Bayou - Franck Lacombe - E-Book

Bayou E-Book

Franck Lacombe

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Beschreibung

Au cœur de la Louisiane, au début du vingtième siècle, trois destins s’entremêlent dans un climat de mystère et de tension. Lynn Rockwell, fille de pasteur noir, croise le chemin de Jessie Lapointe, issue d’une famille de fermiers blancs cajuns, et d’Alexander Mazzella, homme de main de la mafia. Leur amour pour le bayou, ces terres marécageuses où se mêlent les eaux du Mississippi, les unit dans une amitié improbable. Dans un monde où la peur et la haine règnent en maîtres, quelles forces obscures pourraient bien les séparer ?


À PROPOS DE L'AUTEUR

L’œuvre littéraire de Franck Lacombe explore de manière romancée le monde caribéen et la créolité. Avec une expérience artistique éloquente, il nous offre un voyage exceptionnel aux confins de la Louisiane.

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Couverture

Page de titre

Franck Lacombe

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bayou

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Copyright

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Franck Lacombe

ISBN : 979-10-422-3152-1

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Bayou

 

 

 

 

 

Bayou, nom masculin, du choctaw « bajuk », serpent, sinuosité. En Louisiane ou dans le bas Mississippi, bras secondaire du fleuve, ou lac établi dans un méandre abandonné.

Dictionnaire Larousse

 

Bayou est un grand ruisseau d’eau morte où l’on ne voit que très peu ou même presque point de courant.

Antoine Simon, Le Page du Pratz, Histoire de la Louisiane, p 45, T1, Paris, 1758.

 

Wish i was back on the bayou rollin’ with some cajun queen

Wishing i were a freight train, oh just-a chooglin’ on down to New Orleans (…)

 

J’aurais voulu être de retour au Bayou, roulant aux côtés d’une reine cajun

Souhaitant que j’étais un train de marchandises partant pour La Nouvelle-Orléans (…)

Born on the Bayou, Creedence Clearwater Revival,

paroles et musique John Fogerty, 1969

 

 

 

 

 

Lynn était la dernière des trois filles Rockwell. Sa vocation révolutionnaire naquit le soir du jour où elle reçut sa vingt-huitième gifle. Elle n’avait que douze ans et le mot « révolutionnaire » venait de faire son apparition dans son lexique personnel, grâce à madame Tennyson. Madame Tennyson, outre l’anglais, enseignait l’histoire et la géographie. La leçon du jour portait sur la Révolution française. Pour illustrer son propos, madame Tennyson avait fait circuler dans les rangées la reproduction d’une peinture française sur laquelle des hommes en noir semblaient défier le roi de France du regard. « Les révolutionnaires », avait-elle expliqué à leur sujet. Voilà ce qu’elle serait à partir de ce jour, une révolutionnaire. Elle dirait « non » comme l’avaient fait ces hommes en noir réunis à Versailles. Elle tenait une comptabilité des gifles, des tapes. Il ne s’agissait pas de peignées retentissantes, juste des tapes administrées la plupart du temps par Esther Rockwell, sa mère, relayée par Ida Hunt, ma’Ida, la vieille bonne ridée qui secondait la mère dans ses tâches quotidiennes. En ce temps, même les gens moyens avaient une bonne. Le père, Chester Rockwell, révérend de son état, ne levait jamais la main sur ses trois filles. Il y avait eu donc vingt-huit fois où la main potelée de l’épouse du révérend quand ce n’étaient pas les doigts courts d’Ida Hunt avaient fait « bap » sur le crâne, la main, l’avant-bras de Lynn. « Bap » pour avoir traîné le matin. « Bap » pour avoir ri à table. « Bap » pour avoir commencé à manger avant le bénédicité. « Re bap » pour avoir expédié le bénédicité. Certains jours, c’était « bap », jusque parce que « bap » et « tais toi ! » Le jour en question, ma’Ida avait laissé retomber sa paume rêche sur le crâne de sa protégée. Le vent avait tourné et en ce milieu d’après-midi, des volutes sombres chargées de pluie remontaient depuis le golfe du Mississippi vers les terres. Au sortir des cours Lynn avait croisé un chain gang1qui revenait de sa corvée quotidienne de curage des canaux. Un grand mulâtre aux yeux globuleux, sec comme une ramure de pacanier lui avait crié, « Hey ! Petite ! Tu ne voudrais pas me la sucer ? ». Les gars du chain gang s’esclaffèrent dans un cliquetis de chaînes qui couvrit leurs rires gras. Les gardes blancs à cheval avaient ri à leur tour. Elle se souvenait de leur chef, fusil canon vers le haut, crosse en appui sur la cuisse. Elle revoyait la courbe parfaite que le jet de salive noire de jus de chique avait dessinée dans l’air chaud entre ses lèvres et le sol poudreux de la route. Elle n’oublierait jamais sa trogne réjouie d’anglo-irlandais. Alors elle avait serré ses livres contre elle et couru jusqu’à perdre haleine, loin de ce groupe d’affreux.

