Allô ! Famille Bobos - Patrick Fhal - E-Book

Allô ! Famille Bobos E-Book

Patrick Fhal

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Beschreibung

"Allô ! Famille Bobos" est le récit de sept cousins et cousines qui, pendant la pandémie de COVID, se replongent dans leur passé et partagent leurs histoires à travers un groupe WhatsApp. Malgré l’amour, l’humour parfois sombre et la solidarité, les relations restent complexes, chaque branche de la famille suivant des chemins différents : religiosité, mariages mixtes, engagement politique et même émigration en Israël pour certains.


À PROPOS DE L'AUTEUR

Acteur majeur de l’aventure de Vidéo Futur depuis 1994, Patrick Fhal s’est démarqué dans le secteur de la location vidéo durant vingt ans environ. "Allô ! Famille Bobos" dépeint non seulement les défis et les succès de cette période, mais aussi son parcours personnel marqué par une croissance intérieure, des rencontres significatives et une exploration littéraire stimulante.

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Patrick Fhal

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Allô ! Famille Bobos

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Patrick Fhal

ISBN : 979-10-422-3182-8

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

Préface

 

 

 

Voici un livre plein d’émotions, de réflexions, d’indications pour l’histoire des juifs originaires de Tunisie. Émotions, en regardant vivre une grande famille juive dans sa vie quotidienne, entre observation de rites religieux, et détachement laïcisé au contact de la société française ; persistance d’une nostalgie venant de Tunisie, toujours vue comme un petit « paradis », en mettant de côté « l’enfer » de la vie quotidienne là-bas, celle de la pauvreté, de la discrimination. Émotions, toujours en voyageant dans la convivialité chaleureuse, l’entre-soi protecteur des nombreux oncles, tantes, cousins germains qui vivent entre la France des années 1960, et Israël plus tard. Et nous voilà transportés dans le « tourisme » en Israël des jeunes adolescents franco-tunisiens, ou dans l’arrivée massive des Tunisiens, exubérants et pudiques, sur la plage de… Juan les Pins. À la lecture de toutes ces anecdotes savoureuses, me revient en mémoire ma propre histoire adolescente. J’avais 16 ans en 1967, dans la boîte de nuit de Juan les Pins bien connu, le « Voom Voom », avec ma sœur, lorsque mon père a fait irruption pour venir me chercher et me gronder. J’avais honte, et me suis caché sous une table…

En lisant aussi les textes de Patrick, je vois d’autres émergences par instants, des émotions-étouffements par des liens communautaires décidément trop étroits quelquefois fondés sur la tradition religieuse et les souvenirs historiques partagés. Que le jeune Patrick, principal « acteur » de cette histoire, va rompre, en apparence, en devenant un militant trotskiste dans la région parisienne des années 1970.

Réflexions, parce que ce déroulé de détails méticuleux, de souvenirs reconstitués avec patience, avec les témoignages des tantes, oncles et cousins, nous dit aujourd’hui ce que peut être la force de l’intégration à la société française, avec toujours, la volonté, consciente ou pas, de préserver son jardin secret : celui d’une appartenance à l’Orient. Non, pas un Orient fantasmé, transporté par un cinéma populaire que tout le monde connaît (celui de la « vérité si je mens »), de pacotille, mais un regard particulier sur le monde. Celui du refus du cynisme perpétuel devant les injustices de la société, l’empathie avec les plus démunis, l’extrême franchise à l’égard de ceux que l’on aime, ou que l’on déteste. Et là, je retrouve le jeune homme que j’ai connu, quand il était lycéen au milieu des années 1970, venant du lycée Robert Schumann de Colombes : à la fois révolté, mais appliqué à bien faire, à se battre dans les domaines de l’égalité, de la justice, de la liberté. Et il y avait son cousin germain, Bernard Zanzouri qui a « entrainé » Patrick vers ce monde du militantisme intensif des années 1970. Patrick épousera Dominique, et Bernard Chantal. Les deux couples sont toujours mes amis depuis quarante ans maintenant.

Voici des vies, qui se construisent par accumulation de sens. Par la préservation de l’identité ancienne et la recherche du bonheur au présent, dans les batailles de tous les jours. Et Patrick a mené ces combats, bien sûr : en restant un « fou » de la politique, toujours suivie avec attention, mais aussi un homme qui a travaillé, quelquefois durement, pour assurer un bien-être à ses enfants. Une vie qui se poursuit, logée dans les marges étroites de la liberté.

 

Benjamin Stora, historien

 

 

 

 

 

Les Aïdan, une trame familiale à quatorze mains, rassemblée par Patrick, un gros, juif et frisé, heureusement bien entouré !

 

 

 

Un livre à quatorze mains.

 

Par ordre alphabétique pour ne pas vexer :

Pour les filles

– Annick, dite « Milky sister » ;
– Nathalie, dite Nat ;
– Rita, dite Ritoune ;
– Carole, la cheffe d’orchestre.

 

Pour les garçons

– Bernard, dit Ber Ber ;
– Robert, dit Roro ;
– Et moi, dit Pat.

Il y a eu aussi sur la fin, « les petites mains », Alain et Chantal.

 

 

 

 

 

Nous faisons partie d’une famille, issue d’une fratrie orpheline, dont le « père » de secours avait dix-sept ans et la « mère », quinze ans. Cela ne peut pas être neutre.

Je m’aperçois que personne n’en est ressorti intact. Il y a eu des victimes collatérales. Elles se sont retrouvées devant au moins deux possibilités : choisir la sécurité, ou la liberté quitte à couper les liens.

Jeune homme, j’ai fui les pressions exercées par ma communauté et une partie de ma famille. Ces pressions sont peu visibles, mais permanentes : tout est codé, il faut respecter ou partir, c’est ainsi que je l’ai ressenti. Je m’en suis échappé, à travers la politique d’abord (je suis devenu trotskiste), puis en partant dans le Sud, à 800 km de ma famille. J’ai coupé les liens qui me rattachaient à la religion et à nos traditions, mais pas à la culture orientale. Je ne nie pas être un juif d’origine tunisienne, mais je suis foncièrement laïc.

Malgré tout, c’est moi, à qui ma mère reprochait de ne pas s’intéresser à notre histoire, qui ai initié ce projet. Intervenu en plein confinement, il fut accueilli avec enthousiasme. Nous étions sept cousins et cousines, plus ou moins de la même génération, plus ou moins proches. Nous allions apprendre à nous connaître, établir ou rétablir des liens.

L’idée était de raconter nos parents, mais aussi nos propres trajectoires.

Durant les premiers mois, ce groupe WhatsApp a fait surgir des connivences et des échos entre nos histoires. Il a construit un commun.

Un commun qui reflète nos différences. Mais dans lequel ces différences s’enrichissaient les unes les autres. La suite fut moins idyllique.

Ayant fait plusieurs psychanalyses, et étant passé par le trotskisme qui m’avait incité à remettre les évidences en question, l’exercice fut plus facile pour moi. Je suis le seul à l’avoir mené jusqu’au bout. Carole Menahem-Lilin, qui a finalisé l’orchestration de cet ouvrage et moi-même, avons tout fait pour leur donner droit de parole, et même de réponse.

Ce « livre à quatorze mains » (plus deux, celles de Carole) me semble à présent assez intéressant pour être mis dans d’autres. Il détaille une aventure, la mienne, avec ses hauts et ses bas, à travers sept décennies. Il plonge encore plus loin, puisque nous avons fait débuter l’histoire des Aïdan il y a cent ans. Il fait résonner (je l’espère) les échos entre passé et présent, interroge les choix réitérés, les constantes familiales, les ruptures, l’actualité. Aujourd’hui, ne peut s’analyser sans mémoire. S’ils ne sont pas interrogés et élaborés, les contentieux ont tendance à revenir, tels des spectres qui refusent d’évoluer.

 

Patrick Fhal,

avec l’aide de l’écrivaine-conseil Carole Menahem-Lilin

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

S’assurer de n’être jamais complètement soi-même, en rendant toute sa place à l’étranger en soi. Savoir ainsi, où que l’on se trouve, qu’on ne sera jamais complètement « à la maison ».

