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Ce livre peint l’affrontement amoureux d’un homme velléitaire et d’une jeune fille éprise de liberté. Drame émouvant étudiant avec finesse les rapports nouveaux qui se créent entre les sexes au XXe siècle, ce roman, deux fois porté au cinéma, n’en est pas moins un des plus intéressants reflets littéraires de Misia Godebska, une des meilleures clés de compréhension de son caractère.
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Claude Anet
ARIANE, JEUNE FILLE RUSSE
First published in 1920
Copyright © 2019 Classica Libris
Un ciel d’une limpidité presque orientale, un beau ciel clair, lumineux, bleu comme une turquoise de Nichapour, s’étendait au-dessus des maisons et des jardins de la ville encore endormie. Dans l’aube et le silence on entendait seulement les cris des moineaux qui se pourchassaient sur les toits et sur les branches des acacias, les roucoulements voluptueux d’une tourterelle au faîte d’un arbre et, au loin, le bruit aigu que faisaient, par moment, les essieux d’une charrette de paysan avançant avec lenteur sur les pavés irréguliers de la Sadovaia, la grande rue de la ville et la plus élégante. Près de la place de la cathédrale, immense, poussiéreuse, déserte, une clôture en bois fermait la cour de service de l’hôtel de Londres, dont la plate et longue façade de trois étages, bâtie en pierres grises et maussade comme un jour d’automne pluvieux, s’alignait sur la Sadovaia, sans balcons, sans pilastres, sans colonnes, sans ornements.
L’hôtel de Londres, le premier de la ville, était renommé pour sa cuisine. La jeunesse dorée, les officiers, les industriels et la noblesse patronnaient son restaurant célèbre où un orchestre composé de trois juifs maigres et de deux Petits-Russiens, jouait, après-midi et soir jusque tard dans la nuit, de médiocres pots-pourris d’Eugène Onéguine et de la Dame de Pique, de mélancoliques chansons populaires et des airs tziganes aux rythmes heurtés. Que de parties de plaisir s’étaient données dans ce restaurant à la mode, que de soupers brillants, que d’« orgies » pour employer l’expression en usage chez nous lorsqu’on parlait des fêtes de l’hôtel de Londres !
Le restaurant de l’hôtel se composait de deux salles inégalement grandes. Mais il n’avait point de cabinets particuliers. Aussi les gens désireux de souper à l’écart de la foule prenaient-ils au premier étage des chambres avec salon que Léon Davidovitch, le portier de l’hôtel, gardait toujours libres pour ses clients.
Ce Léon, un juif aux yeux étroits et morts, était l’autocrate de la maison et une des figures les plus connues de la ville. Les notabilités de la province recherchaient son amitié et s’arrêtaient dans le vestibule pour échanger avec lui quelques phrases aimables. Léon était discret et à combien faut-il estimer le silence et les bonnes grâces du portier d’un hôtel aussi connu ? Combien de billets roses et même de billets de vingt-cinq roubles n’avait-il pas acceptés silencieusement sans que sa figure pâle manifestât la moindre émotion, billets que lui glissait la main fiévreuse d’un homme ému à l’idée de trouver un asile pour un rendez-vous galant ? Il faut croire que le nombre des gens tenant à assurer le secret de leur bonheur était grand puisque Léon Davidovitch ne possédait pas moins de trois maisons. Cela prouve que l’argent affluait dans la ville, se gagnait sans peine, se dépensait avec joie, et que la vie y était ardente comme les jours brûlants de l’été dans les plaines de ce gouvernement du sud dont elle était la capitale. Tout homme qui s’enrichissait dans la province, que ce fût dans les mines, dans l’industrie ou dans l’agriculture, ne cessait de penser aux fêtes inoubliables de l’hôtel de Londres et aux vins de France qu’il y boirait en compagnie de femmes aimables.
