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La rencontre de Jampa, jeune nonne tibétaine, bouleversera le voyage et la vie de Cheng à tout jamais...
Cheng, étudiant à Shanghai, rêve de se découvrir lui-même en se lançant dans l’héroïque et interminable traversée solitaire de la Chine, du Pacifique jusqu’au Tibet, par la plus haute route du monde, sur une bicyclette qu’il s’offre à la suite de sa brillante réussite aux examens. Après bien des aventures, après avoir découvert les surprenantes réalités de son propre pays, parvenu enfin à Lhassa, il est aussitôt plongé dans un univers déroutant, fait de piété bouddhiste, du flot des touristes et de l’étrange relation entre Chinois Han et Tibétains. Rien ne se passe comme Cheng l’avait prévu.
Visitant un couvent de nonnes tibétaines, il croise le regard de l’une d’entre elles, la jeune et ravissante Jampa.
Dès cette minute, plus rien ne sera plus jamais comme avant pour le jeune étudiant. Mais dans la Chine du Président Xi Jinping, peut-il vraiment se permettre de tomber amoureux fou d’une bonzesse ?
Peut-il imaginer un seul instant qu’il va pouvoir la ramener avec lui jusqu’à Shanghai, malgré sa condition de religieuse, malgré les autres nonnes, malgré les lamas, malgré le couvent, malgré les touristes, malgré les résistants tibétains, malgré la distance, et malgré l’implacable Police chinoise ?
Ce roman, au parfum des plus exotiques, nous emporte à travers la Chine profonde avant de nous plonger dans la réalité du Tibet d’aujourd’hui, totalement déconcertant, envoûtant, inquiétant, et le récit va nous tenir en haleine jusqu’à la toute dernière ligne.
EXTRAIT
— Tang Cheng a beaucoup changé, depuis hier, se dit-il calmement, sans comprendre. Nous verrons cela plus tard…
Cheng, tête baissée, entré en lui-même, progresse au milieu de la foule qui arpente lentement le parcours sacré du Barkhor. Ilévite de piétiner les pèlerins qui, ici et là, se jettent à plat ventre sur le sol et se redressent à chacune de leurs enjambées, recommençant inlassablement leur épuisante prosternation de tout le corps. Le Shanghaïen, indifférent à ce spectacle de la rue devenu familier, ne pense qu’à revivre les délicieuses minutes de la veille, cet échange inattendu des regards innocents et brûlants à la fois, un souvenir qui a pénétré ses veines pour ne plus le quitter.
— Je ne veux ni ne peux rien faire d’autre que la revoir, même un bref instant, même si ce n’est que le temps de tourner la tête.
Tang Cheng retrouve le chemin de la rue Linkuo-sud comme s’il s’agissait pour lui de l’endroit le plus familier de Lhassa. Au numéro 29, le jeune homme pénètre dans l’entrée aux deux rangées de moulins à prières, et puis voici la cour du couvent. Il faut s’acquitter de 40 yuan afin d’obtenir un ticket pour la visite. Deux groupes de touristes étrangers commencent bruyamment leur circuit dans le couvent, tandis que Cheng, le cœur battant, se glisse furtivement jusqu’à l’atelier.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Professeur de chinois à Montpellier et diplômé de l’Université de Paris VII,
Thierry Daullé est un ancien élève de Langues O, passionné de littérature, de beaux-arts et de voyages.
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Thierry Daullé
Une bicyclette pour Lhassa
驶向拉萨的自行车
Roman
© Lys Bleu Éditions – Thierry Daullé
ISBN : 979-10-377-0166-4
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Le Chameau qui boitait, 2005
Les trois Sceaux de l’Année du Singe, 2015
Trois Singes pour un Dragon, 2017
Le Voyage en Occident d’un Singe d’Orient, 2018
Jamais tu ne verras Venise ! 2019 (éditions Le Lys Bleu)
« Tout comme les livres sont lus mot après mot,
les chemins sont parcourus pas après pas. »
Xinran
Tang Cheng a décidé depuis quelques jours qu’il serait plus cohérent de se séparer définitivement de son amie Yanxing. Et en définitive, la demoiselle l’a très bien accepté.
À Shanghai, Tang Cheng est considéré comme un étudiant moderne et bien éduqué. Il a vingt-deux ans, il est le fils unique d’une famille aisée. Son père, directeur Tang, est un cadre supérieur du Parti et il travaille dans l’Administration de la Municipalité de Shanghai, la plus prestigieuse et la plus enviée de toute la Chine. Cheng est un jeune homme ordinaire comme on en voit des milliers dans cette ville. Rien ne le distinguerait a priori de tous les camarades de sa génération.
Mais du jour au lendemain, depuis le mois de mars, il acesséd’accompagnertimidement ses amis et les copains de sa promotion master1de Fudan2, lors des sorties du samedi soir, et de les suivre jusqu’au « M2 », la discothèque préférée de la bande. Il a aussi décidé de ne plus faire comme tous les autres,il a cessé de fumerdes Marlboro, et de boire avec eux leur boisson préférée : la tequila.
Depuis la Fête du Printemps, Cheng fréquente une salle de sport, le California Fitness. Des heures durant, plusieurs fois par semaine, il pédalesur un vélo vissé au plancher. Il a les yeux rivés à l’écran de la console qui lui dicte sa cadence de pédalage et les modifications successives de son programme d’entraînement. Grâce à cette préparation assidue, le jeune homme se forge des mollets d’acier et un souffle de marathonien.
Depuis un moment déjà, Yanyan, son amie, ne le reconnaissait plus. Il ne la faisait plus rire. Il ne partageait plus avec elle les soirées chansons, leurs savoureux cocktails de pilules et d’herbes subtiles,proposés parfois parun de leurs copains. Depuis peu, elle n’avaitmême plus très envie de parler avec lui. Mais tout cela est devenu sans intérêt pour Tang Cheng, car c’est déjà du passé et il n’a plus qu’une seule idée en tête.
Tang Cheng a décidé de demander à bàba etmāmal’autorisation de rassembler les économies accumulées depuis son enfance, grâce à toutes ses hongbao3, afin de réaliser son nouveau rêve.
Depuis déjà quelques semaines, sur Internet, Cheng a découvert par hasard que le cyclotourisme peut être une merveilleuse activité pour un étudiant d’aujourd’hui.
Ce sport permet en effet de découvrir toutes les beautés de la Chine avec un minimum de budget. C’est aussi une activité qui permet d’échapper sainement à tout ce qui canalise bien trop durement la jeunesse d’aujourd’hui : la discipline, et l’exigence absolue d’obtenir de brillants résultats, le regard écrasant des parents et des grands-parents, six adultes pesant sur les épaules d’un seul enfant, à peine sorti de l’adolescence.
Le grand-père paternel de Cheng, TangHongqi, avait lui-même choisi, il y a vingt-trois ans, le prénom de son petit-fils : Cheng, « le Pilier », tout un symbole.
L’obligation de briller, tant à l’Université, dans ses études d’anglais, qu’au piano et au tennis ; un emploi du temps contraignant et impossible à discuter, chargé à partir du lundi matin à six heures moins le quart, jusqu’au vendredi à dix-neuf heures, sans un instant de répit ; le cocon familial, sorte d’incarcération dorée, avec les enjeux de la réussite, répétés chaque jour par un père et une mère graves et exigeants ; la pression mise sur les étudiants par leurs professeurs ; tout concourt à donner à Tang Cheng des envies irrésistibles d’espace et de liberté.
Cheng est très réservé, d’une grande timidité, un garçon du dedans, dont les riches réflexions personnelles sur la vie ne passent jamais la barrière de ses dents. Tous ses copains d’Université sont déjà en couple, ou ont une vie sentimentale très libérée. Ressentant de moins en moins les entraves qu’a connues la génération de leurs parents, ils sont plus libres de goûter, chaque samedi, à tous les plaisirs faciles de ce temps. Le jeune Tang suivait donc un peu passivement le groupe de ses camarades de promotion au « M2 ». Pourtant il préférait de beaucoup louer au Karaoké un salon pour deux, rien que pour deux, et parler tendrement d’avenir avec la charmante Li Yanxing.
