici et là depuis des siècles, à dessein, sur d’anciennes exploitations agricoles aujourd’hui presque toutes en friches et envahies de ronciers épais. La montagne est couverte de faïsses, ces terrasses étroites qui retiennent la terre, sur les pentes, et permettaient les cultures de céréales maigres et les plantations d’arbres, châtaigniers, mûriers, oliviers, figuiers, noisetiers, pommiers. Aujourd’hui, les murettes de ces faïsses sont toutes à demi-écroulées. Campeirolles, perché au milieu de son large hémicycle de montagne, est un enchantement pour la vue, depuis la route départementale. Les promeneurs, randonneurs, touristes, des motards et même quelques courageux cyclistes s’en donnent à cœur joie, une fois parvenus sur la crête, d’où l’on découvre, chaque fois plus émerveillé encore, le magnifique panorama s’ouvrant vers l’ouest, vers les chaînes se succédant, du vert vif au bleu tendre, jusqu’au Mont Aigoual qui domine l’horizon et veille, immuable et paisible, sur les montagnes cévenoles.
L’école élémentaire de Campeirolles a fermé ses portes lorsque Mademoiselle Péridier, la dernière institutrice encore en poste, a pris sa retraite, il y a dix ans. La maison d’école est fermée. La salle de classe unique, encombrée d’épaisses toiles d’araignées, est désormais silencieuse. Les persiennes sont closes et la petite cour, envahie de ronces, de menthe sauvage, de pissenlits et de chiendent, ne verra sans doute jamais plus courir un seul élève. De toute manière, les seuls enfants que l’on peut encore apercevoir au hameau sont les trois fils de Milou Brouzet. Il est donc tout à fait hors de question d’envisager le retour d’un maître d’école.
Là-haut, sur la crête, c’est le règne des quatre vents : le Mistral, la Tramontane, les deux bons vents ; et puis le Grec et le Marin, les porteurs de nuages et de pluie. Depuis toujours, presque toutes les maisons d’habitation de Campeirolles ont été construites, la façade orientée vers le sud-est. Comme si tourner ses fesses vers le Mistral et à la Tramontane, qui souffle de l’Aigoual, et adosser astucieusement les bâtisses à l’abri de la pente, un peu en contrebas de la ligne de crêtes, pouvait garantir les habitants contre les bourrasques parfois terribles des deux vents dominants.
Depuis toujours, dans ce hameau, il n’existe qu’une seule source. Sans jamais se tarir, l’eau sort de la montagne et s’écoule, claire et pure, jaillissant du rocher au bout d’un morceau de tuyau de terre cuite, dans la cour d’une des maisons du hameau. Jour après jour, un membre de chacune des familles s’acquittait de la corvée des brocs, des seaux ou des jerricans. Jusqu’au jour où la mairie a fait réaliser de gros travaux et fait raccorder chaque habitation à cette source communale, même celles qui sont éparses sur le flanc de la crête, à l’écart des maisons du hameau. C’est Jordi Lafont, le conseiller municipal de Campeirolles, lui-même propriétaire d’une grande maison isolée, la plus haute de la commune de Saint-Julien-de-Peirigous dont dépend le hameau, qui a, par son action déterminée auprès du conseil municipal, réussi le tour de force d’apporter, a gratis, l’eau de source au-dessus de la pierre d’évier de chacun des habitants de Campeirolles. Ses deux filles, Fanette et Joëlle, souriantes et dynamiques demoiselles, pieuses, vives, intelligentes, sportives et parfaitement éduquées, ont bien du mal à cacher leur fierté, chaque fois que l’on évoque devant elles l’exploit mémorable de leur père.
L’une des maisons isolées du hameau se dresse en contrebas de la départementale, située sept ou huit-cents mètres avant le panneau d’entrée du petit village et s’appelle le Recès. C’est là que vit la famille Brouzet. Milou Brouzet, le père, l’éleveur de porcs, bien que l’un des derniers arrivés là-haut, au hameau, est devenu l’une des figures incontournables de Campeirolles.
