Bariloche de l’assassinat du frère - Serge Rietsch - E-Book

Bariloche de l’assassinat du frère E-Book

Serge Rietsch

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Beschreibung

Plongez dans les méandres d’une enquête palpitante, menée par un duo d’amis déterminés et une veuve intrépide en quête de justice pour son défunt mari. Dans ce polar captivant, l’action se déroule dans les coulisses tumultueuses de la finance et de la politique, offrant un panorama fascinant de l’est de la France, ainsi que des lieux emblématiques tels que Paris, le Luxembourg et la Cité des papes. Au-delà de l’intrigue, "Bariloche de l’assassinat du frère" mêle habilement suspense et drame humain, promettant une lecture riche en rebondissements et en émotions.


À PROPOS DE L'AUTEUR

Entrepreneur individuel, Serge Rietsch jongle entre une carrière professionnelle palpitante et sa passion pour la littérature. Maîtrisant bien les arcanes politico-financiers, il décide de balader ses lecteurs dans les dessous obscurs de ces pratiques.

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Serge Rietsch

© Lys Bleu Éditions – Serge Rietsch

ISBN : 979-10-422-2490-5

Le meurtre

On est dans le nord-est de la France, dans un des départements du Plateau lorrain. Cette contrée qui n’a aucune frontière naturelle avec les pays voisins est depuis toujours un pays de passage et de brassage.

Depuis les Leucques et les Médiomatriques, considérés comme les premiers habitants de ce territoire, toute l’Europe du Nord et l’ensemble des invasions barbares l’ont traversé.

Grâce aux Romains qui surent, après la conquête de la Gaule, assimiler toutes les tribus et organiser l’économie autour du fer et du sel, la Lorraine devint une province riche et prospère. Ce territoire coincé entre deux grandes puissances qu’étaient le Saint Empire et le Royaume de France, n’ayant aucune unité géographique et linguistique, et pouvant revendiquer quatre ou cinq capitales, a engendré un art de vivre qui ne s’est jamais confondu avec la douceur de vivre, le farnienté ou la désinvolture.

Le Lorrain est de partout et de nulle part. Un homme arrive, pose son baluchon et se met au travail. L’individu au labeur inspire le respect. Il entre de plein droit dans la société locale. Il peut s’implanter. Peu importe son origine, sa culture ou sa religion, il existe par sa force créatrice de valeurs. Il ne devient pas Lorrain estampillé d’une qualité indécise et parfois péjorative. Il s’honore d’être digne de la terre qui l’accueille.

Personne ne lui demande de se comporter en héros, simplement en honnête homme.

C’est un produit de cet amalgame qui rentrait chez lui un soir de novembre. Son nom : Charles Heydinger dit Charly ou Heydi selon le degré d’intimité avec lui. L’homme était le fils d’un pharmacien local dont les parents alsaciens avaient quitté leur province après la piteuse défaite de 1870 et l’annexion. Les casques à pointes ne laissèrent que deux options à la population : soit devenir des sujets allemands ou tout abandonner et partir.

Ils avaient refusé et fait leurs bagages. Ils s’étaient installés au-delà des Vosges dans la première grande ville française. La famille était restée en Lorraine malgré la reconquête des territoires perdus trois générations auparavant. Les enfants ne parlaient plus de dialecte alémanique. Les tombes ancestrales n’étaient plus visitées. La page alsacienne était tournée. Ils se revendiquaient maintenant de vrais Lorrains.

Après des études de droit, il crée un cabinet de courtage spécialisé dans la gestion de patrimoine.

Son milieu familial aisé, son éducation et ses études en font le prototype du bourgeois que les médisants appellent communément un notable de province.

Toujours sapé comme un milord : costume-cravate et la pochette assortie, il promenait une élégance discrète. Affable, au service d’une phraséologie choisie et jamais agressive, il exerçait une profession respectée pour son statut élitiste autoproclamé. Ses activités culturelles et sportives étaient réservées aux gens aisés. Enfin, le ciment et la raison d’être de cette classe sociale : les relations.

Monsieur Heydinger n’en manquait pas jusqu’au point de répondre à une sollicitation politique et de se faire élire conseiller général du département.

À cause d’une certaine rigidité intellectuelle, il ne reçut jamais l’investiture de son parti politique pour se présenter à la députation. Il se contenta de cette fonction locale qui lui permit d’entretenir une petite notoriété agréable dans sa vie urbaine et favorable à ses affaires.

Ce soir-là, le temps était brumeux comme l’automne sait en réserver en Lorraine. Un petit crachin malsain obligeait les essuie-glaces. Charly arrivait devant chez lui. Il habitait avec sa famille une belle maison bourgeoise entourée d’un petit jardin avec garage sur le côté. Un petit muret bas en pierres de taille surmonté d’une grille à larges panneaux l’isolait de la rue. C’était une barrière dérisoire uniquement destinée à marquer la propriété. Le quartier était réputé calme. La rue, plantée de gros arbres datant de l’époque où elle servait d’allée cavalière, ne supportait aucune circulation exogène aux résidents.

Il s’arrêta devant le portail. Il devait descendre de voiture pour ouvrir les deux battants. Ce qu’il fit en se maudissant de tarder à en automatiser l’ouverture. Ce fut sa dernière pensée en posant le pied à terre. Deux coups de feu claquèrent dans cette nuit tombante et ténébreuse. Une balle dans la poitrine et l’autre dans la tête quand il fut à terre. Le tireur avait surgi depuis l’arbre derrière lequel il se cachait et avait procédé avec sang-froid et méthode.

Sans précipitation, après avoir jeté un regard circulaire sur l’environnement pour s’assurer d’aucune présence inopportune, il rabattit son chapeau et s’en alla comme un quidam anonyme sous la pluie.

Fin du Charly.

La convocation

La première chose que faisait Piotr en arrivant chez lui le soir après le travail était d’allumer son répondeur téléphonique. Depuis son divorce, déjà lointain, il vivait seul dans la maison qu’il avait construite près du centre-ville. Toute en rez-de-chaussée, celle-ci lui procurait un confort certain et toute la luminosité possible grâce à une véranda qui couvrait toute la façade sur une cour agrémentée de statues et de divers ornements en pierre. Il avait banni toute végétation de son univers intime. Piotr était un rat des villes dans un environnement minéral. Son seul lien avec la nature était son chat, recueilli une dizaine d’années plus tôt.

Le caractère indépendant de la bestiole lui convenait parfaitement. Deux égoïstes sous le même toit cohabitaient gentiment chacun à sa place.

Il laissa défiler la bande des appels téléphoniques sans être particulièrement à l’affût quand un message l’intrigua. Très laconique, une voix féminine articulait un texte qui ne semblait pas venir d’elle. La teneur était : « Le ci-devant est prié de se rendre mardi prochain à dix heures au café des arts, quai Malaquais à Paris où une personne le contactera. »

On a beau aimer les polars et les plaisanteries sans pour autant se précipiter à la gare acheter un billet de train. Il repassa néanmoins la bande plusieurs fois, car un terme le chiffonnait : « le ci-devant ». Plus personne n’emploie ce mot aujourd’hui, sauf les historiens ou une certaine classe sociale qui entend toujours se démarquer des manants.

En attendant la solution, il fit comme tous les soirs ce que font les gens seuls, il alluma la télévision, plus pour avoir une présence que pour ses programmes. Le chat, lové sur son tabouret dévolu, lui tenait compagnie.

Ce fut plus tard dans la soirée qu’il mit un nom sur l’auteur de la convocation. Il sourit… le lendemain matin, il prit un billet pour Paris.

