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« Connaissez-vous la technique de chasse du dragon de Komodo ? Camouflé, il attend. Lorsqu’un animal, un buffle par exemple, passe à ses côtés, il lui mord le jarret. Le buffle ne comprend pas, il se dit qu’il est idiot, ce lézard, de lui avoir fait cette petite morsure ridicule et il continue son chemin comme si de rien n’était. Mais la salive du varan est un bouillon de culture bactérienne et la plaie s’infecte à mort. Quelques jours plus tard, le buffle s’effondre et le saurien, qui le suivait à la trace, le rejoint et le bouffe. La salive du dragon de Komodo, c’est comme les mots d’amour, c’est un piège à cons. Il ne faut jamais se laisser dire “je t’aime” parce que si c’est vrai, c’est inutile et si c’est faux, c’est criminel et ça devrait être passible de peines d’emprisonnement. »
À PROPOS DE L'AUTEUR
Lors de sa carrière dans le monde du théâtre,
Un Fils de Louis a eu l’occasion de rencontrer plusieurs figures emblématiques de la comédie et de la littérature française. Enrichi par ces échanges privilégiés et son passé musical, il a développé un style plus authentique et sincère, loin des artifices.
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Un Fils de Louis
Ambre gris
© Lys Bleu Éditions – Un Fils de Louis
ISBN : 979-10-422-2670-1
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À mon fils, Maurice, pour qu’il sache…
Même si ça ne sert à rien.
Dans les abysses, au terme d’un combat de titans qui l’oppose à de gigantesques calmars, le cachalot bien souvent finit par manger son adversaire. L’ambre gris est une sorte de pierre ponce molle qu’il sécrète parfois dans son système digestif afin de le protéger des becs acérés, très durs, largement indigestes de ses infortunés challengers. Par la poupe ou par la proue – le mystère demeure –, l’imposant cétacé finit par expulser le caillou suintant, de parfois 600 livres, qui se retrouve à flotter sur les mers durant des mois, des années avant de s’échouer sur un rivage et d’y rester pour un long moment encore. Durant tout ce temps, la lumière, le vent, le sel, l’eau et le soleil auront maturé l’abcès proprement mythique pour lui donner son parfum tant recherché, unique, chaud, animal, si envoûtant que, dès le XVe siècle déjà, l’ambre gris se négocie au prix de son poids en or.
Au cœur de l’ambre gris,
caillou flotté magique émergeant des profondeurs océaniques,
se cache une arme presque indestructible.
Maman n’avait pas la moindre chance. Son frère, Michel, de deux ans son aîné, avait terminé avec succès des études de pilote de chasse qu’il avait d’ailleurs achevées à Mesa, Arizona, tous frais payés par l’État belge. Là, devenu papa, il avait décidé qu’il aurait été bien sot de risquer sa vie derrière un manche à balai. Il avait alors raccroché et, Dieu seul sait comment, avait atterri au Congo où il avait fait fortune dans l’hôtellerie.
Vous imaginez, nous, les péquenots de Deux-Acren, village oublié dans le fin fond de la Wallonie, lorsque mon parrain Michel rentrait faire un petit coucou, l’accueil que nous pouvions bien faire à celui des nôtres qui avait un quotidien si fabuleux, une existence tellement prestigieuse ?
Face à ce frère extraordinaire, comment maman aurait-elle pu, elle aussi, susciter l’admiration de sa mère, Ida ? Elle a bien tenté de tirer son épingle du jeu, mais elle luttait à armes vraiment trop inégales.
Ma grand-mère maternelle avait élevé seule ses deux enfants, son vaurien de mari s’étant fait la malle bien avant que la question des communions surgisse. Michel était donc l’unique homme à la maison, garçon roi déjà indétrônable par la préciosité que lui conférait sa rareté. Mais si en plus, à une prestigieuse carrière aéronautique, il avait préféré vivre la vie d’un riche aventurier au sein de forêts mystérieuses, dans un pays lointain rempli de lions, d’antilopes, de tam-tams, de guerriers… comment voudriez-vous que sa petite sœur puisse avoir été à la hauteur ?