Mais ça, c’était avant de découvrir le cyclotourisme, avant ses rêves de solitude, sur les routes de Chine. Partir et pédaler pendant des heures, des jours, seul, avec un sac à dos, une tente sur la selle, quelques yuan en poche, et traverser les plaines, les fleuves, les Collines et même les montagnes. Pourquoi pas ?
Tang Cheng est un jeune homme au grand gabarit, il a un physique plus étoffé et plus athlétique que la plupart des garçons de sa génération. Il a toujours aimé faire du sport, depuis la petite école. L’athlétisme et le basket-ball avaient sa préférence. Doté d’un beau visage rectangulaire, d’un menton carré et de hautes pommettes, d’un nez droit et d’un sourire charmeur, il est si réservé qu’il se montre incapable de tirer avantage de son physique pour lier connaissance avec les jeunes filles. Au restaurant universitaire, et à la bibliothèque d’anglais, elles le regardent pourtant avec insistance, riant derrière leur main posée sur la bouche, dès qu’il croise leurs yeux malicieux.
Mais depuis quelque temps, toutes ces étudiantes ont bien remarqué que le timide et élégant Tang Cheng a bien changé et qu’il est, plus que jamais, sans cesse plongé dans ses pensées.
Certains étudiants, des garçons myopes, maigrichons, au physique plutôt ingrat, assurément jaloux de sa stature, disent de lui qu’il est peut-être gay. Pourtant on serait bien en peine de lui découvrir un « camarade »4, que ce soit à l’Université ou à sa salle de sport, au California fitness. Tang ne parle à personne.
En cours d’anglais, il excelle, tant à l’oral qu’à l’écrit, ainsi qu’en littérature anglo-américaine. Il n’y a que là que l’on peut entendre le son de sa voix grave. Il joue encore un peu au tennis et suit toujours ses cours de piano, pour éviter tout conflit avec TangWeifeng, son père, et aussi par goût personnel.
Depuis peu, Tang Cheng, excellent pianiste, s’est pris d’une passion secrète pour la virtuose Wang Yujia. D’une beauté un peu sauvage, cette jeune artiste de renommée internationale fait souvent parler d’elle, du fait de son exceptionnelle maîtrise, d’une interprétation un peu sauvage et agressive des grands airs classiques. Cette artiste hors du commun se singularise aussi par ses tenues extravagantes, son look des plus audacieux et séduisants, et le modelé irréprochable d’une silhouette de rêve. Les Américains, en particulier, à la pruderie et au puritanisme légendaires, s’ingénient à la filmer le plus souvent de dos ou de profil, de façon à ne rien manquer de la courbe de sa divine chute de rein, aussi exceptionnelle que la longueur de ses auriculaires. Les vidéos les plus enthousiasmantes courent sur la Toile. Tang Cheng ne se lasse pas de la contempler, et de se remplir les oreilles et le cœur des interprétations de Chopin par la belle Wang Yujia.
Pourtant,par-dessus tout, tandis qu’il mène la fin de ses études avec le plus grand sérieux, Chengs’applique à tenir à jour avec le plus grand soin son carnet d’entraînement. Il y reporte scrupuleusement les étapes de sa progression, en musculation et surtout en résistance et en puissance, sur sonjiànshenjiaotàche5.
Pédaler de plus en plus fort, de plus en plus vite et de plus en plus longtemps, souffrir de moins en moins, se mettre à transpirer de plus en plus tard, au cours de ses exercices, tels sont ses défis, trois fois par semaine, au California.
L’étudiant shanghaien se sent de plus en plus à l’aise sur son engin de torture. Et ces progrès le rendent de jour en jour plus heureux et confiant. Son grand projet commence à lui sembler enfin envisageable.
Tous les vendredis soir à la même heure, une jeune fille d’une vingtaine d’années, à la silhouette harmonieuse et élancée, les écouteurs de son smartphone plantés dans les oreilles, vient passer une grosse demi-heure sur le tapis du treadmill6 installé à deux mètres de lui, et elle s’entraîne assidument à la course à pied. Elle choisit toujours l’appareil qui est le plus proche de Tang. Elle a des cheveux mi-longs, couleur châtaigne, de grands yeux brillants comme des diamants noirs, de longues jambes de danseuse. Le balancement harmonieux de ses bras, le mouvement fluide et régulier de ses hanches parfaites et des muscles de ses fesses, moulées dans son collant gris, n’échappent pas à Tang Cheng qui, du coin de l’œil, remarque la sensualité des mèches de cheveux collées par la sueur sur son front. Il voudrait tant faire deux pas et lui proposer d’éponger son si joli visage ovale. Pour se sentir plus proche d’elle, il cale le rythme de sa pédale sur les longues foulées de la jeune fille, lancée sur son tapis, et cette étrange intimité sonore a quelque chose de très émouvant, et même de sensuel.
Toujours à la même heure, l’inconnue stoppe le treadmill et quitte la salle sans un regard, la tête baissée. Son indifférence, presque agressive, est si manifeste que Tang Cheng se sent coupable de ne pas l’avoir au moins saluée. Peut-être est-elle chaque fois déçue par son apparente indifférence. Mais que pourrait-il faire, si elle ne lui adresse pas au moins une fois la parole, la première ?
Souvent, sous la douche chaude bienfaisante, le souvenir du rythme lancinant de cette foulée harmonieuse et des contours de cette silhouette idéale, courant sur le tapis, provoque chez TangCheng des émotions physiques irrépressibles.
La fin de l’année universitaire approche. Tang Cheng nourrit l’espoir raisonnable de terminer brillamment son cursus en master d’anglais. Mais avant de s’imaginer participant à la cérémonie de graduation, en fin d’année universitaire, le jeune homme tient à parler franchement à sa mère de son projet. Il ne pourrait être question de se lancer dans l’aventure, loin de la maison, sans l’aval de ses parents. Même à vingt-trois ans.
En parler d’abord à son père est impossible à envisager. Directeur Tang est un homme froid, dur, rigide, insensible aux élans de la jeunesse, qu’il semble n’avoir jamais connus ni éprouvés. Cheng va donc profiter de l’absence de TangWeifeng.
Directeur Tang est parti une semaine à Beijing, en déplacement à l’École des cadres du Parti, afin d’y suivre un stage de mise à niveau pour hauts fonctionnaires. En tête à tête avec Madame DingWenhen, le timide jeune homme pourrait enfin oser s’ouvrir et confier à sa mère ses rêves d’évasion, pour cet été qui approche.
Jeudi soir, Cheng ne reste pas dormir au campus et il a prévenu Madame Ding qu’il rentrera prendre le riz du soir avec elle.
Servis par Sun ayi7, la mère et le fils, attablés face à face, dans la grande salle à manger sonore, au sol couvert de marbre,duvaste appartement de la rue Huaihai, plongent leurs baguettes dans le plat de travers de porc à la sauce aigre-douce.
- Māma…, commence timidement Tang Cheng.
— Qu’y a-t-il, mon grand, demande Madame Ding de sa voix la plus douce, sans lever les yeux de son bol de fine porcelaine.
— Māma, je voudrais te parler un peu de mes pensées profondes, au fond de mon cœur.
- A !Tu penses déjà à te marier ? demande vivement Ding Wenhen, le cœur battant, les baguettes levées devant elle.
Stupéfait, Tang Cheng regarde sa mère en écarquillant les yeux. Pendant quelques secondes, le jeune homme ne sait comment réagir. Mais très vite, il sent qu’il a pris un avantage, bien involontaire, dans cette conversation qui pourrait être cruciale pour lui. Il prend une profonde inspiration en fermant les paupières et prend enfin la parole.
— Māma, je n’ai ni l’âge, ni la volonté de penser déjà au mariage aujourd’hui. Je voudrais te parler tout simplement des vacances d’été. Écoute-moi, māma. Et si tu peux, essaie de ne pas m’interrompre. Je vais tout te dire, tout te confier. Voilà : si j’obtiens mon master, je pense que je pourrai envisager de réaliser un projet qui me tient beaucoup à cœur. Il y a plusieurs étapes à préciser, pour ce projet.
Madame Ding a retrouvé tout son sang-froid. Elle regarde son grand fils comme si elle le voyait sortir de l’enfance phrase après phrase. Le ton de voix de Cheng est si calme, si déterminé qu’il impressionne fortement sa mère.