La mission

Arrivé à la gare de l’Est, Piotr ne put s’empêcher de regarder cette gare maudite par les destinations desservies. Combien de générations ont transité par ce lieu ? Ce n’était pas des touristes en bermuda, mais toute une jeunesse en capote militaire. Elle partait pour le front défendre le pays. « Nach Berlin » que les conscrits avaient écrit sur les wagons. On connaît la suite. Puis ce furent des bataillons venus faire leur classe dans les garnisons de l’Est. Pour beaucoup ce sera le seul séjour de leur vie dans cette région.

Piotr n’était pas nostalgique de nature. Il s’intéressait beaucoup à l’histoire pour mieux comprendre le présent et cherchait dans son côté répétitif la permanence de l’âme humaine. Dans le métro, il se demandait bien ce qu’on voulait au ci-devant.

Il entra dans le café. L’endroit était typique des bistrots parisiens avec ses tables aux pieds en fonte et ses chaises en bois peu propices aux longues discussions. Où se mettre ? Piotr choisit une table à deux, un peu à l’écart, mais suffisamment visible de la porte. Quelqu’un qui entre dans un établissement et cherche du regard une personne est aisément repérable. Suivant ses bonnes habitudes, Piotr était en avance sur l’heure.

Ayant une certaine idée de celui qui lui avait fixé un rendez-vous, il savait que le messager serait exact. Au dixième coup de la vieille horloge du bistrot, une jolie femme entra et se dirigea sans hésiter vers lui. La cinquantaine alerte, le chignon serré, la jupe au mollet et les chaussures plates, elle flairait bon la collaboratrice zélée, discrète, fidèle et un peu amoureuse de son chef. Le dialogue fut bref.

— Bonjour, vous êtes Piotr Bariloche ?
— Ce nom le fit sursauter. Trois personnes seulement savaient qui se cachait derrière ce patronyme.
— Oui, madame, répondit Piotr, enchanté. À qui ai-je l’honneur ?
— Je m’appelle Simone et je suis chargée de vous mener à quelqu’un qui souhaite vous rencontrer.
— Pourquoi tous ces mystères ?
— C’est une question de discrétion, vous comprendrez plus tard.

Et d’une voix plus affirmée arriva l’ordre du départ. Piotr régla sa consommation, se leva et la suivit à l’extérieur.

— Ce n’est pas loin, précisa-t-elle.

Il marchait derrière elle le long du quai Malaquais, toujours admiratif de la beauté de cette ville en tous ses endroits. Il aimait particulièrement ce quartier, ses bouquinistes, l’architecture de presque tous ses bâtiments.

Ses quelques pas vers une destination inconnue et sans danger, le projetèrent quelques décennies en arrière quand il était interne en hypokhâgne à Henri IV. Sa nature ne le poussait pas à la nostalgie, au contraire. Cependant fouler ce côté de la Seine le touchait plus qu’il n’aurait voulu l’admettre. Il avait beaucoup de souvenirs de jeunesse relatifs à ses études vers la rue Soufflot. Il avait aimé venir flâner sur les bords du fleuve.

Le passé c’est l’expérience et le vécu, mais c’est aussi les souvenirs. Il paraît qu’il ne nous reste en mémoire que les bons et les heureux évènements. Sûrement quand on a vécu une existence sans malheur, comme toute sa génération, sans guerre ni conflit et dans l’acquisition d’un confort comme aucune autre avant nous.

Il suivait toujours Simone et la nature reprenant le dessus, il ne put s’empêcher de regarder l’allure de cette femme marchant bien droite, attentive à sa mission. Les commentaires des hommes suivant une femme sont toujours admiratifs sur son anatomie arrière. Le déhanchement est l’élément déclencheur d’une forme de désir si caractéristique de l’esprit masculin. J’ose ou je me retiens. Sinon, ils regardent ailleurs.

Piotr en était là de ces pensées pas encore lubriques, quand son guide s’arrêta devant une double porte en bois d’un immeuble au numéro 37. Il nota le numéro par réflexe. Pas de plaque commerciale sur les côtés, uniquement une sonnette et un digicode. Simone fit ouvrir un battant et pénétra dans le hall d’entrée en invitant Piotr à la suivre.

Ces beaux immeubles sur le quai ont souvent une cour intérieure avec un bâtiment au fond. À l’origine celui-ci servait de remise pour les chevaux, de fenil et au besoin de logement pour les cochers. Aujourd’hui tout est habitable et la cour sert de garage. L’immeuble est coupé en deux parties avec un escalier pour chacune.

Simone la coquette invita Piotr dans celui de droite, entra dans le petit ascenseur à trois places et demanda le deuxième étage. Sur le palier, une seule porte qu’elle ouvrit avec une clef sortie de sa poche et non de son petit sac. Piotr nota encore la précaution prise en cas de vol du sac. Le rouge à lèvres, mais pas le sésame.

Elle s’effaça dès l’entrée glissant probablement vers son bureau. Piotr se trouva face à celui qui l’avait convoqué. Il le reconnut tout de suite et partit d’un grand rire où se mêlaient la surprise, l’incrédulité et la joie de cette retrouvaille. C’était le Vicomte en personne.

— Entre, lui intima le personnage en s’inclinant légèrement.

Ordre amical et obséquieux. Piotr se marra alors ouvertement et pensa que les gens ne changeaient jamais. Ils évoluent avec le temps et l’expérience, mais leur nature humaine perdure derrière le vernis. Et tomba entre eux le classique « comment vas-tu ? », suivi d’une poignée de main qui valait tous les discours.

— Que me vaut l’honneur de cette rencontre ?

Le Vicomte était un véritable noble, fils du Comte de Wersy, Sénateur de son état. Cette vieille noblesse venait de Picardie, fief électoral du père. Hors le titre, l’éducation et le sentiment d’appartenir à une caste fermée, nostalgique des gloires passées et des services rendus au pays, la famille ramait comme les autres pour se faire une place dans la société. La situation du Vicomte était pleine de mystère, mâtinée d’ambiguïté et discrète.

Même Piotr ne savait pas exactement ce qu’il manigançait. Avait-il du pouvoir, le vrai, l’occulte, l’efficace ?

Ce qui était sûr c’est qu’il ne travaillait pas pour son compte. Jusqu’où montait son trône et combien de sbires lui obéissaient ? Nenni comme il aurait encore pu parler à la valetaille.

Le Vicomte et Piotr s’étaient connus à la fac de Droit de Paris. Le Vicomte revenait de la guerre d’Algérie où il avait effectué son service militaire au deuxième bureau. À son retour il avait estimé que son diplôme commercial ne suffirait pas pour faire carrière.

Il avait alors décidé d’entreprendre des études de Droit en bénéficiant, comme c’était possible à l’époque, de passerelles pour les écourter. Piotr suivait un cursus normal. La licence de lettres en poche, il s’était inscrit en droit pour s’ouvrir à d’autres carrières que l’enseignement. D’où une différence d’âge en sa faveur.

C’est dans cette fac qu’ils croisèrent le groupuscule d’étudiants fondateur du mouvement Occident et de son bras à matraquer, dit le Gud. Certains firent une carrière politique honorable sans pouvoir imposer leur idéologie délétère. L’attrait du pouvoir l’emporte sur toutes les convictions. Ces zigotos n’avaient pas contribué à faire aimer la politique à nos deux étudiants.

Ceux-ci se retrouvaient aux cours du samedi matin, peu prisés des étudiants, mais très lucratifs auprès du prof en chair. Celui-ci repérait les étudiants dans l’amphithéâtre clairsemé. Il s’en souvenait dans sa notation des copies. Il était également mieux disposé pour donner sa voix dans le jury de passage.

Ils passèrent ainsi deux années côte à côte menant de front la fac et leur boulot. Le vicomte vendait des caisses enregistreuses et Piotr était correcteur dans une maison d’édition. Ils ne se quittèrent plus.