C’est un robuste montagnard, originaire de Saint-Roman-de-Tousque, sur la Corniche des Cévennes. Tout jeune, il s’était marié une première fois avec la fille d’un commerçant marseillais qui passait toutes ses vacances, en famille, du côté de Saint-Roman. Mais aussitôt après la naissance d’Élie, un petit garçon aux cheveux épais et déjà bouclés, la jeune femme avait disparu sans laisser d’adresse, et la famille des Marseillais n’avait plus jamais montré son nez en Cévennes. Milou, honteux, étouffé par la vergogne, avait quitté la Corniche. Il avait appris par courrier – selon ses propres paroles –qu’il avait été divorcé. Alors il était descendu bien loin, avec son fils, d’abord dans le Valborgne, puis jusque vers la vallée du Gardon de Saint-Jean, pour s’installer dans un petit mazé, à l’écart des chemins. Là, louant ses bras, il vivait de petits travaux. Il avait donc élevé comme il pouvait son pitchoun, avec l’aide de sa sœur, ouvrière à la filature de soie du pont de Salindre. Le garnement poussait comme du chiendent et apprenait la vie sans règles ni souci. Il détestait l’école de Corbés, qu’il retrouvait pourtant, presque chaque jour, après une longue marche matinale, le long du Gardon, son cartable sur le dos. Élie manquait souvent la classe, sans autre raison qu’un besoin farouche de liberté, l’envie d’aller à la chasse aux papillons et surtout une haine des récitations et des tables de multiplication. De toute façon, plus tard, il serait journalier, comme Milou, son père. Pas besoin de livres ni de cahiers. Juste du savoir-faire et de bonnes mains.
Lorsqu’Élie eut neuf ans, Milou lui annonça un jour qu’ils allaient changer de maison et monter habiter sur la montagne, à Campeirolles, au-dessus de Saint-Julien-de Peirigous, pour y élever des porcs et des brebis.
— Campeirolles ? C’est perdu, ça ! Pourquoi, papa ? On n’est pas bien, ici ? demanda l’enfant, boudeur.
— Si, bien sûr, répondit Milou Brouzet de sa douce voix, aiguë et rassurante, en passant sa main dans la tignasse ébouriffée de son drôle. On est bien, mais on sera mille fois mieux là-haut, tu verras. On habitera dans une vraie grande maison, il y aura enfin une sorte de maman, pour te faire à manger et préparer tes habits. Et puis…tu n’auras plus à aller à l’école. On fera classe à la maison !
C’est cet argument déterminant et décisif qui acheva de convaincre le petit Élie Brouzet. Alors, son père put épouser Mélie Delcamp, la fille unique d’un riche paysan, propriétaire foncier sur les hautes terres de la Gardonnenque. Le vieux Philémon Delcamp, tout récemment décédé, avait laissé à sa fille unique, Mélie, des dizaines d’hectares de montagne à exploiter.
Mais Mélie ne s’intéressait qu’à quatre choses dans sa vie. Se plonger quotidiennement dans la lecture, courir les sentiers à la recherche des plantes médicinales qu’elle connaissait parfaitement, élever et garder les brebis, et enfin écrire de la poésie, avec un incontestable talent. Étrange jeune fille solitaire et indépendante, dont le visage taillé à coup de poudé n’avait rien de gracieux, dont l’abondante chevelure blonde était toujours serrée dans un chignon austère et dont la voix grave commandait aux troupeaux avec une stupéfiante autorité.
Mélie Delcamp avait besoin d’un homme pour l’aider à entretenir et exploiter ses terres.
Le soir de la Fête des Chasseurs à Saint-Julien-de-Peirigous, un évènement qui, chaque année, à la Saint-Jean, rassemblait tout le canton, elle avait croisé le robuste et séduisant Milou Brouzet qui errait là, solitaire au milieu de la foule, son rejeton à la main. Et un peu plus tard, Milou lui avait demandé sa main. La jeune fille au visage ingrat et aux yeux pétillants d’intelligence était casée, même si ce colosse à la voix haut-perchée, courageux et travailleur, mais déjà divorcé et père d’un petit garçon, était sans doute bien loin d’être le meilleur parti. Mais le vieux Delcamp était mort, et c’était à Mélie seule d’en juger.