— Tout d’abord, pour construire un projet pour les vacances, il me faut de l’argent. Or, je ne veux rien vous demander, à bàba et toi. C’est mon principe, dans cette affaire. J’ai donc l’intention d’utiliser ce que j’ai amassé comme économies pendant vingt ans, puisque je n’ai jamais voulu toucher à l’argent accumulé à chaque Fête du Printemps grâce à toutes les hongbao que j’ai reçues de la famille. Cela doit représenter une jolie somme. Mais, moralement, même si cet argent est mien, j’ai besoin de ton autorisation, lao mā.
— Mon accord, répond Ding Wenhen après un bref silence, tu l’auras, bien sûr. Je suis certaine que ton projet est raisonnable et intelligent. Comme plusieurs de tes amis, tu souhaiterais donc visiter les États-Unis, avant de terminer ta spécialisation en management, c’est ça, j’ai bien deviné ?
Tang Cheng est accablé, mais il n’en laisse rien paraître sur l’instant. Il lui faudraà tout prix convaincre Madame Ding. Ce soir même. Obtenir l’aval de son père sera une montagne autrement plus périlleuse à gravir. Et sans l’appui de sa mère, ce n’est même pas envisageable un seul instant.
- Māma, ce que je souhaite faire cet été est beaucoup plus modeste que me rendre à New-York. Je voudrais tout simplement faire l’acquisition d’une bicyclette. Et sur cette bicyclette, j’ai l’intention de voyager, en Chine. Je t’ai déjà dit, mais tu n’as peut-être pas trop prêté attention, que je fais chaque semaine du sport, dans une salle, en ville. Je suis maintenant préparé, et je suis capable de réaliser une longue, une très longue randonnée cycliste. Cela ne me posera aucun problème d’ordre physique, tu peux me croire. Et la volonté qu’il m’a fallu pour me préparer m’a beaucoup servi dans mes études. J’ai maintenant un principe auquel je veux me tenir : ne jamais renoncer.
— Tu ne m’avais jamais parlé de tout cela, Cheng ! Mais c’est peut-être une idée très bonne d’aller faire un tour jusqu’à Suzhou à vélo, pourquoi pas ? Et Suzhou, ce n’est tout de même pas la porte à côté…soupire Madame Ding. Mais attends, écoute-moi. Pendant que je réfléchis à tout ce que tu viens de me dire, finissons ces délicieux travers de porc. Sinon, Ayi va nous gronder. Mange !
Pendant quelques minutes les deux convives, face à face, mangent en silence. Pinçant avec habileté les petits tronçons d’os entre leurs baguettes, ils détachent élégamment la viande parfumée du bout des dents. C’est Tang Cheng qui va reprendre le dialogue.
— Māma, ce n’est pas vers Suzhou que je compte faire cette randonnée cycliste…
— Ô ! répond Ding Wenhen, vers où, alors ? Wuxi ? Le Taihu ? Hangzhou ? Nanjing ? Non ? Fuzhou, peut-être ? Ce serait plus original.
- Non, māma, ce n’est pas une question d’originalité. Je vise quelque chose de complètement nouveau pour moi, l’inconnu. Je souhaite me rendre…jusqu’au Trésor de l’Ouest8, jusqu’à Lhassa…
Le silence qui fait suite à cette annonce fracassante s’installe, comme un lourd et épais rideau, entre la mère et son grand fils, qu’elle veut toujours, malgré les années, malgré sa réussite universitaire, malgré sa stature athlétique et son âme si mûre, si sérieuse et si droite, considérer encore comme son petit enfant.
— …j’ai bien entendu Trésor de l’Ouest…Lhassa… ? dit Madame Ding d’une voix blanche. Mais c’est de l’autre côté du globe terrestre ! Tu n’y penses pas sérieusement !?!
Il faudra plus d’une heure à Tang Cheng, qui a déplié sa carte sur le couvercle du piano à queue, dans le salon, pour faire entendre à sa māma que la route envisagée présente des difficultés, certes, mais que ces dernières sont progressives, et que tout son projet est pensé de la façon la plus modérée, la plus raisonnable qui soit.
— Regarde avec moi, sur la carte, dit-il. De Shanghai à Hefei, tout est simple. Ce sera ensuite Nanyang et Xi’an. Puis il faudra remonter la haute vallée du fleuve Jaune, dépasser Lanzhou et faire étape à Xining avant de longer le lac Qinghai. Les difficultés véritables commenceront à Golmud avec la montée jusqu’au plateau tibétain, par la plus haute route du monde, avec le col de Tangu-la à environ 5200 mètres d’altitude, mais c’est très progressif, rien de violent, comme montée. Ensuite, tout sera plus facile jusqu’à Lhassa. Je compte rouler trois ou quatre heures le matin, trois heures l’après-midi. J’avancerai de cent-vingt kilomètres par jour. Et en une quarantaine de jours, j’aurai roulé à peu près quatre mille cinq cents kilomètres, et j’aurai atteint mon but.
— Faire quarante jours de vélo…mais toi, tu es un tennisman, mon garçon, tu n’es pas un champion du Tour de France !
— O ! Māma ! Tu as entendu parler du Tour de France !
— Oui. Ton père ne te l’a pas dit, mais il a été nommé responsable de la future réception des cyclistes professionnels du Tour de France, en novembre prochain. Il y aura une vraie course cycliste professionnelle, ici, à Shanghai, du côté du parc de l’Exposition internationale. Une grosse organisation, lourde, avec beaucoup de problèmes liés à la sécurité. Des cyclistes chinois vont même y participer. Cesera un énorme souci pour ton père, mais tout se déroulera bien, j’en suis certaine. Et on va voir Shanghai à la télévision, dans le monde entier ! Mais enfin, Cheng, toi, tu n’es pas un professionnel !
— Non, māma, je suis un étudiant, mais je suis très bien préparé et très déterminé. Tu l’as vu, mon itinéraire est prêt. Je devraiaussi me rendre au Bureau du Tourisme pour obtenir une autorisation de séjour au Trésor de l’ouest, du 14 août, d’après mes calculs précis, jusqu’au 2 septembre. Après ça, je devrai être de retour ici, pour la rentrée, de toute manière. Et surtout, surtout, je dois m’acheter une bonne bicyclette. Māma, je t’en prie, donne-moi ton accord pour utiliser mes économies. J’aurai largement assez d’argent pour l’achat du vélo. Et il y aura aussi à prévoir l’équipement, les pièces de rechange, le sac, les vêtements et les chaussures, la tente, les hébergements. Et de quoi me nourrir et boire. Mais cela ne coûtera pas grand-chose.
Tang Cheng s’est tu. Il regarde sa mère dans les yeux. Son visage est clair, son regard franc, un sourire passe sur ses lèvres. Le jeune homme est à bout d’arguments. Jamais il n’avait prononcé autant de mots en présence de sa māma, et il s’en étonne lui-même.
Madame Ding inspire profondément, la tête baissée, elle croise les bras sur sa poitrine. Puis jouant nerveusement avec son lourd collier de jade, elle s’appuie au piano et relève les yeux vers son grand fils qui la domine de presque deux têtes.
— Écoute-moi bien, Tang Cheng, dit-elle enfin. Je suis peut-être folle, et stupide, mais je sens que tu es effectivement déterminé, que tu as pensé à tout, ou presque (où vas-tu dormir, chaque soir, ng ?). Alors, je parlerai à ton père, je lui expliquerai tout. Je souhaite que tu puisses mener ce projet à bien. Pourtant, je serai morte d’inquiétude pendant ces quarante jours…mais au fait, reprend Ding Wenhen, et pour le retour ?
— Je reviendrai, très vite à Shanghai, par le train. Ce n’est pas du tout un problème, māma. Et j’aurai acquis une expérience humaine exceptionnelle. Tu m’as toujours dit qu’un vrai homme s’apprécie à ce qu’il fait, et que ce qu’il dit compte peu.
— J’ai tiré ça de la lecture des Entretiens de Maître Kong9, et c’est toujours vrai !