Pour ne rien arranger, maman n’avait vraiment pas le sens des affaires ni de l’organisation d’ailleurs ni davantage de l’ordre. En fait, maman n’avait le sens de rien, pas même celui de la parentalité. Maman n’était tout simplement pas équipée pour être remarquable et de se voir aussi peu remarquée la rendait folle et la faisait courir après je ne sais quoi. Elle non plus ne le savait pas et ce n’est pas papa qui aurait pu l’éclairer. Le brave Louis était plus rigolard que rigoureux, plus du jour que du lendemain. Contrairement à Marcelle, son épouse, il n’avait personne à rattraper, ses démons étaient ailleurs.
À l’image de mon parrain Michel, mon grand frère Philippe était très prometteur. Dès son plus jeune âge, on lisait l’intelligence dans son regard. Au contraire, son benjamin était turbulent et émotif, c’est pourquoi après sa première année primaire, décevante au point de devoir être recommencée, on a envisagé pour lui, pour moi, l’enseignement spécialisé. Je fus dès lors aux yeux de ma mère ce qu’elle avait été aux yeux de la sienne, l’outsider.
Quelques années plus tard, autour de mes dix ans, mes parents reprirent un café dont les larges fenêtres laissaient voir le pont du canal. Un jour, un camion et moi nous y sommes présentés de front. Le passage était très étroit et je savais que si je m’engageais le premier, je condamnais le chauffeur à rouler au pas derrière moi durant trente mètres, mais dans ma tête de petit garçon de dix ans, je ne voyais pas pourquoi j’aurais dû céder la priorité. Je me suis avancé et j’ai marché, vite, pour ne quand même pas faire perdre trop de temps au camionneur. En ouvrant la porte, j’ai crié comme le font les enfants heureux de rentrer à la maison après l’école :
— Bonjour Maman !
— Pourquoi n’as-tu pas laissé passer le camion ? m’a-t-elle répondu.
J’ai toujours été attiré par la féminité et ses mystères, son univers exotique, son monde interdit, ses courbes, sa douceur et sa chaleur, si bien que dès que je voyais une fille qui faisait un tant soit peu attention à moi, j’en tombais instantanément amoureux.
Le samedi 28 mars 1981, il y avait une surboum à Ollignies, à cinq ou six kilomètres de Deux-Acren. Celles dont je pourrais m’enamourer n’étaient pas encore apparues, alors, je buvais un coup ou deux en les attendant, elles et la prochaine série de slows qui me permettrait de tenter ma chance. Mes prétentions étaient très raisonnables, une fille avec deux bras et deux jambes ferait parfaitement l’affaire. J’acceptais les lunettes et même, éventuellement, les cheveux un peu gras. Je ne cherchais pas une fille pour la peloter et lui rouler des pelles, je voulais juste exister aux yeux d’une demoiselle.
Un verre à la main, je flânais autour de la piste de danse comme les visiteurs du Salon de l’auto déambulent, une pile de prospectus sous le bras. Je visais quelque chose dans mes moyens. Je savais que les trop mignonnes me riraient au nez alors, je m’étais résolu à me tourner vers les occases, les accidentées, les obsolètes ou les fins de série.
J’ai aperçu Clara. Elle était rousse, très rousse avec la peau pâle, très pâle et des taches de rousseur, très nombreuses. Ses lèvres fines ont imprimé un sourire lorsqu’elle m’a vu me diriger vers elle, elles m’ont mis en confiance, elles m’ont donné le courage.
Je la connaissais un peu, car elle et moi étions en cinquième secondaire à l’Athénée royal de Lessines, mais je la connaissais assez peu, car elle était dans la section scientifique, celle des bosseurs. J’étais chez les littéraires, les feignasses.
Je me suis approché d’elle et, d’une voix très mal assurée, j’ai dû lui dire un truc aussi original que : « Tu danses ? » De toute façon dans les maisons du peuple qui sonnent comme des halls de gare et Galactica Sound aux manettes, elle ne pouvait pas comprendre mes mots, mais elle a saisi l’idée.