 

Delphine Horvilleur,

Il n’y a pas de Ajar – Monologue contre l’Identité1

 

 

 

 

 

I

WhatsApp ?

Une mémoire des descendants d’Elie Aïdan

 

 

 

Le livre des vies

 

« Nous sommes pour toujours les enfants de nos parents, des mondes qu’ils ont construits et des univers détruits qu’ils ont pleurés, des deuils qu’ils ont eu à faire et des espoirs qu’ils ont placés dans les noms qu’ils nous ont donnés », écrit Delphine Horvilleur dans Il n’y a pas de Ajar.

Elle poursuit :

« Mais nous sommes aussi, et pour toujours, les enfants des livres que nous avons lus, les fils et filles des textes qui nous ont construits, de leurs mots et de leurs silences. »

Ces lignes expriment les thèmes principaux de mon histoire ! à croire que Delphine Horvilleur a copié sur moi ! (rire). Sinon que je suis un lecteur de vies, avant d’être un lecteur de livres. J’aime écouter, j’aime regarder et essayer de comprendre, autant ce qui m’arrive que ce qui arrive autour de moi.

Delphine Horvilleur parle de silences, et j’ai l’impression qu’il y en a eu beaucoup, dans l’histoire de ma famille. Les exils, les arrachements, ont engendré des attachements forts, mais aussi des fidélités rigides et des ruptures douloureuses.

 

Jeune homme, j’ai fui les pressions exercées par ma communauté et une partie de ma famille. Ces pressions sont peu visibles, mais permanentes : tout est codé, il faut respecter ou partir, c’est ainsi que je l’ai ressenti. Je m’en suis échappé, à travers la politique d’abord (je suis devenu trotskiste), puis en partant dans le Sud, à 800 km de ma famille. J’ai coupé les liens qui me rattachaient à la religion et à nos traditions, mais pas à la culture orientale. Je ne nie pas être un juif d’origine tunisienne, mais je suis foncièrement laïc.

Cela ne m’a pas empêché de rester proche de certains des miens, parfois très différents de moi. Ainsi, j’avais toujours des contacts avec Rita, ma cousine qui habite maintenant en Israël avec Joël, son mari. Un couple humainement adorable, et je peux d’autant plus en témoigner que nous sommes à l’opposé religieusement, et que pourtant nous restons très amis. Ils sont ultras pratiquants et vivent dans les territoires occupés, eux disent « libérés »… Malgré nos différences, je les trouve ouverts et intelligents.

Ensuite les trois mousquetaires : Bernard, Robert et moi. C’est comme ça que je nommais notre trio pendant ma psychothérapie avec Lysiane (ma première psy). Nous sommes cousins germains, nos mères étaient sœurs, et nous avons vécu beaucoup de choses ensemble : toutes nos sorties et vacances, enfants, et la fréquentation de groupes juifs à l’adolescence. Plus tard, j’ai partagé la politique trotskiste avec Bernard. Robert, lui, n’a jamais franchi le pas ; malgré plusieurs tentatives, il n’a pas pu rompre avec les conventions, le cul entre deux chaises, l’envie, mais pas la force. (C’est mon interprétation, Robert ! J’imagine que tu ne la partages pas… D’ailleurs, tu en parles dans un de tes textes, on te lira !) Bon, sans que nous soyons toujours demeurés très proches, j’ai gardé un lien très fort avec eux.

Avec Annick, ma cousine et sœur de lait, le lien était plus distendu. Elle a vécu avec un père très autoritaire, ce qui n’a pas facilité nos relations, moi qui refusais toutes les conventions, elle qui me demandait de faire des efforts : par exemple, pour qu’elle puisse m’inviter à l’une de leurs fêtes, il m’aurait fallu saluer son père et aller à la synagogue. Ce que je refusais, on ne peut pas imposer cela, alors je n’y allais pas. Donc, relations lointaines avec Milky sister (Annick), mais je pensais toujours à elle. Elle a perdu une fille de seize ans, Kelly. On ne se remet pas d’un drame pareil. D’où, je pense, son retrait de la vie familiale.

Il y avait beaucoup d’autres cousines et cousins, mais d’une autre génération, ou en tout cas avec un écart d’âge de plusieurs années, comme entre moi et mon frère Jean-Claude. Dans la famille élargie, les frères et sœurs avaient surtout tissé des liens par groupes d’âge.

 

En 2021, je sortais d’un cancer et j’étais, enfin, à la retraite. Je me suis posé par obligation. Et, parmi mes réflexions, l’envie de connaître un peu mieux l’histoire de ma famille s’est imposée.

Le confinement lié au COVID m’a incité à débuter ce travail. Du 17 mars au 11 mai 2020, un mois et vingt-cinq jours sans presque sortir… C’était le moment de s’évader d’une autre manière. Mais je n’avais pas envie de m’aventurer là-dedans seul.

 

C’est Rita, avec qui j’en discutais, qui m’a donné l’idée de contacter notre groupe d’âge, cousines et cousins de la famille de ma mère, que je connaissais ou non.

 

 

 

Cousins-cousines : Rita, Annick, Bernard, Robert, Nathalie, Chantal, Alain

 

J’ai envoyé un texto à ceux que je connaissais : Rita, Annick, Bernard, Robert – et à ceux que je ne connaissais pas, ou peu. C’est-à-dire, pour la branche de tonton Gaston, à Stéphane, Patrice et Nathalie que je n’avais pas vus depuis plus de quarante ans.

Pour tonton René, j’ai contacté Chantal et Édith, qui sont devenues ultrareligieuses, mais ce n’était pas grave. Des ultras, ça mettrait de la contradiction dans le groupe, me dis-je. Je contactai aussi leur frère Alain.

À tous, je proposai donc de créer un groupe WhatsApp, « La mémoire des Aïdan » (Aïdan est le nom de famille de notre grand-père Elie), dans lequel chacun pourrait raconter ce dont il se souvenait à propos de ses parents, de leur vie. On pourrait aussi raconter ses propres aventures.

Très vite, j’ai reçu l’accord heureux de Rita, Bernard, Robert, celui d’Annick (avec quelques réserves), et celui de Nathalie qui ne nous connaissait pas et qui souhaitait nous découvrir. Les ultras se sont inscrites, mais ont très peu participé, sinon pour placer leurs messages religieux. Comme j’avais demandé qu’il n’y ait pas de propagande, c’était moins attractif pour les militants.

 

Les morts ne sont pas morts, tant que l’on parle d’eux

 

L’idée était qu’au moins une personne par famille participe. Pas seulement pour parler des parents. Mais que chacun raconte sa vie… Nous partons du même terreau, mais chaque branche s’est développée à sa manière. Il y en aurait, des choses à raconter ! Plus de cinquante ans d’histoire. Toutes les choses que l’on a traversées.

 

Le groupe se constitua rapidement, pendant le confinement de 2020. Pour commencer, je proposai que chacun parle librement de ses parents.

« Merci de cette idée, Patrick. » « Toi qui as rompu avec la famille, tu fais ça, c’est incroyable ! »

C’est vrai que ma mère m’avait toujours reproché de ne pas m’intéresser à notre histoire. Je mettais un mur protecteur, pour ne pas être éclaboussé par toutes ces règles, ces devoirs et ce lourd passé. J’avais autre chose à construire : ma vie à moi.

Beaucoup d’échanges s’ensuivirent sur le groupe WhatsApp. Jour et nuit, les messages. Le matin, des dizaines de messages à lire. Il y avait les gens du soir et ceux du matin. Ceux qui se couchaient quand les autres se levaient. Une très belle émulation.

 

Senghor a écrit : « Les morts ne sont pas morts », réflexion complétée par Leïla Slimani « Ils ne disparaissent vraiment que le jour où s’éteint la dernière personne à les avoir connus. »

Parler de nos chers disparus tels qu’ils étaient, parler de leur histoire, parler de ce qu’ils nous ont transmis les faisait revivre.

Alors qu’il n’y avait presque plus aucun contact entre nous, ce groupe ouvrit la porte à des flots d’amour. Des déclarations dans tous les sens. Ce fut très beau.

Comme si on avait ouvert les vannes.