À son retour de Beijing, directeur Tang n’adresse pas la parole à son fils, à propos de son projet. Il lui pose seulement deux questions sur la date de ses examens finaux et garde un visage boudeur et renfrogné. Pourtant, Tang Cheng est persuadé que sa mère a su plaider sa cause. Qui ne dit mot consent, dit-on. Le jeune homme, soulagé, sait qu’il pourra s’élancer vers l’ouest dès le début de l’été. À présent, le plus important reste à faire : choisir et acquérir le vélo de ses rêves, celui qui va devenir son compagnon, sa monture, son salut, son ami, son confident, son autre lui-même.
Il lui a déjà trouvé un nom, au fond de son cœur, mais il ne le prononcera qu’en présence de la machine tant désirée.
Sur Internet, après d’intenses recherches, son choix est déjà arrêté. Cheng prend donc le métro. Il trouve facilement la rue Huangpi et, le ventre un peu serré par l’émotion, il pousse la porte du grand magasin de cycles Giant. À l’intérieur, c’est le Ciel, c’est un temple, un lieu sacré dédié à la bicyclette. Un vendeur remarque très vite que ce jeune client au gabarit très sportif est à la recherche d’un beau modèle et il s’approche de lui, onctueux.
— Vous recherchez sans doute un beau vélo…et vous avez déjà une idée, susurre le jeune homme aux cheveux gominés vêtu d’une chemise jaune floquée au nom de la marque.
Comme à son habitude, Tang Cheng reste d’abord sans voix, il se trouble, cherche ses mots. Il se décide enfin à tirer de sa poche la petite fiche qu’il avait préparée et réussit à dire d’un trait :
— Je cherche un vélo de montagne Jié an tè10, un Trance 3.
— Vous tombez bien, vous êtes bien chez Jié an tè, dit le vendeur, avec un petit rire froid. C’est encore une chance pour vous, nous avons en magasin votre Trance 3, avec sa suspension Maestro et ses roues de 27 pouces et demi, vous allez voir la merveille. C’est par ici, veuillez me suivre, je vous prie.
Trois quarts d’heure plus tard, Tang Cheng ressort du magasin en poussant sa magnifique bicyclette tout-terrain couleur jaune impérial. Il porte dans l’autre main un grand sac, assez lourd, dans lequel se trouvent des chaussures à cales automatiques, une provision de chambres à air, un nécessaire de réparation rapide, un sac-poche à eau, deux pompes, un casque, des lunettes, trois paires de mitaines, deux sacoches, un sac à dos, quelques outils. Délesté de 15 000 yuan, Cheng se sent à la fois ruiné et immensément riche. Il marche en jetant des regards furtifs à sa machine, comme si elle n’était pas encore à lui, et comme si elle était encore pour lui comme un fruit défendu.
— Zhuàngzhuang11, tu t’appelles Zhuàngzhuang, tu es mon vélo personnel, tu seras mon compagnon de route. Sais-tu que nous allons vivre ensemble quelque chose d’exceptionnel ? dit Cheng en se dirigeant vers l’ouest.
Pour toute réponse, Zhuangzhuang, de sa pédale gauche, accroche la cheville de Tang Cheng, qui trébuche, et réussit à grande peine à garder son équilibre en remontant sur le trottoir de droite de la grande rue Huaihai. Sur le trottoir, bien des regards convergent vers le superbe VTT, puis vers le jeune homme dont la confusion provoque chez lui une montée soudaine de transpiration.
Après un kilomètre de marche, il parvient devant l’immeuble de ses parents. Là, par l’escalier, mal éclairé par de petites lampes de sécurité, il doit grimper les quatorze étages de l’immeuble, avec Zhuangzhuang sur une épaule et le sac lourd et encombrant au bout de l’autre bras.
— Un bon moyen pour vérifier que je suis solide, et en pleine santé, se dit Tang Cheng, ironique.
À peine essoufflé, l’étudiant gagne le quatorzième étage et pénètre dans le vaste appartement luxueusement meublé. Au bout du couloir, dans sa chambre spacieuse et bien ordonnée, Tang Cheng, ravi, ménage une place pour son vélo et range avec soin tous ses achats sur l’étagère supérieure de son placard, qu’il avait dégagée à cet effet.
Puis il se rend jusqu’à la cuisine où il se sert un jus de mangue frais. Il entend la voix chaude et mélodieuse de sa mère, qui est au téléphone, et vraisemblablement en conversation avec une des proches collaboratrices de son agence de mannequins.
— …attention surtout à la taille de ces jeunes filles, cela nous évitera de perdre du temps. Mais à Changchun, le week-end prochain, nous ne devrions pas avoir trop de mal à repérer quelques beautés élancées. Tu sais aussi bien que moi que les filles du Dongbei12sont le plus souvent assez grandes… C’est ça…d’accord…O.k… Je sais que je peux compter sur toi…à samedi…ng…ng…zaijian !
Rayonnante d’élégance et de beauté soigneusement préservée, Madame Ding sort du salon et découvre la présence de son fils dans la cuisine.
— Ah, tu es rentré, Cheng ! Alors ? Ce vélo ?
— Oh, laomā, je ne veux pas t’ennuyer avec ça. J’ai mon vélo, ça y est. Avec tout ce qu’il faut. Il est rangé dans ma chambre.
— Combien ?
— 15 000 yuans environ…
— 15 000 yuans !
— Oui, mais pour ce prix-là, en plus, j’ai eu tout mon équipement, un phare, des garde-boues, de l’outillage… je suis paré. Tu n’auras aucune inquiétude à avoir.
— Aucune inquiétude ! Tu rêves, Cheng ! Tant que tu ne seras pas rentré chez nous, je ne vivrai ma vie qu’à moitié, tu le sais très bien. Je n’ai que toi, mon enfant.
— Māma, je suis prêt, physiquement et techniquement, je connais parfaitement mon itinéraire, il faut que tu aies confiance en moi. Mais dis-moi, j’ai entendu que tu vas à Changchun, en fin de semaine, c’est vrai ? Tu vas une fois de plus à la pêche aux jeunes beautés de demain, c’est ça ?
— Un peu de respect pour le travail de ta mère, mon fils, dit, madame, Ding en souriant, et en feignant d’être contrariée.
- Wokaiwanxiào, māma ! Je plaisante ! J’ai beaucoup de respect pour l’esthétique de ton métier. Découvrir de très jolies jeunes femmes, vérifier que leurs qualités intérieures sont au moins égales à leur beauté physique, si j’ai bien compris, les former, les suivre, et leur offrir une carrière de rêve, de nos jours, c’est parfaitement respectable.
— Ah ! Tout de même ! Toi, Cheng, tu apprécies ma réussite avec un meilleur état d’esprit que ton père, qui trouve que je ne suis rien de plus qu’une riche marchande de viande ou de vases à fleurs.
— Ha ! C’est tout bàba, ça, c’est bien vrai, s’exclame Tang Cheng en éclatant de rire, avant de changer soudain de ton. Māma, je ne reste pas. Je dois retourner à Fudan. Je fais partie d’un groupe de préparation de l’oral final du master, et mes camarades d’études comptent sur moi. Bon, je file. Dis à Ayi de ne pas toucher à Zhuangzhuang, d’accord ?
— Zhuangzhuang !?! Demande Madame Ding, très surprise.
— C’est le nom de mon vélo…babaï, māma !
Tang Cheng a réussi ses derniers examens avec brio. Le voilà major de sa promotionmaster. Le jour de la fête de la graduation, il a lancé son chapeau carré en l’air comme tous les autres. Mais, le soir des festivités, il n’a pas bu une goutte d’alcool. Moqué par tous ses amis, il a tenu bon et il s’est contenté de tremper ses lèvres dans un verre dekekoukele13. Le nouveau diplômé n’a plus qu’une idée en tête : partir.
Comme beaucoup de jeunes Shanghaïens, Tang Cheng ne connaît pas réellement la Chine, hormis Beijing, bien sûr, et Xi’an, où il avait effectué un voyage avec sa classe de seconde, il y a déjà longtemps. Il n’a jamais vraiment quitté Shanghai, une métropole qui se suffit parfaitement à elle-même, puisqu’on y trouve absolument tout ce que l’on peut rechercher, et tout ce dont on peut avoir besoin et envie. On dirait même que les Shanghaiens n’ont pas la moindre idée de ce qu’est un sentier de montagne, un buffle labourant une rizière, une maison pauvre au sol en terre battue. Ce sera donc pour Cheng une véritable découverte, que de partir de sa grande ville riche et moderne, et de rouler à travers les plaines, les montagnes et les vallées de son pays.
