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Sur les bancs de la faculté de droit de Toulouse, Jean, un immigré africain pupille de l’État, et Alain, un Français dit « de souche », tissent les liens d’une amitié insouciante. Cependant, dans l’ombre de cette amitié, Jean va subir l’épreuve d’un racisme diffus. Conduit à l’exil, il trouve refuge au Québec où un destin implacable l’attend, sous les yeux impuissants d’Alain. À travers cet ouvrage, le lecteur est convié à suivre le parcours des deux amis jusqu’à une issue riche et tragique.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Alain Trégant est juriste de formation. Après la fondation d’une société spécialisée dans les ressources humaines, il se lance dans l’écriture avec ce premier roman en grande partie autobiographique. Dans ce récit, il rend un hommage à son meilleur ami disparu, partageant avec sensibilité une histoire conjointement intime et universelle.
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Alain Trégant
Assis sur un radeau de glace
Roman
© Lys Bleu Éditions – Alain Trégant
ISBN : 979-10-422-3830-8
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
L’ensemble des textes de Jean Zang figurant dans cet ouvrage a réellement été écrit par ses soins et n’a fait l’objet d’aucune modification.
À Jean
Les moments importants dégagent des odeurs.
Celle du voyage que je reconnais.
Lorsque j’étais enfant, je sentais le parfum du premier jour des vacances. Il était suave, un peu sucré et ressemblait à celui du vendredi soir annonçant le week-end.
En revanche, je redoutais les effluves annonciateurs de la rentrée des classes. Un peu plus âcres. Plus épicés. Presque identiques à la senteur du voyage qui tient en éveil, qui annonce le danger peut-être, mais aussi l’aventure. Celle-là m’invite à une multitude de sentiments contrastés. La peur d’abord. L’excitation aussi. L’impression étrange qu’un courant d’air puissant déchire ma bulle protectrice, m’ouvrant la porte d’un autre monde.
Le contrôle de sûreté. Dans la file d’attente, je reste sur d’indéfinissables gardes, et j’observe.
Une petite bonne femme en uniforme fait claquer des ordres sans précaution et désigne les tapis vers lesquels les voyageurs doivent se presser un à un afin de ne pas ralentir la cadence. Le stress est palpable. Il se lit sur les visages.
Devant moi, à l’approche de son tour, un adolescent fébrile ne sait plus quoi faire de ce qu’il transporte. La précipitation lui fait perdre la tête, et l’entraîne dans une étrange danse. Il cherche ce qu’il a dans la poche, qu’il a dû mettre dans son manteau ou posé sur la valise qu’il tient d’une main quand l’autre garde le passeport. Il se dépêche, vite, vite, on l’appelle, il ne sait plus, où, qui, quand… et cette petite bonne femme autoritaire qui le presse encore…
Je trouve parfois un petit côté soudard au personnel des aéroports qui a la charge de gérer les contrôles de sûreté. Je n’aime pas le mépris qu’ils font de la peur des gens.
Le pouvoir que leur donne cette peur est redoutable, cette jouissance indéfinissable qui peut rendre fou.
Me voilà au portique magique. J’ai retiré ma ceinture, vidé mes poches, enlevé mes chaussures, je me présente sans danger. De l’autre côté, je perçois un homme d’une cinquantaine d’années, portant l’uniforme de rigueur, affichant ses insignes, mais également un large sourire inattendu au cœur de cette inquiétante agitation.
Il est calme. Il attend de savoir si je vais biper en le rejoignant. C’est un Noir, petit, plutôt costaud. Il semble accueillir les gens sur le pas de sa porte. Il paraît bienveillant, fraternel, une petite lueur chaude d’humanité.
Je me lance dans le champ magnétique. L’appareil reste muet, je ne sonne pas. L’homme me lance un « Bonjour Monsieur » surprenant, et m’indique en ouvrant les bras, le tapis sur lequel mes affaires me sont rendues.