Nous sommes montés sur la piste et nous nous sommes pris. J’ai posé mes mains sur sa taille qu’elle avait très fine. Sagement, elle a placé les siennes sur mes épaules. Je me rappelle très bien sa peau sous sa chemise légère un peu moite, ses hanches qui ondoyaient pendant que nous dansions et l’odeur de ses longs cheveux ondulés additionnée à celle, trop sucrée, de son eau de toilette. Sur le solo de guitare d’Hotel California, j’ai serré davantage sa taille et nos corps se sont rapprochés sans qu’elle oppose de résistance. Mon audace ne l’avait pas contrariée. J’ai osé mes mains plus haut sur son dos et j’ai fait pivoter ma tête pour que le bout de mon nez effleure son cou très fin et très long, très doux aussi et chaud. Elle n’a pas protesté. J’ai posé mes lèvres sous son oreille, elle a tourné la tête et nous nous sommes embrassés sur la bouche, sans doute avec la langue et sûrement très maladroitement en continuant à nous balancer doucement, serrés, ensemble.
C’était tout frais, encore fragile, mais c’était, je comptais pour cette demoiselle, c’était.
Sentir les courbes de son corps qui se pressait contre le mien provoquait chez moi un trouble merveilleux ! Mais pendant que notre étreinte brûlante chamboulait mon cœur, au fur et à mesure de notre baiser ininterrompu, une autre partie de mon anatomie, bouleversée elle aussi, se mit de travers et commença à me supplicier. Alors quand le DJ a balancé Call me de Blondie, ça a été la délivrance, après un fugace regard embarrassé, Clara et moi, on s’est séparés. Elle a rejoint ses amies qui s’étaient mises à danser sur la piste, je me suis dirigé vers mes copains, goguenards, qui m’attendaient, leur pils à la main près de la billetterie.
Luc, le nouveau batteur – j’étais guitariste dans un petit groupe rock – nous avait vus, Clara et moi. Il m’a regardé, l’a regardée et puis a affiché une moue dédaigneuse. Ça m’a vexé. Je ne le lui ai pas montré. J’ai fixé mon verre, je l’ai approché de mes lèvres et j’ai bu une gorgée de ma bière, elle était tiède et plate.
Mes potes qui discutaient tout autour de moi, je ne les entendais pas, j’observais Clara de loin, espérant un regard dans ma direction. J’étais tout à la fois fier comme un paon et inquiet, enchanté d’avoir su séduire et tourmenté à l’idée que ça ne dure pas, jusqu’à ce que ses yeux, du bleu gris de la lame d’un couteau – d’un couteau dont le tranchant peut faire très mal, comme je l’ai appris plus tard – croisent les miens, un millième de seconde, furtivement, comme seuls les yeux des filles savent le faire. C’était doux et réconfortant. J’étais heureux avec, partout dans ma tête, un éclat de joie et des papillons, des millions de papillons qui l’éclaboussaient. Mon jeune cœur battait vite. J’existais pour cette fille. Je planais. Je planais, oui, mais comment poursuivre ? Comment prolonger le long chemin sentant le chèvrefeuille et bordé de mimosas qui nous attendait, elle et moi, marchant et regardant dans la même direction ? Je suis allé vers le bar et j’ai demandé un stylo et un bout de papier, on m’a donné un crayon et un ticket de caisse. J’y ai inscrit mon numéro de téléphone et j’ai retrouvé Clara sur la piste où, entourée de ses copines, elle dansait à nouveau. « Si tu veux, tu m’appelles, sinon, on se voit lundi à la récré ? Ciao ! » je lui ai dit en lui tendant mon griffonnage qu’elle a pris sous les yeux de suspension de ses amies. Attentif pour une fois à la fluidité de mon pas, je me suis éloigné et j’ai rejoint ma bande. Clara et moi avons fini la soirée chacun de notre côté. Après son départ, j’ai attendu dix minutes, puis je me suis barré aussi.