Mais avant de quitter Shanghai pour se lancer sur les routes, déjà mille fois parcourues en pensée sur sa carte, le jeune diplômé tient à rendre visite à un homme qui a toujours beaucoup compté dans sa vie, le frère cadet de son père, TangWeiling. Cet homme affable, âgé de quarante-cinq ans, brillant universitaire, possède toutes les qualités que Tang Cheng aurait tant voulu trouver chez son père : il est chaleureux, souriant, calme, l’esprit apaisé, il a le contact rassurant et fortifiant et montre toujours le plus grand intérêt pour celui avec qui il converse. Il n’a qu’une fille, et Cheng est son préféré dans la famille. Pour Cheng, c’est l’homme qui prendrait la place de son père, si celui-ci venait, par malheur, à disparaître. Et le jeune homme éprouve une grande affection pour cet oncle, si proche et si ouvert au dialogue. Pour le candidat à l’aventure, il n’est pas question de quitter la grande métropole de l’est sans aller saluer chaleureusement son shūshu14.
Rendez-vous est pris après un bref échange de duanxin15, et Cheng se rend chez TangWeiling, la veille du grand départ.
— Alors, Cheng, dit le professeur de littérature russe, quoi de neuf depuis ta cérémonie triomphale, à Fudan ? Tu me paraissais bien mystérieux, ce jour-là, quand j’avais évoqué avec toi des projets pour l’été…
- Justement, shūshu, je voulais te voir et te parler, en tête à tête. Je pars demain pour le Trésor de l’Ouest…à vélo, tout seul.
_ C’est très bien, Cheng, réponds sobrement, TangWeiling sans manifester le moindre étonnement. As-tu besoin de quoi que ce soit ? Veux-tu un chargeur de téléphone portable ? J’en ai un, très léger, très peu encombrant, qui fonctionne à l’énergie solaire, il te sera plus utile qu’à moi, non ?
Tang Cheng regarde son oncle droit dans les yeux, avec un sourire ravi. C’est exactement le genre de réaction que le neveu apprécie chez TangWeiling : réponse fulgurante, ouverture et compréhension, recherche des meilleures solutions.
— Je ne voudrais pas t’en priver, shūshu, merci…pour mon voyage, je compte rouler cinq ou six semaines avant d’atteindre Lhassa.
— Par où passeras-tu ? Es-tu prêt physiquement ? Oui, assurément, comme je te connais, tu l’es. Par où vas-tu passer ?
— Xi’an, Lanzhou, Xining, Golmud, le plateau. Tu sais, je me prépare depuis plus de six mois. Je pense que je suis en forme.
L’oncle s’est tu, il se frotte un moment le menton, les yeux baissés. Puis il dit d’une voix douce, tout en détachant avec délicatesse de son poignet gauche un bracelet qui était dissimulé sous la manchette de son impeccable chemise blanche :
— Cheng, je vais te confier ceci. Regarde, c’est un bracelet protecteur…
Tang Cheng observe attentivement l’objet que son oncle a déposé au creux de sa main. Il s’agit d’un bracelet composé de dix-neuf perles enfilées sur un anneau élastique, fermé par une fine boucle métallique décorée d’un motif géométrique.
— Ce bracelet n’a guère de valeur marchande, à peine cent-vingt yuan, dits l’oncle. Mais ce n’est pas le prix qui compte. Je l’ai acquis au temple de Longhua, et cet objet a été consacré par un moine bouddhiste. Il a, paraît-il, le pouvoir de protéger celui qui le porte de la maladie, de l’accident, du malheur. C’est à toi de le porter, maintenant.
— Je suis très surpris, shūshu, mais, venant de toi, ce bracelet prend beaucoup de valeur à mes yeux. Je vais le garder précieusement. Que représente le bouddhisme pour toi, dis-moi, nous n’en avions jamais parlé, auparavant ?
— C’est très personnel, effectivement. Mais c’est un peu long à expliquer en peu de mots, tu sais. Le bouddhisme, c’est une manière de vivre, en paix, de regarder les autres, avec le cœur ouvert, et aussi de se trouver soi-même, en vérité. Si tu arrives à Lhassa, comme tu en as l’intention, tu vas approcher le bouddhisme de très près. Tu me diras alors, à ton retour ce que toi, le fils de fonctionnaire rouge et d’une femme chef d’entreprise, tu en auras pensé. Ce que tu auras ressenti. Quel aura été l’écho intérieur, pour toi, qui es si lucide. Cela nous donnera des occasions d’échanges intéressants pour tous les deux, j’en suis sûr.
Au début du mois de juillet, alors qu’il fait déjà une chaleur humide, moite et écrasante, Tang Cheng a préparé tout son équipement avec soin. Sur le côté de la roue arrière du Giant, une de ses sacoches va servir de compartiment froid. L’autre contient son matériel et ses outils. Sa tente est fixée sur son porte-bagages, au-dessusd’une sorte de petit coffre plat, allongé, où sont serrés ses vêtements de rechange. Sur le dos, il porte une outre à eau, munie d’une pipette dont le fin tuyau passe par-dessus son épaule droite. Il est facile de se la mettre en bouche. Un sac à dos lui permettra de transporter toutes sortes d’objets divers, tandis que, sur son guidon, une petite sacoche imperméable contient le matériel de première nécessité, sa pharmacie, sa carte, ses documents d’identité, son permis d’entrer et de séjourner au Tibet, délivrés par le Bureau régional du Tourisme de Lhassa, pour une durée maximale limitée au 2 septembre, et puis des stylos, un couteau et une lampe de poche.
Huit heures. Tang Cheng est prêt à partir. Sa mère lui a fait préparer un petitdéjeuner très copieux, un thé du matin impérial a-t-il précisé.
Le père de Cheng n’a pas souhaité assister au départ. Il a quitté l’appartementpour se rendre à son bureau encore plus tôt que d’habitude, comme si cette affaire ne le concernait pas.
— N’en veux pas à ton père, dit Madame, Ding avec son plus doux sourire, il ne sait toujours pas comment te montrer qu’il s’intéresse à toi. Mais tu vois, il m’a récemment demandé de lui expliquer tous les détails de ton projet. Il trouve que tu prends de gros risques et qu’il y a bien d’autres endroits à découvrir en Chine, plus attirants et moins dangereux que d’aller chez les Tibétains. Je pense qu’il continue à estimer que ce sont des sauvages, à cause de ces immolations par le feu, qui font si peur. Mais c’est son avis. Pour ma part, je trouve que ton idée ne manque pas de panache. Je te demande simplement de me donner des nouvelles chaque semaine. Je me suis renseignée, tu auras un accès au WIFI partout, jusqu’à Lhassa, et même à Shigatsé, et aussi à Gyantsé, si l’envie te prend de voyager au Trésor de l’Ouest.
Ô ! Māma…je vois que tu t’es bien renseignée. Cela me remue le cœur. Maintenant, tu sais, je suis prêt. Inutile pour moi de rester ici plus longtemps. Je vais descendre avec mon Zhuangzhuang par l’ascenseur. Mon équipement est trop lourd pour prendre l’escalier.
Ding Wenhense redresse de toute sa taille, elle prend alors entre ses doigts si fins les grandes mains puissantes de son fils en le regardant dans les yeux.
— Tang Cheng, promets-moi de toujours faire bien attention à toi, sans cesse, de ne pas prendre de risques inconsidérés. Essaie de bien dormir pour récupérer, chaque soir, de tes efforts de la journée. Mange bien, mangeyang16 et n’hésite pas à voir un médecin si tu as une difficulté de santé, ne traîne pas un mal, une douleur, même une petite infection. Couvre ta tête.Ne parle pas à n’importe qui et évite les personnes mal intentionnées…Je suis tellement fière de toi. Allons, mon fils…une route paisible ! Zaijian, zaijian !17
Cinq minutes plus tard, Tang Cheng se trouve dans la rue, rempli d’une étrange sensation mêlant l’ivresse de la liberté, le parfum de l’aventure et aussi, tout de même, une sourde appréhension. Mais en un instant, la réalité reprend tous ses droits et le jeune homme s’élance, après avoir programmé le compteur électronique fixé sur son guidon et jeté un coup d’œil à sa montre.