À cet instant, je ne sais pas comment lui exprimer ma profonde gratitude.
Il m’arrache aux griffes de sa collègue autoritaire qui malmenait le petit jeune tout à l’heure. En me retournant, j’aperçois maintenant cette imbécile jeter ses instructions à un vieil homme qui ne comprend pas ce qu’on lui demande.
Elle lui dicte ce qu’il doit déposer sur le tapis : Montre, ceinture, portable, clefs, pas de bouteille d’eau, poubelle à droite… Je vois ce type aux cheveux blancs, courbé par l’âge, obtempérer comme un élève qui entre dans le rang après la récréation.
Je déteste cette femme, et tous les petits adjudants de la terre :
Le toubib qui parle à ses patients comme s’ils étaient des enfants, au motif qu’il tient peut-être la porte qui voudrait s’ouvrir vers l’extrême-onction.
L’employé de mairie qui délivre les cartes d’identité, et s’autorise le ton glacial de celui ou celle qui n’a pas le temps, le petit cadre d’entreprise qui pense qu’il peut donner des leçons de vie, convaincu qu’il a réussi la sienne, l’expert-comptable suffisant qui clinque d’arrogance…
Alors quand je passe devant cet homme dont le regard ne propose rien d’autre qu’une humble bienveillance, j’ai envie, dans ce monde tourmenté, d’en faire mon voisin, mon ami, mon frère, une chance.
Il est surpris lorsque je lui demande dans ce tumulte :
— Ça va ?
— Hé oui et vous ? me répond-il avec un immense sourire éclatant de dents blanches.
— Ça va, ça va… Je pars à Montréal là.
Il n’en a strictement rien à faire, mais ce type semble vivre une telle fraternité que malgré l’urgence, il ne sait délivrer qu’une réponse de courtoisie.
— Ah, c’est bien ça. C’est beau Montréal. J’aimerais bien y aller. – Oui je vais voir ça. Bon, ben… Bon courage –. Bon voyage, Monsieur.
Il m’a déjà donné assez du temps qu’il n’a pas, je me dirige donc vers la salle d’embarquement.
J’aurais adoré m’installer à la table d’un bistrot avec cet homme. Devant une bière ou un café, nous aurions discuté. Je lui aurais appris l’objet de mon voyage, la visite à mon meilleur ami, Jean, et les circonstances qui m’y conduisent.
Il m’aurait parlé du pays, de ses racines, et même si ce n’était pas le Cameroun, je lui aurais trouvé des ressemblances avec Jean. Il en aurait ri peut-être en me disant que pour nous, les Blancs, tous les Noirs se ressemblent. Mais le temps qui me reste ne nous permet pas cette découverte. Je ne fais que passer.
Ce n’est peut-être pas son histoire, mais j’ai toujours été curieux de connaître la vie de ceux qui ont dû s’expatrier.
À cet égard, la seule expérience bien modeste que j’ai eu à vivre fut celle qui me conduisit à quitter Lierville, mon petit village de Picardie, afin de rejoindre l’Occitanie, Toulouse pour entamer mes études.
Ce petit saut régional sans commune mesure avec le déracinement que connaît un émigré m’invite à imaginer ce qu’on peut vivre en laissant son pays.
Je pense à Jean quittant son petit village lui aussi.
En 1983, il est arrivé d’Akonolinga, au centre du Cameroun, pour s’installer en France.
Il avait 12 ans.
Nos chemins se sont croisés 6 ans plus tard.
Le train entre en gare.
Je saisis mon sac à dos bien trop tôt, pour me précipiter dès l’ouverture des portes.
Je reste debout, bringuebalé par le chaos des rails. La ville ralentit, puis s’arrête. Le temps est long. L’agitation dehors m’appelle, comme une fourmilière à laquelle je veux participer…
Soudain la porte de mon wagon s’ouvre. Nouvelle vie, bac en poche.
