Crime de guerre - Thierry Daullé - E-Book

Crime de guerre E-Book

Thierry Daullé

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Beschreibung

Le 30 janvier 1945, en pleine nuit, un sous-marin soviétique coule le paquebot Wilhelm Gustloff en Mer Baltique, provoquant la mort de plus de 9000 réfugiés allemands qui fuyaient l’avancée de l’Armée Rouge. C’est la catastrophe la plus meurtrière de l’Histoire de la Marine. Pourtant personne, ni du côté soviétique ni du côté allemand, ne semble vouloir en parler. Parmi les quelques rescapés, nous suivons la destinée de Mitzi Vogelsang, dans l’Allemagne de l’Est des années 1950-1960. Belle, brillante étudiante, athlète surdouée, la fille adoptive du capitaine Dietz, à la personnalité trop vite forgée par le malheur, veut à toute force partir à la recherche des traces de sa famille décimée par la guerre, et retrouver le souvenir de la Prusse, sa Prusse, sa patrie anéantie et effacée de la carte du monde par les accords entre Soviétiques et Alliés, au moment de l’Armistice. Son vrai miroir est un fidèle ami d’enfance, avec lequel elle suit, animée par ses passions, la route souvent surprenante de sa jeune vie. Ses objectifs : revoir la maison de ses parents, à Koenigsberg, l’ancienne capitale prussienne disparue, devenue Kaliningrad en 1945, sous la domination soviétique. Elle veut aussi retrouver la trace du commandant du sous-marin qui a coulé le Wilhelm Gustloff. Ce roman fait revivre une époque dont il ne nous reste plus guère que l’épisode de la chute du Mur de Berlin. Mitzi, personnage si attachant au charme déroutant, veut absolument découvrir qui est le responsable des abominables malheurs qu’elle a victorieusement, mais si douloureusement traversés depuis les derniers mois de la guerre. Sa quête de la vérité commence…

À PROPOS DE L'AUTEUR

Professeur de chinois à Montpellier et diplômé de l’Université de Paris VII, Thierry Daullé est un ancien élève de Langues O, passionné de littérature, de beaux-arts et de voyages.

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Thierry Daullé

Crime de guerre

Roman

© Lys Bleu Éditions – Thierry Daullé

ISBN : 979-10-377-0744-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Du même auteur

Le Chameau qui boitait, 2005

Les trois Sceaux de l’Année du Singe, 2015

Trois Singes pour un Dragon, 2017

Le Voyage en Occident d’un Singe d’Orient, 2018

Jamais tu ne verras Venise !, 2019 (éditions Le Lys Bleu)

Une bicyclette pour Lhassa, 2019 (éditions Le Lys Bleu)

À tous ces valeureux « artisans » du monde entier,

connus ou non, qui œuvrent inlassablement,

jusqu’au désespoir, pour la Paix entre les Hommes.

Avant-propos

C’est peu dire que l’histoire terrible évoquée dans ce roman historique, absolument authentique, peut être la source de polémiques.

La plus grande catastrophe navale de tous les temps, toujours étrangement dissimulée avec le plus grand soin derrière l’écran prestigieux du naufrage accidentel du Titanic, reste encore aujourd’hui un drame plus ou moins subreptice. Un évènement en tous cas à peu près ignoré du grand public, dans le monde entier.

La nationalité des victimes, près de dix-mille Allemands, dont plusieurs milliers d’enfants, morts étouffés dans le naufrage ou noyés ensuite dans une mer glacée, et aussi les circonstances de ce naufrage survenu dans les derniers mois de l’existence du Troisième Reich, viennent tout naturellement, en contrepoint, nous placer face à la mémoire du commandant du sous-marin soviétique, auteur du torpillage meurtrier.

Les quelques centaines de survivants ont témoigné. Nous savons.

Faut-il pleurer sur le sort des milliers de noyés, surpris en pleine nuit alors qu’ils fuyaient vers l’ouest sur le grand navire, pour échapper à la débâcle de leur pays vaincu et au recul de la Wehrmacht nazie, face à la poussée irrésistible et triomphale de l’Armée Rouge, à l’est de l’Europe ?

Faut-il, a contrario, glorifier le commandant soviétique, traité en héros de l’URSS après la fin du conflit, sans qu’il n’eût jamais eu, pendant toute la guerre, à engager avec son sous-marin le moindre combat contre un seul navire de guerre ennemi ?

Que les victimes aient été des ressortissants de l’empire nazi en décomposition, et que leur bourreau fût officier de la Marine Drapeau Rouge de l’URSS, victorieuse en 1945 de son ancien allié du Pacte germano-soviétique, ne va sans doute pas nous intéresser longtemps, lorsque nous aurons mesuré la cruelle dimension humaine de cette indéniable catastrophe, d’une gravité jamais égalée.

Il s’agissait, pour la quasi-totalité des victimes, de civils, d’hommes, de femmes et surtout d’enfants, des réfugiés en déroute. C’est leur histoire tragique, à l’écart de tout parti pris et bien loin de toute idéologie, que je souhaite conter, à travers celle de Mitzi Vogelsang, la survivante.

T. D.

Chapitre 1

Mitzi Vogelsang

Un dimanche de juin 1962, à Rostock, Allemagne de l’Est.

Sur la place du Neuer Markt, baignée par le chaud soleil de ce début d’été, la foule est clairsemée et l’ambiance est presque feutrée. Six garçons d’une vingtaine d’années, désœuvrés, sont assis, ou vautrés sur les bancs de bois. Ils font partie de la joyeuse bande du Jugendclub de la FDJ1. Ils suivent des yeux, comme fascinés, la démarche de cette jeune femme blonde aux cheveux ondulés qui vient vers eux à longues enjambées, indifférente à tout ce qui l’entoure. Elle porte un léger tricot à manches courtes et une jupe souple qui laisse à peine voir ses genoux. Elle tient dans sa main droite un grand panier d’osier. Elle marche sur le trottoir de gauche, regardant droit devant elle, ni hautaine ni maniérée. Elle est sûre d’elle et rien ne semble pouvoir l’effrayer ni même l’inquiéter.