Une des trois maisons de Léon Davidovitch était située dans une rue écartée des faubourgs, non loin de la chaussée où, au crépuscule et dans la nuit, les beaux trotteurs, gloire de notre province, emmenaient des couples avides de filer aussi vite que le vent sur une route plate, unie et bien entretenue. Cette maison ne comprenait qu’un étage sur rez-de-chaussée. Léon comptait l’habiter un jour. Pour l’instant, il avait meublé le premier étage et y avait installé une vieille femme rébarbative. Nombre de personnes avaient demandé à le louer, car les appartements étaient rares dans la ville qui s’était développée avec une rapidité extraordinaire au cours de ces dernières années. La réponse de la mégère avait toujours été la même : l’appartement était retenu. Pourtant aucun locataire n’arrivait et les âmes simples se demandaient pourquoi Léon renonçait à un loyer avantageux. Les autres hochaient la tête. Le fait est qu’on voyait souvent, au soir, un équipage s’arrêter à la porte de la petite maison et, entre les rideaux pourtant soigneusement clos des fenêtres, filtraient des rais de lumière tard dans la nuit.
À l’heure matinale où commence ce récit, à l’aurore d’une chaude journée de la fin mai, la grande porte de l’hôtel de Londres était fermée et l’électricité éteinte depuis longtemps au restaurant et dans le vestibule. La petite porte en bois pratiquée dans la clôture de la cour de service s’ouvrit en grinçant. Une jeune fille se montra sur le seuil et s’arrêta, un instant, hésitante.
Elle portait l’uniforme du plus connu des gymnases de la ville, une simple robe brune, avec un tablier de lustrine noire. Elle en avait agrémenté la sévérité par un col blanc de dentelle qui paraissait un peu froissé et, contre la règle, la robe était légèrement décolletée et laissait voir, dans sa grâce délicate, un cou allongé sur lequel se balançait avec un léger mouvement une tête petite, coiffée d’un chapeau de paille blanc aux larges ailes qu’un ruban noir noué sous le menton rabattait sur les côtés. La tête se pencha vivement pour inspecter la rue déserte. La jeune fille, après cet arrêt d’une seconde, descendit sur le trottoir. Apparut derrière elle une seconde jeune fille, plus âgée de quelques années, blonde un peu molle, un peu lourde d’allure, vêtue d’une jupe de soie noire et d’une blouse de batiste sous un manteau léger de demi-saison.
La jeune fille en uniforme de gymnasiste s’étira, leva la tête vers le ciel, aspira une bouffée d’air pur comme un verre d’eau fraîche et, riant, dit :
– Quel scandale, Olga, il fait grand jour !
– Depuis longtemps, je voulais rentrer, fit celle-ci sur un ton grognon. Je ne sais pourquoi tu tardais tant... Ou plutôt je le sais bien. Et il faut que je sois à dix heures au bureau ! J’aurai une scène de ce tyran de Pétrof. Et puis j’ai bu trop de Champagne...
La gymnasiste la regarda avec pitié, haussa l’épaule gauche d’un geste qui lui était familier, et ne répondit pas. Elle allait à pas rapides, d’une démarche légère et heureuse, faisant claquer sur l’asphalte du trottoir les talons trop hauts de ses souliers découverts, la tête libre, regardant autour de soi, toute à la joie de trouver au sortir d’une pièce pleine de fumée la clarté inattendue d’une aube printanière. Elles traversèrent en diagonale la vaste place de la cathédrale et se séparèrent après avoir pris rendez-vous pour le soir.
La gymnasiste suivit une rue à gauche de la cathédrale. Soudain elle entendit derrière elle un bruit de pas précipités et se retourna. Un grand étudiant en uniforme, la pioche et le pic brodés en or sur le galon de la casquette, courait pour la rejoindre.
Elle s’arrêta. Son visage prit une expression de dureté, ses longs sourcils se froncèrent, et l’étudiant qui avait les yeux fixés sur elle se troubla aussitôt. Avec une extrême nervosité, il dit :
– Pardonnez-moi, Ariane Nicolaevna... j’ai attendu que vous fussiez seule... Je ne pouvais vous quitter ainsi... Après ce qui s’est passé...
