Buenos Aires Fantômes - Bruno Fadrique - E-Book

Buenos Aires Fantômes E-Book

Bruno Fadrique

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Beschreibung

Laissez-vous envahir par l'ambiance nocturne de Buenos Aires, par la musique et le romantisme qui flotte dans l'air...

A l’approche de la nuit, Buenos Aires se prépare.

Pour une nuit de plus ou pour la milonga.

Pour la solitude ou pour un abrazo.

Pour un instant ou une éternité.

Lettre d’amour à une ville, Buenos Aires Fantômes est une balade nocturne où se mêlent des histoires partielles ou approximatives, des héros du quotidien, des fantômes idéaux et quelques étoiles.

Lettre d’amour à une ville devant les changements du monde, ceux de 1900 ou ceux de 2021, ceux où naquit le tango, ceux où il vit.
Déjate abrumar por el ambiente nocturno de Buenos Aires, por la música y el romantismo que flotan en el aire... 

A medida que se acerca la noche, Buenos Aires se prepara.

Para una noche más o para la milonga.

Para la soledad o para un Abrazo.

Para un instante o una eternidad.

Carta de amor a una ciudad, « Buenos Aires Fantasmas » es un paseo vespertino en el que se entrelazan historias parciales o aproximadas, héroesde lo cotidiano, fantasmas, ideales y algunas estrellas.  Carta de amor a una ciudad frente a los cambios del mundo, los de 1900, los de 2021, Aquellos en los cuales nació el tango, aquellos en los que vive.

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Bruno Fadrique

Buenos Aires Fantômes

Amor y Tangos

– Fiction–

Traduit en Espagnol (Argentin) par Verónica Fajfar

Una de las escuelas de Tlön llega a negar el tiempo: razona que el presente es indefinido, que el futuro no tiene realidad sino como esperanza presente, que el pasado no tiene realidad sino como recuerdo presente.

–Jorge Francisco Isidoro Luis Borges Acevedo, Ficciones, 1944

La Parakultural, Salón Canning , Avenida Raúl Scalabrini Ortiz 1331.

À l’approche du soir, le 128 ramène les mamies qui ramènent les enfants et les courses. Les bosseurs, leurs dossiers ; des étudiantes, une connexion ; des hommes qui ont fait leur journée. Entre chien et loup, le chauffeur roule vite sur l’avenida Medrano pleine d’ombres, mais s’occupe aussi du klaxon, d’une passagère et des messages de son téléphone portable : penser à ramener le pain, un but de River Plate ou la dernière idiotie du chef de station.

Le 128, de la plaza d’Italia jusqu’à Congreso et plus loin, jusqu’après Boedo où Manzi s’attardait à l’Aéroplano, un poème au fond du cœur ou, dans la poche, le plan d’une bombe récupéré chez des anarchistes hongrois ; le premier plus puissant que la seconde, mais à la cinétique plus lente. 14 Octobre. Les paulownias et les jacarandas portent ce soir encore des grappes de fleurs roses parfumant au sucre le crépuscule qui bitume entre les branches. Les borrachos épineux n’ont pas encore mis leurs exubérantes fleurs blanches, ils ventripotent du tronc, défonceur immobiles des trottoirs disloqués et accessoirement poste d’urinage des bouledogues à la mode qui promènent leurs maîtres de retour du travail.

Depuis El Congreso, l’Avenida de Mayo est toute droite jusqu’à la Casa Rosada et, si on ne la voit pas, on devine les palmiers de la Plaza de Mayo où des abuelas au foulard blanc ont fini par cesser de tourner.

Le long de l’avenue, L’Academia Nacional de Tango y somnole à côté d’El Tortoni qui joue à être le Tortoni. Quelques porteños du Microcentro n’y ont pas perdu leurs habitudes, les touristes profitent des mannequins façon Trudeau ou Grévin. Alfonsina Storni tient compagnie à Borges et Gardel en faux fantôme de cire. Ceux-là ont-ils vraiment partagé un café ici un jour ?