Piotr regardait le bureau, assis sur un siège ordinaire. Pas de déco, pas d’objets personnels, pas d’âme. Il se demandait s’il ne se trouvait pas dans un lieu temporaire, loué pour la circonstance.

À la réflexion il pensa que c’était beaucoup d’honneur pour lui, simple ci-devant. Il se dit qu’il était reçu dans les locaux d’une officine, sans savoir exactement ce que cela signifiait et surtout pas laquelle.

On prête toujours aux gouvernants de disposer de moyens occultes, cachés et souvent illégaux, voire illicites. Ils en ont besoin pour des tâches et des missions que le public doit ignorer. Elles sont indispensables dans la diplomatie et les relations commerciales internationales.

Malheureusement, elles servent aussi à des buts moins nobles relevant des turpitudes du pouvoir et de la volonté humaine de le conquérir ou de le garder.

Piotr avait déjà rendu quelques services au Vicomte. Il s’agissait d’obtenir des renseignements sur des personnes ou sur des évènements juste avant que la presse ne s’en empare. Rien de compromettant à ses yeux. Même dans sa dernière mission à l’étranger, dans une période trouble, il avait su rester droit, conforme à lui-même et droit. Il se souvint de ce voyage.

Le Vicomte lui avait demandé de nouer des relations commerciales avec un pays nouvellement entré dans le concert international. Pourquoi lui ? À cause de lointaines accointances familiales, il lui avait semblé, très hypocritement, que jouer sur la fibre nationale était un bon sésame.

Sur place, rien ne s’était déroulé comme prévu. Pour ne pas obérer les futures relations que le Vicomte ne manquerait pas de relancer, Piotr ne rendit aucun rapport. Il rédigea à son intention un compte-rendu de sa visite inexploitable juridiquement et commercialement. Le Vicomte n’avait pas apprécié et lui avait refusé le défraiement de son voyage. Par sécurité, il l’avait lu devant lui de peur d’y figurer. Piotr repensa à la lecture de ce texte écrit sous forme de conte. Il se le remémora tout en sachant qu’il ne pourrait plus se resservir de ce stratagème dans une mission future :

Quand Piotr quitta la passerelle de l’avion qui l’avait amené d’un pays voisin, il fut étonné de trouver le grand hall de l’aéroport désert. Le douanier l’avait laissé passer sans contrôle, uniquement préoccupé d’examiner ses papiers sanitaires.

Après un voyage de deux heures avec le masque, sans aucun service à bord, il se hâta de sortir à l’air libre puisque tout était fermé. Pas de boutique, de restauration, de distribution de boissons, d’hôtesse : rien ni personne. Son voyage d’affaires s’annonçait triste. Tout le continent était touché par cette pandémie. Chaque pays semblait appliquer les mêmes règles pour endiguer la contamination en attendant un remède efficace et surtout un vaccin.

Son client l’attendait à l’extérieur des bâtiments. Il devait être un des rares citoyens à pouvoir circuler librement. En effet, une petite affiche était collée sur son pare-brise, apparemment un laissez-passer permanent. Il faut dire que l’homme était haut placé dans les sphères dirigeantes du pays. Ils traversèrent une ville fantôme où seuls circulaient quelques rares taxis et des patrouilles de police. Quand soudain, au détour d’une avenue, ils débouchèrent sur une place où se trouvaient, debout, serrés les uns contre les autres, un groupe d’hommes avec quelques femmes. Un car de police le surveillait sans inquiétude.

— Que font-ils là demanda Piotr ?
— C’est notre variable d’ajustement.
— Pouvez-vous m’expliquer ce que font ces gens, dehors et attroupés, alors que tout le pays est confiné ?

L’autochtone lui raconta alors une histoire qui plongea Piotr dans une grande perplexité.

— Voilà, dit-il. Notre pays gronde, la révolte couve, la société va être sans contrôle, l’anarchie guette.
— Pourquoi ?
— Notre pays est confiné et sous couvre-feu depuis des semaines, et ce pour la deuxième fois en quelques mois. Le but est de freiner l’épidémie et non pas de l’éradiquer, mais pour satisfaire un équilibre sanitaire national.
— Je ne comprends pas.
— Notre système de santé, excellent au demeurant, est prévu pour soigner la population pour l’ensemble de ses affections. Hors l’épidémie, déséquilibre ce système en provoquant un afflux très important de malades dans les hôpitaux. Ces gens atteints du virus monopolisent quasiment la capacité de soin au détriment des autres pathologies.

Les autorités s’inquiètent d’une rupture par la saturation des services de santé d’où la mise en sommeil du pays en ne laissant fonctionner que les secteurs vitaux, notamment l’alimentation.

— Alors quel est le problème ? Tous les pays agissent à peu près ainsi.
— Certes. Mais notre pays épris de liberté et d’égalité est frondeur. Il lui faut des raisons, des justifications, des responsables et au bout des coupables. En fait, personne n’est d’accord sur rien. Chacun pense que les mesures ne sont pas adaptées pour lui et qu’il est victime de la conduite des autres.
— C’est vrai qu’à l’étranger vous passez pour des râleurs à l’extérieur et un peu plus moutonniers dans l’action.
— Peut-être en situation normale où nos bisbilles sont sans grande conséquence. Maintenant, c’est plus grave. Nos compatriotes ont désigné les responsables de cette situation.
— Vos hommes politiques ?
— Pas du tout.
— Le corps médical ?
— Non plus.
— Qui alors ?
— Les vieux.
— Pourquoi ?
— Les personnes âgées atteintes du virus représentent 90 % des gens malades dans les services de réanimation. Cet afflux empêche de soigner les autres d’où le raisonnement suivant : s’ils n’encombraient pas les hôpitaux, la situation redeviendrait normale et le pays pourrait revivre comme avant.
— C’est une opinion partagée.
— Cette petite musique s’est amplifiée comme le Boléro de Ravel, les premiers à développer cette idée furent les philosophes. Ils sont venus nous expliquer les conséquences inéluctables d’une épidémie, c’est-à-dire qu’il y a des morts. Leur référence est évidemment la grande peste du Moyen Âge qui a emporté dans la tombe un tiers de la population du Continent. Cette épidémie fait moins de 1 % de morts. Pourquoi paniquer ? Donc il est inutile, antisocial, voire criminel, de bloquer un pays. Leur solution : vivre normalement, libérer la société du confinement et accepter une létalité tolérable. Tous les corps sociaux ont embrayé sur cette idée, forts de cette caution intellectuelle à défaut d’être morale.
— J’entends bien vos propos. Mais que font ces gens sur cette place ?
— J’y arrive, car vous me semblez très intrigué par ce rassemblement.
— En effet, je n’aime pas voir ces gens qui semblent résignés. Vous voyez ces regards inquiets. Redoutent-ils quelque chose de néfaste ?
— Je comprends votre interrogation et je vais essayer d’y répondre. La vague de contestation envers le confinement est devenue une lame de fond, nourrie par les revendications de chacun. Le principe égalitaire de notre pays a volé en éclat. Nos concitoyens, qui ne sont jamais d’accord sur rien, se sont retrouvés pour sortir de cette situation. Toutes les catégories actives confondues, y compris les jeunes, ont fait converger leur énergie à chercher et à désigner les responsables, voire les coupables. Chez nous quand quelque chose ne va pas c’est à cause de l’autre.

Piotr, qui avait fait une partie de ses études dans ce pays, se risqua à une comparaison.