D’une voie sèche, elle l’interrompit :
– Que s’est-il passé, je vous prie ?
Le désarroi du jeune homme atteignit à son comble.
– Je ne sais, balbutia-t-il, je ne sais comment vous dire... Il me semblait... Vous m’en voulez, n’est-ce pas ? Je suis au désespoir... J’aime mieux le savoir tout de suite... On ne peut vivre ainsi, conclut-il, tout à fait décontenancé.
– Je ne vous en veux de rien, répondit nettement Ariane Nicolaevna. Sachez-le une fois pour toutes : je ne me repens jamais de ce que j’ai fait. Mais souvenez-vous aussi que je vous ai interdit de m’aborder dans la rue... Je suis surprise que vous l’ayez oublié.
Sous le regard glacé de la jeune fille, il hésita un instant, puis, tournant sur ses talons, s’éloigna sans mot dire.
Quelques minutes plus tard, Ariane Nicolaevna arrivait devant une grande maison en bois. Des boutiques en occupaient le rez-de-chaussée. Elle monta au premier et unique étage, tira une clef de son sac à main et avec précaution ouvrit la porte.
Le silence de l’appartement n’était troublé que par le tic-tac d’une grande pendule accrochée au mur de la salle à manger. Sur la pointe des pieds, la jeune fille traversa un long couloir et poussa la porte d’une chambre où sur un lit étroit dormait, bouche ouverte, une jeune femme de chambre à demi habillée.
– Pacha, Pacha, dit-elle.
La servante, réveillée en sursaut, voulut se lever.
– Tu m’appelleras à neuf heures, fit Ariane en la repoussant sur le lit, à neuf heures, tu m’entends. J’ai un examen ce matin.
– Bien, bien, Ariane Nicolaevna, je n’oublierai pas... Mais il fait grand jour. Comme vous rentrez tard ! Pour l’amour de Dieu, je vous prie, prenez soin de vous. Laissez que je vienne vous déshabiller, ajouta-t-elle en faisant encore un effort pour se lever.
– Non, Pacha, ne te dérange pas. Dors encore un peu. Grâce à Dieu, je sais m’habiller et me déshabiller seule. C’est nécessaire dans la vie que je mène, jeta-t-elle en riant.
Quelques instants après, tout reposait dans la grande maison de la Dvoranskaia.
À dix heures du matin, ce même jour, dans le gymnase célèbre dirigé par Madame Znamenskaia, le professeur d’histoire, Paul Paulovitch, assisté de deux autres professeurs, faisait passer l’examen de sortie à ses élèves.
Dans la vaste pièce, claire et nue, aux larges fenêtres, une vingtaine de jeunes filles étaient réunies. C’était, entre elles, des bribes de conversation à voix basse, des remarques chuchotées, de brèves phrases échangées avec fièvre. Des yeux vifs brillaient dans des visages pâles ; quelques élèves feuilletaient avec hâte le manuel d’histoire ; d’autres suivaient avec passion ce qui se passait sur l’estrade.
L’interrogatoire durait cinq minutes sur un sujet tiré au hasard et, pendant ce temps, l’élève qui devait passer l’examen à la suite réfléchissait, assise à une petite table voisine. Ariane Nicolaevna attendait son tour et froissait entre ses doigts le billet qu’elle venait de prendre devant Paul Paulovitch.
Deux heures de sommeil avaient suffi à rendre à son teint une fraîcheur quasi enfantine. Ses yeux gris clair, plutôt petits, s’abritaient sous de longues arcades sourcilières qui se rejoignaient presque à la naissance du nez, lequel était droit, net et régulier. La bouche délicatement dessinée était fermée. Ariane ne s’absorbait pas dans la méditation du sujet sur lequel elle allait être interrogée, mais écoutait l’élève qui, debout devant les examinateurs, ne donnait que des réponses embarrassées. Les yeux gris sous les sourcils noirs pétillaient et il était visible qu’Ariane faisait effort pour ne pas voler au secours de sa camarade.