Certains ne se racontaient pas beaucoup, mais il y avait une envie d’échanger. Nous apprenions à nous connaître. Il y eut beaucoup de découvertes.

Pourtant c’est très dur de se livrer par écrit. Il faut avoir confiance en ceux qui liront et accepter que ce que l’on a écrit est comme gravé dans le marbre. Et livré à la vue de tout le monde.

Il faut pouvoir affronter le regard des autres et de nous-mêmes. Savoir que l’on va peut-être déplaire, mais qu’il est important d’exprimer notre manière de penser. C’est notre vérité.

Le fait d’avoir suivi plusieurs psychothérapies me facilitait la tâche en ce domaine. J’écris sans filtres. Je considère qu’il faut tout écrire, sinon il n’y a pas d’intérêt. Je suis Patrick Fhal, avec son histoire. Rien à cacher, rien à glorifier.

J’estime aussi qu’on peut parler de nos morts objectivement. J’ai choqué et interpellé par ma franchise sur mes parents et par la liberté de mes propos. Mais je me devais de dire les choses que j’avais ressenties. J’ai donc écrit très régulièrement l’histoire de ma branche, les Fhal, dont j’envoyais des épisodes presque tous les jours. Cela a créé des réactions, encourageant les autres à se confier, mais a aussi déclenché des contestations, des moqueries. Qu’importe : un peu plus d’eau à notre moulin. Nous n’étions pas un groupe consensuel, et c’était très bien comme ça.

 

L’arbre : 7 branches, de multiples histoires

 

Deux frères et leurs enfants

 

Dans les années 1920, les frères Elie et Victor Aïdan vivaient à Sfax. La génération suivante a dû quitter la Tunisie, par vagues à partir des années 1950, pour s’installer en France et en Israël.

 

Elie Aïdan, mon grand-père, a eu sept enfants. Deux, Mimi et Juliette, étaient d’un premier lit. Leur mère décédée, Elie s’est remarié avec ma grand-mère Thérèse. Ensemble, ils ont eu René, Miro, Gilberte, Gaston et Denise.

Elie Aïdan est mort, hélas, prématurément. Elie et Victor étant associés en affaires, c’est l’oncle Victor qui gérait désormais les biens. Cette situation douloureuse, aggravée par un contexte menaçant (la Seconde Guerre mondiale) a eu des répercussions jusqu’à nous, la troisième génération.

 

Voici les sept frères et sœurs, enfants d’Elie Aïdan :

 

Smimna, surnommée Mimi, née le 18 octobre 1920 à Sfax, décédée en novembre 1998, est enterrée en Israël.

Elle a épousé Henri et est la mère de Gérard. Elle a également élevé Rita, l’une des filles de Juliette.

 

Juliette, née le 1921 à Sfax, décédée en 2010, repose à Paris.

Elle a épousé Jules, né en 1910 à Sfax, où il décéda en 1955.

Juliette est la mère de Robert, Rita, Véra, Charlie, enfants de Jules, ainsi que de Dany et d’un dernier enfant Oury qu’elle a abandonné en Israël.

 

René Makhlouf est né le 26 mai 1924 à Sfax et est décédé le 9 décembre 1997.

René a épousé Ginette, dite Ginette Mazel Tov, née le 19 octobre 1926 à Sfax et décédée le 23 décembre 2012.

Ils sont enterrés « l’un à côté de l’autre » au carré loubavitch du Mont des Oliviers. Je pense qu’ils seront les premiers debout le jour ou le messie viendra chercher le peuple élu !

Leurs enfants sont Chantal, Edith, Alain et Dorah.

 

Mihir, surnommé Miro et prénommé Michel après sa naturalisation. Il est né le 2 novembre 1926 à Sfax, décédé le 12 janvier 2023, est enterré en Israël.

Il a épousé Marthe (dite aussi Martine), née le 16 septembre 1933 à Gabès, décédée le 7 avril 2015, enterrée en Israël.

Leurs enfants sont Annick, Nicole et Muriel.

 

Gilberte, née le 23 janvier 1929 à Sfax, décédée le 13 décembre 2016, est enterrée à Levallois-Perret.

Elle a épousé Raoul, né le 28 juillet 1928 à Gabès, décédé le 23 avril 1992, enterré à Levallois-Perret.

Ils ont eu deux enfants, Jean-Claude et moi-même, Patrick.

 

Gaston, né le 15 avril 1932 à Sfax, décédé le 7 avril 2001, est enterré en Israël.

Il a épousé Madeleine, née le 4 novembre 1935, toujours parmi nous au moment où je finalise ce livre, en mai 2023. Leurs enfants sont Stéphane, Patrice et Nathalie.

 

Denise, née le 4 février 1934 à Sfax, décédée le 12 août 2012, est enterrée au cimetière de Pantin.

Elle a épousé Mardochée Zanzouri, dit Zanzan, né le 14 septembre 1927, toujours parmi nous en avril 2023. Leurs enfants sont Bernard et Didier.

 

Qui témoigne pour qui ?

 

Rita a témoigné pour sa mère adoptive, Mimi. Robert, pour leur mère, Juliette, Bernard pour la sienne, Denise. Chantal est l’une des filles de René ; Annick, celle de Miro. Je parlerai de Gilberte (Gosdinde), et Nathalie de Gaston.

Je restitue ici certains de ces textes, avec l’autorisation de leurs auteurs. Pas dans l’ordre de l’écriture, mais dans l’intention d’éclairer le mieux notre histoire commune.

C’est ainsi qu’Annick, le 11 octobre 2020, a évoqué notre grand-père, Elie et notre grand-oncle, Victor. Cette histoire commence à Djerba et se poursuit à Sfax, en Tunisie, où les Aïdan étaient installés depuis des générations, depuis toujours peut-être. Nous n’avons pas gardé, dans la famille, la mémoire de notre arrivée.

Un site généalogique qui répertorie l’origine des noms des juifs d’Afrique du Nord, Tunisie-genealogie.com, indique pour le patronyme Aïdan (ou Aydan) : « Ces noms viennent de l’arabe ayyed qui signifie célébrer une fête (cf. ayyed el-kber, la grande fête religieuse musulmane célébrant le sacrifice d’Ismaël par Abraham). »

Un nom bien ancré, donc. Le site ajoute que « Aïdan » peut aussi signifier celui qui aime les fêtes. Cela ne déplaît pas au bon vivant que je suis.

Quoiqu’il en soit, il y a cent ans, dans les années 1920…

 

Annick : Victor, l’accapareur et les quatre sœurs Aïdan

 

Elie et son frère Victor (surnommé Nouch) possédaient à Sfax neuf immeubles. Ils habitaient au numéro 6 rue Tissot. Ils occupaient le 1er étage et louaient le 2e. Jules, leur locataire, travaillait dans un magasin de disques et transistors rue de l’Amiral Courbet, près du port.

Tata Juliette, à la mort de son père, a habité chez l’oncle. Cet oncle qui a tant fait souffrir les jeunes Aïdan et leur mère, Thérèse, en accaparant tout l’argent qu’ils possédaient ensemble, lui et Elie. Après la mort de celui-ci, il n’a plus donné qu’au lance-pierres à ses neveux et à sa belle-sœur. Ces neveux étaient sept : Juliette, Mimi, René, Miro, Gilberte, Gaston et Denise.

Cet oncle Victor avait eu lui-même onze enfants, qui sont tous morts aujourd’hui. L’un d’eux, Albert, très sportif, beau, magnifique… était promis à sa cousine Juliette, qui vivait avec eux. Mais il a succombé à une crise cardiaque alors qu’il n’était âgé que de vingt ans.

Mimi, une autre des cousines, nourrissait un amour unilatéral pour Henri, le frère d’Yvonne, ma grand-mère. Elle a fini par l’épouser après une ruse de femme et un arrangement, là je parle du mariage de Gilberte (ta mère, Pat) avec Loulou, ton père.

Et voilà comment Juliette, qui croisait régulièrement le locataire Jules, a fini par l’épouser. Et Gilberte, victime et otage de l’arrangement, a épousé Loulou, dit Goslou.

Restait la jeune et jolie Denise Aïdan, ta mère, Bernard.