Mes poumons s’emplissent de l’air toulousain. Il est chaud, ça sent encore les beaux jours. Je suis heureux.
J’emprunte la rue de Bayard. Un peu perdu. Je préfère marcher pour rejoindre la chambre que j’ai choisie dès le début de l’été.
Après quelques pas d’errance, le long du canal, sur la place du Capitole, le quai de la Daurade au bord de la Garonne, pour traverser le pont neuf, me voici devant un vieil immeuble, et sa façade rose des briques de la région.
Je monte les quatre étages de son grand escalier en bois.
Ma chambre se situe sous les toits. Pas de douche. Toilettes sur le palier. Un coin bureau. Un coin lit. Un coin lavabo et six mètres carrés bien à moi.
Je trouve ma voisine sur le pas de sa porte.
Elle dispose du logement jumeau, une cloison aussi mince qu’une feuille de papier pour seule barrière à la colocation.
Les yeux d’un bleu intense, blonde, les cheveux mi-longs, ondulés, la peau dorée par l’été qui vient de s’achever. Elle porte un jean collé sur des courbes athlétiques, un petit bustier blanc qui découvre un dos large et une poitrine généreuse. Le verbe haut, et l’accent d’ici. Chez moi ils disent qu’il chante. C’est tellement vrai.
Elle s’apprêtait à rentrer chez elle. Mais, entendant des pas dans l’escalier, la curiosité l’a conduite à attendre.
Appuyée sur le chambranle de sa porte, elle mâche un chewing-gum sans parvenir à être vulgaire, le bassin légèrement cambré dans une position subtilement provocante d’une sensualité très maîtrisée.
— Salut, moi c’est Margaux, tu viens d’arriver ? lance-t-elle sûre de ses charmes.
— Oui… salut.
— T’es en quoi ?
— Droit. 1re année.
— Ah, et tu viens d’où ? T’as pas l’accent, enchaîne-t-elle en m’examinant des pieds à la tête.
— Ben… d’un patelin que tu dois pas connaître dans l’Oise.
— Ah c’est pour ça ! répond-elle légèrement moqueuse. Moi je suis en AES, continue-t-elle sans douter de mon intérêt. Je repique la seconde année.
Elle prend alors son temps pour les mots qui suivent, s’assurant en noyant ses yeux au fond des miens que je lui réserve une écoute attentive. Bon… ben… si t’as besoin de quoi que ce soit, tu frappes au mur.
Je suis transpercé.
— OK. Merci. Euh… Toi aussi… ne… n’hésite pas.
— Ça marche !
Elle sait mon émotion, et je sais qu’elle s’en amuse. Elle se penche alors vers sa serrure, présente ses fesses que relève sa cambrure, ouvre sa porte, entre chez elle et la referme doucement en laissant traîner la caresse d’un dernier regard.
Étourdi par cette rencontre, je dois m’accorder un temps d’atterrissage avant d’entrer chez moi.
L’endroit est tout petit. Je commence à défaire mes bagages.
De temps à autre, je l’écoute de l’autre côté de la cloison.
Elle vit en tapages, et j’adore ça. J’essaye de deviner ce qu’elle fait.
Au bruit, j’ai repéré l’emplacement de son lit lorsqu’elle se couche. Tout contre la cloison. Quand je suis à mon bureau, je dois être quasiment au-dessus de son oreiller.
En me couchant le soir, je pense alors à la nouvelle vie qui s’offre à moi. Je n’ai pas le temps de regretter ma chambre d’enfant, mes parents, mes potes. Ni l’église qui, de ses lourdes cloches, bat la mesure du temps.
Demain je partirai en cours, premier jour de rentrée universitaire. Je vais essayer de ne pas me perdre. J’ai hâte.
Mon petit réveil gris n’a pas eu le temps de sonner. Je suis debout aux aurores.
Je fais une toilette rapide au lavabo, tentant de lisser mes épis matinaux avec une tonne d’eau.