— Vous avez vu ces jambes, si longues et si belles, dit Werner, le plus grand des jeunes gens, en aspirant une longue bouffée de sa cigarette. On dirait une athlète de notre équipe de RDA, non ?
— Moi, répond Hans le petit rouquin aux yeux vifs et à l’accent traînant de la campagne du Mecklembourg2, je vois, ou plutôt je devine, ce qu’elle essaie de cacher, ce qui remue à chaque pas, devant elle, sous son chemisier : deux beaux trésors !
— J’adore ses cheveux, c’est un soleil ! commente précieusement Berthold, toujours timide et gauche. Il chuchote derrière sa main posée devant ses lèvres.
— Hallo ! Comment t’appelles-tu, beauté, ose crier Günter, le plus audacieux de cette demi-douzaine d’admirateurs visiblement éblouis par la demoiselle qui est maintenant à portée de voix.
— Je m’appelle Mitzi, les garçons, répond-elle poliment en passant, sans tourner la tête vers le groupe. Salut ! Et, vous voyez, ajoute-t-elle aussitôt, tellement sûre d’elle, je n’ai pas besoin de vous. Ni de vous connaître. Laissez-moi tranquille, compris ?

Werner, qui peut avoir une vingtaine d’années, fait mine d’être vexé et de se lever d’un bond du banc sur lequel il est vautré. Mais le regard glacial de Mitzi le cloue sur place et il se rassied, penaud. Le jeune homme, pour se donner une contenance, allume nerveusement une nouvelle Karo avec le mégot de celle qu’il finit de fumer. La jeune Allemande, les yeux fixés droit devant elle, poursuit son chemin, indifférente. Elle n’a pas manifesté le moindre intérêt pour ces jeunes désœuvrés du dimanche, et, à chacun de ses pas, elle s’éloigne de ce faisceau de regards masculins qu’elle sent fixés avec insistance sur le bas de son dos. Sa démarche est souple et féline, aérienne, involontairement sensuelle. Elle paraît sincèrement ignorer tout ce qui émane d’elle de féminité et de magnétisme. Bien malgré elle. Les yeux de ces garçons qu’elle sent accrochés à ses fesses, c’est tout ce qui lui fait horreur, c’est tellement contraire à tout ce à quoi elle croit dans l’existence.

— Arrête, Werner, tu n’es qu’un obsédé ! Et tourne la tête, cesse de regarder ses jambes, sous sa jupe, gronde Markus, le jeune homme si sérieux à la fine moustache noire, jusque-là resté assis, en retrait, silencieux, la tête baissée derrière sa mèche de cheveux bruns. Il semble plus âgé et plus posé que ses cinq compagnons.

Le grand Werner éclate de rire, il fait un geste évocateur et vulgaire, de ses deux mains ouvertes, devant lui. Sa cigarette pincée au coin de sa lèvre moqueuse, il souffle avec nervosité la fumée bleutée et chuchote :

— Non, mais regardez-moi ça, vous avez vu ce…. ce… Cela doit valoir le coup de passer un moment en… tête à tête avec cette beauté. Non, les amis ?
— Gut ! Mir reicht’s langsam !3Ça va comme ça, les gars, dit soudain Markus de sa voix métallique qui impose aussitôt le silence et respect. C’est bon, Werner. Laissez-la tranquille et puis arrêtez de rêver. Vous pouvez toujours courir. Cette femme-là, c’est sens interdit dans tous les sens, compris ?

Les cinq camarades de Markus, ce jeune homme grave qui semble être l’aîné et le sage du groupe, font aussitôt cercle autour du banc sur lequel il se tient assis, l’air grave, penché en avant, les coudes posés sur ses genoux. Très vite les questions fusent :

— Pourquoi dis-tu ça, Markus, tu la connais, cette beauté ? demande Werner, décidément très insistant.
— Écoute, Werni, ce n’est pas parce que je la connaîtrais que je te demande de cesser de dégoiser des stupidités. Tu arrêtes ! C’est bon. Sois correct avec les femmes. Voilà tout. C’est clair ? Bien compris ?
— Donc, intervient Hans avec son bon sourire franc et naïf, tu la connais, Markus ? Tu la connais… bien ? Raconte ! Depuis quand ?
— Ça y est ? Vous êtes calmés, les gars ? demande brusquement Markus, glacial, en regardant tous ses jeunes amis un par un. Bon. Oui, c’est vrai, je la connais. Je comprends l’effet qu’elle vous a fait en passant sur la place. C’est comme ça, autour d’elle, depuis toujours. Et si vous l’entendiez parler… Oui, je la connais, Hansi, je la connais bien, je pense. Mais il ne s’est jamais rien passé entre nous. C’est une bonne camarade. Très bonne. Une amie. C’est tout. Elle n’a même pas vu que j’étais parmi vous, heureusement. Parce que là, j’ai honte de vous.

Les cinq compagnons de Markus se sont rapprochés de lui, car il parle d’une voix grave, sur le ton de la confidence très privée. Et l’on sait ce que cela signifie, en République Démocratique Allemande, la confiance, la confidence, les secrets. Markus poursuit de sa voix profonde et métallique :

— … Et cette amitié date de notre enfance. Comme vous le savez tous, mon père appartenait à la 6ème Brigade Frontalière, avant d’être retraité de la Marine. Il était très ami avec le capitaine Dietz, le père de Mitzi, qui était fonctionnaire à la Compagnie Navale de Propagande. Ils avaient servi comme officiers, ensemble, à la fin de la guerre. Nos familles se fréquentaient. Mitzi et moi, tout petits, nous avons débuté ensemble dans les jeunes pionniers. Nous avons reçu notre tout premier foulard bleu ensemble, le même jour, dès la première année d’école, au quartier du port militaire, avec les enfants du personnel de la Volksmarine. Nous sommes entrés ensemble à la FDJ)…
— Vous êtes donc du même âge ? demande doucement Berthold.
— C’est vrai, elle paraît très jeune, Mitzi, mais elle a tout de même 23 ans. C’est bien trop âgé pour vous cinq, les jeunes, n’est-ce pas ? Alors, Werner et Günter, arrêtez de rêver ! Redevenez sérieux une bonne fois pour toutes, d’accord ?

Hans, le rouquin à l’accent campagnard, baisse le nez comme s’il était pris en faute, mais il ne peut s’empêcher de demander :

— Markus, dis-nous tout de même ce qu’elle a de si spécial, cette Mitzi, s’il te plaît.

Marcus joint les mains entre ses genoux. Il relève la tête et dit en détachant bien chaque syllabe :

— Elle a tout de spécial, Mitzi, tout. Son lieu de naissance, sa famille, sa vie, son expérience de la guerre, ses souffrances, son destin, son esprit, son âme, ses capacités, ses goûts…
— Tu en as trop dit, coupe Berthold. Continue à nous raconter. D’où vient-elle ? Qu’y a-t-il de si mystérieux en ce qui la concerne ?

Werner et Günter, tout à l’heure si audacieux, paraissent à présent tout penauds, comme douchés par les dernières phrases de Markus. Ils semblent même particulièrement émus.