Un quart d’heure de vélomoteur plus tard, j’arrivais à la maison familiale. Nous n’habitions plus le café près du pont, nous occupions une petite fermette en cours de restauration non loin de là. Je suis entré par la porte de derrière, celle de la cuisine, elle n’était jamais verrouillée. Sans allumer, pour ne réveiller personne, je me suis engagé dans l’étroite cage d’escalier. Sur le palier, en ouvrant la porte de notre chambre mansardée – on n’avait qu’une chambre pour nous deux, mon frère et moi – j’ai fait tomber un truc. Ça a fait un de ces boucans ! Quelque chose s’est rompu en moi, à cause de l’alcool ? À cause de mon flirt ? J’ai éclaté de rire. De derrière la porte des parents, j’ai entendu maman qui disait : « Tu m’as l’air bien joyeux, Patrice ! »
Je me suis déshabillé, je me suis couché dans mon lit, j’ai pris mon oreiller dans mes bras, je l’ai serré très fort et je l’ai embrassé en prononçant tout bas « Clara » avant de m’endormir pour une nuit magnifique aux senteurs de camérisiers.
Le matin suivant, avant même de déjeuner, je me suis assuré que le téléphone du séjour, celui posé près de la porte d’entrée, sur la tablette de la fenêtre, était bien raccroché. Maman m’a vu, elle n’a rien dit, elle a souri. Clara n’a pas appelé de toute la matinée. À midi, je n’ai presque rien avalé des tomates farcies préparées par papa. J’ai revérifié l’appareil, il marchait, on entendait la tonalité. Mon frère et mon père se sont installés dans le divan face à la télé pour suivre la Flèche brabançonne. J’ai téléphoné à Thierry, mon meilleur pote, pour qu’il me resonne, histoire de vérifier aussi les appels entrants. Ça fonctionnait. « Merci, Thierry, c’est sympa, j’te laisse, j’attends un appel. » Le Belge, Roger De Vlaeminck a gagné, le Hollandais, Johnny Broers l’avait eu dans l’os, Philippe et papa exultaient. Je désespérais. Ils refaisaient la course, assis dans le canapé, lorsque le téléphone a enfin frémi. « C’est pour moi ! » j’ai crié et je suis monté quatre à quatre prendre l’appel dans la tranquillité de la chambre des parents. On s’est dit des mots sans grand intérêt, Clara et moi, j’entendais les autres, ceux qu’on n’ose pas prononcer, mais qui sont bien là, tout doux et tout ronds comme les notes d’une mélodie jouée sur une basse fretless.
Je suis arrivé le premier dans la cuisine et j’ai mis l’eau à bouillir dans le poêlon. Par la fenêtre, la lumière diffuse du soleil transperçait timidement la brume en suspension. Pendant que je rêvais dans ce brouillard roux percé d’éclats bleu-gris, le bruit de l’eau qui bout s’est ajouté au gazouillis des canaris, largement en surnombre dans la volière bricolée par papa. Maman est apparue sur le palier. En robe de chambre, les cheveux en pétard, avec sa voix à la Line Renaud, elle m’a dit, souriante comme souvent : « Déjà levé, mon chéri ? » On s’est embrassés. Papa nous a rejoints et nous avons mangé ensemble nos tartines à la confiture trempées dans le café.
En semaine, Philippe n’était pas à la maison, il étudiait à l’université de Mons, il avait pris le train la veille en soirée, il était l’universitaire de la famille. C’était une tête, Philippe !
J’ai rapidement fini de déjeuner, j’ai mis mon long manteau, celui des années soixante récupéré dans une malle oubliée de mon parrain Michel, et puis, après avoir attaché mon cartable sur le porte-bagages de la mobylette, je me suis envolé, impatient, vers mon intimidant avenir.