En moins de trois ans, dans la chambre du Recès, la grande maison blanche, à l’écart de Campeirolles, Mélie avait mis au monde deux beaux enfants. Deux garçons. Germain, le plus bavard et le plus curieux de tout, et puis Martial, le plus silencieux, mais de loin le plus habile et le plus ingénieux. Et très tôt, Élie transmit lui-même aux deux péquelets tous les secrets de la montagne, de la nature et de la vie. Comme un grand frère aîné protecteur.
Milou et Mélie Brouzet forment un couple uni et étroitement soudé. Ils sont presque les derniers agriculteurs de la commune. Elle s’occupe du troupeau et récolte les fourrages. Milou entretient les terres, prend soin du grand jardin potager et élève quatre porcs. Il élabore de délicieux fromages, avec soin et patience, à partir du lait de leurs brebis. C’est lui qui conduit le tracteur le long des faïsses, qui répare lui-même la camionnette de la maison, qui négocie avec les bouchers la vente de la viande des agneaux du troupeau de sa femme, qui vend la laine et qui organise tout le cérémonial, lorsque vient le moment de tuer le cochon. Car presque tout le hameau voudrait venir participer à ce rituel annuel, tout ce qui reste des traditions d’autrefois, d’où sortiront saucissons, jambon, épaule, échine, travers, lard, côtelettes, jarret, pieds, museau, boudins. Même les abats sont utilisés jusqu’au dernier, tant il est vrai qu’en Cévennes comme ailleurs, tout es boun di lou pourcatchoun !
Chaque après-midi, des heures durant, Mélie garde son imposant troupeau de brebis, à travers les faïsses de la montagne, tout autour du hameau de Campeirolles, lorsque sa tâche de maîtresse d’école est achevée. En effet, à la suite d’une dérogation, obtenue auprès de l’inspection de l’Éducation Nationale, avec l’aide du maire de Saint-Julien, Mélie Brouzet a reçu la visite de Monsieur Paire, Inspecteur primaire, qui lui a prodigué patiemment de nombreux conseils éclairés et lui a apporté une abondante documentation pédagogique. La maman est donc officiellement autorisée à faire elle–même la classe à ses deux enfants. Littérature et Géographie sont les passions de la maîtresse d’école en herbe, mais elle doit aussi suivre scrupuleusement le programme de calcul, d’histoire et de sciences naturelles, ce dont elle s’acquitte de son mieux. Comme la classe est à très petit effectif, quatre heures et demie de cours par jour suffisent amplement à assurer la progression des deux gamins, attentifs et disciplinés.
Et le reste du temps…tandis que maman et ses chiens mènent les troupeaux dans la montagne, les garçons font de la mécanique avec leur père, conduisent le vieux tracteur acheté, en ruine et en panne, à un ferrailleur près d’Alès, et entièrement restauré. Ils construisent un nouvel abri pour le bois de l’hiver, réparent les robinets qui fuient et les prises électriques défectueuses. Germain est vif, rapide et malin, mais il est de plus en plus ébloui, sans en concevoir la moindre jalousie, par l’invraisemblable habileté de son jeune frère Martial, dont la dextérité et l’intelligence manuelle lui permettent de bonifier en un clin d’œil tout ce qu’il touche.
Lorsque s’achève le temps de l’école élémentaire, la classe de Mélie se disperse. Depuis deux ans, elle garde, en plus des siens, des enfants de la DASS, des orphelins, des cassoss, comme ils s’appellent eux-mêmes avec une ironie cruelle et un peu désespérée. Une voiture conduite par une assistante sociale les monte chaque matin jusqu’à Campeirolles. Mélie fait la maîtresse d’école pour une demi-douzaine d’enfants. Quatre d’entre eux ont obtenu le Certificat d’Études Primaires. Quant à Germain et Martial Brouzet, ils ont continué au collège d’Anduze en réussissant, tant bien que mal à descendre chaque jour de leur montagne par n’importe quel moyen. Et les deux frères, l’un après l’autre, ont obtenu leur Brevet avec mention. Germain lit, se documente, ouvre son esprit vers mille formes d’informations. À la maison, il n’y a ni radio ni télévision mais, dans les familles du hameau, il ne manque pas de braves gens pour alimenter l’esprit curieux et avide de Germain à l’aide de journaux, de magazines, d’encyclopédies et de livres que l’adolescent dévore avec passion. Et pour les remercier, Germain rend de multiples services et il se taille une réputation de bon garçon sage, serviable et d’une intelligence étonnante. Le moment venu, il soigne les porcs, tond les brebis avec plus de dextérité encore que son père. Il parle de livres avec sa mère et rêve de devenir ingénieur des Mines. Outre l’histoire et la philosophie, la Terre et la géologie deviennent peu à peu une passion pour Germain, ce qui a le don de plonger Milou et Mélie Brouzet dans la plus grande perplexité.