— Markus, commence doucement Günter, je suis désolé si j’ai manqué de respect à ton amie d’enfance. Je ne pouvais pas savoir…
— Non, c’est déjà oublié, Günter. Tu dois seulement apprendre à te maîtriser un peu… Vous savez, les garçons, j’étais soudain en train de repenser à toutes ces confidences terribles que Mitzi m’a faites, très tôt, lorsque nous étions encore petits. C’est vrai, jusqu’à maintenant j’avais gardé ces secrets pour moi. Mais quand je vous aurai tout dit, vous serez comme moi, remplis d’un immense respect pour cette jeune femme exceptionnelle.
— Et pourquoi, t’a-t-elle fait des confidences, à toi, particulièrement ? demande Hans.
— Elle était très renfermée, explique Markus gravement, mais c’est peut-être parce que, grâce à l’amitié de nos deux pères, elle avait un tout petit peu plus confiance en moi. Elle était si petite. Et déjà si mûre. Son cœur était tellement lourd. Elle avait besoin de partager ses peines. Et dire que nous avions à peine sept ans à cette époque-là.
— Peux-tu nous en dire plus, Markus ? demande Hans, à voix basse. Jamais tu ne nous avais parlé de tout cela !

Malgré eux, les cinq jeunes hommes, tous à peine âgés d’une vingtaine d’années, trop jeunes pour avoir gardé aucun souvenir marquant de la guerre, sont absolument fascinés par cette évocation à mots couverts d’un passé de souffrances qu’aurait vécues la si belle et si mystérieuse Mitzi. Ils veulent tous en savoir plus et ils se rapprochent encore de Markus, se serrant en demi-cercle autour de lui.

— C’est une vraie Prussienne, commence-t-il, de Prusse orientale. Elle vient d’une très bonne famille protestante. Son père était médecin. Elle est née 1939, à Kaliningrad4. Vous voyez déjà le problème ! Lorsque l’Armée Rouge, irrésistible, victorieuse, sans pitié, balayant tout, sur son passage a pris la ville…
— Tu dis sans pitié, Markus, coupe Werner. Mais il fallait voir ce que les Nazis et la Wehrmacht avaient fait subir aux populations russes, pendant des années, avec une cruauté sans pareille. Nous le savons tous…
— Rien à redire à ça, Werner, répond Markus, bien entendu.

Mais les populations, le plus souvent totalement innocentes, ont été balayées par cette fin de guerre, triomphante pour les Soviétiques. Les Nazis avaient monté l’opération « Hannibal », destinée à évacuer le maximum des leurs, membres du parti, de l’administration, et aussi le maximum de militaires à réutiliser plus à l’Ouest. À la fin, des civils avaient aussi pu se lancer dans cet exode, mais c’était à leurs risques et périls, pour fuir les combats meurtriers. Les Vogelsang, la famille de Mitzi, sa petite sœur Liselotte, ses parents et son grand-père, qui était pasteur luthérien, ont été obligés de fuir ensemble la ville, tous les cinq, tout d’abord en voiture, avec ce qu’ils avaient pu garder de leurs affaires personnelles. Tout le monde fuyait. C’était la panique, la débâcle, la débandade, l’exode.

— Et vers où fuyaient-ils, demande Berthold, dont les parents avaient eux-mêmes subi le terrible bombardement de Dresde avant de venir s’installer dans le nord, au bord de la Mer Baltique en 1946. Il se sent marqué par cet épisode survenu avant sa naissance.
— Ils fuyaient tous vers l’ouest, répond froidement Markus, ils étaient repoussés par l’Armée Rouge. Leur seul espoir était de pouvoir rejoindre le port de Gotenhafen5, c’est-à-dire Gdydia, dans la Pologne actuelle.
— Pourquoi Gdynia, Markus ? demande Hans à présent tout à fait passionné par ce récit. C’est vrai qu’entre nos parents et nous, nous ne disons pas un mot de ces évènements. Et nos professeurs ne nous en parlent jamais clairement. Entre camarades de la FDJ, nous évitons de parler de la victoire écrasante de l’Armée Rouge en 1945.
— La Freie Deutsche Jugend n’a pas été créée pour que nous risquions de fâcher le Parti ni nos amis soviétiques, au contraire, dit Markus doctement. Mais la réalité est là, poursuit-il. Les Nazis s’étaient comportés d’une façon cruelle, inhumaine, absolument abominable, à l’égard des populations russes, c’est clair. Et la réponse a été aussi terrible, à partir du moment où le sort de la guerre s’est retourné en faveur de l’Armée Rouge… Bref, je vous racontais que la famille de Mitzi Vogelsang est en train de fuir Königsberg, vers l’ouest, le long de la côte de la Baltique, sur les routes glacées, en plein mois de janvier. Ils sont des dizaines, des centaines de milliers de réfugiés en déroute. La neige et le gel freinent leur progression.
— Tu ne nous as pas encore dit ce qu’ils espéraient trouver à Gdynia, dit Jürgen, le seul à ne pas avoir encore pris la parole jusque-là.
— Tu as raison, Jürgen, répond doucement Markus d’une voix caverneuse. Et pourtant cela va avoir une importance capitale. Tous ces malheureux, errants en désordre sur ces routes gelées, par moins douze ou moins quinze degrés, avançant lourdement chargés du peu qu’il leur restait, en désordre, n’espérant plus qu’une seule chose pour survivre…
— Ah, mais arrête tes mystères, Markus ! s’impatiente Werner. C’était quoi ? Dis-le !
— Psht ! Werner, dit Markus, tellement sûr de son effet, laisse-moi donc vous raconter. De votre vie, vous n’oublierez jamais cette histoire, soyez-en persuadés. Mais chaque chose en son temps. Pour l’instant, les réfugiés, les fuyards, les malheureux qui errent sur les deux cents kilomètres – oui, Hansi, deux cents kilomètres – de routes gelées, qui s’étirent entre Königsberg et Gdynia, sont oppressés par une nouvelle menace : une menace venue du ciel. Les MIG de l’aviation soviétique avaient reçu l’ordre de mitrailler les colonnes de réfugiés fuyant vers l’ouest.
— Ils ne l’ont pas fait. Pas des réfugiés sans défense, tout de même, dit Berthold. Pas l’Armée Rouge…
— Si. Et ce fut une véritable boucherie. Des milliers de civils ont été fauchés par les mitrailleuses des avions. Il y avait très peu d’hommes sur cette route. Surtout des vieillards, des femmes et beaucoup d’enfants… C’était sans doute les ordres, venus d’en haut, explique Markus, un peu embarrassé par la gêne de certains de ses amis, tous bons et sincères jeunes socialistes. Toujours est-il que les mitraillages ont eu lieu. De nombreuses fois. La voiture des parents de Mitzi a été mise hors d’état d’avancer, à peu près à mi-chemin, donc à cent kilomètres du but. Dans la voiture, le grand-père et le père de Mitzi ont été tués. Sa mère, surmontant son désespoir, laissant là les corps de son mari et de son père, sur place, a dû fuir à pied avec ses deux petites filles de six et quatre ans, portant un sac sur le dos et une lourde valise à la main, dans la neige, sur les routes verglacées.