Arrivé à l’école, j’ai rangé ma bécane sur le parking à vélos et je me suis dirigé vers la troisième porte du préau qui en compte quatre. C’est toujours près de celle-là, dedans ou dehors selon la météo, que je me postais durant les récrés. On s’y retrouvait à une demi-douzaine de copains et de copines, surtout des copines en fait, mais Clara ne faisait pas partie du lot. Les amitiés se développaient généralement entre élèves d’une même option scolaire. Les scientifiques restaient entre eux, les socio-éco restaient entre eux, les feignasses restaient près de la troisième porte. Et puisque le soleil brillait, malgré la fraîcheur matinale, nous, les littéraires, étions tous dehors, à fumer ou pas, sachant qu’en général, les meilleurs élèves, qu’ils soient dehors ou dedans, ne fumaient pas.
Pas du tout attentif aux discussions fusant autour de moi, je guettais les élèves qui venaient en bus des villages environnants. On les reconnaissait facilement, débarqués sur la Grand-place, à cinq minutes de l’école, ils arrivaient par grappes de dix ou quinze devant la grille, exactement dans mon champ de vision. En tirant sur ma deux ou troisième Gauloise, j’ai reconnu le groupe de Renaix, Ellezelles, Flobecq, Ogy dont Clara, évidemment non-fumeuse, faisait partie. À pieds nus dans ses ballerines en cuir bleu foncé, vêtue d’un pantalon en velours côtelé brun clair moulant – divinement moulant – sous son manteau mi-long marron, elle peinait un peu sous le poids de son cartable. Ça donnait un drôle de mouvement à ses longs cheveux et un drôle de rythme à sa démarche, pas particulièrement gracieuse, pas spécialement aérienne ; mais son allure simplement féminine, puisque j’ai toujours été envoûté par la féminité et ses mystères, m’a fait la regarder comme une déesse.
Pendant qu’elle marchait à l’autre extrémité de la cour en potinant avec sa copine Sylviane, quelque chose en moi m’a dit que si je la fixais de tout mon cœur, de tout mon être, de toutes mes forces, happée par une sorte d’effet télépathique, elle tournerait la tête vers moi. Cette magnétique mise en phase de nos deux esprits serait un signe.
Dans la vraie vie, ça ne se passe pas comme ça. Dans la vraie vie, nos amoureuses continuent simplement à marcher vers la première porte, insensibles aux élucubrations insensées de leur amoureux.
Quelques secondes plus tard, la sonnerie a retenti et là, comme une grosse couverture qui te tombe dessus quand tu ouvres un placard trop rempli, le souvenir de l’interro en probabilités a ressurgi. « Prenez un quart de feuille !» Saloperie de lundi matin !
Ensuite, en deuxième et troisième heures, j’avais français avec Monsieur Anguste, si passionnant, intense et rigoureux que je me suis retrouvé à la récré de onze heures moins le quart sans y penser. J’allais rejoindre ma porte, une cigarette entre les doigts, que Clara, sortie de nulle part, m’a rattrapé. L’air de rien, avec un « bonjour » simplement cordial, elle m’a embrassé, pas vraiment sur les lèvres, pas vraiment sur la joue, avant de rejoindre Sylviane. Comment elles font ça, les filles ? Elles suivent des cours en secret les nuits de pleine lune où on leur explique la manière de regarder un gars si vite que ça lui semble avoir été un mirage ou comment l’embrasser sans l’embrasser vraiment ? Cet ersatz de baiser, c’était quoi ? Un let autorisant une seconde balle, demain ou la semaine suivante ? Un « j’hésite encore » ? Ou un « Ménageons-le sans trop se compromettre » ? Rien de tout cela ne m’a traversé l’esprit. Je suis allé me poser, seul, près du panneau de basket pour savourer la progression, lente, mais indiscutable, de ma nouvelle relation amoureuse. Le brouillard s’était complètement dissipé. Le soleil en suspension dans un ciel parfaitement bleu me cajolait, moi, simplement content de toujours compter.
À la cantine, pour le dîner, les élèves étaient installés à des tables de six. Seul garçon à la mienne, en compagnie de Patricia, Evy, Marie-France, Ariane et Claudine, moi qui ai toujours adoré me trouver dans le monde interdit des filles, j’étais aux anges, sans compter que chaque jour c’était double ou triple ration de dessert, car dans le monde des filles, le sucre, c’est mal !