Née orpheline de père, ballottée à droite et à gauche, très tôt orpheline de mère, rebelle, elle n’a pas voulu subir l’autorité et a imposé son futur époux, Mardochée, dit Zanzan. Et ce malgré le désaccord de son frère Miro, notamment, qui, après renseignements pris, s’opposait à ce mariage.

Voilà pour les quatre filles Aïdan. Le destin pointait son nez. Et aujourd’hui, cousins, cousines, vous êtes là… et on est heureux de vous avoir !

 

Patrick : les Juifs tunisiens pendant la Deuxième Guerre mondiale

 

Le 22 mai 2020, mourrait Albert Memmi, « philosophe, Tunisien, Berbère, Juif, Français » comme il se définissait, mort à cent ans, « grâce à Dieu ». Lysiane, mon amie psy, m’en parla, sachant que j’étais intéressé par les sujets qu’il avait développés. Depuis j’ai lu plusieurs de ses livres. J’y ai appris beaucoup de choses sur l’histoire des Juifs tunisiens.

Je ne savais pas que la Tunisie avait été envahie par les Allemands et les Italiens. Qu’elle a vécu sous le joug nazi entre novembre 42 et mai 43. Qu’il y avait eu des ghettos, des pogromes, des bombardements intensifs, des razzias, des viols… Et que les juifs devaient porter l’Étoile jaune. Voilà ce que fut la vie de nos parents pendant la guerre.

J’apprends tout ça à 65 ans. Comment est-ce possible ? Je ne voulais pas savoir.

 

Mes deux parents ont perdu leurs pères très jeunes. Ma mère a vécu une vie digne des « Misérables », après la mort de son père Elie. Quand elle allait chercher un petit billet, chez l’oncle qui leur avait volé leur magasin, à elle et sa fratrie, elle se mettait dans un coin en attendant qu’il lui fasse l’aumône.

(Ça me fait comprendre peut-être, le malaise que j’ai à aller chez mes locataires, quand ils tardent à me payer ; j’ai l’impression de demander l’aumône, alors nous avons un contrat ; quand ils tardent, c’est eux qui devraient avoir honte.)

Beaucoup de traumatismes. Nous n’en parlions pas. Je refusais de savoir. Plusieurs fois, Gosdinde me l’a reproché… Je pense que je ne voulais pas savoir, je devais craindre de porter ce fardeau supplémentaire.

J’ai donc appris la réalité de la vie de mes parents après leur mort. C’est incroyable de penser qu’ils ont vécu tout ça, alors que je pensais que les juifs de Tunisie en avaient été épargnés. La génération de nos parents ne voulait parler de cette période.

 

Des orphelins et un conseil de famille

 

« Maman » avait tenu un foyer dès ses quinze ans, à la mort de sa mère, neuf ans après son mari, Elie. Donc en 1944, à quinze ans, elle « jouait » la mère de famille et son frère Miro, jouait le père. Il avait dix-sept ans. Ils devaient veiller sur une famille nombreuse.

Ce qu’il faut savoir est que Miro et Gilberte n’étaient pas les aînés. Mais ils étaient, aux yeux de leur mère, les plus capables. Peu avant sa mort, celle-ci les a désignés, et ils ont accepté le rôle. Ils ont fait ce que leur mère leur avait demandé.

Gilberte et Miro ont endossé avec brio ces rôles. Miro, la partie financière, il travaillait pour ramener l’argent. Et sa sœur organisait la maison. Elle tenait la cuisine, l’entretien de la maison et tous les rôles d’une mère. Il y avait encore des enfants dans la famille, Denise, dix ans et Gaston, douze ans.

Ce qui serait impensable à notre époque, ils l’ont fait, très naturellement. Avec certainement des dégâts collatéraux pour eux et pour les générations futures (ça, c’est nous).

 

Ils n’étaient pas tous seuls, il y avait le conseil de famille. Les aînés décidaient. Et particulièrement l’oncle Victor. Annick l’a pointé, ça a beaucoup joué dans les unions. Enfant, je n’ai jamais senti que ma mère (que j’appelais Gosdinde) était très amoureuse de mon père. Raoul Fhal lui avait fait une cour à l’ancienne, et elle l’avait accepté. Mais il était plus amoureux, et surtout plus possessif, qu’elle ne l’a jamais été. Oui, lui était amoureux fou.

Pourquoi Gilberte avait-elle accepté de se fiancer avec lui ? Elle s’était résignée déjà à beaucoup de choses, à faire la cuisine pour ses frères et sœurs, même les plus âgés, par exemple. Elle s’était résignée à devenir le soutien de tout le monde.

Le conseil de famille, constitué des oncles et tantes, décidait pour leurs neveux et nièces. Raoul Fhal avait « mis une option » sur Gilberte alors qu’elle n’était qu’une adolescente de quatorze ou quinze ans. Le conseil de famille l’a adoubé.

Ce fut le cas pour cinq des sept enfants Aïdan. L’aîné, René, a choisi sa femme, Ginette, qu’il a rencontrée, car elle était postière. Et la dernière, Denise, leur a tenu tête pour épouser Zanzan. Il était projectionniste, et il la sortait de la famille. Il n’a jamais été accepté.

Les mariages se faisaient entre cousins plus ou moins éloignés : Miro a épousé Marthe. Ils étaient cousins germains, leurs mères étant sœurs. Gilberte, elle, a finalement épousé Raoul, dit Loulou ou Gosloup, son cousin au deuxième degré.

Marthe était plus attirée par le frère cadet de Miro, mais celui-ci était trop jeune et voulait partir en Israël. Il lui a donc été « conseillé » d’épouser l’aîné.

Il y avait peu d’amour dans les couples ainsi formés.

Quelques années plus tard, ces oncles et ces tantes se sont également installés en France. J’ai eu à subir leurs pressions à l’adolescence.

Toute ma vie, je serai rétif à ce système.

Quand je parle de système, je veux dire la toute-puissance des aînés, et la surveillance entre nous. Aujourd’hui, certains de mes cousins ont repris le modèle de nos oncles et tantes – surtout de nos oncles, car c’était un contexte assez machiste. Pour la prière du kaddish, pour sortir la Torah, pour faire une circoncision, il faut être dix – mais dix hommes !

Les membres de ce conseil de famille s’installeront peu à peu en France, tout le groupe se reconstituera peu à peu. Une richesse, pour l’enfant que j’étais, que de pouvoir fréquenter de nombreux cousins et cousines. Mais un poids aussi, que d’être sous le regard des aînés, de devoir faire avec leurs jugements, et subir les comparaisons. Adolescent, je me rebellerai contre cette forme de système, contre la pensée imposée surtout.

 

Annick, répercussions sur notre génération

 

Pat, milkybro, je crois que nos parents ont beaucoup souffert de l’absence de réponses à leurs priorités. Notamment de parents. Mon père, Miro, le répète en boucle. Ça les a endurcis et leur exode, puis les complications qui en ont découlé les ont rendus exigeants et pour certains, intransigeants. Ils ont des excuses, mais nous, leurs enfants, en avons pâti !

En réalité, ils ont eu très tôt des problèmes matériels et affectifs, mais les problèmes affectifs sont passés au second plan pendant une bonne partie de leur vie, ayant à gérer tant de problèmes matériels.

Nous avons été victimes de leurs manques, et finalement, si tu nous prends les uns après les autres, on a tous des séquelles plus ou moins flagrantes !

 

Oui. Aujourd’hui en fait, on essaie de régler nos problèmes, ceux qu’on a rencontrés dès notre naissance et ceux qui se sont rajoutés par la suite, plus ceux de nos parents que l’on trimballe malgré nous. Ça fait lourd ! Car « la vie n’est pas un long fleuve tranquille ». Mais le positif dans tout cela, c’est que si on souffre autant psychologiquement, c’est aussi qu’on rencontre moins de problèmes matériels, même s’ils existent, que d’autres.

 

 

 

 

 

II

Enfances et familles

 

 

 

Patrick : ma première naissance, le 29 mars 1955

 

J’arrive au monde le 29 mars 1955 à 16 h 30 (heure de la sortie des classes !) à Sfax, en Tunisie.