— Huit heures quinze. Demain, c’est dit, je partirai au moins une heure et demie plus tôt, pour éviter au maximum la grosse chaleur de l’après-midi.
C’est alors la plongée dans la circulation déjà très dense. Il faut d’abord parcourir l’interminable rue Huaihai, en direction de l’ouest. La traversée de l’agglomération shanghaîenne, où vivent près de trente millions d’habitants, va constituer la première épreuve du voyage. Cheng, malgré son lourd chargement, atteint facilement la vitesse de 27 kilomètres à l’heure, bien au-dessus de sa moyenne prévue. La route est plate comme la main et il faut très souvent s’arrêter aux feux rouges. Le jeune cyclotouriste ne passe pas inaperçu dans les rues de sa ville natale. Bien des regards se tournent vers lui et les automobilistes le harcèlent sans cesse de coups de klaxon rageurs.
— Ça, j’en étais sûr, se dit Cheng, ils n’ont pas l’habitude d’un pareil équipage, bien entendu. Il y a beaucoup moins de vélos en ville, ce n’est plus comme autrefois. Il me tarde de sortir de Shanghai.
Il faudra des heures à Tang Cheng pour quitter l’immense agglomération, parPutuo, Huaxinzhen et Luzhi. Heureusement, en plusieurs longues sorties, ces derniers jours, le jeune étudiant, casque sur la tête, s’était déjà parfaitement familiarisé avec les changements de vitesse des trois plateaux et des dix pignons. Le maniement des deux poignées rotatives de son guidon, sous les confortables mitaines, est presque un plaisir. Le bruit de la chaîne, parfaitement huilée, glissant doucement sur les dents des pignons, produit une musique régulière et rassurante. Il fait de plus en plus chaud. Tang Cheng doit se vêtir plus légèrement. Il a déjà retiré son blouson bleu et un tricot, qu’il a soigneusement attachés à son porte-bagages. Régulièrement, Cheng attrape du bout des lèvres la pipette de son réservoir dorsal et aspire une gorgée d’eau déjà un peu tiédie.
Le jeune diplômé avait prévu de parvenir aux abords de Suzhou en fin de journée. Il est surpris de constater qu’il fait son entrée dans la Venise de l’Orient à deux heures de l’après-midi, après avoir roulé moins de six heures. Il s’est à peine arrêté pour grignoter quelques biscuits et avaler successivement trois bananes. Il ne se sent absolument pas éprouvé par les cent-dix kilomètres accomplis. Un sentiment de fierté etune sensation d’énergie surhumaine le remplissent. Il est maintenant persuadé qu’il a bien jugé ses capacités, qu’il a effectué la préparation indispensable et qu’il est sur le bon chemin pour réussir l’incroyable défi qu’il s’est lancé. La chaleur est étouffante et Cheng est soulagé d’en avoir presque terminé avec sa première étape. Mais demain, il faudra pousser un peu plus loin que la distance parcourue aujourd’hui, afin de respecter sa moyenne journalière prévue.
— Haode18 ! se dit-il. Cela a bien commencé, à part cette terrible chaleur, mais il faudra que je m’y habitue…et que je boive beaucoup plus et plus régulièrement. Sinon, je vais maigrir et perdre du tonus. Maintenant, il faut que je trouve ma chambre d’hôte. Celle que j’ai réservée est située au centre-ville. Elle doit être assez facile à trouver, c’est à côté d’un joli petit canal. Je vais commencer dans le luxe, décidément, ajoute Cheng pour lui-même, en souriant ironiquement. L’aventure démarre tranquillement. Ce n’est pas encore l’état sauvage, loin de là !
Et effectivement, la jolie maison de madame Li, donnant sur un canal paisible, du côté de Nanshipi long, offre au voyageur tout le confort, dans une délicieuse atmosphère familiale. Cheng est heureux de pouvoir se doucher et de mettre sa monture à l’abri, dans le garage, déjà largement occupé par un gros 4x4 Mitsubishi. Madame Li a confirmé le tarif annoncé : moins de troiscentsyuans. L’accueil est idéal et le confort parfait. Le voyage ne pouvait mieux commencer.
Dans l’après-midi, Tang Cheng, douché et changé, les pieds dans ses mules légères, les mains croisées derrière la tête, allongé sur son grand lit à la courtepointe blanche, réfléchit au sens et aux réalités de son voyage.
— Je veux voir la Chine, non pas seulement arriver au plus tôt à Lhassa. Je me rappelle parfaitement que Yanxing– le joli visage de son ex-amie lui revient clairement en mémoire– m’avait plusieurs fois prié de l’amener à Suzhou pourvisiter le Jardin du Maître des Filets. Nous ne l’avons jamais fait. Elle me parlait d’un de ces paradis raffinés que nos riches fonctionnaires d’autrefois se faisaient construire, dans cette ville.
— J’y vais, décide brusquement Cheng en se dressant sur ses pieds, ce serabeaucoup plus intelligent d’aller à la découverte, plutôt que rester paresser, enfermé ici à attendre le riz du soir.
- Li zheli bu yuan !19s’exclame Madame Li lorsque Tang Cheng lui demande où se trouve le Jardin du Maître des Filets. Deux rues vers le nord, et vous y êtes presque, c’est très facile à trouver. Allez-y vite avant la fermeture ! Vous verrez, c’est vraiment très beau. Vous n’avez pas de telles merveilles, à Shanghai. Même le jardin Yu ne peut être comparé aux beaux jardins de Suzhou, ajoute-t-elle fièrement, avec un sourire charmant.
Un panneau illustré, à l’entrée du parc, donne des explications utiles que Tang Cheng, en intellectuel humble et consciencieux, lit avec application. Le voici donc, si l’on croit ce qui est annoncé, devant le plus petit et aussi le plus joli jardin de la ville. Il fut créé au XIIe siècle, puis restauré, six-cents ans plus tard, par un riche fonctionnaire. Tout ce que le panneau de l’entrée annonce va se vérifier à l’intérieur du jardin : la présence de l’eau, abondante, et des rochers symbolisant les montagnes, une multitude de pavillons charmants, des petits ponts, des portes, masquant la vue, et réservant sans cesse de belles surprises au visiteur. Cheng est enchanté de ce qu’il découvre, et il s’amuse à repérer les différents éléments de ce petit paradis dont on ne voit jamais la fin. Il y a ceux, comme l’eau où s’ébattent les poissons d’or, et aussi les pierres, que l’on peut classer yin ; et puis les ponts, les portes, les pavillons, qui sont plutôt yang.
Au moment de sortir du jardin, Cheng ne ressent plus aucune fatigue de ses heures de route. Il a totalement récupéré de ses efforts.
— Un merveilleux endroit, se dit-il en retrouvant la rue, comme s’il revenait dans le monde moderne d’un voyage dans le temps, voilà un site de première classe !
Avec sa logeuse, Tang Cheng a prévu qu’il prendra le petit déjeuner à la première heure, le lendemain, et qu’il quittera la maison vers six heures et quart.
— Entendu, pour demain matin, je vous réveillerai assez tôt. Mais ce soir, je vous préparerai une anguille croustillante pour que vous preniez des forces pour la journée de demain. Nous mangeons vers six heures trente.
Deux jours plus tard, Tang Cheng a seulement parcouru trois-cent quarante kilomètres, en passant par Wuxi et la rive orientale du lac Tai. Le terrain,très légèrement vallonné, n’a présenté aucune difficulté et n’a pas ralenti sa progression. Bien sûr, il est un peu en retard sur sa moyenne journalière prévue, mais son arrêt pour la nuit dans la grosse ville de Ma’anshan avait été préparé de longue main.Lorsque l’un de ses meilleurs camarades de l’université Fudan, Peter Lu, un garçon qui tient à ce prénom d’emprunt très américain, avait été informé du grand projet de Cheng, il lui avait proposé de faire une halte chez ses parents, au moment où son itinéraire pénétrerait dans la province d’Anhui, l’une des plus pauvres de Chine. Le jeune Lu était ravi de pouvoir présenter à ses parents un authentique héros, tout le contraire d’un beau parleur, Tang Cheng étant, de surcroît, le plus brillant des étudiants de la promotion.