De l’autre côté de notre feuille de papier, Margaux ne fait aucun bruit. De temps à autre, je tends l’oreille pour tenter de percevoir les premières secondes qui l’extirperont du sommeil. Elle doit dormir encore. Je tâche de ne pas la réveiller.
À 7 h 30, je suis au bas de l’immeuble et me précipite dans la première boulangerie pour acheter de quoi déjeuner en route.
J’entre. Une clochette annonce ma clientèle. Personne n’est au service. L’odeur de pain chaud m’ouvre l’appétit.
Puis un pas lent s’approche en traînant une lassitude ostentatoire.
Une grosse boulangère, vêtue d’un tablier à fleurs bleues contenant à grand-peine une lourde poitrine, se présente à moi.
— Bonjour Monsieur, lance-t-elle à la volée.
— Bonjour, Madame, j’aurais voulu deux pains au chocolat s’il vous plaît.
— Deux quoi ? me fait elle tendant excessivement l’oreille et plissant les yeux.
Impossible de savoir si elle a mal entendu ou si ce qu’elle a entendu lui fait mal.
— Des… pains au chocolat, répété-je hésitant, ouvrant deux grands yeux inquiets.
Elle me tourne alors le dos sans rien dire et retourne vers l’arrière-boutique. Je l’entends parler à quelqu’un en étouffant des rires.
De retour au comptoir avec une grille sur laquelle une vingtaine de pains au chocolat sont disposés, elle m’en sert deux en s’époumonant.
— Voiiiiilà, jeune homme. Deux CHOCOLATINES. On n’est pas à Paris ici hein ?
— Ah… OK, dis-je coupable.
— Eh bé oui.
Réaffirme-t-elle, intransigeante, mais souriante.
Elle continue sur le même ton :
— Allez zou ! c’est cadeau ! dit-elle en m’offrant mon petit-déj.
— Merci beaucoup… c’est très gentil de votre part… au revoir.
— Adiou, jeune homme !me lance-t-elle en riant généreusement, ce qui faisait sauter ses deux gros seins presque jusqu’à son menton.
En marchant vers la fac, je trouve surprenant d’être ainsi étiqueté « Parisien » si vite, alors que je ne le suis pas du tout !
Gamin, dans ma campagne picarde, on ne les aimait pas les Parigots, « têtes de veau ».
Mais je ne suis pas du coin. J’en paie le prix ainsi. L’accent me trahit. Mon vocabulaire aussi. Ici, me voici donc… parisien !
Je ne trouve pas si ridicule l’attachement apparemment guerrier que cette dame fait à l’appellation de sa production boulangère.
Tous les Toulousains s’accrochent en fraternité collective à cette fameuse chocolatine, que je n’ai d’ailleurs jamais trouvée meilleure qu’ailleurs, comme si le but était de s’affranchir du dictat de ce satané Paris qui voudrait toujours faire mieux que tout le monde.
Mais la guerre est douce, et bien mieux ici qu’ailleurs. Elle présente l’avantage, assez subtil, de suggérer par un mélange de verbe et de bouffe, un peu d’humour en guise de partage.
Ici on se parle et on mange de bon cœur.
Alors, je suis fier de m’y trouver. J’y suis bien reçu. Les gens sont savoureux.
Comment décrire ce sentiment étrange ? Traversant le pont Saint-Pierre, me vient une autre odeur. Celle de Toulouse. Un peu sucrée, c’est sûr, mais portant aussi un léger parfum fleuri croisant celle des briques chaudes.
En croquant dans le cœur de mes pains chocolatinés, je sens des portes s’ouvrir.
Après quelques minutes d’un pas tonique, me voici arrivé devant la fac.
Le bâtiment se situe en plein centre-ville. Il se compose d’une partie ancienne, aux briques roses, et d’une partie plus récente. C’est grand, l’entrée ressemble à un hall de gare. Je m’y engouffre. Je suis chargé d’une adrénaline formidable.