Aucun souvenir de ma première enfance en Tunisie ou très flou. Je n’ai rien gardé officiellement de notre histoire, ça devait être trop lourd, je cherchais inconsciemment à me protéger.

Si, peut être un souvenir de cette période, un souvenir que ma mère m’a rapporté très souvent. Elle me prenait dans ses bras, pleurait debout, assise en marchant en courant, mais elle pleurait.

À ma naissance, je ne faisais pas pipi. Personne ne savait pourquoi. Les médecins ne savaient pas quoi faire ! Grande panique. Tout le monde était en alerte. Ma mère croyait me perdre. (Déjà, la tragédie !)

Chacun venait avec ses tours de magie, pour me débloquer : ouvrir les tiroirs de toutes les commodes de la maison ; des bains avec du sel ; des prières, beaucoup de prières. Et ma mère qui me portait dans ses bras en pleurant.

Sympa, l’ambiance ! Bienvenue au pays.

La situation enfin s’est dégagée, j’ai failli provoquer une inondation !

Heureuses, mes tantes qui se trouvaient devant moi à ce moment-là. Bien arrosées ! Sauf que ce n’était pas par du champagne…

 

Mes parents ont vécu des moments difficiles, ils ont subi des choses qui leur ont donné l’envie de quitter ce beau pays qu’est la Tunisie.

Qui était leur pays.

Cette manière de vivre, ce côté oriental. Chaque être à une importance, nous ne sommes pas anonymes. La famille.

On passait d’une maison à l’autre. On dormait, on mangeait, on riait, on pleurait. On était ensemble.

Avec bien sûr des avantages et aussi beaucoup d’inconvénients.

Mais c’est une façon de vivre.

On n’a pas de clé, les portes sont ouvertes.

Le symbole de la clé a été bien expliqué par mon ami Benjamin Stora, grand historien :

« Quand on ferme à clé, c’est pour toujours. » « On fait croire que l’on va revenir, mais on sait que c’est fini. »

 

Eh oui, du jour au lendemain, on décide de partir.

De tout quitter, de tout laisser, tout ce que l’on a construit.

Tout ce que nos parents et nos arrière-arrière-grands-parents avaient mis des siècles à réaliser. Le sillon, les traditions, l’héritage, tout va rester là.

On laisse tout.

On part.

Comment peut-on faire ça ? Comment peut-on se remettre de ça ?

Il faut être poussé par un ultime danger, la peur de perdre la vie, pour abandonner son monde derrière soi. Tout notre fonctionnement est alors remis en cause. Plus rien ne nous retient.

Partir, sauve qui peut !

 

Mais en 1957, l’année de notre départ, ça n’avait pas l’air d’être le cas objectivement. Les Tunisiens se révoltaient pour leur indépendance, mais ce n’était pas encore dangereux pour nous.

Que s’est-il passé dans la tête de mes parents, de vouloir partir en laissant tout, dès ce moment-là ?

Le reste de la famille n’est partie qu’en 1958, par obligation, elle !

 

Peut-on parler, pour mes parents, d’exode, ou de volonté ? Je pense qu’il y a des deux.

Si c’est une décision, elle ne peut venir que de mon père.

Je ne peux m’empêcher de penser qu’il a fui pour avoir sa femme uniquement à lui. En Tunisie, il la partageait.

Ma mère, elle, avait trop à perdre pour avoir initié ce départ. Tant que nous sommes restés en Tunisie, elle était l’épouse de Raoul, mais passait plus de temps avec « les siens ». Étant donné le contexte, on peut comprendre. Sa famille, à Sfax, était son moteur, son équilibre. Elle vivait avec eux à l’orientale.

Même si elle était obligée de temps en temps d’aller « chez son mari », à Bizerte, elle passait beaucoup de temps à Sfax avec sa famille. Elle avait, plusieurs années, été celle qui s’occupait du foyer commun, et elle lui restait viscéralement attachée. Le modèle de mon père, Raoul Fhal, était bien différent.

Toute sa famille vivait à Paris depuis 1949. Ma grand-mère paternelle, ses deux filles, Nina dite tata Lily, Aline et son fils Guy. Avec le compagnon de ma grand-mère, ils avaient décidé de quitter la Tunisie pour partir faire leur alya en Israël. Mais à Marseille, le passeur les a largués, il a pris l’argent et les a semés. Ils se sont retrouvés avec chacun une valise à la main sur le port de Marseille. Leur seul capital : ces valises. Plus d’argent, plus de projets, plus rien.

Ils ont réussi à trouver de quoi se rendre à Paris en train. Là, ils ont cherché un hôtel, des hôteliers leur ont fait confiance, ils ont eu un toit et un lit pour dormir. Peu à peu, ils ont trouvé du travail et se sont installés confortablement.

 

En 1957, huit ans plus tard, mon père fait donc coup double : il récupère sa femme et retrouve sa famille à Paris… C’est une hypothèse. La mienne.

 

Donc mon père organise le grand départ pour Paris. Lui sait qu’il va retrouver sa famille proche, sa mère, ses sœurs et son frère. De plus, il était français de toujours : sa famille venait d’Algérie qui était un département français, au contraire de la Tunisie, simple protectorat. Comme il travaille à l’arsenal de Bizerte pour l’armée française, il retrouvera un poste en métropole.

Celle qui perd tout dans ce départ, c’est ma mère. Après réflexion, je comprends son état psychologique.

Elle a tout quitté et elle arrive chez sa belle-mère, à Rueil-Malmaison !

 

Arrivée chez « maman Yvonne », ma deuxième naissance

 

C’est là mon arrivée personnelle au monde. C’est à partir de là que je commence à avoir quelques souvenirs.

On est en 1957, je crois en septembre. J’ai un peu plus de deux ans.

Nous débarquons chez « maman Yvonne », c’est comme ça qu’elle voulait qu’on l’appelle, nous les enfants.

Premier traumatisme pour ma mère : « Vous n’avez qu’une mère, c’est moi. » Pourtant, la grand-mère paternelle exige qu’on l’appelle « maman Yvonne » ! Elle voulait rester jeune et effacer sa bru. Du moins, partager le rôle de mère.

Ma grand-mère paternelle Yvonne était très autoritaire. Elle avait un physique imposant, elle était très grande, assez forte, avec une voix très puissante. Quand elle s’exprimait, cela ressemblait à une pièce de théâtre. Elle portait une canne qui complétait le personnage.

Elle travaillait dans l’usine de parfum Helena Rubinstein à Rueil-Malmaison. Elle nous ramenait souvent des échantillons de parfum, ça donnait une image de réussite.

Toute la famille craignait ses réactions. Elle imposait des règles qu’il fallait respecter.

 

Nous arrivions de Tunisie. Elle avait un très bel appartement, avec des chambres, une salle de bains, une grande salle à manger et des toilettes indépendantes. Il y avait un grand balcon qui donnait sur un parc tout vert. Des pelouses immenses, des arbres de toutes les hauteurs, des jeux de toutes sortes.

Le paradis, sur le papier.

 

Nous connaissons déjà le problème des mères orientales, vous y ajoutez le côté mères juives, et vous obtenez l’enfer. Règlements de comptes permanents. Aucune concession du côté de ma grand-mère. « Je suis chez moi ! Ce sont mes règles… C’est mon jeu. »

 

Gosdinde, elle, avait quitté son pays, ses habitudes, sa famille, une douceur de vivre, la chaleur, le climat ensoleillé. Elle débarquait dans cet appartement où l’attendait une tôlière, agressive, qui voulait tout lui imposer.

Elle ne pouvait plus s’occuper comme elle l’entendait des enfants, de son mari, de sa maison. Ma mère n’avait plus son rôle. Elle avait perdu sa vie, son objectif.

Son échappatoire, c’était d’être mère, et là on le lui retirait ! Elle subissait déjà son mari (et la vie maritale). Elle devait, en plus, subir des ordres, des directives de la mère de son mari.

Les relations entre belles-filles et belles-mères ne sont déjà pas simples, mais se retrouver à vivre chez la matriarche après avoir quitté son pays et sa propre famille… !

C’est là que ma mère a chuté.

Elle n’avait aucune perspective.

Comment se sortir de là ?