La soirée est chaleureuse et le repas préparé par la mère de Lu est savoureux. Chacun de s’émerveiller sur le courage du jeune cycliste, sur la confiance de sa famille et sur la beauté de son impressionnante bicyclette. Cheng a déjà quelques anecdotes à raconter. Les camions qui le dépassent en frôlant constamment son coude gauche, certaines routes qui s’arrêtent parfois net, en pleine campagne, et se poursuivent par des chemins défoncés, la réparation de sa première crevaison et la difficulté de démonter et remonter sa roue arrière, la curiosité des gens, au bord de la route et les mêmes questions, éternellement posées :
— D’où viens-tu ? Où vas-tu ? Pourquoi un si long périple ? Pour chercher quoi ? Quel intérêt ? Pourquoi le Trésor de l’Ouest ? As-tu de la famille là-bas ? Combien de gongli20par jour ?
Tang Cheng va dormir sur un matelas, posé sur le sol à côté du lit de Peter. Chez les Lu, on ne fait pas de manières et Cheng a formellement refusé de se coucher sur le lit de son ami.
— Ce lit est à Peter, ce n’est pas le mien, je suis très bien sur ce matelas confortable, répond-il, confus et embarrassé, aux propositions insistantes d’une famille si sincèrement hospitalière.
Et la nuit sera tout à fait réparatrice.
Le lendemain, lesté d’un solide petit déjeuner préparé à l’aube par la mère de Peter Lu, une femme jeune et très prévenante, Tang Cheng se lance sur la plus longue de ses étapes. Il va rouler près de sept heures à une vitesse très raisonnable, sans puiser dans ses réserves, et parcourir cent-quarante-cinq kilomètres, jusqu’à la préfecture de la province d’Anhui.
À Hefei, le besoin de faire quelques courses se fait sentir, et Cheng décide de s’arrêter devant une grande surface, d’origine française, Jialefu21. Il apprécie beaucoup ce genre de supermarché, à Shanghai. Mais comment faire, avec Zhuangzhuang ? Où le garer et le laisser en toute sécurité ?
— Tu me poses un vrai problème, Xiao Zhuang22, dit-il à haute voix à son beau vélo Giant, chargé comme un chameau lancé sur la Route de la Soie. Que vais-je faire de toi ?
De l’autre côté du grand croisement, l’Université de Technologie est toute proche, et Tang Cheng va négocier un petit moment avec le gardien du site universitaire. Il réussit à confier à sa garde sa précieuse bicyclette en lui expliquant qu’il doit faire quelques achats et qu’il n’en a que pour quelques minutes.
— Prends ton temps, mon garçon, dis-le vieux fonctionnaire au voyageur, je garde ton beau vélo. Sois tranquille.
Tang Cheng enfile un survêtement léger tiré de son sac à dos, remercie le gardien et file vers les lumières de l’entrée du Jialefu.
Vingt minutes plus tard, le jeune Shanghaïen est de retour, un grand sac en papier dans les bras. De loin, Cheng aperçoit le vieux gardien. Sorti du parc de l’Université, celui-ci marche le long des grilles en compagnie de deux jeunes adolescents, portant une casquette sur la tête, un survêtement et des chaussures de sport à l’occidentale. Les deux garçons, suivis du gardien, gesticulent en s’éloignant du portillon qui est resté ouvert. Cheng n’est plus qu’à une cinquantaine de mètres de l’entrée du campus lorsqu’il aperçoit un troisième adolescent en train de se faufiler par le portillon. Tout va alors se dérouler en une poignée de secondes.
Tandis qu’à l’extérieur de la grande grille, le vieux gardien est occupé à regarder ce que lui montrent du doigt les deux jeunes à casquettes, le nouveau venu, entré subrepticement par le portillon resté ouvert, a contourné le pavillon des concierges et il s’apprête à ressortir en courant, le VTT Giant à la main.
Tang Cheng a tout compris instantanément. Bien qu’encombré par son sac de courses, il ne met que sept secondes à parvenir devant le portillon. Entretemps, le jeune collègue du gardien, voyant l’intrus s’emparer de la bicyclette, a surgi du pavillon et a tenté de s’interposer. Le voleur le frappe violemment en pleine figure et s’apprête à sauter en selle, une fois le portillon franchi. Le jeune concierge tombe en arrière dans les buissons fleuris et il entend, venu de l’autre côté de la grille, l’étudiant cycliste, revenu du magasin d’en face, hurler d’une voix glaçante :
— Arrête-toi ici, tout de suite ! Arrête !
Le jeune voleur jette alors le vélo à terre, dans les jambes de Tang Cheng, au moment où l’étudiant allait l’agripper et il s’enfuit vers sa gauche, tandis que ses deux complices disparaissent vers la droite, laissant le vieux gardien stupéfait.
En trois secondes, Tang Cheng redresse son vélo, le confie avec son sac de courses au jeune concierge qui s’est relevé, encore groggy, et il se lance à la poursuite de son voleur. En moins d’une demi-minute, l’athlétique Shanghaïen le rattrape, l’accroche par la cagoule de son blouson et l’immobilise par une clé de bras, sous les yeux des passants ébahis. Certains ont vu toute la scène et le gamin est aussitôt couvert d’injures et de cris de haine contre une certaine jeunesse désœuvrée qui est la honte de la Chine. L’une des personnes ayant assisté à la tentative de vol et à l’interpellation musclée de l’adolescent qui baisse la tête, solidement ceinturé par Tang Cheng, appellela Sécurité publique sur son téléphone portable. Les policiers arrivent en quelques instants. Le jeune homme est aussitôt enfermé dans une voiture et Tang Cheng est invité à témoigner. Deux policiers se sont installés dans le pavillon du gardien et la déposition va prendre beaucoup de temps. Tang Cheng déclare que son père est un fonctionnaire de haut grade, à la Municipalité de Shanghai, qu’il voyage à bicyclette, seul, et qu’il a réservé une chambre à l’auberge de jeunesse voisine de l’Université. Les représentants de la loi pourront le retrouver là-bas, ce soir, en cas de nécessité. Mais les hommes en uniforme de la Sécurité publique tienne un suspect et ils n’auront plus besoin d’autre témoignage de la part du courageux voyageur. On se quitte avec des félicitations.
Après avoir offert un paquet de biscuits et une canette de jus de papaye aux deux gardiens confus, Tang Cheng s’éloigne vers son auberge. Pédalant lentement, il ressent soudain une intense lassitude et une violente émotion rétrospective. Si on lui avait volé Zhangzhuang, avec tout son matériel, son téléphone et ses papiers, c’est sa liberté et tous ses rêves qui se seraient alors écroulés.Ce qui est certain, c’est qu’il n’oubliera jamais son premier contact avec la ville de Hefei.
Longue est la traversée de la province d’Anhui, sous une chaleur accablante. Tang Cheng doit beaucoup s’hydrater. Il s’est longuement arrêté pour le repas de la mi-journée, à l’ombre d’un gros arbre, au bord de cette route grise où passent des dizaines de camions, un autocar, une ambulance, visiblement très pressée de rejoindre un hôpital à Hefei, des paysans à moto, un autre, monté sur un gros triporteur pétaradant dont le plateau est rempli d’enfants, quelques voitures. Le paysage est sec et poussiéreux. La fatigue commence à se faire sentir, mais Cheng est plein d’enthousiasme. Il ne sait pas où il va dormir ce soir. Son lieu d’étape reste à découvrir, après qu’il aura roulé au moins cent-vingt kilomètres, afin de rester dans le rythme prévu au départ de son périple.
En fin d’après-midi, le cyclotouriste atteint enfin la petite ville de Yèjizhèn, une bourgade bordée par la rivière Shi. Dans les premiers faubourgs, d’allure encore plutôt campagnarde, Cheng surmonte sa timidité maladive etil pousse la porte d’un commerce d’alimentation, après avoir solidement immobilisé son VTT contre une barrière, à l’aide de ses deux antivols. Il incline poliment la tête devant la commerçante.