Mon emploi du temps me désigne l’amphi I.
Je tente de rattraper l’heure.
Plus que quelques secondes avant le début du cours. Comment le temps a pu passer si vite ? Perdu dans les couloirs, je tremble à l’idée d’arriver en retard pour chercher une place à côté d’une centaine de parfaits petits culs satisfaits d’avoir trouvé la leur.
Je transpire, j’ai le souffle court. J’imagine mon arrivée dans l’amphi. Je crains les quolibets, et peut-être la remarque assassine d’un professeur en chaire, tout puissant.
Je trouve enfin l’entrée la plus discrète. Par la porte du haut de l’amphithéâtre. Dans le dos des étudiants.
Tout le monde est déjà assis, ça a commencé. J’entre avec le courant d’air. Presque en rampant.
Quelques inconnus couvrent mon intrusion retardataire d’une bienveillance à laquelle je ne m’attendais pas. Il n’y a plus de place, je m’assieds sur une des marches de l’escalier. Ça sent la foule matinale entremêlant les odeurs de parfums et de transpirations. J’entends les feuilles de papier, les toux, les chuchotements, noyés dans les rires furtifs et anonymes.
L’ambiance est à la fois studieuse et festive.
Au micro, tout en bas, un professeur vêtu d’une toge se présente comme un juge.
Il déroule du droit civil d’un ton solennel et monocorde. Je trouve étrange que cet homme me fasse aussi peur. J’écoute. On dirait un tribunal. J’ai déjà le sentiment d’être coupable. Réflexe de mauvais élève.
À côté de moi, deux jeunes gens ponctuent leurs notes studieuses de rires privés et de commentaires savoureux.
Je les écoute d’une oreille distraite, tout en souriant sans trop m’en cacher.
Ils comprennent rapidement ma complice attention et m’offrent de plus en plus généreusement leurs blagues. J’ose finalement à mon tour leur servir les miennes.
Alors l’indéfectible lien qui soude les cancres fait son œuvre. L’un d’eux se penche pour s’adresser à moi en chuchotant :
— Psssst t’es tout seul ?
Surpris, je lui réponds :
— Oui. Pourquoi ?
— Moi c’est Jean, lui Jean-Michel, ce soir on a une petite fête chez lui avec quelques potes. Ça te dit de venir ? me propose-t-il d’un ton déjà complice.
— Mais grave ! Moi c’est Alain ! Merci !
— Vendu ! répond-il en souriant.
Les choses sont donc aussi simples que ça.
Jean est un Black de ma taille, aux épaules larges, les traits fins, le sourire franc.
Son regard est malin, et d’une grande douceur. Il porte des dreadlocks, à la Tracy Chapman.
Jean-Michel est un gaillard aux cheveux mi-longs. Un teint rose de bon vivant. Carrure de rugbyman, tranquille, massif.
Je n’ai pas vu ce premier cours passer. Pour le suivant, nous devons changer d’amphi.
Alors que nous plions nos affaires, Jean-Michel nous annonce :
— Bon les gars je vous laisse, j’ai besoin d’une pause.
Amusé, Jean se tourne vers moi et me glisse dans un clignement d’œil :
— Ben ouais… première heure de l’année sans échauffement, faudrait pas se claquer ! Réflexe de sportif…
— Arrête tes sarcasmes ! Je compte sur vous pour prendre les notes ? lui réplique alors Jean-Michel dans un éclat de rire.
Je découvre que Jean est bavard. Il aime parler. Nous partons ensemble dans les couloirs de l’université. Il ne cessera pas de discuter jusqu’à la porte de l’amphi suivant. Mille sujets à la fois. Mille projets. Mille débats. Puis il me laisse entrer avant lui.
J’entends alors les gens l’interpeller :
— Hey ! Jean !
— Hello ! Jeannot !