La descente psychologique, les pleurs, la dépression.

 

Pour nous, les enfants, ce fut différent.

Mon frère Jean-Claude avait six ans. Il n’avait jamais été accepté par notre père. Depuis sa naissance, le 22 septembre 1951, celui-ci l’avait toujours considéré comme un concurrent. Il lui prenait sa femme.

C’est incroyable de penser qu’un adulte peut en vouloir à un enfant à ce point. C’était inconscient, maladif.

Pour Jean-Claude, Rueil-Malmaison représenta un répit. Le parc, l’école, le conflit entre la mère et la grand-mère, cela détournait l’attention de son père. Ce fut une pause dans le combat que Raoul menait contre son aîné. Apprendre à passer entre les gouttes…

Notre père avait son travail, et il jouait un exercice d’équilibrisme entre les deux femmes. Il devait aussi souffrir de la situation, mais il n’avait pas de solution.

 

Ma mère et moi, à l’époque, ne faisions qu’un. C’est ce qu’elle ressentait. Et c’est ce qu’elle a continué à penser toute sa vie.

J’étais de toutes les crises. Elle me prenait dans ses bras et elle pleurait.

Elle sortait pour faire exploser sa rage, et m’emmenait. « Puisque nous ne faisions qu’un. »

La version que je donne de cette période est la mienne, en plus passée par le filtre de ma mère. Ce ne sont que des ressentis.

Ma grand-mère avait certainement beaucoup de qualités. Si ce texte avait été écrit par une de ses filles, il aurait été différent.

Perdre son mari, se faire voler par un passeur, se retrouver dans un nouveau pays sans l’avoir vraiment choisi, ça marque ! ça forge le caractère.

 

J’ai deux souvenirs personnels avec maman Yvonne : nous nous trouvions elle et moi sur son lit, elle s’y installait souvent. Elle éprouvait des difficultés à marcher.

Dans le premier souvenir, elle pleurait. Elle venait d’apprendre que son fils Guy était enrôlé dans l’armée, il devait partir en Algérie pour faire la guerre.

Le deuxième est moins dramatique, heureusement : elle m’expliquait qu’elle n’aimait pas Sheila, la chanteuse, trop yéyé. « Trop de refrains », disait-elle. Elle trouvait qu’elle répétait trop souvent les mêmes phrases dans ses chansons.

 

Boris Cyrulnik dit : « Dans les quatre premières années de notre vie, on vit ce que vivent nos mères. »

Là, j’ai été au premier rang. Dépression sur dépression de ma mère.

 

S’en sortir : la loge à Notre-Dame

 

Gilberte a posé un ultimatum à Raoul au bout de quelques mois : « On part, ou ça va mal finir. » Elle l’a dit avec ses mots à elle, pas tout à fait ceux-là, mais l’idée est là.

Mon père, comme tous les hommes au pied du mur, s’est mis à chercher une solution.

 

Il travaillait à la préfecture de police sur l’île de la Cité. Il était plombier. Il a trouvé une loge de gardien d’immeuble en face de la cathédrale de Notre-Dame de Paris. Très petite. Une pièce tout compris, moins de 30 m2. Avec obligation de s’occuper du ménage de l’immeuble.

« On prend ! » répondit immédiatement Gilberte. Elle préférait la promiscuité aux humiliations. Elle savait gérer les « riens » « les manques ».

 

Cela aussi, c’était ma mère. Lorsque nous étions enfants, mon frère et moi, elle s’est toujours débrouillée pour que l’on ne manque de rien. Elle faisait avec les moyens du bord. Pour que je sois bien habillé, elle devenait couturière et me confectionnait des vêtements dans les costumes de mon père, car vu mon physique imposant, les vêtements de ma taille ne correspondaient pas avec mon âge.

Elle m’a aimé, d’une manière certaine. Je n’ai jamais eu de doute à ce sujet et c’est déjà beaucoup.

 

À huit sur notre île de la Cité !

 

Donc nous voilà à Paris sur l’île de la Cité, en face de la cathédrale Notre-Dame. Le bonheur. Une véritable carte postale.

Ma mère retrouvait sa petite famille. Elle pouvait enfin redevenir « mère », et redevenir elle-même. Retrouver des plaisirs, voir du monde. Ne plus être effacée par une ogresse.

Hélas, mon père put lui aussi retrouver sa cible, mon frère.

 

Nous étions entourés de petits commerçants. Ça faisait village.

Je me souviens que tous les soirs, j’allais « aider » le marchand de cartes postales à rentrer ses portants de cartes. C’était bien.

 

Quelque temps après, la petite sœur de ma mère, Denise, son mari Zanzan (surnom de Zanzouri), et leurs enfants Bernard et Didier sont arrivés en France.

Ils ont vécu avec nous pendant quelque temps. Donc nous nous sommes retrouvés à huit dans la loge ! La solidarité, pas de discussion, il faut s’entraider.

Nos parents avaient installé un rideau pour différencier le « côté jour » du « côté nuit ».

 

Un autre souvenir, nous étions à table et oncle Zanzan, le mari de tata Denise, qui était très porté sur le sexe, lui dit : « Denise c’est l’heure ». En fait, il demandait à sa femme d’aller avec lui derrière le rideau pour faire l’amour.

Situation délicate pour tout le monde. Le seul qui n’était pas gêné, c’était lui.

Je crois qu’ils ne sont pas restés longtemps avec nous. Il était projectionniste, il a trouvé rapidement un travail dans un cinéma.

 

Je retiens tout de même de cette époque, une sensation de bien-être, la famille trouvait des repères.

 

 

 

 

 

WhatsApp ?

 

Rita : un pilier familial s’effondre

 

Mes repères, à moi, ont été chamboulés. Cela devait se passer à peu près à la même époque.

Sfax, le 15 mai 1961. Des cris et des pleurs me réveillent. Ma mère est entourée de plusieurs femmes essayant de la réconforter. Mon frère Gérard se ronge les ongles.

Terrible nouvelle : mon père Henri, le héros, le pilier de notre petite famille, a succombé cette nuit… une attaque cérébrale.

Je me cache. Puis quelqu’un me dit : « Viens dire au revoir à ton père ». Je le vois allongé, le visage découvert, et je ne sais pas quoi dire ou faire…

Puis à nouveau, je me cache et me bouche les oreilles : les pleureuses viennent d’arriver.

 

Dans l’urgence, à l’initiative de mon oncle Miro et de ma tante Marthe, tata Alice est arrivée de France. Cette femme sage est venue assister ma mère Mimi. Pleurs et embrassades…

Elle gérera toutes les démarches et organisera notre vie sans lui. Sans son mari, ma mère n’est plus rien, il était « sa Vie ». Je la verrai longtemps en noir.

Gérard, à treize ans, devient le chef de famille. Moi, j’en ai sept…

Je reste silencieuse, accrochée à ma mère comme à une bouée.

 

Le départ pour la France se précise, mon oncle Miro a apporté son aide financière, rôle qu’il rendossera en permanence.

Le rideau est baissé. Arrivée en France, accueil et installation chez oncle René et tante Ginette.

Puis les oncles et tantes défilent et entourent ma mère…

 

Perdre ses repères, en trouver de nouveaux… Cela se poursuit tout au long de la vie. Cela interroge toujours autant. Est-ce pour cela que nous éprouvons le besoin, en ce moment, de revenir sur nos pas ?

 

Bernard : revenir sur le passé, retracer le sens

 

Pourquoi revenir sur le passé ? D’où vient ce besoin de plus en plus prégnant de vouloir mettre sur papier des bribes de notre vie, mais surtout de notre histoire passée ? Je crois que ce désir n’est pas nouveau.

Le temps filant à toute vitesse, la disparition de nos parents acteurs et témoins, le désir de donner un sens à notre passage sur terre (excusez-moi les croyants) et enfin la volonté de transmettre, tout cela contribue à ce désir de passer d’une mémoire orale à une mémoire écrite.

Patrick, mon cousin germain, a lancé cette idée. C’était une belle soirée d’été comme nous en vivions chaque année. Belle soirée à Juan les pins, là même où nos parents nous emmenaient comme une friandise après un bon repas, une récompense.