De son côté, Martial, qui a lui aussi tiré le plus grand profit de ces études non conformistes et tellement enrichissantes, se consacre totalement aux tâches manuelles. Tout en continuant à aider chaque jour ses parents pour le soin des moutons et des porcs, il devient petit à petit expert en mécanique auto, électricité, plomberie, soudure, ferronnerie, menuiserie, charpente, maçonnerie. Le garçon s’est vite bâti une réputation de créativité insolente et modeste à la fois, d’excellence et de savoir-faire hors pair. Son papa, lui-même tellement habile de ses mains, est émerveillé par les multiples talents de son rejeton, considérant que dans la famille, l’élève a définitivement surpassé le maître.
Élie Brouzet, le demi-frère aîné, a quitté depuis un bon moment la maison, poursuivi par une réputation de vaurien. Il s’est marié à dix-neuf ans, à contrecœur, car il avait engroussa la fille de l’épicier-bazar-butane de la place de Saint-Julien-de Peirigous, dans la vallée du Gardon, le soir du bal de la Fête des Chasseurs. Partout rejeté, dans ce pays protestant bien-pensant, comme un jeune homme vivant sans moralité, il doit se contenter d’expédients. Il est revenu un jour, en se cachant, s’installer sur les hauteurs de Campeirolles, sur une terre, à l’écart. Apitoyée, Mélie a mis à la disposition de son beau-fils rebelle un coin de bois de châtaigniers où il a bâti à la hâte un minuscule cabanon rudimentaire, en planches, au toit de rondins recouvert d’une simple toile goudronnée. C’est là que le jeune homme abrite sa petite tribu, vite agrandie par la naissance de Tony, un garçonnet que tout le monde appellera bientôt l’enfant sauvage. Élie fauche les faïsses, débroussaille, coupe le bois et récolte coucoumelos et castagnos à la demande. Il vit là, misérablement, pendant un certain temps, avant de décider enfin de s’installer comme artisan à tout faire, en bas, dans une maison de la vallée de l’Amous. Un jour, il a disparu avec femme et enfant. Il avait trouvé mieux ailleurs.
À Campeirolles, les deux grands adolescents sont devenus les piliers de la maison Brouzet, d’autant que la santé du père cause à la famille et à tout le hameau de sérieuses inquiétudes. Le diabète s’est installé en intrus dans son corps, le glucose envahit le sang du colosse débonnaire à la voix haut-perchée. Milou, homme simple et proche de la nature, ne comprend pas qu’un montagnard solide et bon vivant comme lui puisse souffrir d’un mal qui frappe d’ordinaire les gens de la ville. Le médecin l’a prévenu : toute entorse à un régime alimentaire draconien, toute imprudence face à la surveillance de la proportion de sucre dans son sang peuvent lui être fatales.
Cependant, jour après jour, Mélie poursuit avec une merveilleuse constance son existence modeste de bergère, gardant sans relâche ses brebis et composant, assise dans l’herbe au pied d’un arbre, de délicieuses poésies aux alexandrins élégants et parfaitement rythmés, aussi bien dans son cher « patois » des Cévennes que dans un français parfaitement académique.
Campeirolles, 1975.