« Qu’as-tu fait qui a pu provoquer ces gars-là ? Effrontée ! Ne t’avons-nous pas dit de ne pas traîner près des prisonniers ? » gronda ma’Ida en guise de réponse au récit de ses malheurs. Et « bap » pour la vingt huitième fois. « Seigneur, aidez-nous ! » implora ma’Ida.

Qu’avait-elle fait pour mériter une telle punition ? Elle aurait dû se taire. Mais au nom de quoi d’ailleurs ? Elle marchait comme tous les jours au retour de l’école. Elle venait d’apprendre à connaître l’injustice. Plus tard, elle aurait enfin une réponse à l’hilarité graveleuse des taulards, lorsqu’elle croisa une tapineuse à la peau ébène dans les toilettes pour gens de couleur de la gare routière de la New Orleans. La fille se refaisait une beauté devant l’unique miroir craquelé suspendu au-dessus du lavabo jaune de crasse. « Mon investissement », lui dit la fille en montrant des rouges à lèvres alignés sur la tablette du miroir. « Et ça gamine c’est mon capital », continua-t-elle en désignant ses lèvres soigneusement rougies. « De bonnes lèvres, c’est ce qu’ils veulent. Peu importe que ton cul parte en vrille. Une bonne bouche, c’est ça qu’il leur faut ! » Elle s’interrompit un temps, tube ouvert vers le haut. « D’où tu débarques toi ? De péquenaud ville ? Tu gardais les vaches ? »

« Je suis fille de Pasteur, m’dame. »

« Suis fille de pasteur m’dame, écoutez-moi ça ! Pire que ce que je pensais ! Une sucette et tu es la reine, ma fille, crois-moi ! »

Tout était dit. Elle avait à peine vingt ans, elle revenait de la bibliothèque, le sac alourdi de notes. Le monde tel qu’il était se révélait à elle. Pas celui décrit aux filles sages des bords du Mississippi éduquées à l’ombre des vaisseliers, mais l’autre, le vrai. Mais ce jour arriverait plus tard, bien plus tard. Pour l’instant elle comprimait sa joue rougie par les doigts calleux de ma’Ida. Tous, même les matons avaient ri ! À la fin des fins c’était elle, la gamine aux genoux cagneux qui avait ramassé. Elle courut vers le jardin en criant « c’est pas juste ! ». Ma’Ida se lança à sa poursuite puis renonça en invoquant le Tout-Puissant une fois de plus. Ce soir-là, en sanglotant sur sa couche, elle décida de franchir la frontière invisible qui départageait l’ordre établi de l’état insurrectionnel. Elle débuta un journal intime. Il commençait par, « aujourd’hui, 12 mai, ai rencontré des hommes méchants. M’ont insultée. Ai été giflée par ma’Ida. » À tout bien penser, l’idée de révolution avait germé en elle depuis un certain temps. Elle était donc la dernière-née des filles du révérend. Au départ venait l’aînée, Sally, suivie de la cadette Ashley. Lynn était sortie du ventre maternel par un jour pluvieux d’avril 1902 sans un cri. Ma’Ida, qui savait s’y prendre, souffla vigoureusement dans ses narines. Ce qui suivit variait en fonction des récits. Selon sa mère, elle tendit ses lèvres vers l’avant pour sa première tétée. Selon ma’Ida, Lynn avait plissé son front comme si elle cherchait déjà à comprendre le monde qui serait le sien.

« Cette enfant est spéciale, elle ne fera rien comme les autres. Je l’ai senti dès les premiers instants », assénaitma’Ida.