- Ni hao !Je ne voudrais pas vous ennuyer. Je suis un étudiant, je viens de Shanghai, à bicyclette, et je vais jusqu’à Xi’an –inutile de faire le malin, se dit-il –. Je dois passer la nuit à Yèjizhèn. Connaîtriez-vous un emplacement, dans cette ville, où je pourrais m’installer discrètement ? Savez-vous où je pourrais dormir, en sécurité, sans déranger personne…j’ai une tente. Je suis désolé de vous déranger, termine le jeune homme en rougissant.
— Quel âge avez-vous ? demande l’épicière d’une voix douce.
— J’ai vingt-trois ans, je suis en fin d’études. Je viens de terminer monmaster d’anglais, à Shanghai, répond Cheng.
La commerçante ouvre de grands yeux et s’approche de Tang Cheng dont le front ruisselle de sueur, marqué par la trace de son casque. Il a le visage couvert d’une fine poussière grise.
— Vous ne voudriez pas d’abord boire quelque chose ? demande-t-elle avec une douceur toute maternelle. Vous laver ? Vous reposer ? D’où venez-vous, aujourd’hui ?
— De Hefei.
— De Hefei !?! S’exclame la commerçante en plaquant sa main droite devant sa bouche. Bonne Guanyin ! Vous avez roulé à vélo cent-trente kilomètres ! Mon mari lui-même n’y va pas aisément avec la voiture !Écoutez-moi. Si vous avez la patience de m’attendre quelques instants, je vais bientôt fermer ma boutique, il est tard. Il faut que je rentre préparer à manger pour mon mari et mon fils. Tiens, mon fils, justement, il a eu un biyou23, vous savez, on le lui a attribuéau lycée, c’est un jeune garçon qui habite près de Londres. Ils s’écrivent régulièrement, même pendant les vacances. La dernière lettre qui est arrivée d’Angleterre semble un peu difficile à comprendre pour mon fils. Si vous pouviez l’aider, ce serait bien. Je m’appelle Yuan Xiaochuan…
— Et moi Tang Cheng.
— Vous savez, Tang Cheng, reprend l’aimable épicière, nous sommes des gens ordinaires, mon mari et moi. Mais nous voulons tout faire pour que notre fils réussisse et nous dépasse. Nous consentons à tous les sacrifices possibles, pour cela. Mon mari, le vieux Chen Ying,travaille dur, il s’occupe des approvisionnements, pour la boutique, et chaque matin, il se lève à quatre heures. C’est notre vie, et c’est bien comme cela…Écoutez, je réfléchis un peu…vous allez venir avec moi. Nous avons une toute petite maison. On n’y mettrait pas une personne de plus. Mais sur le pré qui se trouve à côté de chez nous, vous pourrez installer votre tente. Vous pourrez aussi manger avec nous, ce soir, et demain, avant de partir pour continuer votre beau voyage si courageux. Vous pourrez vous laver chez nous et vous sentir à l’abri. Notre maison est la vôtre. Bon, je vais fermer la boutique. Jeune homme, vous allez m’aider pour les volets des deux fenêtres, je m’occupe de la porte arrière. Nous allons sortir par devant. La maison est toute proche, moins de dix minutes à pied. Attendez, je prends quelques légumes, pour le bouillon de ce soir. Partons, maintenant !
Dans la lumière du soleil qui commence à descendre sur l’horizon, l’athlétique étudiant chemine, poussant d’une main son vélo aux côtés de la petite madame Yuan, trotte-menu, qui doit faire presque trois pas pour suivre chaque enjambée de Tang Cheng. Après moins d’un quart d’heure de marche, les deux personnages, si peu assortis, sont arrivés devant la minuscule maisonnette de la famille Chen. On y accède par une petite cour, en contrebas de la route, fermée par un portail de bois très rudimentaire.
Le père Chen a installé dans le pré, derrière la minuscule maison, un grand baquet en bois qui doit servir aux lessives et aux grandes toilettes des trois membres de la famille. C’est là, dans la chaleur du début de soirée, que Tang Cheng va profiter d’un bain réparateur.
— C’est le meilleur moment, vraiment, se dit-il, depuis mon départ de chez nous. Ces gens sont merveilleux. Nous sommes des frères, nous les Chinois. Mais pourquoi a-t-elle parlé de bonne Guanyin, si je l’ai bien entendue ?
L’explication ne viendra que le lendemain, très tôt. Cheng, toujours matinal, sort de son sac de couchage au premier chant du coq. La petite camionnette du père Chen a disparu. Celui-ci a dû partir bien avant l’aube, comme chaque matin, pour aller chercher les fruits et légumes et les produits frais nécessaires au commerce familial. Tang Cheng replie prestement sa tente, comme il l’a vu faire dans le magasin de sport, replace le tout sur son porte-bagages et vient pousser délicatement la porte arrière de la petite maison, en frappant timidement. À l’intérieur, tout est bien en ordre malgré l’exiguïté des lieux. Dans un coin, roulé en chien de fusil, le fils Chen dort encore profondément, une fine couette tirée au-dessus de sa tête. Madame Yuan est courbée, face à une petite statue de Bouddhadevant laquelle une bougie rouge, piquée sur un chandelier de cuivre, est allumée dans la pénombre de la minuscule salle de séjour.
Tang Cheng s’immobilise et attend patiemment, en silence, que s’achève l’oraison de son hôtesse. Mais il est saisi par la surprise et de nombreuses questions lui viennent à l’esprit.
— Je prie le grand Bouddha et la bonne Guanyin, explique madame Yuan. C’est ainsi chaque premier jour de la première et de la troisième lune de chaque mois lunaire. Mais je pense qu’à Shanghai, on ne s’occupe pas trop de notre nongli24, si ce n’est pour la Fête du Printemps, et celle de la Mi-Automne, bien sûr, n’est-ce pas ? Aujourd’hui, c’est juste la moitié du mois lunaire. Donc, je remercie Guanyin pour ses bienfaits et sa protection et je demande au Grand Bouddha de veiller sur nos ancêtres. Avez-vous déjà prié, jeune homme ?
— Je suis désolé, je ne sais pas précisément ce que c’est que la prière ni ce que cela peut apporter. Mais je sais que cela peut exister. Tenez, regardez, ajoute le jeune Tang en découvrant sa manche gauche et en montrant fièrement à madame Yuan le bracelet porte-bonheur de l’oncle Weiling, cet objet vient du temple bouddhiste de Longhua, pas loin de chez moi, et il a été béni par un moine.
— Tu vois, répond la commerçante dont le visage s’est illuminé d’un beau sourire, tout est lié. Nos bienfaits nous suivent, nos actions nous accompagnent toute notre vie. Toi, tu es un jeune homme courageux. Hier, tu étais absolument épuisé, tes yeux se fermaient, mais tu as pourtant passé presque une heure, après le repas, à aider mon fils à comprendre la lettre de son biyou et à composer une réponse en anglais. Je t’en suis très reconnaissante. Tu seras toujours accueilli comme un fils dans cette modeste maison. Et ce matin, j’ai prié Guanyin, notre divine mère protectrice, pour qu’elle répande ses bienfaits sur ton difficile voyage. Viens, je vais te préparer un bouillon de nouilles aux légumes, avec trois boulettes de bœuf, et tu pourras vite prendre la route avant les grosses chaleurs. Je comprends que l’heure te préoccupe.
— C’est moi, dit Tang Cheng, qui vous suis totalement redevable de votre bonté et de votre générosité. Je ne sais comment vous remercier.
— Va ! Voyage sans encombre, et lorsque, bien plus tard, tu seras revenu chez tes parents, envoie-nous un petit signe. Tu pourrais par exemple, écrire une petite lettre en anglais (pas trop difficile) à mon fils. Ce serait parfait, ajoute madame Yuan, malicieuse, avant de se planter devant son petit réchaud à gaz.
Après un bref moment de silence, que Tang Cheng n’ose pas troubler, la maîtresse de maison rajoute :
— Maintenant, tu vas avaler ton bouillon de nouilles et de légumes, et tes boulettes, mon garçon, et puis quelques fruits, un bon thé bien chaud avec du gingembre. Mais je ne dois plus te retarder. Tu sais, cela me peine un peude te dire cela, à vrai dire, mais il faut que tu files le plus vite possible…Non ! Tu ne me dois absolument rien !