Bien sûr, ces cinq garçons, devenus soudain silencieux, ont été nourris depuis l’enfance des récits de la fin de la guerre, du désastre allemand. Bien entendu, ils sont venus au monde au milieu des destructions, de la ruine des villes de leur enfance, car ils sont tous nés entourés des débris et des gravats d’un pays écrasé et vaincu. Le Parti Allemand de l’Unité socialiste, le SED, qui est le Parti Communiste de cette nouvelle Allemagne de l’Est, et aussi les organisations de jeunesse de la FDJ leur ont redonné le goût de vivre et se tenir debout. Ils se sentent fiers d’être allemands, dans un pays ami des vainqueurs, fiers d’être liés à l’Union Soviétique, le Grand Frère, inspirateur et protecteur de cette vie nouvelle qui devait nécessairement suivre une défaite si humiliante, marquée en outre par ce que tout le monde tente de taire à toute force, la honte et l’ignominie d’avoir survécu à l’abominable et exécré régime nazi du IIIème Reich.

Markus mesure l’effet de ses paroles sur les remous qui agitent l’âme de ses cinq jeunes camarades. Pourtant, maintenant que la porte de l’Histoire s’est entrouverte, il se sent irrésistiblement poussé vers la suite de son récit. Il tient à ce que chacun sache ce qu’a vécu Mitzi Vogelsang, puisque c’est d’elle qu’ils parlent. Il veut que l’on cesse à jamais de la regarder comme un simple objet de convoitise masculine.

Markus doit leur parler. Et autour de lui, Werner, Jürgen, Günter, Berthold et Hans, suspendus aux lèvres de leur aîné, veulent tout connaître des tourments de celle qui vient de passer si près d’eux et de les éblouir par sa beauté et l’énergie qui émane d’elle.

Chapitre 2

Les révélations de Markus

— Il faut, dit Markus après un moment d’épais et lourd silence, que je fasse une brève parenthèse, qui sera tout à fait en rapport avec Mitzi Vogelsang, rassurez-vous ; et il faut donc que je vous raconte une petite histoire, avant de poursuivre. Sachez, les garçons, que tout ce que je vous révèle aujourd’hui est vrai, authentique, vous pouvez me croire. Mitzi m’a tout confié, peu à peu, de ses lourds secrets. Ces confidences, elle me les a faites petit à petit, à mesure qu’elle prenait confiance en moi. C’était pendant nos années de jeunesse, et elle m’a juré que tout est rigoureusement exact, qu’il me suffirait de vérifier chaque point à la source. Et c’est ce que vais vous révéler maintenant.

Le soleil a déjà baissé sur les façades de la place du Neuer Markt, mais la luminosité est encore intense. Peu importe le temps qui passe et l’heure qui tourne, en cette paisible fin de dimanche. Aucun des cinq camarades rassemblés autour de Markus ne désire rentrer chez lui manger le pain du soir et les charcuteries de sa mère. Ils veulent à tout prix découvrir la suite de son récit. Werner en a même oublié d’allumer une de ses éternelles cigarettes Karo, à l’odeur si particulière.

— Les garçons, reprend Markus, j’ai une question pour vous cinq : savez-vous qui était Wilhelm Gustloff ?
— Un Russe, demande Günter, précipitamment.
— Non, Günter, c’était un Allemand, né dans notre land, à moins de cent kilomètres d’ici, à Schwerin. Comme il était assez fragile des poumons, cet homme n’a pas participé à la Première Guerre Mondiale. Il a même été hospitalisé à cette époque dans un sanatorium, en Suisse, à Davos, où il a fini par s’installer et y travailler comme météorologue et comme assureur. Il est devenu un membre actif du parti nazi à partir de 1929. Wilhelm Gustloff a même été nommé Chef de Groupe Territorial pour la Suisse, et il a commencé à y développer un système de propagande pro-nazie. Ses activités antisémites l’ont fait remarquer, mais bien soutenu en Allemagne, il a réussi à ne pas être expulsé. Il s’est alors livré, dans toute la Confédération Helvétique, à un intense militantisme nazi et à un recrutement efficace de sympathisants pro-hitlériens. Un bien sinistre personnage. Le 30 janvier 1936, notez bien cette date, on le retrouve à Berlin à l’occasion de la célébration du troisième anniversaire de l’arrivée d’Adolf Hitler au pouvoir. Et puis, peu après son retour à Davos, cinq jours après son anniversaire de 41 ans, après une première tentative infructueuse, il est assassiné chez lui de plusieurs coups de revolver par un Croate, ou un Serbe, je ne sais plus exactement, un certain David Frankfurter, d’origine juive, fils d’un rabbin, qui, disait-il lors de son procès, voulait réveiller les consciences. Celui-ci sera en effet jugé en Suisse, à Chur, et condamné à la prison, puis libéré en 1945. Il est parti pour vivre en Israël.
— Pourquoi nous parles-tu en détail de ce nazi ? Markus, demande Werner, les sourcils froncés et l’air dégoûté. Il a bien cherché ce qui lui est arrivé. Quel intérêt d’en parler ? Quel rapport entre ce… Wilhelm Gustloff et la belle Mitzi, et avec les confidences qu’elle t’a faites ? Est-ce la même histoire ?
— Écoutez-moi bien, tous. Donc, à ce que je vois, le nom de Wilhelm Gustloff ne dit vraiment rien à aucun d’entre vous ? demande Markus en regardant dans les yeux, un à un, ses cinq jeunes camarades. N’est-ce pas ? Aucun de vous n’a un ami, un parent, une connaissance, qui aurait pu faire, avant la guerre, une belle croisière sur un beau paquebot blanc ? Ce nom n’évoque vraiment rien pour aucun d’entre vous ?
— Peut-être pour la génération des parents, puisque tu parles d’avant la guerre, mais nous… explique Hans. Et puis, les croisières en bateau, ce n’est pas trop le truc de notre famille.
— Bien, dit Markus posément. Je vous ai donc parlé du militant nazi Wilhelm Gustloff en détail parce que, avant-guerre, l’État allemand avait décidé de développer un système de croisières populaires, pour tous, en Mer Baltique et en Méditerranée, sur des bateaux à classe unique, offrant tous les avantages de confort et de loisirs à des milliers de citoyens et de travailleurs. C’est donc dans un grand projet, entrant dans le cadre de la politique appelée Kraft durch Freude6,voulue par Robert Ley, le chef du Front du Travail de l’Allemagne nazie – c’était fait pour obtenir l’adhésion des populations ouvrières – que fut lancé à Hambourg, en avril 1938, le véritable fleuron de la flotte des navires de croisières. Et il fut justement baptisé du nom du militant activiste Wilhelm Gustloff, considéré alors comme un « martyr » par les nazis. C’était un magnifique paquebot blanc à cinq ponts, d’un confort inégalé, avec solarium, piscine, salle de bal, aires de jeux, pouvant emporter 1600 ou 1700 passagers dans des conditions absolument idéales. Bien des familles allemandes, bénéficiaires de la KdF, ont dû en garder un souvenir inoubliable. Avec ses 3400 tonnes d’eau potable, contenues dans un château d’eau, installé dans la cheminée du navire, sa cuisine à l’installation ultra-moderne, sa piscine contenant plus de cinquante tonnes d’eau, ses installations hôtelières du dernier cri, égales pour tous, sans aucune distinction de classes, ses superbes décorations, ses équipements de loisirs, ce splendide navire, orgueil de la flotte marchande du Reich, a emporté à son bord tant de gens inconscients et heureux vers les fjords de Norvège ou vers les îles de la Mer Méditerranée… Et puis, en 1939, le conflit est arrivé.
— Et alors, demandent presque d’une seule voix les garçons regroupés autour de Markus.
— Alors, tout cela s’est brusquement arrêté. Et pendant la guerre, le grand et majestueux bateau blanc de la KdF fut repeint en gris, ses beaux équipements démontés, et il fut affecté à des missions militaires comme le transport de troupes. Il fut ensuite reconverti en navire-hôpital et même en caserne flottante.