Mais là n’était pas la raison de l’intérêt porté à la dernière-née des Rockwell. Sally et Ashley, les deux premières étaient venues au monde, dotées d’une peau qui allait du marron clair pour la première au caramel noix de pécan pour la seconde. Lynn était noire comme le sirop de batterie que les matrones achètent en gros à la distillerie La Rouche et Fils. On se perdit en conjectures sur l’origine de cette peau sombre. Le père contempla en silence sa petite dernière. Chester Rockwell en plus de sa connaissance pointue des Saintes Écritures nourrissait une passion pour la généalogie.

« Elle tient de sa bisaïeule, Mattiel’ermite », dit-il laconiquement.

Mattie l’ermite, dite aussi « Mattie la folle », noire comme du charbon, qui finit en recluse dans sa masure au fond du Bayou Manchac. D’ailleurs, Lynn n’en avait-elle pas la tignasse, épaisse et crépue, masse moutonnante qui couronnait son crâne de nourrisson ? Mattie la folle avait fait une semaine de prison pour avoir craché au visage de l’épicier blanc Mac Milan, dont les taux usuraires étranglaient les métayers noirs du comté. Une chouette avait tournoyé au-dessus de la maison des Rockwell la nuit précédant la naissance de Lynn. L’âme de Mattie la folle, réincarnée dans le corps de Marinette-Bois-Chèche l’esprit à tête de chouette qui parfois redonne vie aux morts avait-on chuchoté. En homme de Dieu, le révérend Chester n’accordait aucun crédit à ces croyances anciennes. Il condamnait sévèrement les us et coutumes païens. C’est donc dans le plus grand secret que ma‘Ida dessina à l’aide de terre colorée, le vévé, le symbole de Papa Legba, le Loa, l’esprit redouté qui ouvre les portes de la vie devant les élus. Quand on porte en soi le sang de Mattie la folle, l’aide du respecté Papa Legba n’est pas de trop, allez savoir ! Naître noiraude dans une fratrie de filles à la peau claire forge le caractère. Les séances de coiffure bi hebdomadaires symbolisèrent à elles seules la subtile hiérarchie qui réglementa les rapports entre les sœurs Rockwell. L’aînée Sally venait en premier. Tout le monde s’accordait sur la beauté exceptionnelle de son teint banane ambrée. Sa chevelure ondulée avait donc droit aux honneurs généralement réservés aux princesses héritières. Esther la mère, aidée de ma’Ida dénouait avec soin les cheveux de son aînée. Lynn fut bientôt promue assistante, tantôt préposée au miroir, tantôt au pot de beurre d’avocat dont on oignait soigneusement les cheveux de son aîné. Quand l’idée de rébellion commença-t-elle à se frayer un chemin dans les méandres de son esprit ? Sans doute le soir où Sally la gronda parce qu’elle avait oublié d’ouvrir le pot de beurre d’avocat. La semaine suivante elle cracha dans la coupelle contenant le précieux beurre destinée à sa sœur. « Prends ça, sale garce ! ». Elle venait en dernier dans l’ordre des séances de coiffure. À chaque fois c’était la même chose. Sa mère soupirait de désespoir devant son opulente toison crépue. Alors on expédiait les choses, vite fait bien fait. Un peu de beurre puis deux nattes et c’est tout. Lors du bénédicité qui suivait les fameuses séances, elle se demandait ce que son père, homme de Dieu, aurait à dire sur la répartition injuste entre les filles noires à cheveux très crépus et les autres. Mais Chester Rockwell était un homme aux silences impénétrables. Le révérend parlait d’une voix douce. À l’office il usait de la même voix. Il n’était pas de ceux qui tonnent et gesticulent en athlètes de Dieu. Chester Rockwell gravissait tranquillement les marches de sa chaire, ouvrait posément sa bible et annonçait la lecture du jour. Le révérend était un petit homme sec. D’en bas il ressemblait à un freux sur une ramure de saule. Il choisissait ses mots avec soin et ses discours étaient de petits morceaux de littérature. Sa bonne connaissance des paroissiens était son autre atout. Il émaillait ses prêches d’exemples mêlant bible et vie quotidienne des fidèles de telle manière que chacun pouvait se sentir personnellement concerné. Les silences étudiés qui ponctuaient ses tirades donnaient encore plus de force à ses sermons. En dehors des murs de son église, Chester Rockwell parlait peu et ne s’emportait jamais contre les siens. Il répondait par monosyllabes à son épouse. Sa phrase préférée était « nous verrons bien. » La maison familiale était un univers feutré où les soirées étaient courtes, les nuits longues. L’ennui était le vizir zélé de ce royaume régi par le silence. Après le dîner, ma‘Ida débarrassait la table. Les trois sœurs guettaient debout, dos au vaisselier, le regard par lequel le révérend leur intimerait l’ordre de se retirer. À cette seconde même, les trois sœurs s’avançaient par ordre décroissant pour recevoir la bénédiction paternelle puis allaient embrasser leur mère avant de rejoindre leur chambre. Le dimanche après-midi, jour réservé aux visites familiales, interrompait le cours de cette existence régie par des lois inflexibles. La vieille maison de bois s’emplissait alors des rires et des conversations des convives. Un jour, un poste de TSF fit son entrée dans le salon. Le révérend en réserva l’essentiel de l’usage aux actualités et aux émissions religieuses. Plus tard Esther puisa dans son bas de laine pour faire l’acquisition d’un phonographe. Le révérend sourcilla au départ avant d’accorder à son épouse un usage de l’appareil limité aux samedis après-midi et aux dimanches soir. Les bruits du monde parvenaient enfin aux oreilles des Rockwell. Comme nous l’avons dit précédemment, outre l’Ancien et le Nouveau Testament, l’histoire et la généalogie étaient les autres passions du révérend. La seconde l’avait naturellement mené à la première. Alors jeune pasteur nouvellement en fonction, il entreprit de rénover les registres paroissiaux avec une persévérance toute monacale. Ses patientes recherches le menèrent parfois jusqu’à l’établissement des premières plantations. Il rangeait ses fiches dans des boîtes étiquetées. Lynn profita de la torpeur d’un après-midi d’été pour en ausculter le contenu en cachette. Chacune des boîtes renfermait des chemises, chacune d’entre elles étant consacrée à une famille. L’écriture fine du révérend couvrait des fiches entières. Parfois une coupure de journal mentionnant un avis de décès ou de mariage s’intercalait entre deux fiches.