— Cela me rappelle votre philosophe, gangréné de scories idéologiques, qui a théorisé sur « l’enfer c’est les autres ».
— Il y a du vrai dans ce que vous dites. Mais c’est plus grave. Regardez notre histoire, nous sommes un peuple de coupeur de têtes. Le dialogue n’est pas dans nos gènes. Nous préférons l’affrontement pour imposer nos idées, si nécessaire par la force et malheureusement souvent dans le sang. Dans cette affaire un consensus est né sur les responsables.
— Vous êtes bien le seul pays à avoir identifié les responsables de cette épidémie qui nous pourrit la vie.
— Vous savez bien que nous revendiquons notre exception en tout.

Piotr avait bien compris que les responsables désignés étaient les vieux qui, en monopolisant l’appareil sanitaire du pays, empêchaient la vie normale, c’est-à-dire comme avant la pandémie, de toute la population. À croire que l’on ne pouvait plus vivre sans bistrot, sans restaurant, sans plage, sans remonte-pente, sans cinéma ni théâtre, en somme sans loisirs. La question qui l’intriguait maintenant et dont il redoutait la réponse était la solution décidée pour résoudre cette affaire. Il se décida néanmoins du bout des lèvres.

— Qu’allez-vous faire de ces responsables ?

Il ne savait qu’attendre de ce haut fonctionnaire en face de lui, qui jusqu’à présent n’avait pas manifesté une once de compassion pour ses compatriotes. Il traitait la situation avec une froideur détachée. Il savait qu’un État est cynique par nature. Que peut-on alors attendre de ceux chargés de le faire fonctionner au plus haut niveau ? Dictent-ils leur conduite aux élus un peu comme un expert-comptable bride un chef d’entreprise en lui agitant sous le nez les failles de son bilan ? Obéissent-ils à une idéologie particulière ou sont-ils victimes et prisonniers de théories et de logiciels qu’ils ont eux-mêmes créés ? Veulent-ils le bonheur du peuple ? Sûrement, mais à leur idée, ils sont dans une forteresse d’où personne ne peut les déloger, dans un anonymat quasi monastique et dépourvu d’ambition politique. Ils appliquent légalement leurs normes. Piotr s’attendait donc à une réponse administrative. Quelle ne fut pas sa surprise ?

— Je vous écoute.
— Je vous concède que la situation est inédite et qu’elle a complètement échappé à notre contrôle. Le pays a décidé de ne plus soigner les vieux.
— Tous ?
— Non. Uniquement la partie au-delà du seuil de la capacité d’accueil des patients, déduction faite du flux habituel des autres pathologies que le système a été obligé de refuser. Ainsi nous normalisons à nouveau notre système de santé.
— Si je comprends bien c’est une condamnation à mort administrative d’une partie de la population âgée.
— C’est la volonté du peuple.
— Comment cela a-t-il été rendu possible ? Qui décide, qui choisit ceux qui sont sacrifiés sur l’hôtel de l’égoïsme national.
— Effectivement le problème du choix s’est posé.
— Qui s’est chargé de la sélection : le Parlement et les hommes politiques ?
— Non. Le Parlement est atone depuis le début de la crise. Les hommes politiques, ce n’est pas le courage qui les submerge ni le désir de prendre le risque d’entacher leur carrière future. Il faut savoir qu’ils obtiennent le pouvoir sans mérite. Leur sentiment de puissance est usurpé, car acquis sur des paroles, des intentions, des promesses, voire d’une idéologie et non sur des actes. Ils savent que ceux qui disent la vérité ne sont pas réélus. Or, ils n’œuvrent que pour le renouvellement de leur mandat. Dans cette affaire ils ont perdu la main sur la direction du pays. Ils se contentent de gérer avec précaution. Aucun ne veut voir débarquer chez lui, à six heures du matin, la police et les juges pour une perquisition jusque dans la chambre de leurs enfants.
— À ce point-là ? Piotr commençait à douter de ses repères.
— Hélas, ils sont pris dans un étau entre l’opinion publique attisée par les médias en continu et polluée par les réseaux sociaux, et les juges qui décident qui doit être livré à la vindicte populaire. L’homme politique ou n’importe quel citoyen, connu ou non, ainsi mis en cause est parti pour dix à vingt ans de procédures interminables qui détruit sa vie, ses proches et sa carrière. L’issue de ces investigations n’est souvent pas connue ou aboutit au mieux à un procès si lointain que certains plaignants arrivent à l’audience en déambulateur. Les juges n’ont même pas besoin d’une plainte pour actionner. Un article de presse ou une rumeur leur suffit pour s’auto-saisir et jeter un citoyen en pâture au public. Voilà comment on arrive à une gouvernance à la Ponce Pilate qui, au gré des sondages, est abandonnée à l’administration.
— Vous voyez une issue à cette situation ?
— Historiquement cela se termine souvent par l’avènement d’un homme fort.
— Vous y croyez ?
— Aujourd’hui cela semble difficile, car d’une part un homme providentiel n’émerge souvent que dans des situations exceptionnelles et que, d’autre part, il lui faut un consensus implicite d’une grande partie de la population. Or, à ce jour, le pays est trop émietté avec une multitude d’opinions divergentes et de minorités radicales. Donc la solution retenue est de laisser faire.
— Je me permets d’insister sur votre système de sélection tellement je suis interloqué. Donc la décision est-elle prise par le corps médical ?
— Non. Il soigne jusqu’à saturation des moyens sans se préoccuper des conséquences économiques. Seul l’intérêt des malades compte pour lui, même si, en interne et en conscience, il est amené à faire des choix dans l’ordonnancement des patients à traiter. Ce qui se passe en amont de l’entrée à l’hôpital ne le concerne pas.
— Abrité derrière sa déontologie et son éthique, il est ainsi hors de portée de toute action judiciaire.
— Si je vous suis bien, la décision ne relèverait pas d’une autorité légitime. Vous m’intriguez de plus en plus. Qui alors ?

Piotr sentit un grand embarras chez son interlocuteur dont l’analyse jusqu’à présent lucide et impersonnelle l’avait fort intéressé. Celui-ci marqua un temps d’arrêt peu pressé de livrer la suite. Il lâcha enfin comme saisi par une fatalité impuissante.

— C’est le peuple.

Je ne comprends pas. Dans un pays démocratique comme le vôtre c’est la représentation nationale qui décide et le gouvernement qui applique.