Et en janvier 1945, nous allons retrouver le même paquebot « Wilhelm Gustloff », amarré depuis des mois le long d’un quai, à Oxlöft, dans le port de Gdynia. Le gigantesque bateau-hôpital a déjà embarqué des centaines de militaires blessés. Il y a aussi à bord des infirmières, en nombre, avec en outre une petite escouade de très jeunes soldats, réaffectés vers l’ouest, un bon nombre de militaires blessés sur le front de l’est, d’après ce que je me souviens des explications détaillées de Mitzi. Ces passagers un peu spéciaux attendent à bord, dans le port de Gotenhafen – oh, pardon ! – dans le port de Gdynia, que le bateau, prêt à embarquer la grande masse des milliers de réfugiés civils, prussiens et poméraniens fuyant devant l’Armée Rouge – la fameuse opération Hannibal –, puisse enfin quitter son mouillage, l’appareillage était prévu au matin du 30 janvier.

— Markus, dit alors Berthold, intervenant soudain d’une voix anxieuse, tu veux dire que le « Gustloff », ce fameux paquebot de croisière qui était initialement conçu pour embarquer pour 1700 passagers environ, s’apprêtait vraiment à accueillir des réfugiés par milliers ? C’est bien ce que tu as dit ?
— Markus, coupe à son tour Jürgen, sans attendre la réponse à cette question, je crois avoir compris : ce qu’il reste de la famille de Mitzi, c’est-à-dire elle, sa mère et sa petite sœur… euh, avaient-elles vraiment pour objectif, et avaient-elles le temps de rejoindre le « Wilhelm Gustloff », à Gdynia, par la route, à pied, en plein mois de janvier, avant son départ ?
— … en tentant d’échapper aux mitraillages de l’aviation… oui, Jürgen, tu as parfaitement saisi, répond Markus en le regardant dans les yeux. Eh oui, toi aussi, Berthold, tu as bien compris. Il faudrait, en plus, qu’elles puissent toutes les trois obtenir une autorisation d’embarquer, et aussi qu’elles trouvent encore de la place sur le navire qui se remplit de jour en jour.
— Quelle doit être la destination initiale du bateau, une fois parti de Gdynia ? demande encore Berthold.
— Le « Wilhelm Gustloff » doit quitter Gdynia le 30 janvier 1945, répond mécaniquement Markus, puis il doit longer la côte et enfin débarquer ses passagers plus à l’ouest, un peu plus en sécurité à Kiel. On a même parlé de Hambourg.
— Pourquoi, dis-tu ça, Markus ? soupire Hans, tu ne sais pas exactement où le bateau a débarqué ses passagers ?
— Je vais te répondre, Hansi, dit Markus d’une voix enfin un peu adoucie. Mais nous n’en sommes pas encore là. Revenons au sort de Mitzi et de ce qui reste de sa famille. Frau Vogelsang et ses deux filles ne mangent qu’un misérable petit repas par jour, dans des conditions affreuses. Mais elles avancent, chargées, frigorifiées. Elles longent la côte, au milieu de la foule de ces malheureux. Chaque jour qui passe les rapproche de Gdynia – elles disaient alors encore Gotenhafen – qu’elles espèrent atteindre avant la date fatidique du 30 janvier. Dans cette masse d’ombres en déroute, persuadées que la guerre est déjà définitivement perdue mais qu’il faudra au moins survivre, les plus âgés tombent, disparaissent dans les trous d’eau glacée, s’arrêtent et souvent agonisent sur place, dans les fossés, au bord du chemin. Mitzi, qui a six ans, et sa petite sœur Liselotte âgée de trois ans avancent toujours, épuisées, accrochées au manteau de leur mère. Longeant la côte, la foule des réfugiés est tentée de raccourcir un peu le trajet en coupant à travers les lagunes prises par les glaces. Madame Vogelsang hésite à emmener ses filles sur ce miroir blanc qui paraît pourtant solide et résistant. Beaucoup se risquent sur la glace, chargés de sacs et de bagages. À dix pas de la berge le long de laquelle progressent difficilement la maman et les deux filles, la surface de la glace se fend soudain avec un craquement sinistre et les malheureux réfugiés s’enfoncent irrémédiablement dans l’eau glacée en poussant des cris déchirants. Plus personne, dans le groupe de malheureux Prussiens entourant les Vogelsang, ne va plus se risquer à prendre un raccourci à travers la lagune gelée.