« Fais attention de ne pas mélanger les fiches », dit le révérend. Elle sursauta. Elle ne l’avait pas entendu arriver. Il prit doucement une fiche de ses mains.

« Regarde. Sur chacune de ces fiches, un numéro dans un point de couleur renvoie à une ligne de la même couleur avec le même numéro sur l’arbre généalogique tracé sur la dernière fiche. Comme ça, c’est plus simple à comprendre. »

Elle s’était attendue à une réprimande. Il n’en fut rien. Cet échange scella les clauses tacites d’une complicité mutuelle. Le soir elle écrivit dans son journal, « 3 juillet. J’ai lu les fiches que papa écrit sur les gens. Je vais l’aider à les ranger. » Elle devint la seconde archiviste de ce fonds privé. Pour le nourrir, elle parcourut les journaux à la recherche de notices nécrologiques, d’avis de baptêmes. Le temps passait lentement chez les Rockwell. Seconder son père dans son archivage et ses recherches fut un dérivatif à l’ennui des jours de congés. Des avis de décès, elle passa aux articles de politique intérieure puis à la politique extérieure. Elle notait les mots qu’elle ne comprenait pas sur un carnet. Il n’y avait pas de dictionnaire à la maison. Elle devait parfois patienter quelques jours pour avoir accès à celui de l’école, enfermé avec d’autres livres dans la bibliothèque ouverte une fois par semaine. Petit à petit, l’étude des archives paternelles dessina les contours d’un autre monde, à la fois parallèle et partie de celui-ci. Un monde d’ombres pourtant bien réelles évoluant dans une autre dimension. Bien sûr, elle savait comment les siens étaient arrivés là, dans ce sud moite et chaud. Tous savaient. Mais les fiches du révérend jetaient des ponts entre les îles de ce continent immergé que l’on appelait « leur passé ». Le théâtre d’ombres couché sur papier donnait vie à ce passé comme elle le comprendrait un jour. Pour le moment il rapprochait le père et la fille. Le soir, une fois au lit, elle tirait son drap par-dessus sa tête et ramenait ses genoux vers elle, créant ainsi une forme de cabane. Là, au chaud dans sa bulle olfactive, elle noircissait son journal. « Les gens des fiches de papa sont morts depuis longtemps. Ma’Ida dit que leurs esprits sortent la nuit dans le bayou. Papa n’y croit pas. Maman y croit un peu. Ma’Ida a peut-être raison. » L’alliance entre le père et la fille se renforça quand Chester Rockwell proposa à sa fille de l’aider à préparer l’église pour la messe. Ils y arrivaient une heure avant. Elle rangeait les habits sacerdotaux fleurant le jasmin dans l’armoire de la petite sacristie. Puis elle apprêtait la chaire, disposant la nappe blanche amidonnée sur le pupitre, sortant la bible de son velours protecteur. Ils retrouvaient sur place Eldridge, le troisième fils de ma’Ida. L’accouchement d’Eldridge avait été laborieux et dans un premier temps on l’avait déclaré mort, étouffé par le cordon ombilical. Finalement, il avait poussé son premier cri après de longues secondes angoissantes. Il devrait payer ces premières minutes difficiles pour le restant de ses jours. Le manque d’oxygène avait laissé des séquelles irréversibles dans son cerveau. Eldridge serait un enfant puis un homme aux capacités intellectuelles limitées. Son élocution était laborieuse. Il allait et venait par les chemins avec une démarche saccadée, la mâchoire pendante. À la saison chaude, il déambulait la chemise sur l’épaule et ne se trouvait personne pour s’en offusquer. Il trouva à s’employer chez Thaddeus B. Morton, le maréchal-ferrant qui cherchait un second aide-forgeron. Eldridge démontra un talent inattendu dans l’art difficile de chauffer la pièce à la bonne température.