Plus loin sur l’avenue, la Divine Comédie hante paraît-il le Palacio Barolo.

Avenida de Mayo, l’axe des pouvoirs, la Cour Suprême est un peu à l’écart, et profite de la belle plaza Lavalle. Des politiques de l’ancien gouvernement suivent les pas de quelques illustres prédécesseurs qui firent un détour par le bureau d’un juge, calle Talcahuano. Au théâtre de l’Histoire et du Pouvoir, les figurants et les premiers rôles se croisent et se remplacent, passent dans la salle, s’attardent dans les loges ou montent sur scène. Tandis que les généraux de la dernière dictature rejoignaient les coulissent, définitivement convaincus des inconvénients de la démocratie, certains de leurs remplaçants à la moralité tout aussi trouble œuvraient derrière le rideau à ne pas perdre le bénéfice de la révolte, des grands-mères en foulard blanc et de l’émotion du peuple assoiffé de liberté. « À eux la justice, à nous l’argent ». Se peut-il qu’ils l’aient vaguement pensé ?

Et ainsi, la belle vie est devenue incertaine pour les « gnocchis » du Kirchnerisme et ceux qui les employèrent, croyant encore à de possibles miracles comme au temps du pacte Roca-Runciman. D’autres les remplacent que le besoin de pouvoir dévore, prêt à tous les tours et les détours, avant de finir peut-être comme d’anciens ministres à la une des journaux où ils portent les menottes avec moins élégance que la Rolex, et le costume Gieves & Hawkes.

Entre Libertad et Talcahuano, le 36 Billares jette ses lumières blondes jusque sur les trottoirs déjà à la nuit. Un peu plus haut, les lampadaires romantiques de la Plazza del Congresso se sont éclairés. Derrière les grandes baies vitrées du café-pizzeria, des intemporels anonymes baignent dans la douceur de la grande brasserie : couples de faïences ou couples de lave brûlante, mère et fille inséparables, amis en silence, hommes ou femmes seuls, discussions exubérantes et serveurs indémodables. Les mêmes servirent-ils à Manzi un verre de vin un soir d’octobre 1928 où il était venu fêter la victoire des radicaux, écrire le poème ou livrer la bombe ? Mais non, Manzi allait au Foro à l’angle de l’avenida Corrientes et de la calle Uruguay, et le 128 ne passe pas sur l’Avenida de Mayo.

A Buenos Aires.

Un pied là et l’autre à Montevideo par-dessus le sombre fleuve épuisé des rêvesd’or

Et dans le creux des sentiments dont on ne sait plus quoi faire.

Ici, puisqu’il faut être quelquepart

Et ne pas pleurer les petits chagrins bleus.

À Buenos Aires.

Ou bien à contre-courant, ceux des bateaux et des fleuves comme dutemps

A danser en désaccord parfait

Des mensonges à soi-même

Entrelacés à nos pieds.

À Buenos Aires. Ou bien à l’inconstance.

Et pour la couleur, disons lenoir.

Celui des théâtres et des petites ombres qui naissent

Aux creux de tes épaules

Sous la lumière verticale.

Ou alors le rouge,

Celui duvin.

Qui n’est pas vraiment rouge,

Comme n’est pas vraiment sûr

Ce qui est vraiment perdu,

Ni ce qui dure vraiment

Plus qu’un verre de Malbec.

Maldita Milonga, BuenosAyres Club, Calle Perú 571.

751 Perú, dans la cage d’escalier aux murs rouges, les entre-marches de marbre portent alternativement des bandes blanches et noires, illusion d’un escalier en clavier de piano. Lumières éparses, disques de vinyles sur les murs et guirlandes de guinguette au-dessus du bar, la pista est un grand plateau de tourne-disque. Marco chantera tout à l’heure les cœurs brisés d’amour, l’honneur qui sépare les lèvres qui murmurent de désir, la solitude qui rend fou, les nuits et les amis perdus. Il traîne dans la salle encore froide, parle aux filles du comptoir, au garçon de l’entrée, accueille un russe, fait des confidences au pianiste. Les Porteños arriveront plustard.

