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"Caranguejo" offre une plongée dans la vie quotidienne, explorant ses hauts et ses bas par une intrigue riche en perspectives et en niveaux narratifs. Les personnages se débattent pour comprendre leur existence, interrogeant le réel et bousculant le cours ordinaire des choses. Ce recueil emmène le lecteur dans des chemins inattendus, où les relations, le travail et l’intimité sont examinés sous un nouvel angle. À travers les yeux des protagonistes, vous serez confrontés à un malaise stimulant qui remettra en question vos propres perceptions du monde.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Baignée dans une famille imprégnée de passion pour la lecture,
Sophie Ducasse considère l’écriture comme un don divin, lui offrant la possibilité de donner vie aux mondes qu’elle rêvait d’explorer. Les décors de ses histoires capturent à la fois les lieux qu’elle a visités et ceux qui ont alimenté ses songes.
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Seitenzahl: 252
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Sophie Ducasse
Caranguejo
Nouvelles
© Lys Bleu Éditions – Sophie Ducasse
ISBN : 979-10-422-3112-5
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Nous qui sommes sans passé, les femmes,
Nous qui n’avons pas d’histoire,
Depuis la nuit des temps, les femmes,
Nous sommes le continent noir.
Levons-nous femmes esclaves
Et brisons nos entraves
Debout, debout, debout !
Asservies, humiliées, les femmes,
Achetées, vendues, violées,
Dans toutes les maisons, les femmes,
Hors du monde reléguées.
Seules dans notre malheur, les femmes,
L’une de l’autre ignorée,
Ils nous ont divisées, les femmes,
Et de nos sœurs séparées.
Le temps de la colère, les femmes,
Notre temps est arrivé,
Connaissons notre force, les femmes,
Découvrons-nous des milliers !
Reconnaissons-nous, les femmes,
Parlons-nous, regardons-nous,
Ensemble, on nous opprime, les femmes,
Ensemble, révoltons-nous !
Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous.
Paul Éluard
Il y a partout, mélangées aux particules de l’air que nousrespirons, des particules d’amour errant. Parfois, elles se condensent et nous tombent en pluie sur la tête. Parfois non. C’est aussi peu dépendant de notre volonté qu’une averse de printemps…
Christian Bobin,
La folle allure, 1995
Le titre du livre : Caranguejo qui orne la couverture originale du roman créé par l’auteure.
Caranguejo, le clou du spectacle, l’aboutissement d’une année de travail souterrain. Dans sa vie comme dans son œuvre, l’auteure pose les bases d’une vie ordinaire, des pleins, des creux, des déliés, du triste, du gai, du tout-venant, mais l’intrigue et le ton diffèrent assez vite. En mélangeant des points de vue de personnages, des niveaux narratifs, l’histoire décolle. Telle en est pour ainsi dire la structure. L’auteure, son obsession, déjà présente dans son premier roman, affronte ce qu’est la vie, ce qu’est un être humain. Elle questionne le réel, mais ici plus que jamais, elle bouscule le cours de la vie où des héros se débattent pour tenter de comprendre ce qui leur arrive.
Un roman immédiatement accessible, qui nous envoie dans des chemins où vous n’auriez jamais été. Le couple épanoui ou malheureux, le travail qui passionne ou qui accable, l’intimité qui exalte où exaspère… Toutes ces satisfactions ou incertitudes à travers les regards de personnages qui placent le lecteur dans une situation inconfortable, un stimulant malaise…
Auteure, obstinée de notre intimité qui ne cache rien des pulsions qui la traversent, qui ose formuler ce que personne ne ferait : des pensées qui nous tourmentent, des choses qu’on préfère taire.
L’auteure se penche sur la nuit que nous portons. Elle s’empare des zones blanches et s’accorde une fiction.
Gageons que le plaisir de lecture offre une expérience littéraire peu commune, avec le canevas d’une vie classique et son cortège de démons : un roman qui marque.
Marguerite Delatour
Il y a tant de formes d’amour que l’on peut s’y perdre. Tant de bonnes raisons de ne plus se voir ni de se parler, de soupirer sur la vie comme si elle était responsable.