Groupés autour de Markus, les cinq jeunes garçons, qui viennent tout juste de quitter le lycée, se croyaient endurcis et bien à l’abri de toutes sortes d’émotions. À la Freie Deutsche Jugend, c’est l’école des mouvements de la jeunesse qui les a forgés pour devenir déjà des hommes, au service de la République Démocratique Allemande, avec ses principes d’engagement, de force, de résistance et de fidélité au Parti. Ils étaient persuadés qu’ils étaient forts, tous les cinq, sûrs d’avoir en eux un cœur de bronze. Or le récit de leur aîné, Markus, commence à les prendre à la gorge. Est-ce le simple fait qu’ils viennent de croiser Mitzi, l’héroïne si vivante de ces évènements ? Est-ce le talent de conteur de Markus ? Ou bien n’est-ce que la prise de conscience, soudaine, d’un épisode dramatique de la guerre qui s’est déroulé, pas si loin d’ici, il y a à peine dix-sept ans ? Hans se mouche bruyamment en laissant filer deux mots entre ses dents :

— Malheureuse Mitzi… !
— Que dis-tu, Hansi ? demande gravement Markus en regardant son jeune camarade dans les yeux.
— Rien Markus, répond Hans, confus. Rien, c’est ma rhino-pharyngite chronique, tu sais bien !

Un moment de silence oppressant s’est installé près du banc de bois de la Neuer Markt Platz autour duquel sont étroitement groupés les six jeunes gens immobiles. Leur esprit fourmille d’images sombres : un immense navire, à quai, dans la brume de l’hiver, attendant le reste de ses innombrables passagers, puis, beaucoup plus loin, la marche forcée, si pénible, si harassante, de la horde de réfugiés hagards, fuyant la Prusse Orientale, portés par l’espoir fou de rejoindre à temps le « Wilhelm Gustloff » et de s’échapper, encore un peu plus loin, vers Kiel ou vers Hambourg, vers l’Ouest en tout cas, là où la guerre n’est pas encore affairée à faucher méthodiquement tous les vivants.

Markus, assis, les coudes sur les genoux, la tête basse, observe une pause. Autour de lui, en demi-cercle, Werner, le grand bravache, fume son éternelle Karo, vissée entre ses lèvres. Le blond Günter, l’intellectuel nerveux et arrogant, reste plongé dans ses pensées, les yeux baissés. Hans, le rouquin, le campagnard un peu bonhomme, d’habitude si jovial, a presque les larmes aux yeux, tandis que le timide et romantique Berthold a dans l’esprit une claire vision de l’horreur tragique, vécue par frau Vogelsang et ses deux filles, sur la route glacée du bord de mer. Jürgen se rassure en se répétant que si Mitzi est passée à côté d’eux, tout à l’heure, en souriant, c’est que la terrible histoire que Markus est en train de leur conter aura nécessairement un dénouement heureux.

— Et alors, Markus ? Dis-nous la suite, demande-t-il d’une voix douce.
— Oui ! Excusez-moi, les gars, je reprends, dit posément Markus en frottant lentement ses mains, à plat, l’une contre l’autre. Bon, écoutez-moi… Sur la route glacée, Mitzi, sa mère et sa sœur avancent avec courage, courbées sous les bourrasques de neige qui fouettent le visage et blanchissent le paysage. Elles se parlent ; pour partager leurs plaintes et s’encourager. Frau Vogelsang demande à Mitzi de répéter à sa petite sœur la « phrase qui donne du courage » :
— Liselotte, écoute bien, commence bravement Mitzi. Mutti l’a bien dit, nous n’avons pas fait tout ce chemin pour nous décourager et pour renoncer. Nous ne nous arrêterons que lorsque nous serons devant le navire. Répète Liselotte ! Nous n’avons pas fait tout ce chemin…

Et c’est certainement grâce à cette bravoure exceptionnelle, sans cesse partagée, que les trois courageuses Prussiennes entrent le 29 janvier 1945 dans la ville de Gotenhafen – donc à Gdynia – et, suivant la longue file de réfugiés épuisés et affamés, parviennent enfin jusqu’au port d’Oxhöft. Je ne vous parle pas des difficultés presque insurmontables, rencontrées au moment d’embarquer sur cet immense paquebot peint en gris qui les a tant fait rêver, à chaque pas, tout au long des deux cents kilomètres de leur exode héroïque.

Haut comme un immeuble de plus de huit étages, long de 208 mètres, large de presque 30 mètres, pesant 26 000 tonnes à vide, ce magnifique navire, comme je vous l’ai expliqué tout à l’heure, avait été l’orgueil de la flotte civile du Reich pendant plus de trois ans, étant le plus brillant et le plus grand des douze bateaux de croisières de la flotte de loisirs nazie.

Les candidats passagers se sentent maintenant littéralement écrasés par la masse rassurante du paquebot avant de s’approcher des points de passages et de se diriger vers les passerelles d’embarquement. À sa conception, en 1936, le « Wilhelm Gustloff » ne devait emporter à son bord que 1600 à 1700 croisiéristes. Sur les différents ponts, ce sont déjà des milliers de réfugiés qui s’entassent, serrés corps contre corps, tandis que, sur les quais, la file interminable des candidats au voyage du salut piétine dans le froid et progresse à tout petit pas vers les escaliers permettant de monter à bord. Il faudra encore faire tamponner chaque ausweis7. La mère de Mitzi les a miraculeusement conservés dans une pochette toilée, malgré les épouvantables conditions du déplacement depuis Königsberg. Il reste à obtenir ensuite pour chacune d’elles un passierschein8, avant d’entendre le sous-officier chargé du contrôle de l’accès aux passerelles leur dire enfin, avec un ton qui leur semble si bienveillant :

— Bitte, vortreten. Weiter !9

Hans, le plus ému des cinq garçons si attentifs au récit de Markus, se mouche et demande :

— C’était vraiment la dernière limite, là. C’est sûr, non ?

Finalement, combien étaient-ils, tous ces gens, embarqués sur ce grand bateau ?