Ah les congés payés, c’était déjà l’empreinte de la France.

Non pas que la vie ne fut douce en Tunisie, mais en France au mois d’août, tout s’arrêtait et nous retrouvions, tel un rituel immuable inscrit dans le marbre, les cousins, cousines, amis, etc., en réalité, une bonne partie des Juifs sépharades de Paris. Je me souviens. Je devais avoir onze ou douze ans et la journée s’était écoulée identique aux autres.

Robert nous avait abreuvé d’histoires drôles et avait fait défiler ses conquêtes.

Charlie et ses amis nous avaient organisé un orchestre et mis une sacrée ambiance.

Gérard et sa faconde avaient bien complété ce petit monde. Accessoirement, il m’avait initié à la musique de Reggiani et à la séduction dont il fallait faire preuve envers les femmes, pour obtenir leurs faveurs…

Mes cousines, dont nous savions déjà qu’elles étaient réservées à d’autres (Richard, Albert, Norbert faisaient déjà leur cour, quant à Joël, amoureux des fables de La Fontaine, il patientait), avaient quand même attiré ma curiosité ! Leurs corps et leurs tempéraments commençaient à produire des effets sur mon adolescence pleine d’hormones.

Mais ce jour-là, j’avais eu la bonne idée de me coucher sur le parapet et de contempler le ciel.

Face au Star, location meublée moyenne, mais antre du bonheur pour nous, je me suis demandé pour la première fois ce que serait ma vie.

Ce jour-là, je me suis fait la promesse de revenir bien plus tard, ce que je fis à soixante ans passés avec mes enfants, et de mesurer le chemin parcouru.

Mon intelligence, je veux dire, ma conscience d’être propriétaire de ma vie m’avait interrogé sur ce que j’allais faire de ce cadeau. La réponse me semblait évidente : ce que je voulais et ce que je déciderais. C’était sec et cinglant. Quelle outrecuidance, quelle suffisance, me dis-je aujourd’hui !

Je ne savais pas encore que, quels que soient mes efforts, ma vie était conditionnée, emprisonnée dans mon histoire familiale.

J’étais fils de Denise et Mardochée, d’une Aïdan et d’un Zanzouri.

J’étais fils d’immigrés.

J’étais un petit juif, dont les 2000 années précédentes n’étaient qu’humiliations et fardeau. (Je me souviens des recommandations incessantes de ma mère, Denise, m’incitant à ne pas dévoiler cette identité, dont je ne compris que bien plus tard que si elle me remplissait de fierté, elle avait pour corollaire l’antisémitisme et son cortège de risques.)

J’étais sépharade.

Enfin, j’étais français et fier de l’être, digne héritier des auteurs que je lisais et des grands personnages qui ont fait ce pays.

Et en réalité et malgré mes bravades, mes efforts pour m’échapper, j’étais dépositaire de cette histoire familiale qui conditionnerait toute ma vie.

 

Été 2020, dans la morosité planétaire covidienne ! Je porte ma souffrance physique depuis plusieurs mois. J’avais oublié que j’avais un corps.

Amaigri, diminué, handicapé, je subis ce mal de dos qui m’empêche de vivre depuis longtemps, et je prends la décision radicale, qui consiste à me faire opérer. C’est l’opération du quitte ou double.

Mes proches, que sont ma femme, mes enfants, Pat et Domino, savent les idées noires qui m’envahissent.

Et si malgré l’opération je continuais à souffrir ? Ils savent que je ne vivrai pas ainsi, diminué, et que j’ai déjà imaginé d’autres solutions.

C’est là que Patrick nous sollicite pour nous dévoiler, nous déshabiller… en lui écrivant quelques lignes personnelles.

Pourquoi refuser ?

 

Qu’ai-je fait de ce cadeau qu’est la vie, entre cet été de ma jeunesse où je voulais vivre, et l’été 2020 où je voudrais mourir pour que cesse cette souffrance ?

Et pourquoi est-ce si important ?

Nous sommes plusieurs milliards et je ne suis qu’un.

Pourtant, quel que soit mon parcours, j’aime à croire qu’il fut unique.

Nous ne sommes pas dans un jeu, on ne peut acheter des vies, juste faire un pas puis un autre. Et à la fin, éprouver une joie immense d’avoir existé et ressentir encore l’amour des siens et de ses proches.

 

Patrick : partager son parcours

 

« Raconter sa vie est un exercice qui combine exhibitionnisme et narcissisme », écrit Jacques Hochmann dans Les arrangements de la mémoire. C’est certainement vrai.

Si on ose écrire sa vie, c’est que l’on trouve qu’elle a un intérêt, que l’on n’a plus honte et que l’on assume. Ce qu’on relate est une expérience, et chaque expérience mérite d’être partagée.

En ce qui me concerne, ce qui me pousse à écrire sur mon parcours est aussi que j’ai commencé ma vie en pensant que j’avais trop de handicaps, que je ne serais jamais comme les autres (ce qui n’était pas vraiment faux). Pourtant j’ai réussi à bien vivre avec, malgré des passages difficiles. Ces handicaps supposés m’ont peut-être poussé à réaliser beaucoup de choses. C’est ce que me dit Lysiane, ma psy et amie.

 

Patrick : les Fhal, faubourg Saint-Honoré !

 

En 1960, on proposa à mon père un appartement de fonction dans l’enceinte de la préfecture, au 210 rue du Faubourg Saint-Honoré, dans le 8e arrondissement, tout près de l’Étoile et des Champs Élysées.

Un vrai appartement, une chambre indépendante pour les parents, un salon salle à manger où mon frère et moi dormions sur une banquette lit, une cuisine, des toilettes à nous.

Et avec le téléphone ! Je me souviens encore du numéro, WAG 75 00, poste 327.

Tout ça dans un grand parc, dans la nature et le calme.

 

Gosloup (c’est comme ça que j’appelais mon père) était devenu responsable technique de la nouvelle préfecture de police. Un rêve se réalisait. Il accepta, évidemment.

Nous habitions au rez-de-chaussée avec vue sur le parc. À côté, monsieur Huillon, électricien, sa femme et son fils Gérard. Et la concierge de l’immeuble, madame Frontzak, avec son mari flic, un sportif de haut niveau lanceur de disques et marteaux avec qui, à partir de mes dix-douze ans, j’irais faire un peu de sport à l’Institut national des sports. C’était le jeudi matin, à l’époque, jour de congé pour les écoliers. Il me donnait des séries de mouvements à faire, que je respectais à la lettre, contrairement à Jean-Claude qui quand il venait, « se planquait, pour ne pas les faire ». Paroles de flics.

J’ai même passé des vacances chez la mère de monsieur Frontczak, à Jarny dans l’est de la France. Je devais alors avoir sept ou huit ans. C’était à la campagne, je me souviens de deux choses : et d’une, ils avaient des lapins. Quand ils décidaient d’en manger un, ils l’assommaient, l’accrochaient à l’aide d’un clou pour lui retirer la peau : ils le « déshabillaient ».

La deuxième chose : ils étaient très religieux, des catholiques polonais. Ils regardaient, le dimanche matin, la messe à la télé. Ils me disaient que je n’étais pas obligé de regarder, savaient-ils que j’étais juif ? Et moi qui croyais que c’était le même dieu, je disais : « Non, ça m’intéresse ! »

 

C’est à cette période aussi que j’ai appris comment on faisait des bébés. Mon ami Gérard Huillon, le fils de notre voisin électricien, me confia pendant qu’on jouait à la balançoire avec la fille Papon : « J’ai un secret ! » Et il me raconte « la procédure » pour faire des bébés.

Pour moi, le choc ! Ce n’est pas possible, ma mère ne peut pas avoir fait ça !

Eh ben, oui, elle l’a fait, admis-je, après réflexion, et j’en suis une preuve !

Ce sujet était ultratabou. On n’en parlait jamais.

Je me rappelle que mon père m’envoyait au kiosque de journaux, boulevard Haussmann, pour chercher « France Soir ». Le marchand me donnait en plus, pour mon père, un autre journal, enveloppé que je ne devais pas ouvrir. Bizarre, bizarre !