À 21 h 30, au BuenosAyres Club, la classe des principiantes est bilingue. Les Australiens écrasent un peu les pieds des Brésiliennes exubérantes, ou pas. TripAdvisor recommande et la profesora maîtrise la communication de l’École de Palo Alto et le ratio de Mehrabian. Tout se passera dans la bonne humeur de l’International Positive Attitude.

Un Malbec plus tard, fin de la classe. Dernières recommandations, les codes de la piste en post-scriptum. Applaudissements et abrazo. Possibles développements dans la soirée entre Chypriote et Coréenne : « Vous souvenez-vous ? Tout à l’heure… Vous voulez qu’on réessaye ? … Pourquoi pas ? ». Le tout en anglais chewing-gum.

L’application « Tango Dancers®» n’existe pas encore mais on peut toujours débuter avec le Trainer tango et ses trois beaux tubes de métal polis ou chromés, articulés sur roulement à billes de céramique. Plus docile qu’une danseuse, incapable de la moindre vexation, perspiration-free, un peu rigide cependant. La version 2.0 sera pourvue d’une mémoire active, un peu d’intelligence artificielle et des éléments décoratifs ou sexuels, silicones en options. Fin des danseurs désastreux et des danseuses pesadas ?

La salle se remplit doucement. Microsociété qui se reconnaît, chaleur et embrassades Argentines. Les commentaires de miel ou de vinaigre viendront plus tard, pour faire un bon mot. Mais peut-être pas. Commenter la danse des autres n’est nécessaire que pour les inquiets et les fragiles.

Une retenue s’installe, la piste est vide. La timidité intranquille clouera ce soir encore sur leur chaise quelques principiantes dans la pénombre. Ils danseront « par procuration », regardant les autres sans lassitude. Entrer dans la lumière de la pista n’est pas facile, celle du tango passe au plus profond. Le désir le dispute à la peur, du ridicule ou de l’impuissance.

À défaut des délices d’un abrazo, on peut regarder les danseurs, croire au mensonge de l’évidence de ces pas si simples, de l’accord qui paraît parfait ; et laisser opérer le charme dont l’alchimie est de transmuter la jalousie en envie. Celle de danser. Petit miracle d’élévation qui appartient à la danse. Un verre de vin peut aussi délivrer des inquiétudes, plus banal, mais aussi plus accessible, légal et approuvé par les Provinces de Salta, Mendoza et Santa-Cruz. Si le futur ressemble à une bougie dans un couloir, il ne faut négliger aucune possibilité d’oublier un peu que le vent selève.

Veste blanche mais sobre, chemise et pantalon noir, Edgardo est le premier à danser, presque tous les soirs, avec presque toujours cette même tenue. Mais la danseuse est souvent différente. Métaphore ou allégorie, lui d’un âge certain, elle toujours bien plus jeune. Tango un peu rigide, un peu conventionnel, postures compassées. Un air de tristesse inspirée pointe par-delà un mélange d’indifférence et de douce impuissance. Des gens le saluent, un verre de vin accompagne à sa table des feuilles et un stylo. Ostentatoires. A-t-il dansé ici un soir de succès ou de revanche, 150 dollars en efectivo, la totalité de sa première avance sur recette pour son roman de 1975 qui ne se trouve dans plus aucune librairie, pas même à l’Avila ?