Dans le hameau, là-haut sur les crêtes, le temps s’est écoulé, avec la lenteur à la fois trompeuse et fugitive de ces nuages que le Mistral pousse vers la Mer. Bien des vieux ont passé, comme on dit pudiquement. En Cévennes, dans la montagne, depuis les Dragonnades, depuis la révocation de l’Édit de Nantes et les féroces guerres de religion qui ont éclaté à la fin du dix-septième siècle, des familles protestantes ont conservé le droit d’enterrer leur mort sur leurs propres terres, souvenir d’un temps où l’Église catholique possédait tous les cimetières de France et en interdisait l’accès aux protestants défunts. La terre de plus d’une de ces minuscules nécropoles familiales qui parsèment certaines faïsses de Campeirolles a accueilli les sobres cercueils des défunts, au cours de cérémonies pudiques et vibrantes de solidarité montagnarde, célébrées debout dans le vent, en cercle autour du pasteur. En ces occasions, il est de bon ton de se rendre tous, endimanchés, à l’ensevelissement d’un papé ou d’une mameto qui nous a quittés. Et ce sera à jamais un voisin ou une voisine de moins au village.
Alors, les maisons se vendent, à Campeirolles, même les ruines. On se demande comment ces nouveaux arrivants, ces acheteurs venus de Paris ou d’ailleurs, ont eu connaissance d’une bâtisse à vendre, au cœur de ce hameau perché sur sa crête, loin de tout. Bientôt, il n’y aura plus une maison inoccupée, et l’on apprend même que des demandes de permis de construire du neuf ont été déposées en mairie.
Le jeune Martial Brouzet ne manque pas d’ouvrage. C’est lui que l’on appelle, sur la foi du bouche-à-oreille, pour vérifier la conformité d’une installation électrique, pour installer une cabine de douche ou reconstruire un escalier de fond en comble, replacer sur un toit les tuiles romanes, bousculées par une trop forte bourrasque. La réputation du jeune homme est faite, et, sur les conseils de sa mère, agricultrice aussi modeste qu’expérimentée, Martial s’est même inscrit au répertoire des métiers. Au forfait.
Il y a déjà quelque temps, s’est produit là-haut un évènement aussi triste que spectaculaire. Après plusieurs alertes très inquiétantes, Milou Brouzet, le père de famille, a quitté Campeirolles par la voie des airs. C’était un peu comme dans la légende de l’Ascension de Jésus-Christ, a osé dire son voisin, le vieux Hyacinthe Limousin, un mécréant, assurément ! Mais cette fois-là, il n’y avait pas de quoi ironiser. En effet, l’hélicoptère venu en urgence du CHU de Montpellier s’était habilement posé sur le petit pré des Brouzet, entre les haies de noisetiers. Le bruit assourdissant des deux moteurs résonnait en écho dans l’immense hémicycle de la montagne. Deux hommes, sortis de l’appareil en courbant l’échine, ont couru vers le Recès où ils ont prestement sanglé Milou sur une civière, avant de l’enfourner en un tournemain dans l’hélico qui a aussitôt décollé en direction du sud. Victime d’un coma diabétique, un de plus, Milou, cette fois, n’est jamais plus revenu à Campeirolles.
Germain et Martial n’ont plus de père. Ils sont maintenant la force et l’avenir de Mélie. Elle est plus que jamais décidée à poursuivre son activité de bergère, sa passion et sa raison d’être. Et cela malgré toutes ces trigos, les tracasseries administratives de plus en plus envahissantes, les imprimés toujours plus nombreux à compléter, les taxes à payer, les interminables formulaires de demandes d’aides agricoles européennes à remplir, les nouvelles autorisations de l’hygiène, les complications grandissantes, tant pour vendre la laine que pour écouler la viande de ses bêtes, les prix d’achat exorbitants pour se procurer des agneaux, et malgré son lit vide et froid.