Un autre jour, nous étions au restaurant, la serveuse marchait bizarrement, ma mère a dit : « Il ne faut pas lui demander ce qu’elle a fait hier soir ! » J’avoue que sur le coup je n’ai pas compris. Ça prouve bien que mes parents étaient normaux et avaient de l’humour.

 

Faubourg Saint-Honoré, nous étions arrivés au paradis. Gosdinde (oui, c’est comme ça que j’appelais ma mère) avait désormais une chambre, une salle de bain et surtout une vraie cuisine. Elle pouvait retrouver tous ses repères culinaires. Les couscous, les boulettes, des repas gargantuesques.

Tous les vendredis, nous recevions tata Lily (sœur de mon père) et son mari, tonton René Moritz. Ils habitaient tout près de chez nous, avenue Friedland.

On sait que le lien familial, chez les Orientaux, passe par le ventre.

Nous avons aussi hébergé la famille du frère de ma mère, Miro, qui arrivait de Tunisie, ça devait être en 1962. Ils sont restés, d’après ma cousine Annick, vingt-huit jours précisément.

 

La famille Papon : nos voisins

 

Le préfet Papon et sa famille étaient nos voisins du dessus.

Imaginez-vous, l’état d’angoisse de mon père… Vous déménagez dans un endroit de rêve. Vous êtes plutôt inquiet de nature, vous avez honte et peur, vous êtes juifs et vous préférez que ça ne se sache pas, il y a toujours de l’antisémitisme.

Votre fils cadet est plutôt difficile à canaliser.

Et vous vous rendez compte qu’au-dessus de vous habite… MAURICE PAPON !

 

Le préfet MAURICE PAPON, BIEN CONNU POUR SES ACTIONS CONTRE LES JUIFS.

Il sera condamné pour crimes contre l’humanité en 1983.

À l’époque, il n’avait pas encore été rattrapé par cette affaire. Il était encore tranquille, personne ne le cherchait.

Il était préfet… Et en plus, c’est notre voisin.

On aurait pu tomber sur pire ? LAVAL OU PÉTAIN par exemple. Mais ils n’étaient plus disponibles !

 

Et pourtant, mon frère Jean-Claude et moi jouions avec sa fille dans le grand parc.

Tous les jours à la sortie de l’école, le week-end, nous étions toujours ensemble.

Pour nous les enfants, pas de problèmes. Nous étions des amis de jeux.

Jusqu’au jour où Jean-Claude a cassé le bras de la fille Papon, en jouant.

On exagère : juifs, et dangereux !

 

Et pourtant encore, quand madame Frontzak n’avait pas le temps, elle me demandait de monter le courrier à monsieur Papon. Ma cousine Rita s’en souvient bien, il lui est arrivé d’être également chargée de cette mission. « Bonjour, monsieur Papon, votre courrier ! » Surréaliste, non ?

 

Pour mon père, ALERTE ROUGE. JUIFS, PAPON, DANGER !

Je pense que même sans avoir ce voisin, il aurait de toute évidence caché qui on était. « Nous ne sommes plus juifs », voulait-il croire. Il fallait oublier tout ce qui aurait pu nous montrer tels que nous étions. Même quand nous recevions la famille, toutes les consignes devaient être respectées. Pas d’étoile de David, pas de kippa. Paraître le plus français possible, c’était l’obligation pour approcher du bunker des Fhal.

Avant la visite, il y avait un briefing, des consignes : aucune référence à nos origines.

De mon côté, je ne voulais pas comprendre les supposés enjeux… Je parlais sans me réfréner : j’étais un danger.

 

Ma conversion, la honte

 

Je crois me souvenir que mon père m’a amené à l’église Saint-Philippe du Roule pour me convertir. Il ne voyait pas d’autre solution. Si je devenais catho, je ne serais plus juif, donc plus dangereux. C’est logique !

Je me souviens que le curé m’a mis quelque chose sur la langue (j’espère que c’était une hostie) et que j’ai bu quelque chose.

 

Mon père a, à ce moment-là, par peur pour lui-même et pour nous, renié son passé, ses origines et tout ce qu’il était. Tout ce que nous étions.

Difficile de juger. Qu’aurions-nous fait à sa place ? Nous étions environ quinze ans après la guerre, le génocide, la Shoah. Il avait vécu, en Tunisie, le port obligatoire de l’étoile jaune, les bombardements, la ségrégation, le racisme, l’exode…

Et là, ça pouvait recommencer.

Nous vivions dans un paradis, mais le diable habitait au-dessus !

Mon père a pris cette décision sans l’accord de ma mère. Elle l’a su et ne l’a pas supporté. Mais elle avait été mise devant le fait accompli. À l’époque, les femmes n’avaient pas le droit à la parole. Mon père avait pris la décision seul. C’est-à-dire, en conformité avec ses angoisses et ses peurs.

 

La famille l’a su. Du côté Fhal, ça ne causait pas de problème, la religion n’avait jamais été trop pratiquée. Catholique ou juif, qu’importait. Il y avait eu des mariages mixtes, et ils n’avaient aucun interdit culinaire (tout est bon dans le cochon).

Du côté Aïdan, ma « conversion », puis mon inscription dans une école catholique, fut très difficile à faire passer. Ils étaient beaucoup plus religieux, à leurs yeux c’était très grave.

Moi non plus, je n’ai pas compris.

Je ne comprenais pas en quoi le fait d’aller voir un curé me rendait infréquentable ? J’étais toujours moi, je n’avais pas changé.

Trop dur à comprendre pour moi, fallait-il avoir honte de moi tel que j’étais ? De mes origines ? Fallait-il afficher une façade et cacher l’intérieur ? Encore un nouveau poids à porter.

On aurait pu être bien ; or, tout était gâché. Je devais changer et cela, d’après mon père, passait par l’église.

Me changer. Pour devenir comme les autres, pour être acceptable.

Au fond de moi, il me semblait que ce n’était pas normal. Je n’analysais pas, mais ressentais un début de malaise. Et je voyais ma mère impuissante, anéantie.

Même mon père n’était pas bien, il l’avait fait, mais savait qu’il avait fait quelque chose de très grave. Par la suite, j’ai essayé de lui demander des explications, il n’a jamais pu me répondre : il se mettait à pleurer, et il ne disait plus rien.

 

Ma première école fut une école de bonnes sœurs rue de Courcelles, juste à côté de chez nous. Nous faisions des prières plusieurs fois par jour. De là, date, certainement, le début de mes crises de foi.

Je me souviens qu’à cette époque, j’ai eu un bouton dans le nez. Ça n’avait rien d’extraordinaire, sauf pour ma mère. Elle a paniqué : « Il va mourir, dans le nez c’est dangereux, ça peut monter au cerveau ! » (Bonne nouvelle ! pensais-je, ça veut dire que j’en ai un !)

Elle me croyait fragile et toujours prêt à mourir. Pas de demi-mesure : ou en forme, ou mort.

Je vous rassure, j’ai vaincu !

 

Annick, ma sœur de lait

 

À cette époque, nous fréquentions beaucoup tata Marthe et tonton Miro (le frère de ma mère). J’étais très proche de leur fille Annick, ma sœur de lait.

Quand nous étions petits, nous avions partagé le même sein : celui de ma mère. En effet, Marthe n’avait pas beaucoup de lait alors que ma mère, généreuse, en avait largement pour deux. Annick étant toute frêle, je devais contrôler quand même qu’il m’en reste suffisamment !

Je me souviens aussi que nous faisions sur le même pot, ce qui faisait enrager Miro, qui avait déjà à l’époque des idées bizarres. « Ce n’est pas normal, un garçon et une fille sur le même pot ! »

C’est sûr qu’à cet âge-là, nous avions déjà des arrière-pensées ! Mais passons.

 

Annick savait que j’avais peur des poupées, elle en profitait pour me terroriser. Elle a réussi. Encore aujourd’hui, je ne suis pas à l’aise devant. Merci, ma cousine !

Nous faisions, les deux familles, des pique-niques aux bois de Boulogne. C’étaient des moments extraordinaires.

 

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Annick : enfances

 

Je suis née « morte » ou presque, étant cyanosée. Avec en plus des infirmités à tout jamais, après huit heures de « passage à vide ».