— J’avais posé la même question à Mitzi, bien sûr, lorsqu’elle m’a raconté tout ça. Elle s’est renseignée, plus tard, et elle a obtenu des informations précises, par son père…
— Son père ? demande Werner. Mais tu viens de nous dire que le docteur Vogelsang a été mitraillé dans sa voiture par l’aviation soviétique, Markus ! Elle n’avait plus de père…
— Tu as tout à fait raison, Werner. Je vois que tu as attentivement écouté, répond l’aîné des six jeunes gens sans sourire. J’ai dit « son père », parce que, depuis toute petite, Mitzi a toujours parlé d’un officier de la Volksmarine, le capitaine de corvette Dietz, comme d’un père. Ne t’inquiète pas. Je vous expliquerai le fin mot de cette histoire tout à l’heure, mais chaque chose en son temps ! N’allons pas plus vite que la musique. Pour l’instant, les trois Vogelsang, totalement épuisées, mais si soulagées, grimpent avec peine les échelles et les passerelles conduisant à bord du « Wilhelm Gustloff » et viennent s’ajouter à une foule immense, agglutinée, entassée sur chaque pont. Et tu me demandais combien de passagers se trouvaient à bord du « Wilhelm Gustloff », n’est-ce pas, Hansi ?
— C’est ça, souffle le garçon venu de la verte campagne mecklembourgeoise, combien, Markus ?
— Au début, quand Mitzi me racontait son histoire, elle me parlait d’au moins deux mille passagers. Ce qui lui semblait une quantité énorme, presque innombrable, dans son imaginaire de petite fille. Et puis, quand elle a grandi, elle a posé des questions, elle s’est renseignée, et les chiffres ont changé. Ils ont beaucoup enflé. La liste officielle des premières autorisations d’embarquer comptait initialement un peu plus de six mille noms. Mais dans la réalité, tout compte ayant été vérifiés, il paraîtrait que le « Wilhelm Gustloff », au moment où il a appareillé, lentement tiré hors du port de Gotenhafen – enfin… Gdynia – par quatre puissants remorqueurs, pour se diriger vers la haute mer en direction de la presqu’île Hela, a sans doute emporté entre dix mille et dix mille cinq cents passagers à son bord. En effet, il avait été chargé à bloc entre le 28 et le 30 janvier.
— Dix-mille cinq cents ! dit froidement Günter, en calculant mentalement, cela fait près de dix fois sa capacité normale. Vous vous rendez compte, les gars ?
— Oui, répond Markus, c’est inimaginable. Et en plus, d’après les informations que Mitzi a obtenues, un groupe assez important d’auxiliaires féminines a encore pu monter à bord au tout dernier moment. Elles ont été entassées dans les ponts inférieurs, au fond de la piscine… qui était vide, bien entendu.

Tous ces malheureux devaient être plus serrés que des sardines, sur tous les ponts, dans tous les endroits disponibles, et même dans les moindres recoins du navire, j’ai même du mal à l’imaginer… Le « Gustloff » devait se traîner sur la Baltique !

— Tu dis vrai, Günter, lui répond Markus. Mitzi pourrait vous le décrire elle-même, si elle était avec nous… et si elle acceptait de parler de tout cela avec des inconnus. Ses souvenirs, alors qu’elle avait à peine six ans, sont restés incroyablement précis, vivaces, les images sont gravées dans sa mémoire. Elle a raconté l’embarquement, les hurlements de panique et désespoir, les enfants montant seuls à bord, séparés de leurs mères. Il y avait du monde partout, sur le grand navire, debout, assis sur leurs bagages, allongés, sur tous les ponts, sur des matelas ou sur des couvertures, dans les grandes cages d’escaliers, sur chaque palier, dans les couloirs, jusqu’au pont E, au fond du navire. On annonçait régulièrement, par haut-parleurs, des listes de noms d’enfants qui s’étaient perdus.

Et en effet, j’insiste, les gars, ce que Mitzi a clairement et particulièrement gardé à l’esprit, c’est la masse innombrable des enfants, partout. Ils étaient entre quatre et cinq mille sur le bateau.

Avec sa mère, et sa sœur, elles se trouvaient sur le pont supérieur, en plein vent, étant arrivées parmi les derniers passagers embarqués avant que les commandants décident de relever les passerelles et de laisser là, sur le quai, la foule amassée, hurlante. Mitzi se souvient qu’un officier criait dans un porte-voix vers cette masse de réfugiés, restés à terre. Il annonçait qu’un autre navire allait bientôt venir embarquer les personnes amassées, qui hurlaient leur désespoir, au moment où le « Gustloff » a largué les amarres et a commencé à glisser lentement le long du quai.

Mitzi serrait sa petite sœur contre elle pour la réchauffer. Du haut de l’endroit où elle se trouvait, poursuit Markus, face à ses cinq compagnons passionnés par son récit, elle pouvait plonger son regard vers la foule immense des passagers, silencieuse, à la fois résignée et pleine d’espoir. Des milliers et des milliers de visages, serrés les uns contre les autres, sur le pont promenade, chargé de la proue jusqu’au pied du pont supérieur et de la passerelle de commandement. Et ce devait être la même chose, vers la poupe. Personne ne pouvait se déplacer. Et l’odeur qui montait de cette foule si dense était de plus en plus affreuse.

— Comment faisaient-ils pour… ? demande Jürgen. Il n’y avait pas assez de toilettes pour tout le monde.
— Exact, Jürgen, précise Markus avec une petite grimace, les toilettes ont été bouchées et rendues inutilisables, avant même l’appareillage du « Wilhelm Gustloff ». Je vous laisse imaginer la suite, hélas. Mais ce qui a frappé Mitzi, ce sont les larmes de sa maman, au moment de quitter le port, à l’instant précis de l’appareillage.
— Ses larmes ? demande Hans, étonné. Elle était pourtant si forte, cette dame. Elles étaient enfin en sécurité, non ?
— Oui, et pourtant, c’est un souvenir cruel et très vivace, dans la mémoire de Mitzi. « Pourquoi, pleures-tu, Mutti ? a-t-elle demandé à sa mère, je ne t’ai jamais vu pleurer de tout le voyage, depuis Königsberg, même quand Papa et Opa ont été tués par les avions… »
— Et que lui a répondu madame Vogelsang, demande encore Hans.
— Elle a très vite séché ses yeux et elle a répondu avec un beau sourire, inoubliable pour son enfant : « j’aurais tant voulu qu’ils puissent vivre ça, tous les deux, cette joie d’être enfin sauvés, avec nous, tous ensemble. Sauvées, tu te rends compte, Mitzi, nous sommes sauvées. ».