« La fo’j c’est comme ma maison pas v’ai boss », disait-il souvent à Thaddeus Morton en parlant de la forge.

Eldridge était un des rares à supporter la fournaise de la forge plusieurs heures de suite sans se plaindre. Sa journée terminée, il rentrait chez sa mère en sifflotant. Un jour, il croisa une gamine blanche sur le chemin de retour qu’il empruntait pour rentrer chez lui.

« Soir, tite », lui dit-elle.

La fille avait baissé les yeux sans répondre. Dans sa hâte à mettre de la distance entre elle et ce grand noir maigre à la mâchoire pendante qui portait sa chemise sur son épaule, la fille avait laissé tomber son foulard. Eldridge était un bon gars. Alors il avait ramassé le foulard et couru après la gamine en criant, « Hey ! ‘Tite ! ton foula’ ! ». La fille courut de toutes ses forces et finit par le distancer. Eldridge stoppa sa course et accrocha le foulard à une branche d’arbre.

« ‘Tait un beau foula’, dommage », fit-il avant de repartir. Le shérif Neil Mac Kinnock qui rentrait de sa tournée à cheval avait assisté à la scène. Il ne lui avait pas fallu longtemps pour comprendre de quoi il en retournait. Mac Kinnock n’était pas un idiot. Il avait soif, son cheval était fourbu, mais il comprenait que s’il passait son chemin il aurait à gérer une sale affaire. Alors, il remit son rendez-vous avec la bière fraîche qui l’attendait sur sa véranda à plus tard et prit sur lui pour aller éteindre l’orage qui s’annonçait. La gamine blanche s’appelait Beth Garner. Les Garner étaient des paysans blancs qui exploitaient une terre familiale aux limites du comté. Ils avaient pour voisins les Lapointe, d’autres blancs. De retour chez elle, Beth Garner en larmes raconta qu’un noir à la mâchoire pendante lui avait couru après. Le père, T.S Garner, ses deux fils aînés accompagnés de l’aîné des Lapointe s’armèrent de fourches et de bâtons, attelèrent une carriole et partirent à la recherche d’Eldridge. Ils finirent par le retrouver. Poursuivi par le petit groupe de blancs, Eldridge courut se réfugier dans l’église de Chester Rockwell. Par chance, le révérend était présent. Il revêtit son aube noire et sortit affronter la meute d’hommes en colère. Jusqu’à cette fin d’après-midi où les feux du couchant orangeaient la poussière, la haine n’était qu’un récit dans les souvenirs de Lynn. La haine avait désormais un visage, ou plutôt des visages, ceux des hommes qui défiaient son père. Devant elle, l’aube noire du révérend claquait dans l’air tiède comme la cape de Josué devant les remparts de Jéricho.