D’autres couples rejoignent la piste, livrés à la danse qui les recompose dans des miroirs intérieurs où ils se perdent à suivre un idéal de danse dont ils ne connaissent ni la source ni les raisons. Le bon pas au bon moment, comme le mot habille la pensée. Danse-t-on jamais comme on se l’imagine ou comme on le veut? Les âmes mises à nues débordent dans des gestes, des mimiques, et passent dans la manière de faire un pas, tenir une main, poser un pied, fermer les yeux. Tourments et secrets indicibles, habités des fantômes de l’enfance, envie et jalousie inavouables mais qui se glissent dans une posture ou une expression du visage, un dévoilement légèrement obscène.

À la tablée de norvégiennes, gorgées de bière, rires, quelques Instagrams et parfois un regard pour la piste; leurs printemps sont intemporels. Ici ou Dubaï, WhatsApp? À quoi se divertissaient Di Sarli en sortant des studios de la LR1 radio el Mundo ? Et D’Arienzo, aimait-il regarder les danseurs ?

Depuis quelque temps, L’Affronte termine avec Prohibido de Angelis & Larroca, l’histoire du destin qui est plus fort « que el prejuicio, el deber y el honor ». Des trucs nostalgiques du temps des amours impossibles, le temps des hommes et le temps des femmes, des secrets, des murmures. Le temps aussi des cris, des bordels, des conventillos, des cafetines et de la misère noire. Mais tous les amours sont devenus légitimes. Les multiples comme les incestueux, les simultanés comme les pornographiques, les chastes comme les perdus ont droit de paraître sur les réseaux sociaux. Le préjudice et le devoir demeurent, délégués aux avocats, vaguement remplacés par le droit. Et pour l’honneur, une médaille.

Un monde s’efface dans les dernières façades que l’on détruit, ici calle Pérou, ou plus loin à Flores, Palermo ou Almagro. Un monde s’efface avec les petites histoires que l’on oublie. Un monde s’efface, qui pourtant resurgit dans le prisme des paroles de chanson. Les volcans s’éteignent-ils à jamais ? Dans cette illusion, rien ne meurt. Ou bien est-ce que plus rien ne peut plus mourir au temps du zéro et du un.

Les passés s’accumulent, se recroisent infiniment et resurgissent dans le cœur, trouvant des niches, offrant un refuge, revisités dans la douce sensation d’innocence et d’irresponsabilité pour ce qu’il advint. L’illusion de savoir ce qu’il advint n’est pas la moins enivrante, loin du chaos incompréhensible du présent. Faudrait-il céder à l’un plus qu’à l’autre ? À minuit, il reste encore quelques heures pour trouver les tripes du Malbec, et oublier la promenade du chien à 2 heures du matin.

Principiantes.

S’il faut écrire des poèmes,

Faisons-les avec la pointe du pied

À dessiner sur le parquet

Des enlacements éphémères

Et des envies clandestines.

Puisqu’il faut bien écrire des poèmes,

Qu’il n’en resterien.

Ni de nos pas ponctués,

Ni de ton coeur qui battait,

Contre le mien.

La Milonga de Juan, La Nacional, Calle A. Alsina 1465.

Chile, Bolívar, Defensa, Independencia. Les rues de San Telmo ne portent pas les ficus et les tipas de celles qui, à Palermo où Almagro, semblent se perdre de loin en loin sous la voûte végétale, lorsque les soirs d’été sont doux comme des promesses.

Au croisement de Balcarce et Estados Unidos, à la levée de la nuit, les pavés, les rails désaffectés et les réverbères Modern-style ramènent en Europe et font un peu oublier le néon ultraviolet du Maxikiosco du coin de la rue. Le café Rivas et le bar Sur occupent deux autres coins du croisement et mériteraient un voisinage plus glamour, mais San Telmo n’appartient à personne. Chacun à son angle de l’esquina, le quatrième est occupé par une librairie technique qui ne sait rien de la controverse Boedo-Florida, ne croit pas aux fantômes et ferme tôt.