Une surveillante assise à l’écart tira sa montre et sortit. Deux minutes plus tard, elle rentrait escortant Madame la Directrice. Les examinateurs s’empressèrent, offrant leur siège. Madame Znamenskaia d’un geste les remercia et prit, un peu en arrière, la chaise de la surveillante.
Dans la salle, un murmure avait couru de bouche à bouche. Les jeunes filles à voix basse se communiquaient leurs impressions.
– Une fois de plus, la voilà.
– Elle est toujours présente quand Ariane est interrogée.
– C’est un scandale, elle la protège.
Cependant, à peine la directrice était-elle assise, Paul Paulovitch frappa timidement quelques petits coups sur la table et dit à l’élève :
– Je vous remercie.
La jeune fille descendit de l’estrade, regagna sa place, et sa figure rougissante disparut dans son mouchoir.
D’une voix hésitante, le professeur appela :
– Kousnetzova.
Ariane s’approcha.
Les yeux baissés, le professeur demanda :
– Quel est votre sujet ?
– « Monseigneur Novgorod la Grande ».
Et, sans attendre qu’on l’interrogeât, Ariane commença son exposé. Elle parlait avec une justesse d’expression qui étonnait. La question la plus embrouillée devenait claire lorsqu’elle la traitait ; le sujet le plus confus semblait facile. Elle classait chaque chose suivant son importance relative et, sans se perdre dans les détails, traçait un tableau lumineux où chaque fait s’ordonnait à son plan.
Les examinateurs prenaient à l’entendre le plaisir qu’on a à écouter un grand artiste dans un concert. Paul Paulovitch maintenant ne la quittait pas des yeux, et sur la figure impassible de la directrice on lisait l’intérêt avec lequel elle suivait la parole souple et précise d’Ariane Nicolaevna. Dans la salle, tous les visages étaient tournés vers l’estrade.
– C’est cinq avec une croix, disait l’une.
– Le prix d’excellence et la médaille d’or, murmurait une autre.
– Regarde Paul Paulovitch, chuchotait une troisième. C’est clair. Il l’adore.
– Il y a longtemps que je le sais, répondit une jeune fille pâle et sérieuse.
Les cinq minutes écoulées, Paul Paulovitch interrompit Ariane Nicolaevna.
– Cela suffit, Kousnetzova, nous vous remercions.
La jeune fille descendit de l’estrade. Un des examinateurs se pencha vers son collègue :
– C’est une enfant de génie, fit-il à voix basse.
Une heure plus tard, l’examen était terminé. Tandis que les élèves quittaient la salle, Ariane Nicolaevna restait à causer avec la directrice. Leur entretien se prolongea. Elles étaient seules maintenant. Enfin, dans un mouvement de tendresse qui stupéfia la jeune fille, Madame Znamenskaia se pencha vers elle, l’embrassa et lui dit :
– Où que vous soyez, Ariane, n’oubliez pas que je suis votre amie.
Puis elle la quitta.
Dans le vestibule deux jeunes filles attendaient Ariane Nicolaevna. Elles chuchotaient avec de petits rires vite étouffés. L’une d’elles était grande, maigre, pâle, avait les yeux brillants et des mouvements saccadés. L’autre était laide, l’œil petit, le nez épaté, mais coquette et trémoussante. Elles avaient l’une et l’autre assez mauvaise réputation ; on leur voyait parfois des bijoux dont l’origine paraissait suspecte, car elles appartenaient à des familles de la petite bourgeoisie sans fortune. Elles accostèrent Ariane, et, tout en marchant, la caressaient, la félicitaient, lui adressaient mille compliments.
– Écoutez, Ariane, dit la plus grande, ne voulez-vous pas venir souper avec nous ce soir ? Nous avons une partie arrangée... C’est dans la nouvelle maison de campagne que Popof vient d’acheter (ce Popof était le plus riche marchand de la ville, homme d’âge mûr et d’aspect assez repoussant) ... Il l’a arrangée d’une façon fort originale. Imaginez-vous qu’il n’y a pas un siège dans la maison. Rien que des divans. Il faut voir cela, je vous assure.