« Révérend, commença T.S Garner, il y a là un gars qui a offensé l’honneur de ma fille. Livrez-le-nous et vous pourrez continuer à vous occuper de vos affaires ! »

« Je ne pense pas que le jeune homme que vous cherchez ait eu l’intention de nuire à votre fille, monsieur », dit le révérend.

« Z‘avez compris le révérend ? fit le shérif, tout en plaçant sa monture entre le perron de l’église et le petit groupe. Mac Kinnock sortit un foulard bleu de la poche et le tendit à T.S Garner. Remets-le à Beth. Elle l’a laissé tomber et c’est pour lui rendre que ce gars-là lui filait le train et rien d’autre. J’ai tout vu de loin. »

T.S Garner prit le foulard et cracha par terre.

« Y pas de foulard qui tienne ! Ce taré de nègre en voulait à ma fille, shérif. On va le tirer de là et lui foutre une bonne tannée histoire de… »

« C’est la maison du Seigneur, Garner ! Personne ne franchit le seuil de la maison du Seigneur avec de mauvaises intentions. J’ai un plan pour vous ce soir, les gars. Vous rentrez traire vos vaches, puis vous terminez la soupe de maman avant de vous en griller une à la fraîche. Vu ? »

Le fils Lapointe contourna le shérif et bouscula Chester Rockwell pour donner un grand coup de pied dans la porte de l’église. Mal lui en prit. En plus de son 45, d’un couteau de chasse fourré dans sa botte et d’un Springfield sagement rangé dans son étui de selle, Mac Kinnock avait un bout de câble de marine gainé de cuir attaché à sa selle. Son « juge de paix », disait-il en parlant de lui. Il le fit tournoyer avant de l’abattre sur le tarse de John Lapointe qui s’effondra en hurlant.

« Ramassez ce tocard et taillez la route ! » rugit Mac Kinnock. « Personne ne brise impunément les portes de la maison du Seigneur ! »

« On se souviendra aux prochaines élections que vous placez un taré de nègre au-dessus de l’honneur d’une fille blanche, Mac Kinnock ! »

« J’ai une mauvaise nouvelle Garner. Restent deux ans à me supporter jusqu’aux prochaines élections. Suffisamment de temps pour soigner le pied de votre ami. »

« Porc d’Irlandais ! », hurla un fils Garner en partant. Ils disparurent dans la brume de chaleur, emportant les cris de douleur de John Lapointe au loin. Le shérif remonta sur son cheval, tira une chique de sa poche et dit au révérend : « Je serais vous, je jetterais un œil sur ce gamin. Je ne serai pas toujours là pour lui sauver la mise. Bien le bonsoir, révérend. Mes hommages à madame ! » Puis il piqua des deux en laissant un nuage de poussière derrière lui.

Depuis ce jour, Eldridge aidait à nettoyer l’église avant l’office du dimanche.

« Ça pour sûr, le Seigneur vous le rendra, révérend, à vous et à tous les vôtres ! Ouais, béni soit-Il », avait dit ma‘Ida en écrasant une larme. « Il n’est pas un mauvais gars mon Eldridge, la vérité. Mais c’est plus fort que lui d’aller aider. Je lui avais dit de se tenir loin des affaires des blancs. Mon pauvre petit ! »

Le soir, Lynn nota « Pourquoi ne nous aime-t-on pas ? ». Puis elle souffla sur la flamme de sa lampe et s’endormit.

Pendant qu’Eldridge nettoyait l’église, Earl Dermott, le pianiste, accordait son instrument. Earl n’était pas le meilleur des paroissiens. Cet homme, à la foi plus que tiède, fonçait, une fois la messe terminée, exercer ses talents dans le joint, le tripot clandestinde Jim Tenett à la lisière du bayou. Il tournait tout le reste de la semaine dans les bouges et les tripots, enchaînant imperturbablement ses solos, indifférent aux roulements des dés, aux cris des poivrots et aux bagarres entre souteneurs. Il était un pianiste hors pair qui savait aussi bien adapter son jeu aux sermons du révérend qu’au charleston endiablé des clients des dancings.

Quand tout était prêt pour la messe, Eldridge sonnait la cloche, une autre de ses fonctions et alors l’église s’emplissait de monde. Depuis sa place, en face de la chorale, Lynn Rockwell pouvait observer les fidèles. Avec le temps vinrent des questions. Le révérend aimait dans ses sermons comparer leurs souffrances à celles du Peuple élu des S