— Cela aurait dû se passer ainsi. Aujourd’hui, les sondages ont remplacé les entrailles de poulet. Ils influent et commandent la décision politique. Que devient l’option juste et rationnelle dans l’intérêt général quand elle va dans le sens du vent ? En période de crise, les raisonnements les plus simplistes sont les plus vite acceptés, car ils présentent une solution immédiate à un problème. Ils soulagent, mais obstruent la conscience. Je vous l’ai dit précédemment pour que personne ne puisse être accusé ni mis en cause, les autorités compétentes se sont défaussées sur le peuple. Ils espéraient aussi par cette attitude éviter une révolte dont, vous ne l’ignorez pas, notre pays est friand. Je vous épargne la liste de toutes les révolutions, révoltes, émeutes et autres jacqueries qui ont émaillé notre vie publique. C’est donc toute une partie de la population qui a réclamé et imposé qu’un certain nombre de vieux ne soit plus soigné.
— Sans aucune légitimité ?
— Si, celle du nombre. En tête de cette démarche, après que les intellectuels l’aient cautionné, sans évidemment aller plus avant, on trouve les marchands entravés dans la marche de leurs affaires. Ils ont entraîné, sans difficulté, tout le secteur économique que l’épidémie a contraint à l’arrêt de leurs activités. Tous ont suivi : du restaurateur au cordonnier en passant par le coiffeur. Bref, tous ceux qui veulent gagner de l’argent à tout prix. Cette vague aurait pu être jugulée. Malheureusement, une grande partie de la population les a soutenus, excédée par toutes les contraintes imposées et avide de retrouver sa liberté d’action. En effet, pourquoi brider la majorité du pays pour préserver quelques individus âgés ? La jeune génération s’est déjà départie, pour la plupart, de ses obligations envers ses anciens en les plaçant dans des établissements dits spécialisés. Une visite de temps en temps leur sert d’alibi pour leur donner bonne conscience. Les liens du quotidien sont ainsi coupés, les parents sont déchargés et les petits-enfants privés d’une chaleureuse bienveillance et souvent d’un amortisseur de tensions. La certitude que les vieux étaient des gêneurs s’est installée. Il fallait donc se résoudre à les sacrifier sur l’hôtel de l’égoïsme et de l’argent. Le rapport à la mort a tellement évolué que plus personne ne veut mourir pour une cause. Rien ne justifie plus de sacrifier sa vie : ni la patrie, si cette notion a encore un sens aujourd’hui, ni l’honneur, ni un idéal, ni même la liberté, tant nous lui faisons de concessions. Les citoyens, passant au-dessus de tous les corps constitués, ont pris l’affaire en main et traité eux-mêmes le problème.
— Dois-je comprendre qu’il n’y a plus de conscience collective dans votre pays ?
— Attendez la suite. Il s’est constitué dans chaque quartier un comité de sélection chargé de désigner ceux qui n’auraient plus de soins et ne seraient pas hospitalisés. À eux de ne pas tomber malades ni de contracter le virus. Immédiatement, les plus riches ont, comme d’habitude, déserté le pays pour se réfugier à l’étranger où les soins leur étaient encore garantis.
— Ces comités de sélection sanitaire, cela ressemble un peu au comité de salut public ou au commissaire du peuple de triste mémoire ? Qui arbitre ?
— Ils ont décidé de procéder par tirage au sort à partir des fichiers de l’assurance maladie et des caisses de retraite. Vous n’ignorez pas que dans notre monde numérisé l’anonymat n’existe plus. Nous sommes devenus des numéros avec des références et des codes. Le citoyen lambda ne peut plus rien cacher pour les agréés qui s’occupent de lui. Fini le secret médical, bancaire, matrimonial. Fini la liaison coupable et apaisante, les enfants cachés, les escapades coquines. Fini le secret professionnel, les transactions amiables, les confidences inavouables. Fini l’intimité. Quoi que nous fassions, où que nous soyons ce n’est plus l’œil de Moscou qui nous surveille, c’est nous-mêmes qui avons mis en place et autorisé notre pistage.

Piotr :

— Je dois reconnaître que votre analyse me semble valable pour tout le monde à des degrés de coercitions divers. Il est de fait que cette révolution technologique a beaucoup amélioré nos conditions de vie. Il faut peut-être en accepter les inconvénients.

Mais que deviennent vos personnes âgées ?

— Ceux qui sont désignés par tirage au sort sont retirés de la vie sociale et rassemblés par secteur sur des places publiques pour être emmenés et isolés.

PIOTR : Mais ils sont innocents.

— Comme disait Bakounine : les innocents ça n’existe pas. Chacun fait partie soit du problème soit de sa solution.
— Je crains d’entendre la suite. Où vont-ils ?
— Je vous rassure. Pas dans des camps. Le cynisme ambiant n’a pas osé utiliser ce vocable, bien que pour les jeunes générations il n’évoque rien. Leur culture historique est quasi inexistante. La transmission de la mémoire familiale et collective est rompue. Leur frénésie de vivre intensément le moment présent occulte le passé, leur origine voire leur saga familiale. L’analyse de l’instant ne peut être pertinente sans référence historique. C’est pourquoi l’emploi des mots est important. Il est vrai que notre sémantique est sérieusement chahutée par le langage pratiqué aujourd’hui.
— Peu importe, il s’agit bien de rétention ou d’internement ?

Il ne s’attendait pas à une réponse claire venant d’un haut fonctionnaire rompu au langage ampoulé de sa caste.

Pourtant !

— Je confirme. C’est un enfermement déguisé. Ils seront mis à l’isolement total, sans possibilité de visites ni d’accès au service hospitalier.
— C’est de la discrimination sociale.
— Je vous le répète, c’est l’aspiration profonde de la masse. Le dilemme était le suivant : soit bloquer tout le pays pour préserver la partie la plus âgée des citoyens, c’est-à-dire la plus vulnérable au virus, en gros dix pour cent de la population, soit faire l’impasse sur elle et l’abandonner à son sort. Il faut comprendre l’état d’exaspération et de lassitude qui est ressenti dans le pays. Surtout la jeunesse qui se sent étouffée par toutes les mesures de restriction de sa liberté. Elle pousse les parents qui comme toujours ont cédé. Elle considère qu’on lui vole les meilleurs moments de sa jeune existence. Elle ignore que beaucoup de leurs grands-parents ont fêté leurs vingt ans avec un casque militaire sur la tête et un fusil à la main, sans qu’on leur demande leur avis. Elle ignore qu’on leur doit toutes ces décennies de paix à ces vieux qui les encombrent. Elle ignore leur travail acharné à créer cette prospérité dont ils profitent sans véritable mérite. Voilà comment un consensus se développe, exploité habilement, comme toujours, par une minorité puissante sachant utiliser tous les relais pour arriver à ses fins.
— Vous ne m’avez pas convaincu. Vous vous en doutez. Je ne vous cache pas que j’ai hâte de quitter ce pays qui, non seulement se renie, lui le grand donneur de leçons universelles, mais s’avilit à des pratiques d’une grande lâcheté. Ramenez-moi à l’aéroport.

Son interlocuteur donna l’ordre au chauffeur de faire demi-tour. C’est alors que se produisit un évènement singulier et inattendu. Une violente altercation éclata à l’abord du groupe de vieux qui attendait son embarquement. Un homme d’une quarantaine d’années s’en prenait violemment aux quatre gaillards qui le surveillait.

Piotr demanda qu’on s’arrêtât pour suivre la scène, autant par curiosité que pour raconter plus tard en qualité de témoin oculaire. L’homme en colère s’agitait dans tous les sens. Il désignait un vieux dans le groupe et tentait de l’en extraire. Les quatre sbires s’interposèrent avec fermeté et le repoussèrent. Il s’ensuivit une petite échauffourée et notre homme se retrouva plaqué au sol. On aurait crû à une interpellation musclée légale. Remis debout par les cerbères, il fut expulsé de la place dans l’indifférence des forces de l’ordre présentes et du groupe de vieux déjà résigné à son funeste sort. Piotr voulut connaître le motif de cette altercation. Son interlocuteur descendit de la voiture et s’entretint avec les pseudo-gardiens en brandissant une carte barrée de tricolore. Lorsqu’il reprit place dans l’auto, il semblait las. De cette lassitude que la résignation rend impuissant et amorphe. Piotr attendait le verdict. Il réitéra sa question :

— Que voulait cet homme ?
— L’autre lâcha d’une petite voix, comme pour s’excuser : c’était son père.

Le silence régna dans l’habitacle jusqu’à l’aéroport. Tout semblait avoir été dit. Une gêne certaine s’était installée entre eux. La cassure morale était tangible. Les affaires attendraient. Qu’est-ce que l’argent devant l’honneur des hommes à se conduire dignement ?

Piotr prit poliment congé de son interlocuteur sans lui serrer la main et se dirigea vers la passerelle d’embarquement. Dans l’avion qui le ramenait dans ses contrées, il regarda s’éloigner ce pays qu’il chérissait tant pour y avoir vécu. Il ferma les yeux et se souvint de certains textes emblématiques qu’il avait jadis étudiés avec délectation.