Voisinage de circonstance, pour quelques décennies ou peut-être moins, visiblement différents les uns des autres, et pourtant pas sans lien. Le Rivas est plutôt cocktail années 60, le Maxikiosco est plutôt Quilmes ou Heineken, et le Bar Sur donne dans le réchauffé de tango fardé au Malbec. Tous quatre différents mais semblablement indifférents. Indifférents aux modes, aux certitudes tièdes et aux bousculades des pouvoirs qui se succèdent à cinq rues d’ici, Plaza de Mayo ou Paseo Colon dans les bureaux du Libertador ou dans une quelconque caserne, où des généraux ordonnèrent en 55 d’en bombarder d’autres, ou bien était-ce des colonels, ces derniers ayant probablement fomenté leur coup d’État de 43 dans les mêmes bureaux, les mêmes uniformes et dans les mêmes rêves de grandeur et les mêmes certitudes féroces.

Cumbia, Tango et standards de Jazz se mitoyennent paisiblement au croisement de la rue en attendant que reviennent peut-être les brutes de pouvoir, par nécessité, envie ou hasard. En attendant que reviennent le temps des interdits, du Jazz, du Tango ou un jour, qui sait, de la Cumbia. Mais pour l’instant, quelques élégants continuent de faire des dessins de la pointe du pied, à promener des danseuses, bienveillantes ou rugueuses, à pianoter ici au Café Rivas, là au Bar Sur, ou à acheter une bière au Maxikiosco pour tenir compagnie à des pensées qui débordent les nuits rebelles. On y croise aussi peut-être le fantôme d’Angel Firpo, le Toro Salvaje de las pampas, qui vint ici peut-être pour oublier sa défaite à New York en septembre 1923 contre Jack Dempsey, l’œil encore bleu de l’uppercut qui l’envoya au tapis. Roberto Firpo, lui, ne jouait déjà plus Alma de bohemio à l’Armenonville, fermé. Le boxeur et le pianiste étaient-ils parents ?

Calle Defensa 682, la musique passe par la fenêtre jusque tard dans la soirée. Quand le cours sera fini les derniers élèves se retrouveront peut-être au Seddon devant un plat de rabas, ou en face, à la Continental pour une pizza, pour cellulariser et délaisser dans les salles du cours de danse au miroirs éteints les fantômes qui soutinrent leurs pas ou les rendirent impossibles. Après le cours, Edgardo se joint encore souvent à ses élèves et parle un peu d’une autre époque, celle de Copes, Arquimbau ou Bravo, et quelques fois de la noche de los Bastones Largos. Il ne va jamais au BuenosAyres Club ni dans les milongas.

Alsina 1465, La Nacional est vide. Il est encore tôt pour les danseurs. Humberto Primo 1462, El Centro Región Leonesa est égalementvide et sur avenida Scalabrini Ortiz 1331, les tables et les serveurs s’ennuient doucement au Salon Canning. Salons de tango qui ne connaissent que lui, les milongas et les danseurs, de 1920, 1930 ou 1945 et où un pendentif  perdu ou un éventail oublié partent en poussière sur une étagère sous le bar.

Le tango ne fait plus rugir les ordres militaires ou épiscopaux, l’effleurement des parquets ne dérange plus personne, les pas et la musique sont passés par-delà les généraux de 30, les généraux de 43, ceux de 55, de 66 et de 76. Des brutes plus modernes passeront aussi avant que l’oubli du tango ne gagne définitivement, entre 2065 et 2072, lui faisant rejoindre toutes ces choses qui ne sont même plus kitsch, les claquettes de Fred Astaire, le déhanché de Presley, la luxuriance de Travolta.