La petite intervint, très excitée.
– Il y a des musiciens qu’il cache dans une pièce voisine : on les entend et ils restent invisibles. Et puis il a une invention tout à fait originale. On est éclairé par des bouts de bougies qui s’éteignent peu à peu, l’un après l’autre.
Ariane demanda :
– Et qui est-ce qui soupe sur ces divans ? Je ne me vois pas à côté de Popof.
– Des amis à lui, très charmants. Du reste, pourquoi ne voulez-vous pas aller chez Popof ? Il est amoureux fou de vous, ma chère ; il ne rêve et ne parle que d’Ariane Nicolaevna. Il faut nous accompagner, absolument.
– Grand merci, dit Ariane. Popof est horrible.
– Mais quel esprit ! Et puis, entendez-le chanter... Il est étourdissant, vous ne le reconnaîtriez pas.
– Il chantera sans moi, répondit Ariane qui s’arrêta, car je ne verrai ni sa maison de campagne, ni ses divans, ni ses bouts de bougies, pas plus ce soir que demain. Dites-le-lui de ma part.
– Mais il va mourir de désespoir.
– La vodka le consolera.
Elle quitta les jeunes filles qui continuèrent leur chemin, très agitées par ce refus et causant avec animation entre elles.
Le plus grand dit :
– Elle se fait prier, c’est ridicule.
Et la petite :
– Popof ne sera pas content.
Ariane entra dans un jardin assez exigu, qui n’était plutôt qu’une allée d’arbres et de rosiers, le long de la rue. Fiévreux, s’y promenait Paul Paulovitch. C’était un être doux, inoffensif, rêveur et généreux, effrayé de toutes choses et surtout d’être en tête à tête avec Ariane Nicolaevna, bien que deux ou trois fois par semaine, ils se retrouvassent dans ce petit jardin après les cours. Mais à chaque fois Paul Paulovitch était paralysé par une émotion qui lui laissait à peine la faculté de parler. Ce jour-là Ariane, au sortir de la brève conversation avec ses deux compagnes, paraissait irritable, ce qui ne fit qu’ajouter au désarroi du professeur. Il eut pourtant l’audace de lui proposer de s’asseoir sur un banc à l’écart. Elle refusa, elle était déjà très en retard et arriverait à la maison le déjeuner fini.
Il l’accompagna, la complimentant sur son examen, répétant l’appréciation flatteuse d’un des examinateurs : « Enfant de génie ».
Ariane, dont la tête légère oscillait légèrement sur son cou mince, se redressa et murmura :
– Enfant ! quel impertinent ! J’ai dix-sept ans.
Puis elle retomba dans le silence. Gêné, le professeur finit par se taire aussi. Ils allaient rapidement par des rues peu animées. La chaleur était forte déjà, pour la première fois de l’année, et annonçait l’été brûlant du sud.
Ils arrivèrent ainsi à la Dvoranskaia devant la maison où habitait Ariane Nicolaevna. Paul Paulovitch était pâle plus qu’à l’ordinaire ; il fit un effort et commença une phrase.
Ariane l’interrompit :
– Savez-vous à quoi je pense, Paul Paulovitch ? J’ai l’air préoccupé, mais je suis heureuse à un point incroyable. Devinez-vous pourquoi ?... Non ?... Eh bien, je vais vous le dire. Je ne pense qu’à une chose... Dans quelques minutes, je serai dans ma chambre. Je trouverai sur mon divan une belle robe blanche, garnie de broderies d’Irlande, et décolletée. Et Pacha – vous connaissez Pacha ? elle m’adore, tout ce que je fais est bien à ses yeux – Pacha aura rangé avec la robe des bas de soie blancs, et, près du divan, des souliers blancs découverts. Alors, Paul Paulovitch, je me déshabillerai des pieds à la tête : je jetterai à terre cet affreux uniforme de gymnase, cette robe brune que je n’ai pas quittée depuis trois ans. Je danserai dessus ; je la piétinerai ; j’embrasserai Pacha... Je ne pense qu’à cela. Je suis libre, libre ! Réjouissez-vous avec moi.