« Qu’était devenu ce pays dont le poète vantait la douceur angevine. »

Après l’évocation de ce texte où il se mettait en scène, Piotr se redressa pour la suite de l’entretien.

Assis à son bureau, les coudes sur le buvard à l’ancienne, le bras droit en avant brandissant l’index et le pouce en forme de cercle, comme un professeur, le Vicomte attaqua son discours.

Bien entendu, ces préliminaires étaient dépourvus d’intérêt. Ce que retenait Piotr c’est qu’il voulait savoir quelque chose que lui et ses sbires n’arrivaient pas à atteindre. Pourquoi ? Pourtant, il en savait des morceaux.

— Tu suis l’actualité de ton coin. Tu as eu connaissance du meurtre d’un dénommé Charly Heydinger. Ne le nie pas, vous étiez à l’école ensemble.
— Il y a longtemps que je l’ai perdu de vue, répliqua Piotr.
— Peut-être ! cependant, tu n’es pas indifférent à sa mort, surtout dans ces conditions. Assassiné de deux coups de révolver.
— La presse a parlé d’un règlement de compte par une exécution radicale. Les commentaires locaux autorisés ont gaussé sur les motifs : comme toujours l’argent, les femmes, la cupidité, le pouvoir. Je n’en sais pas plus.
— Personne dans votre ville n’a trouvé bizarre un meurtre de cette nature.
— À quoi penses-tu ?

Le Vicomte sans hésiter :

— À un tueur à gages.

Piotr ricana :

— Nous sommes dans un polar ! que viendrait opérer un gars pareil dans une petite préfecture sans histoire ? Bon, continue.
— Cette affaire nous intéresse, lâcha le Vicomte.
— Ah bon.
— C’est exact, car nous voulons la tirer au clair.
— Pourquoi ?
— Parce qu’elle cache quelque chose que nous voulons connaître.
— Et dont tu ne peux rien me dire.
— Hélas ! soupira le Vicomte.

Piotr lui lança, désabusé :

— Dans ce cas, restons-en là si c’est un coup tordu et allons déjeuner comme au bon vieux temps. Tu dois bien connaître par ici un bon petit resto qui fleure bon l’estaminet parisien comme tu les aimes. Et comme mon plaisir de te revoir est réel et sincère, je t’invite.
— Reste assis et écoute-moi. Pour le déjeuner je suis d’accord, mais après m’avoir écouté.

Le Vicomte ne rigolait plus, Piotr se marrait intérieurement.

— Voilà la situation et pourquoi j’ai besoin de toi.

Il aimait le titiller, lui, un authentique noble drapé dans les certitudes de sa classe. Ces gens-là ne fêtent pas le 14 juillet, mais le 21 janvier, jour anniversaire du raccourcissement de leur Maître. Le Vicomte se pencha en avant, comme on le fait pour lâcher une confidence et expliqua :

— Tu penses bien que la police enquête encore. Elle a passé au crible le pedigree de notre bonhomme. Elle n’a rien trouvé de suspect. Rien, susceptible de le supprimer. Il est vrai qu’elle cherche d’abord des éléments factuels et des motifs. On ne peut pas lui demander de s’intéresser à la psychologie de la victime puisque le meurtre relève d’un acte matériel auquel elle ne peut rien raccrocher.
— Tu me suis ?
— Continue, car je ne vois toujours pas ce que tu cherches.
— Cet assassinat est une action commandée. On ne trouvera jamais le tireur. D’ailleurs, nous, on s’en moque du tueur à gages. Cela fait longtemps qu’il a regagné sa tanière avec sa prime et qu’il vit une existence normale hors de tout soupçon. Ce qu’il nous faut c’est le commanditaire. Et pourquoi ce meurtre ?
— D’accord, Monsieur le Vicomte, s’impatienta Piotr. Ne me laisse pas entendre que la victime, toute honorable qu’elle soit en apparence aux yeux de tous, y compris de la police, représente un tel intérêt pour ton officine. Ce Charly menait une existence confortable avec femme et enfant. Certes, son activité de courtier en placements dans une région trois fois frontalière pourrait intéresser le fisc. Mais vous ? Peut-être que dans son passé politique il y a un cadavre dans le placard ou un coup tordu dont vous avez la spécialité ?

Le Vicomte un peu énervé :

— Ou des relations douteuses ou de très haut niveau, c’est souvent pareil.

Piotr comprit :

— Il en avait certainement et vous voudrez bien les relier à ce meurtre. Le gaillard devait connaître le caillou mal placé dans la chaussure de quelqu’un qui l’aurait fait enlever de façon brutale et définitive.

Le Vicomte acquiesça et embraya :

— On ne sait pas qui c’est, car les enquêtes dans les hautes sphères sont extrêmement difficiles et opaques. Ils se tiennent tous par la barbichette. Au moindre murmure de renseignement, chacun rentre dans sa coquille.

Aucun camp ne trahit. Pour terrasser un concurrent, il faut lui mettre sous le nez des preuves irréfutables susceptibles de poursuites pénales. Cela fait toujours réfléchir.

Combien de carrières qui s’annonçaient brillantes ont explosé en vol sans motif apparent ! Tu comprends, nous, on a l’obus et on cherche la cible dans le camp d’en face.

Piotr dubitatif :

— Et tu comptes sur moi pour charger le canon.
— Bien sûr.

La conversation prenait un tour politique, ce que craignait Piotr. Il n’avait aucun goût pour la politique de gouvernement. La constitution actuelle lui convenait parfaitement puisque la démocratie était respectée par des élections régulières. Vu l’appétence des Français pour le changement, aucun parti ne restait longtemps en place. Cette alternance neutralisait pour beaucoup l’action politique puisque les nouveaux arrivants commençaient toujours leur mandat en détricotant ce qu’avaient entrepris les précédents. En fait, il était convaincu que le pays se gérait tout seul puisque, par nature, le citoyen français fait d’abord ce qui lui plaît. Tout l’attirail juridique, réglementaire, civil du pays est pour lui un cadre de discussion dont il s’ingénie à passer au travers. Ceci n’incitait pas Piotr à écouter plus avant le Vicomte. Celui-ci le relança :

— Tu as compris la situation ?
— Pas vraiment, car je ne vois toujours pas ce que je viens faire là-dedans. Vous avez assez de nervis et de moyens à votre disposition pour enquêter.
— Peut-être ? Sûrement. Je te confirme que c’est une affaire ultraconfidentielle dont nous ne savons rien et qui peut-être n’existe pas. Cependant notre intuition, notre flair et notre expérience nous gratouillent et nous titillent. Nous voulons en avoir le cœur net. Si on fait chou blanc, on classe. Si on lève un lièvre dodu, on flingue. Ça te va ?
— Non, mais je suis curieux de nature. En fait vous voulez que je trouve la grenade dégoupillée que possédait Charly et qu’il a emportée dans sa tombe.
— Je savais que tu comprenais vite.
— Pas autant que tu crois.

Encore des questions, monsieur Bariloche ? ironisa le Vicomte.

— Un : Ne m’appelle pas ainsi, ce pseudo m’a servi dans une autre vie quand il fallait agir clandestinement. Deux : Si j’accepte, je devrais enquêter dans ma ville au milieu de gens que je connais et que je fréquente à un titre ou à un autre.

Dans ces cités fermées de province où tout le monde connaît tout le monde, il règne une omerta de fait. Les bourgeois niquent entre eux et ne parlent pas. Ils veulent bien sauter leur collaboratrice sans se mélanger au bas peuple. Donc pour agir il faut m’adjoindre une aide. Celle-ci sera insoupçonnable, car étrangère à la victime. Elle pourra poser des questions en toute impunité. J’ai le bonhomme.