Il y a tant de formes arrondies, d’angles polis et de cœurs alourdis que nous pouvons perdre non seulement la joie, mais aussi la vie.
Et pourtant c’est l’Amour, le vrai, le beau, celui qui survivra au plus profond de notre âme pour tous ces jours merveilleux.
Et il y a le frisson, comme l’explosion en bouche de ce sucre acidulé. Juste ce frisson qui y fait beaucoup.
Léonie
Juin 2020
Gare de Chorges
« Informations à tous les voyageurs : le port du masque est obligatoire dans l’enceinte de la gare et dans les trains. Le manquement à cette obligation entraîne une amende de 135 euros.
Le TER numéro 18834 à destination de Valence, partira Voie 3. Ce train dessert les gares de Gap, Veynes Dévoluy, Luc en Diois, Die, Saillans, Crest, Livron et Valence, son terminus.
Ce train ne comporte pas de service de restauration.
Attention, ce train est accessible seulement aux voyageurs ayant réservé leur place.
Les personnes accompagnant des voyageurs sont priées de ne pas monter à bord.
L’étiquetage des bagages est obligatoire ; des étiquettes sont disponibles auprès de nos agents. »
De sa fenêtre, une des passagères regarde le quai. Elle s’appelle Léonie.
Son regard balaie une dernière fois l’enceinte de cette gare, celle de la ville qu’elle quitte pour de nouveaux horizons.
Elle semble anxieuse. Il paraît qu’elle n’a jamais aimé les espaces clos et, dans les trains à grande vitesse, les vitres restent hermétiquement fermées. C’est la règle. Et cette année, en plus, elle porte un masque pour se protéger, ainsi que les autres, afin d’éviter la propagation du virus qui sévit depuis plusieurs mois.
Son masque est en tissu. Avec un piano imprimé dessus.
Léonie a réservé un siège isolé, en première classe, car le confort l’a toujours rassurée.
Devant elle, sur la tablette du siège, elle a posé un livre, qu’elle lira tout à l’heure, quand le train aura démarré. Elle l’a acheté dans la boutique du hall, en arrivant. Elle a aussi craqué pour un paquet de Granola et des réglisses escargots, en souvenir de son père qui les adorait.
Elle sent l’odeur du café noir allongé qui se trouve dans le porte-gobelet près de la fenêtre. Pour éviter qu’il ne se renverse, Léonie l’a calé avec son billet de train plié en accordéon. Où qu’elle aille, la musique l’accompagne.
Tout en continuant de regarder par la vitre, Léonie glisse la main dans son sac. Sous ses doigts, le papier kraft crisse. Il renferme quelques trésors qui lui font instantanément gargouiller l’estomac. À la boulangerie, dont l’enseigne porte le nom du garçon qu’elle n’aura jamais, elle s’est offert des petites baguettes de pain agrémentées d’olives, de fruits secs et de tomates.
Pendant qu’elle regarde la marée humaine qui se presse pour entrer dans le train à grande vitesse, elle pense aux gens qu’elle a connus, qu’elle ne reverra peut-être pas. Il était temps pour elle de passer à autre chose, d’ouvrir de nouvelles perspectives. Elle n’oubliera jamais les années qu’elle a passées ici, dans ce coin de campagne entouré d’un lac, de montagnes et de souvenirs.
Elle emporte dans son cœur, comme une malle, des rires fous, des regrets, des déceptions, des colères et surtout des larmes de joie et d’amertume.
Dans le village qu’elle quitte, elle s’était fait une amie, une vraie. Alice. « C’était », car leur amitié, aussi rapide que foudroyante, fut brisée de la même manière.
Cela reste néanmoins la plus belle et la plus douloureuse chose qui lui soit arrivée. Ce qui est gravé en elle, c’est cette colère lorsqu’elle repense à ce qui a tout gâché.
Ses yeux se brouillent et ses poings se serrent. Elle prend une grande respiration pour retrouver ses esprits lorsqu’elle sent une vibration dans la poche intérieure de sa veste. C’est un message de son frère. Matthew. Comme s’il avait entendu ce à quoi elle était en train de songer.