Elle lui tendit les deux mains. Paul Paulovitch l’écoutait et sa figure montrait le combat de sentiments divers. La joie de la jeune fille, sa voix seule le grisaient ; et pourtant il sentait en lui une sourde tristesse.
Déjà Ariane l’avait quitté et gravissait le perron. Sur la porte, elle se retourna :
– Si vous n’avez rien de mieux à faire, venez souper ce soir au jardin Alexandre.
Elle disparut. Paul Paulovitch restait immobile sur le trottoir.
Dans la grande salle à manger, au moment où Ariane entra, quelques personnes étaient assises à une longue table que présidait tante Varvara. C’était une femme d’une quarantaine d’années, au visage asymétrique, dans lequel on ne voyait tout d’abord que deux grands yeux noirs, fort beaux, qui suffisaient, à eux seuls, à justifier l’opinion courante dans la ville : « Varvara Petrovna est une femme séduisante. » Elle était coiffée avec coquetterie. Une raie sur le côté partageait ses cheveux bruns légèrement ondulés. Sa bouche était aussi bien dessinée que celle de sa nièce, mais les dents étaient médiocres. Varvara Petrovna qui le savait s’arrangeait pour sourire de ses lèvres fermées et de ses yeux bruns qui s’éclairaient. « Elle est irrésistible », disaient alors ses familiers. Elle était restée mince. « Quand tante Varvara passe dans la rue, racontait Ariane, les gens qui la suivent croient avoir devant eux une jeune fille. » Elle s’habillait, même chez elle, sans le moindre laisser-aller, chose rare en Russie. Elle se chaussait avec élégance ; ses mains étaient soignées, son linge fin, et, au dehors, elle portait immuablement un costume tailleur d’étoffe noire, œuvre d’un bon couturier de Moscou.
La vie de Varvara Petrovna était un sujet d’intérêt inépuisable pour les habitants de la ville. De son passé, on se rappelait qu’elle avait quitté sa famille à la suite d’incidents restés obscurs pour faire ses études de médecine en Suisse, puis qu’elle était revenue en Russie comme médecin de zemstvo au bourg d’Ivanovo dans notre gouvernement.
À ce moment, on s’occupait chez nous de sa sœur plus jeune et fort belle, Véra, dont le célèbre romancier Kovalski qui passait l’hiver dans la ville était éperdument épris. Alors qu’on attendait l’annonce du mariage de la jeune fille avec l’écrivain, celui-ci gagna brusquement la Crimée, et celle-là Ivanovo. Elle se cacha chez sa sœur. Personne ne la vit pendant six mois. Puis elle partit pour Paris où un an plus tard elle épousa un ingénieur, Nicolas Kousnetzof, que ses affaires appelaient souvent en France.
Peu après son départ d’Ivanovo, on découvrit que la maison de Varvara abritait un hôte de plus, un bébé dont Varvara disait qu’il était l’enfant délicat d’une amie à elle confié. Cette petite fille n’avait pas été baptisée à l’église du village et, lorsqu’elle eut dix-huit mois, Varvara l’emmena à l’étranger où elle séjourna quelque temps auprès de sa sœur Véra, mariée.
Elle en revint seule. À ce moment, il arriva dans la vie de Varvara un événement qui en modifia le cours. Elle se trouva appelée une nuit auprès d’un des plus grands propriétaires de Russie, le prince Y... qui, par hasard, passait un mois dans un bien voisin. Elle lui sauva la vie. Le prince se l’attacha, l’emmena en Europe et la garda près de lui jusqu’à sa mort qui survint sept ans plus tard. Varvara Petrovna regagna alors son pays natal, avec une fortune de cent mille roubles, une pension de dix mille roubles, et riche enfin de mainte expérience faite au cours de la vie brillante qu’elle avait menée en Occident. Elle acheta une maison à la Dvoranskaia.