De plus je vais avoir des frais d’investigation et de représentation. Si les femmes bavardent au lit, les hommes se lâchent à table surtout si on les mène jusqu’au cognac.

— Qu’en penses-tu ?

Le Vicomte se redressa, sa tête de fin de race contrariée. Ce n’était pas bon pour Piotr.

— Pour le collaborateur, c’est d’accord. Je vous ferai établir des cartes barrées de tricolore, au nom d’un organisme social agréé. Nous n’en manquons pas.

Pour les fonds tu sais que nous sommes en France avec plein d’idées et peu de moyens. Je vais réfléchir à une enveloppe dévolue à cette tâche. Je ne te promets rien. En attendant, fais l’avance des frais et remets-moi un état au fur et à mesure de l’avancement de ta tâche.

Le Vicomte se leva, regarda Piotr comme un manant qu’on envoie chercher du bois et déclara comme une fin de discours hâtive :

« On est d’accord, tu commences demain. »

Piotr reniflait bien que la mission sentait le roussi. Avoir affaire aux nantis, aux petits hobereaux de province arc-boutés aux derniers privilèges avant la grande noyade dans la dilution des charges.

Ce n’est pas facile. Aller travailler au corps des gens instruits qui n’ont pas faim complique encore l’investigation. Il va falloir ruser, se dit-il.

Sachant tout cela, il aurait dû s’enfuir en courant, comme le loup de La Fontaine, avant que le collier des turpitudes humaines ne l’entrave à jamais. Tout homme a au moins deux faces. Il cherche toujours à montrer la plus belle pour se faire câliner et aimer. L’autre, il la garde pour assouvir honteusement son destin.

Piotr balança un moment et sentit monter en lui ce goût de l’aventure qui le sublimait. C’était irraisonné, mais irrésistible. Il conclut avec une lassitude feinte :

— J’y vais. Envoie-moi tes cartes tricolores aussi fausses que la moitié des balivernes que tu m’as servies. Donne-moi un code secret pour te joindre et tu peux m’appeler Bariloche le temps de la mission, ça me rajeunira.

Et maintenant, tu m’invites à bouffer sur tes fonds spéciaux qui ne sont en fait que nos impôts.

Comme deux vieux amis que nous sommes.

Au sortir du restaurant et après cette rencontre particulière, Piotr flâna sur les quais des bouquinistes en attendant l’heure du train de retour. Quelle journée ! arrivé le matin rempli de curiosités, il repartait le soir saisi d’une mission dont il n’avait pas la moindre idée de solution.

Son fonctionnement intellectuel était fondé pour une grande partie sur la maturation des idées. Il se méfiait de la première réaction ou du premier jet.

Les psychiatres ont théorisé sur le citron des individus et continuent à le faire. C’est sûrement très utile pour analyser le comportement, c’est peut-être un peu plus aléatoire pour les actes.

Lui se rappelait ce que son professeur de philosophie conseillait à ses élèves avant d’attaquer une dissertation : « Vous réfléchissez au sujet proposé pour bien en comprendre le sens. Ensuite, vous prenez une feuille blanche devant vous et vous notez tout ce qui vous passe par la tête, pêle-mêle en rapport avec lui. Enfin, vous ordonnez vos idées, faites un plan suivant la trilogie : thèse, antithèse, synthèse. Ensuite, vous rédigez. Ce processus vous assurera au moins la moyenne ».

Piotr avait réussi un cursus estudiantin honorable en appliquant cette méthode.

Elle avait aussi un autre avantage, bien utile plus tard, dans la vie civile. Elle incitait au dialogue en donnant la parole à la partie adverse et en l’écoutant sans la juger. Cet esprit d’analyse et d’observation l’habitait toujours.

C’est par cette voie qu’il entreprit l’étude de la mission. Il avait bien conscience de l’avoir acceptée un peu vite. Une parole est une parole.

Dans une autre vie, on disait de lui que sa parole valait un écrit. Il en était flatté bien qu’insensible à l’opinion des autres le concernant.

C’est dans cet esprit qu’il commença à mouliner tout ce fatras déballé par le Vicomte. Il sortit de la poche intérieure de son blouson un petit calepin et il commença à noter.

Comme quelques décennies auparavant, pas loin de ce quai, il jeta ses premières réflexions sur le papier.

Il se revit, dans ces salles impersonnelles des classes préparatoires, plancher sur des dissertations et des traductions prégnantes. Son avenir dépendait de sa bonne application. Il s’accrochait au sujet, ne négligeait aucune voie et sortait toujours le dernier de la salle d’examen, essoré, mais confiant.

Cette volonté ne l’avait jamais quitté en toute circonstance. Ce fut le deuxième et dernier compliment dans sa manière de travailler. Ne jamais lâcher.

Évidemment, aujourd’hui, le corps était un peu émoussé, les muscles plus durs et le réveil souvent courbaturé. S’il acceptait le déclin physique normal, il luttait farouchement contre le laisser aller intellectuel et l’ankylose mentale.

C’était un peu avec cette arrière-pensée qu’il était entré dans le jeu du Vicomte et qu’il avait plongé dans sa volonté de recherches.

Il évalua la distance jusqu’à la gare de l’Est et décida de la joindre à pied. Il connaissait le chemin pour l’avoir parcouru si souvent. C’était toujours un plaisir de traverser la Seine, de passer devant le Palais de Justice et de remonter tranquillement les Boulevards Sébastopol et Magenta.

Paris était moins joyeux depuis un moment déjà. Le petit peuple qui en faisait le charme avait disparu. La ville semblait aseptisée. Enfin pas tout à fait.

Autour de la gare, c’était coloré, signe des transhumances éternelles de l’homo sapiens. Il faudra s’y habituer à défaut de les refouler. Piotr n’avait pas apprécié d’être contraint par trois fois de descendre du trottoir pour ne pas affronter des groupes assez hostiles dans leur attitude.

Sa culture latine lui rappela que l’Empire romain avait succombé sous les invasions de plus en plus nombreuses et non assimilables. Leur nombre avait fini par le submerger. Nous en sommes d’ailleurs les lointains héritiers.

Les barbares finirent par s’y installer durablement. Il s’ensuivit une longue période de macération de toutes les populations. Et vint la Renaissance, fruit de cet amalgame. Il imagina que notre civilisation actuelle était peut-être à l’aube d’un nouveau cycle.

Hormis ces constatations sociétales, après une bière au zinc dans le grand hall de la gare, Piotr monta dans le train. Sa première décision avait germé dans sa tête.

Le collaborateur

Après mûre réflexion et avoir passé en revue quelques candidats, Piotr arrêta son choix de collaborateur sur son ami et complice le gros Luc.

Auparavant il fit le point de tout cet imbroglio par une synthèse rapide. Il avait toujours aimé procéder ainsi dans les dossiers épineux impliquant plusieurs personnages. La parole est volage, la plume est serve, dit l’adage. L’écrit est aussi une mémoire sur laquelle on peut construire avec des références, bâtir des hypothèses et espérer aboutir.

Il fit trois colonnes. Dans la première, il inscrit les faits avérés, dans la deuxième, le blabla du Vicomte. Dans la troisième, il nota ce qu’il pensait lui avoir été caché. En effet, malgré son amitié pour le nobliau, il subodorait qu’il lui avait doré la pilule pour mieux la lui faire avaler.

Il résuma facilement les deux premières colonnes. Dans la dernière les questions étaient nombreuses. Pourquoi tuer Charly ? Pourquoi un tueur à gages ? À qui profite le crime ? Qui est le commanditaire ? Pour qui agit-il ? Que reprochait-on à Charly ? En quoi était-il dangereux ? Pour qui ? Qui peut embaucher un tueur à gages ? Sûrement pas le quidam du coin.