Günter, qui fait toujours preuve de l’esprit le plus précis, parmi les cinq, demande alors à Markus :

— Dis-moi, Markus, tout à l’heure, n’as-tu pas dit que les commandants avaient décidé de relever les passerelles et de donner l’ordre d’appareillage ? C’est bien ça ? Pourquoi les commandants ? Pourquoi pas le commandant, tout simplement ?
— Tu as bien noté, Günter et cela ne me surprend pas, venant de toi ! dit Markus avec un sourire entendu. L’une des surprenantes caractéristiques du « Wilhelm Gustloff », au cours de cette opération Hannibal, était justement d’avoir plusieurs officiers de commandement, présents sur la passerelle. Mitzi n’a pu me dire qui ils étaient ni quelles étaient leurs attributions mais cela devait être assez compliqué de prendre une décision, s’il fallait l’unanimité. Je ne sais pas si ce fut un avantage d’avoir cinq commandants. Toujours est-il qu’au lieu de suivre la côte et au lieu de la longer de près, ce qui aurait pu être une solution de sécurité élémentaire, le « Wilhelm Gustloff » prit la route de la haute mer.
— Était-il escorté ? demande alors Berthold, resté jusque-là assez silencieux.
— Tu poses une excellente question, Berti, lui répond Markus, qui ne s’offusque pas d’être interrompu dans son récit. Oui, le « Gustloff » était escorté par plusieurs bateaux, et entre autres par un petit contre-torpilleur, le « Löwe », minuscule protection pour cet immense navire.
— Quels étaient les risques courus par le bateau ? demande Werner en soufflant une longue bouffée bleue de sa Karo. Couler à cause de sa charge excessive de passagers ?
— Je ne pense pas, Werner. Le bateau avançait bien, à pleines machines, rapidement, même, d’après Mitzi, tout paraissait sûr. Non ! Le danger, les risques, c’étaient les U-boot, les sous-marins soviétiques patrouillant entre la Finlande, la Suède, le Danemark, et la côte poméranienne.
— Quel aurait été l’intérêt d’envoyer plus de dix mille personnes par le fond, dont plus de neuf mille civils ? demande Werner.

Nous en reparlerons si tu veux, Werner, répond Markus d’une voix glaciale, nous arrivons bientôt au moment le plus important des souvenirs de Mitzi Vogelsang. Asseyez-vous tous, les gars, j’en ai pour un petit moment.

Chapitre 3

Horreur en Mer Baltique

— Écoutez-moi bien, les garçons, j’y pense, vous voyez, l’après-midi se termine. Et demain, vous devrez aller au travail, ou pour certains d’entre vous, rejoindre l’Université. Et moi, j’ai les élèves de ma 2ème classe qui m’attendront à l’école élémentaire, comme tous les lundis, à huit heures. Je dois rentrer à Stralsund ce soir. Allons, on arrête pour aujourd’hui. Je vous raconterai la suite dimanche prochain, pour ceux qui pourront se retrouver ici dans l’après-midi, comme cette fois-ci. C’est promis.
— Ah, non ! s’exclame Werner avec une magnifique conviction. Tu as commencé, tu termines ce soir, Markus. Sinon, nous ne pourrons pas réussir à nous endormir. Si c’est trop compliqué, résume, pour nous, l’histoire de Mitzi avant que l’on se quitte. Tu ne peux pas t’arrêter là !
— Oh ! Oh ! Werner, toi qui ne voyais que… les… fesses de Mitzi, tout à l’heure, si j’ai bien compris, maintenant tu entrevois tout le poids de son destin. Et c’est enfin ça qui retient ton attention, Dieu merci, dit Markus avec un grand sourire. Alors, les garçons, qui parmi vous peut encore rester une bonne heure dehors avec moi, pour entendre la suite ? Personne ne m’attend chez moi.
— Moi !

Les cinq voix se sont exprimées vigoureusement, dans une parfaite unité, un véritable chœur d’opéra de Richard Wagner.

— Bon, poursuit Markus de sa voix grave, si prenante. Alors, je poursuis. Mais je dois introduire maintenant une nouvelle parenthèse, car voici qu’entre bientôt en scène, dans cette histoire dramatique, un nouveau personnage, que je vous laisserai apprécier, le moment venu. Laissez-moi vous présenter le camarade Alexander Ivanovitch Marinesko…
— Un Russe ? demande aussitôt Werner.
— Oui et non, mais bien un Soviétique, fils d’un marin roumain et d’une ukrainienne.
— Un parent de chaque côté de la chaîne des Carpathes, dit doctement Günter, l’étudiant en Histoire et Géographie. Qu’est-ce que cela a pu donner de bon ?
— Quand il entre en scène dans notre histoire, il a trente-deux ans. C’est un militaire, un marin, pas très recommandable, à vrai dire, car il aime beaucoup trop les femmes faciles, les professionnelles, et il adore la vodka…
— La « Nemiroff », alors, bien entendu, propose aussitôt Werner, en connaisseur.
— Je n’ai pas creusé ce point d’histoire, mais admettons, répond Markus. Dans ce domaine, tu es notre meilleur spécialiste, sans aucun doute, Werner. Mais redevenons sérieux, car ce qui va se produire, sous la responsabilité du tovarichkapitan Alexander Ivanovitch Marinesko, officier de la Flotte Drapeau Rouge, va rester dans les annales. Et, plus tard, cela lui vaudra la célébrité et les honneurs. Cet officier a suivi une formation de plongeur de combat et de sous-marinier, dans la Mer Noire. En janvier 1945, la période qui nous intéresse, il a donc trente-deux ans, il est basé au port militaire de Hanko, à Turku, au sud de la Finlande, et il a reçu le commandement d’un U-boot10, le S-13. Un sous-marin moderne et maniable de la nouvelle génération des Stalinetz.

Sa mission, attaquer les navires ennemis, quels qu’ils soient.

Mitzi en sera informée plus tard, depuis la fin de sa formation, le commandant Marinesko n’a jamais eu l’occasion d’engager le moindre combat avec un navire de guerre.

Ce 30 janvier 1945, il a péniblement quitté le bar de Turku, où il s’enivrait en compagnie d’une de ses habituelles conquêtes, et il a enfin donné à son équipage l’ordre d’appareiller, mettant le cap au sud, vers les côtes Lituaniennes et Prussiennes.

— Je crains le pire, dit soudain Jürgen d’une voix blanche, presque atone. Le gros bateau de croisière surchargé, d’un côté, et l’U-boot soviétique, de l’autre, avec ce Marinesko de malheur.
— Il faudrait tout de même une sacrée malchance, dit Werner. Notre Mer Baltique est tellement vaste, tout de même. Le « Gustloff » a largement le temps de filer vers Kiel, et puis il fait nuit, rappelez-vous. Markus nous parle de cet U-boot pour nous faire peur et pour pimenter son magnifique récit.

Markus écoute en silence ces observations, qu’elles soient de bon sens ou fantaisistes. Mais il se réjouit intimement de sentir que la destinée de son amie Mitzi passionne ses jeunes camarades du quartier au point de les fixer, tous les cinq, là, sur la place du Nouveau Marché de Rostock, alors qu’ils sont attendus en famille pour le souper…

Sur la passerelle de commandement du « Wilhelm Gustloff