Les deux fils de Mélie sont devenus de beaux jeunes hommes, grands et bien faits, au visage régulier et au regard franc, à la voix à la fois chantante comme celle du père disparu, et un peu rauque comme celle de leur mère. Germain, le passionné de géologie, le jeune homme entreprenant et volontaire, a trouvé du travail sur la commune de Saint-Julien, dans la grotte de Lacaune, l’un des trésors naturels du canton de Saint-Jean-du-Gard. Il connaît cette grotte comme sa poche depuis toujours, dès l’époque où il n’était encore qu’un caganis. Germain, grâce à ses multiples capacités, son discours rassurant, son tempérament de leader naturel, son sang-froid et son absolue fiabilité, s’est rapidement taillé une réputation de meneur d’hommes, et ses nombreuses initiatives ont redonné du lustre à la grotte, ce fleuron du tourisme gardois. Les visiteurs sont de plus en plus nombreux et on doit bientôt réaménager l’entrée de la grotte, ouvrir au bulldozer un nouveau parking, créer une buvette et un magasin de souvenirs. Germain Brouzet, en quelques années, deviendra même rapidement le directeur de la grotte de Lacaune. Et le plus beau de l’aventure est que l’entrée de cet aven au lac d’un bleu turquoise et à la riche histoire, mêlant les énigmes géologiques et les guerres de religion, se trouve à moins de dix minutes en voiture de la maison de sa mère. Mélie. Germain et Martial restent plus unis que jamais et les deux frères, le dimanche, commencent à remettre en état, petit à petit, la vieille maison à deux étages du Recès, dont les toits prennent l’eau et dont seules, trois pièces à vivre sont réellement habitables. Les Brouzet n’ont jamais eu d’argent devant eux.
— Du coup, pas étonnant qu’on n’en ait jamais pu en mettre de côté, explique Martial, mais maintenant, cela commence tout doucement à rentrer. Et même si maman ne gagne pas un sou avec son troupeau de brebis, au moins, elle est heureuse de pouvoir encore garder, et écrire ses jolies poésies…
À la fête votive de Garbiérargues, un petit bourg situé au bord du cours de l’Amous, en bas, dans la vallée, Martial, costaud et séduisant jeune homme à la tête bien faite et aux multiples talents, fait la connaissance d’une jeune beauté, Nathalie, fille d’une famille aisée. Il en tombe follement amoureux. Ce soir-là, les deux tourtereaux se plaisent rapidement et font équipe au concours de boule. On ne les séparera plus. Contre l’avis de Mélie, qui recommande à son fils d’attendre un peu et d’observer avant de se décider pour la vie, Martial demande bientôt la belle en mariage et il va même descendre de la montagne pour venir habiter une grande chambre, dans la maison de ses beaux-parents. Leur fenêtre donne sur la route montant vers Campeirolles. Qui pourrait douter de la bonne fortune du jeune Cévenol ? Pour couronner tout ce bonheur, moins d’un an plus tard, vient au monde une adorable poupée prénommée Maguelone. Martial est rempli de joie et bientôt, la ravissante fillette accompagnera son papa sur ses chantiers, montrant une curiosité et une vivacité d’esprit étonnantes.
Mais Nathalie n’était peut-être pas taillée dans le bois dont on fait les épouses fidèles et les mères parfaites. La jeune maman s’ennuie dans cette vallée. Car tout ce qui brille l’attire. La jeune madame Brouzet veut voir du monde et elle reproche bientôt à Martial leur vie casanière et sans avenir. Poussée par ses parents, la jeune femme s’inscrit alors dans une société de tir à l’arc. Un sport que la famille juge éminemment élégant et élitiste. Alors, guidée par son entraîneur de club, son nouveau maître à penser et bientôt son meilleur ami, elle devient vite une championne locale, puis régionale, avant de connaître ses premiers succès nationaux. Nathalie est exaltée par sa réussite sportive, elle va s’enivrer d’une irrésistible passion physique pour son coach, qui exerce sur elle une emprise totale.