Une organisation criminelle a, paraît-il, ses exécuteurs patentés. Est-ce que Charly avait, comme tout un chacun, une face cachée de nature à mettre sa vie en danger ? L’État est outillé pour éliminer un individu. Il a le pouvoir et l’impunité pour agir. Piotr pensa qu’une des officines au service de l’État était peut-être dans le coup.

Le Vicomte le savait ou, à minima, avait de forts soupçons sur l’origine de la décision. Dans cette hypothèse il n’avait aucune raison de faire appel à lui. Ces choses-là se règlent en interne, sans bruit avec des mises au placard et des promotions.

Notre enquêteur amateur penchait pour une autre vision.

Ayant en face de lui les apôtres spécialistes des coups tordus, il cherche à décrypter le dialogue avec le Vicomte qui avait duré longtemps avec beaucoup de digressions.

Quand deux individus discutent, celui qui veut imposer sa thèse et qui a bien préparé son sujet prend toujours l’ascendant sur l’autre. Il écoute et trouve rarement les bons arguments pour contrer ou approfondir ses propos. Résultat, il signe.

La parade est de venir à deux, l’un écoute au premier degré et l’autre observe l’interlocuteur et analyse son discours. Après concertation, ils peuvent traiter à égalité.

Dans notre cas, Piotr était seul et ne pouvait compter que sur lui-même. Il s’en remit donc à sa formidable mémoire et à son expérience. Il arriva ainsi à la conclusion que le Vicomte et ses sbires avaient quelqu’un d’important dans le collimateur et qu’il cherchait à l’atteindre. Dans quel but ? Il l’ignorait complètement.

Donc nos gaillards tapaient tous azimuts pour débusquer le maillon percutant. D’autres estafettes devaient également fureter un peu partout. Cela s’appelle « aller à la pêche ». Cependant la piste de Charly semblait plus significative pour lui, car il avait vraiment insisté pour lui fourguer la mission en jouant sur la corde sensible de l’amitié.

Il savait qu’aucun lien de subordination ne les concernait. Que la confiance et la fraternité. Le refus de Piotr aurait été sans conséquence. Fort de cet état des lieux, il se convainquit encore une fois de la nécessité d’une collaboration.

Il prépara son argumentaire et se mit en quête du gros Luc. Une solide amitié les unissait de très longue date dans la probité et la fraternité. Il ne voulait pas mettre son copain dans une position délicate en l’envoyant au feu d’où il ne tirerait pas que des marrons chauds. Ils avaient tout partagé depuis l’école, le bon et le difficile.

En attendant la venue du gros Luc, Piotr élabora ou esquissa une stratégie à lui soumettre. Son ami tardait. Sa profession d’expert-comptable l’amenait à travailler dans le Grand Est de la France. De plus, il avait accepté d’être commissaire aux comptes d’un petit parti politique dont il partageait les idées. Cette mission le faisait courir partout où un Élu le réclamait.

Enquêter de façon non officielle pour le compte de personnes inconnues dans une petite préfecture de province relève de la gageure quand on connaît son fonctionnement. Principalement ville universitaire et médicale, elle compte aussi tout l’arsenal des services nécessaires au bon usage des habitants. Elle a perdu la quasi-totalité de son industrie et des ouvriers qui vont avec. Elle a la réputation d’être calme et accueillante. Tous vous diront qu’elle est agréable à vivre, bien qu’un tantinet bourgeoise aisée : c’est-à-dire hermétique.

En gros, une dizaine de chapelles sont influentes. Ses membres sont regroupés dans des associations sportives, des clubs services ou des cercles culturels. Tous ces gens se connaissent sans forcément se fréquenter. Une certaine élite s’est dégagée pour se tourner vers la Franc-Maçonnerie.

Le maire est le personnage le plus important de la cité. Il est choisi dans une des chapelles et s’entoure de conseillers issus de toutes les autres. Ce qui fait que tout le monde est représenté avec accès aux décisions.

La paix sociale et l’économie règnent, sachant que peu de courant politique se manifeste dans la vie publique. Piotr fait partie d’une chapelle, son collaborateur d’une autre et la victime d’une troisième. Les trois protagonistes sont évidemment francs-maçons dans des loges différentes.

La stratégie consiste à élargir le spectre du domaine d’investigation. Il faut cerner la personnalité de Charly. Comment mieux le débusquer qu’en entrant dans toutes les sphères où il a évolué ? Il y a bien un pékin qui sait sûrement quelque chose.

Piotr se dit qu’ils ne seraient pas trop de deux pour secouer le cocotier en évitant d’en recevoir une sur la tête.

Il fut tiré de ses réflexions par un coup de sonnette énergique. C’était le Gros Luc. La description physique de son ami tenait en un mot : gros. Pas cette obésité qui rend mal à l’aise, simplement un qualificatif amical et affectif : rondouillard. L’appeler simplement Luc semblait probablement trop court. Gros Luc s’était imposé dans le cercle qu’il fréquentait. Comme tous les replets et comme tout un chacun, soucieux de son aspect physique, il ne raffolait pas d’être désigné autrement que par une reconnaissance flatteuse.

Comme on dit le beau untel, le grand, l’élégant, le souriant, l’expert et au sommet le docteur ou le maître. Et non, lui, c’était le Gros Luc. Par contre personne ne se mesurait à son intelligence. Il y a des gens, quand ils ouvrent la bouche, on croit entendre leurs pieds.

Il était doué d’une intelligence flamboyante, celle qui fait face à toutes les situations. Sa capacité de compréhension et d’analyse était redoutable, mais ô combien précieuse pour son entourage !

Il y a, paraît-il, une quinzaine de formes d’intelligence. N’importe quel crétin en trouvera bien une correspondant à sa personnalité. Mais il restera un crétin. Le vrai intelligent ne le revendique pas puisqu’il ne pose pas cette question. Comme un coureur à pied ne se demande pas s’il a des jambes, mais comment il va s’en servir au mieux.

Piotr était admiratif de son ami. Une amitié n’est solide que par la connaissance réciproque de l’autre et par l’acceptation de ce qu’il est. Dans ce concept, le plus important ce sont les défauts et les failles. Deux amis ne se cachent rien et œuvrent ensemble en toute lucidité. Cette démarche tellement valorisante amène à un partage total, à la fraternité et au secret.

Piotr avait un jour écrit un balustre sur ce sujet. Il se plaisait à le lire devant des amis et n’hésitait pas à le produire dans ses interventions philosophiques. Dans cette circonstance il lui parut opportun d’en retranscrire le texte à l’intention du gros Luc et des différents frères qui avaient côtoyé Charly et auxquels il voulait soutirer des confidences.

« Habitant à côté d’un cimetière, il m’arrive de le traverser en rentrant chez moi. C’est un endroit propice aux rêveries, voire à la méditation. L’une d’elles m’a amené à m’interroger sur le souvenir et la trace laissée après son départ. Donc je me suis mis à regarder les tombes et à y lire les pierres funéraires, les plaques, les ex-voto et autres inscriptions à la mémoire des défunts. Une marque de souvenir m’a interpellé : celle dédiée au copain, à l’ami et au camarade d’ailleurs souvent un militaire.

Que signifie cette intrusion dans le cercle réservé à la famille ? Quelle motivation pousse à marquer cette forme d’attachement ? Qui est ce copain regretté ? En poussant mon interrogation plus avant, j’ai pensé que je devais trouver la même démarche pour les frères. J’ai alors battu toutes les allées du cimetière sans trouver aucune référence à un frère disparu. Pourquoi le copain et pas le frère ? J’ai donc essayé de comprendre la raison de cette différence de traitement entre les deux.