À moins que l’Abrazo ne soit prescrit sur ordonnance. Petite chose immatérielle parmi d’autres, petite chose immatérielle qui ne finit pas dans un des mausolées de granit  noir de Recoleta, à côtoyer d’autres passés que veillent des vierges éplorées et des anges de plâtre, des touristes décontractés et parfois une perruche. Les ingénieurs ou les businessmans de bonnes ou mauvaises familles, enrichis dans les chemins de fer, les mines d’argent, la viande ou la laine, ou tout ce que peut donner la terre y côtoient les poètes, les arnaqueurs, les aventuriers et quelques belles âmes Argentines aux idéaux sociaux et raffinés ; écume sur les vagues de l’histoire qu’ils voulurent baiser, du bout des lèvres ou par effraction. Toutes ces gloires à présent entassées au cimetière comme jamais ils ne le furent du temps de leurs palais, et dont beaucoup ne sauront jamais que le tango fût fréquentable ni ne connurent le bonheur d’un abrazo total.

El Rusito n’est pas de ceux qui méritèrent les honneurs de Recoleta, alors que quelques compositeurs y profitent du calme à défaut du silence. Les musiciens laissent leurs mélodies mais les danseurs ne laissent rien, sinon une émotion, une image. El Rusito en laissa dans les rues de Palermo, à des danseuses ou à des spectateurs, et si elles ne sont plus accessibles pour l’instant, c’est qu’elles dérivent aux abords de la constellation de la grande Ourse et il faudra attendre encore un peu pour le revoir danser. Lui ou Tito Lusiardo ou El Cacha dont l’oubli est aussi grand que la renommée de son ami Gardel.

Mais de même que pour El Rusito, les derniers pas de tango del Cacha sur une scène de Mar Del Plata ne sont pas perdus, ils voyagent seulement. Car rien n’est perdu, plus rien n’est perdu, les petits gars du MIT, de l’Université de Tokyo ou de Pékin ne bossent pas pour rien et ils installeront bientôt un miroir qui tapissera le fond de l’Univers pour nous renvoyer tout, et le passé n’aura plus de fin.

En attendant, ces futurs maîtres du temps viendront peut-être un jour en vacances, voir un spectacle et des danseurs dont beaucoup ne laisseront pas de nom. Oubliés. Oubliés les danseurs de second rang, les milongueros à la petite semaine, oubliés les quelques dollars laissés par une Viennoise luxuriante, ou bien était-ce une Coréenne, épuisée par le vide de sa vie et fantômisée dans une chambre d’hôtel où elle loua les services d’un Taxi-Dancers pour quelques milongas; et plus si affinités ?

Danseur, caution de la marque « Argentina », le Campeonato Mundial et tout ce qui s’en suit, bankable et plus glamour que le dulce de leche, le chimichurri et le mate. Les professeurs de l’Universidad Nacional de las Artes ont bien bossé. Les fils de la rue, des conventillos et des cabarets ont laissé la place à la dynamique corporelle, la psychologie comportementale, la communication transculturelle et la transactionnelle. Il ne faut plus rigoler, tous les riches chinois de la terre ont envie de dépenser leur tune ; et Buenos Aires a besoin des Chinois ou de n’importe quel riche en papillotes.

Un Tango blanc.

Fragile comme la fleur des fruitiers.

Le premier.

Pour ce soir comme pour tout unété.

Celui dont on sait qu’il fut,

Comme un baiser,

Le premier. 

Ou le dernier ?

Puisqu’on ne sait jamais.

Calle de Monserrat a la noche.

Tacuari, Chacabuco, Piedras ou Suipacha, rues des matins doux ou des jours épuisés, des dimanches inutiles ou des retours de fins de match, des marelles sous la pluie ou celle du dernier jour avant la retraite.

Rue des vieux dont c’est le seul voyage de chaque jour.

Rues qui vont de tous les désamours du monde jusqu’au premier rendez-vous d’un soir d’été pour la première fois d’un premier amour, dans un petit tourbillon de désir, d’inquiétude, de lumière chaude et de ce qui, plus tard, s’appelle l’insouciance.

Au couchant, le soleil plonge dans l’axe est-ouest d’Estados Unidos, Humberto Primo, Carlos Calvo ou l’avenida Independencia. Dans la fraîcheur des longs couloirs des casas chorizo