Tous les étudiants semblent le connaître, et, en arrivant avec lui, j’ai déjà, par ricochet, quelques embruns de notoriété et un capital sympathie.
Il salue à tout va, les trois Arabes devant, le Mauricien à gauche, les Noirs de droite et les Blancs du fond, bourgeois ou non, il salue le monde, et le monde semble le reconnaître…
Je l’imite, tissant là les premières ébauches des amitiés du lendemain… je deviens tout à coup, grâce à lui, au cœur de l’univers, un étudiant toulousain.
Nous trouvons une place, l’un à côté de l’autre, dans le fond de l’amphithéâtre, prêts pour un cours de droit public.
À côté de moi, deux jolies filles semblent très détachées du discours constitutionnel qui va être livré à la chaire et bavardent. Elles ont l’avantage du redoublement, car elles ont sous les yeux un cours déjà pris.
Le professeur entre en scène. Celui-ci ne porte pas de toge. Je n’ai plus peur. Il pose ses affaires, teste le micro et prend le temps de s’installer. Il attend quelques minutes que le brouhaha s’atténue. Il observe sans rien dire. Puis quand il l’estime possible, entame sa leçon en accentuant volontairement sur les consonnes de certains mots pour leur donner l’allure d’un prestige magistral :
— L’orrrrdre du jour appelllllle…
Comme au départ d’une course, Jean et moi suivons ses paroles, avec un zèle de petits nouveaux, grattant sur nos feuilles blanches ce qui nous est dit au micro… levant la tête parfois, pour comprendre, puis la baissant encore vers un nouveau sprint…
Nous faisons alors le constat cruel d’un point commun : nous n’avons ni lui ni moi de très grandes qualités organisationnelles ni de facilité graphique. Notre prise de note est rapidement un carnage.
Notre énergie, ajoutée à notre incurie, mélange nos feuilles griffonnées que nous ne savons pas numéroter. Certaines tombent à terre virevoltant sur les travées voisines comme les feuilles mortes sur des chemins d’automne.
Le stylo plume de Jean ne fonctionne soudain plus. L’urgence nous conduit à une tentative solidaire de résolution de ce problème. Je le lui emprunte, et le secoue pour activer l’encre. Il me le reprend, la réanimation est trop longue. Le cours s’étire.
Soudain, l’encre jaillit sur les pages que j’avais mises au propre.
Dans la précipitation Jean essuie la maladresse par un revers de manche.
Le liquide bleu s’étale alors avec paresse sur ma Constitution française de 58.
Nous sommes tous deux désemparés.
Nos doigts pleins d’encre, pourtant encore studieux, tentent de classer, ranger, réparer. Nous tendons malgré tout l’oreille… puis, d’un accord commun, nous cessons le combat.
Plus aucune prise de note possible, notre stock de feuilles est épuisé, et de toute façon nous achevons à peine le chapitre 2 quand le prof entame le quatrième… Nous avons décroché.
Nous n’avons pas prêté garde aux rires des deux redoublantes, qui se moquent de nous, amusées et attendries. Je me penche vers la plus proche, et, dans un chuchotement complice, je lui glisse :
— Je crois que mon pote est complètement largué.
— Elle rit et me répond alors « heureusement qu’il peut compter sur toi »…
Jean, qui avait entendu, renchérit en ajoutant sur un élan d’autodérision :
— Heu… et sinon… ce cours est encore long ?
Puis il se penche vers nos nouvelles amies et lance :
— Vous faites quoi ce soir ?
Ce jour-là, nous laisserons le Droit filer préférant suivre d’autres études…
Je suis installé.
J’ai serré ma ceinture, relevé ma tablette, coupé mon téléphone. Dans le vide-poche, situé contre le dossier du siège devant moi, se trouve le casque audio pour suivre les films qui seront projetés sur mon petit écran, une couverture rouge pour la nuit qui s’annonce, un masque de sommeil en papier, ainsi que des revues sans intérêt.