Un jour, abasourdi par ce qui lui tombe sur la tête, Martial découvre son infortune. Il est fermement prié par la famille de Nathalie de déguerpir au plus tôt et de remonter dans sa montagne. Mais ce jeune homme, si fort, si sûr de ses gestes et de son savoir-faire, est comme un enfant devant celle qu’il adore. Il est vaincu. Littéralement mis à la porte par ses beaux-parents et par l’impitoyable Nathalie, il ne reverra sa fille qu’un week-end sur deux et pendant la moitié des vacances scolaires. Un verdict sans appel, prononcé lors de la soi-disant conciliation par le magistrat, au palais de justice d’Alès. Martial n’a même pas vraiment saisi ce qui lui était reproché en dehors des mots cruels qui lui ont été vingt fois assénés : quel avenir pouvait-il vraiment promettre à sa femme et à sa fille, dès lors qu’il restait tellement attaché à son hameau, à sa mère, son frère, à son humble travail manuel et à sa pauvre clientèle ? Pouvait-il vraiment assurer à son épouse d’autres perspectives que celle d’être à jamais la femme d’un plombier-maçon-charpentier-électricien de la montagne, projetant son avenir entre châtaigniers et figuiers. C’est à cette époque-là que Martial entend pour la première fois, pour qualifier son existence si heureuse, à Campeirolles, l’expression « refuser de sortir du trou du cul du monde ».
La blessure pourrait fort bien ne jamais se refermer.
Au Recès, Mélie accueille Martial à bras ouverts à son retour là-haut, à Campeirolles. Tout le hameau se réjouit, et l’on évite avec soin de parler de sa déconvenue.
Germain, le frère aîné, qui s’est marié à Alès avec Suzette, une jeune femme solide et totalement dévouée, ne connaît qu’une peine, mais elle est de taille. Le couple ne réussit pas à avoir un enfant. Et les choses en resteront là. Germain et sa femme se font construire une maison neuve sur un terrain légué par Mélie, de l’autre côté du hameau, sur le côté Est de la vallée. La douloureuse paternité de Martial, maintenant séparé de sa fillette, vient parfois nourrir les conversations et même atténuer certains des regrets de Germain.
Martial essaie en vain d’effacer de sa mémoire le beau visage de Nathalie. Il commence à boire de la bière, puis prend goût à l’apéritif, à toute heure. Le Martini a sa préférence. Plus que jamais, il se noie dans le travail, dix heures par jour. L’argent rentre et, grâce aux week-ends consacrés aux travaux de ravalement, d’aménagements et de restauration, le Recès s’améliore de semaine en semaine. La maison de famille pourrait bien redevenir bientôt l’une des plus belles bâtisses du hameau. Elle est aussi devenue la vitrine du savoir-faire des frères Brouzet. Le Recès n’a plus grand-chose de commun avec la trop vaste et haute masure assez délabrée, au crépi écaillé, où vivaient naguère Milou le porcher avec les siens. Martial peut facilement montrer sur place à ses clients ce qu’il est en mesure de réaliser pour eux, selon les différents corps de métier. Son habileté et ses talents font dire à toute cette communauté montagnarde que Campeirolles ne pourrait plus se passer de son sauveur permanent. Avec lui, aucune panne d’aucune sorte, aucun ennui technique, aucun problème matériel ne restera sans solution. Il suffit d’appeler Martial Brouzet et, en un clin d’œil, la voiture redémarre, même au plus fort du gel de l’hiver ; la chaudière aura très vite son nouveau vase d’expansion ; le nid de frelons disparaîtra en très peu de temps du grenier ; le vieux mûrier qui menaçait de s’écrouler et d’abîmer le mur de clôture sera transformé en bûches pour la cheminée ; la toiture de cette bâtisse de trois étages donnant à pic sur la vallée, ravagée par les termites, sera entièrement refaite en dix jours, même à plus de douze mètres de haut ; ces faïsses couvertes de ronces enchevêtrées et impénétrables seront débroussaillées et tondues en une demi-journée ; la canalisation, déterrée et crevée par les défenses des sangliers assoiffés, sera réparée et à nouveau enterrée, au fond d’une tranchée soigneusement maçonnée ; ce chemin d’accès, très en pente, raviné par les pluies et aux trois-quarts effondré, sera à nouveau remblayé, empierré, pourvu d’une solide bordure et recouvert de graviers du plus bel effet ; le portail de fer qui ne fermait plus pivote à présent sur ses gonds et la clé tourne délicieusement dans la serrure, bien huilée. Martial est devenu un héros technologique, une sorte de célébrité locale du travail manuel, et tous les habitants de Campeirolles et des environs le qualifient maintenant d’artiste aux doigts d’or.
Mais tous ces admirateurs ne sont ni dans la tête ni dans le cœur de Martial. Ayant sans cesse, devant ses yeux fermés, l’image de la belle Nathalie, le jeune homme souffre le martyre, et le bonheur de travailler avec habileté et efficience a fait place à un déchaînement de douleurs qui le submergent par vagues. La vacuité naturelle de son esprit, celle que lui laisse, de plus en plus souvent, la grande maîtrise du travail de ses mains, laisse une large place à un torrent de honte, de souvenirs cruels et de manques impossibles à combler. Pour survivre, jour après jour, Martial boit. Bien trop. Sa souffrance est indicible.
— Pourquoi ? Pourquoi ? se prend à hurler Martial, lorsqu’il est seul, la tête en feu, le ventre mordu par la douleur et la haine.
Le jeune artisan a même songé à aller jusqu’à Nîmes et à supprimer de ses propres mains l’entraîneur de la Société de Tir à l’arc, cet homme qui a tant influencé et orienté tous les jugements de sa femme infidèle, qui a réussi à modifier et à transformer jusqu’au moindre des points de vue que Nathalie avait sur l’existence.
Et puis le jeune homme a très vite trouvé cette idée stupide.
Il a alors imaginé de mettre fin à ses jours, pour éliminer définitivement cette souffrance intolérable. Mais il y a sa fille, Maguelone, et aussi sa mère, Mélie Brouzet. Alors Martial souffre. Il s’abandonne de plus en plus souvent à tenter d’oublier son chagrin dans un verre de Martini rouge. Séduit par l’élégance de ce cocktail italien, par le subtil mélange de gin, de vermouth et d’herbes amères, le jeune Cévenol ne boit jamais jusqu’à s’enivrer. Mais le Martini coule de plus en plus souvent dans ses veines, comme un chaleureux apaisement, un exquis et amical bien-être, comme une île sereine au milieu d’un océan de douleurs. Recherchant sans cesse ce doux pansement de l’âme, Martial achète ses bouteilles en cachette, tantôt à Alès ou à Anduze, tantôt à Saint-Jean-du-Gard. Puis il les dissimule dans la maison, dans le placard à balais, sous la trappe de bois disjointe de l’escalier descendant vers la vieille citerne désaffectée, dans la bergerie, sous le fourrage des brebis. Il boit en solitaire, lorsque la honte et la peine le submergent, comme on s’administre un antalgique, simplement pour cesser un instant d’avoir trop mal.
Mais comment imaginer que Mélie Brouzet ne puisse pas remarquer les changements qui s’opèrent sur le visage de son fils, dans ses yeux, dans sa façon de parler et de lui répondre, de garder le silence. Mélie constate les longues absences inexpliquées et elle commence à prendre peur.
Guidée par son instinct de louve protectrice, Mélie fouille la maison et les dépendances, sans savoir ce qu’elle recherche. Et elle découvre un jour, consternée, trois bouteilles neuves de Martini Rosso, sous la pile de serpillières du placard à balais.
— Boudiou ! s’exclame-t-elle en plaquant ses deux mains sur son front. Ça, c’est un malheur. Il faut que j’en parle à Germain…
Campeirolles, fin de l’été 1976.
Un mercredi après-midi du mois de septembre, Martial rentre à pied de chez Paul et Lydie Pomarède, après avoir réparé la fermeture de la porte de leur garage. Il remonte vers chez lui, sa lourde boîte à outils à la main. Comme sur un coup de tête, il oblique soudain à travers les faïsses et les bouscas, au lieu de suivre naturellement le chemin du hameau et la départementale, comme il l’avait fait à l’aller. Pour gagner un peu plus de temps, il coupe encore vers sa gauche, par un raccourci connu de lui seul, le long d’un ancien mur bornant les propriétés des Pomarède et des Maisière, sous les basses branches de vieux châtaigniers touffus. Il y a là un passage un peu délicat. Il faut se baisser. Les pierres sont branlantes. Le vieux mur fait de gros blocs de rochers disjoints, qui domine un profond vala