« Bon voyage.
Si un jour tu le peux, reparle-moi et reparle-lui. As-tu pu la revoir ?
Elle n’est pas la seule fautive. Il est encore temps de faire la Paix avec le passé. Il est encore temps. Il est encore temps. Prends soin de toi.
Ps : Tu as l’air bien installée dans ce wagon…
Pps : Joli le masque ! »
Léonie comprend que son frère a fait le déplacement pour venir lui faire un dernier « au revoir ». Elle se lève et se colle à la fenêtre. Son souffle projette de la buée et à travers le masque, forme une bouche sur la vitre.
Parmi les voyageurs du quai, elle l’aperçoit, noyé dans une foule de plus en plus compacte et masquée. C’est un grand bal où chacun tente de rejoindre sa place.
Quelques parapluies s’ouvrent ici et là. Petit à petit, elle ne distingue plus que la tête de son frère, sous la pluie, qui la fixe.
De le voir ainsi, Léonie regrette toutes ces années où ils n’avaient presque plus de lien – la vie et son cours –.
Et pense à tous ces mois où tout cela est arrivé.
Où elle était tellement aveuglée et fâchée qu’elle avait coupé tous les ponts, les passerelles et les chemins pour se protéger et les protéger de sa foudre, de sa rancœur et de sa rage.
Mais à l’instant où elle lit ces lignes, elle se sent soulevée par une envie irrépressible de lui dire, de le serrer contre elle pour qu’il sente que les mots viennent du plus profond d’elle, de ses tripes, elle se précipite pour descendre du train. Quitte à lui crier du pas de la porte ce qu’elle éprouve à l’instant même.
Elle relève sa tablette, le livre tombe, le café se renverse. Léonie se prend les pieds dans l’anse de son sac qui pendouille par terre. Mais elle continue son avancée vers la sortie du train. Elle parle toute seule, elle répète ce qu’elle doit dire à Matthew. Masquée, sans que personne ne puisse l’entendre, elle marmonne.
La course de Léonie est interrompue. Les coups de sifflet annonçant le départ du train retentissent, comme un cri dans ses oreilles.
« Voie 3, le TER numéro 18834 à destination de Valence, va partir. Prenez garde à la fermeture automatique des portes. Attention au départ. »
Le téléphone dans sa main, Léonie retourne à sa place et se rassoit, dépitée. Cette fois c’est vraiment trop tard. Elle colle encore une fois son visage contre la vitre, sur l’empreinte encore là.
Matthew est toujours sur le quai. Il lui fait un signe de la main. Elle lui fait un signe avec le téléphone pour lui indiquer qu’elle va lui envoyer un message.
Au moment où ses yeux quittent le quai de gare pour le clavier du téléphone, son regard est attiré par un agglutinement de voyageurs. À l’avant du train.
Tous ont les parapluies ouverts. Sauf deux. L’un est Matthew. L’autre, elle la reconnaît immédiatement. Sans même voir la partie basse du visage, cachée par un bout de tissu aux couleurs tournesols.
Ces deux personnes ne sont qu’à quelques mètres l’un de l’autre et elles ne se sont pas vues.
L’une d’elles est une femme et elle a le regard braqué sur les rails. L’autre, un homme, Matthew, lui tourne le dos.
Tous deux dégoulinent de pluie. Hasard ou rendez-vous ?
Léonie se cale dans le siège pour écrire un message à son frère qu’elle aime tant.
« Merci d’être venu me dire au revoir. Pas un jour ne s’est écoulé sans que je ne songe à toi. C’est étrange que les deux personnes qui furent les plus importantes pour moi soient au même endroit au même moment.
Bon retour chez toi. Ta sœur, avec amour. »
Léonie appuie sur « envoi » et elle repose le téléphone. Une dernière fois, elle colle ses yeux à la fenêtre pour apercevoir son frère dont le corps se raidit par l’incompréhension.
Le train s’ébranle. Il avance de quelques mètres à peine.
Lorsque les freins crient. Le train s’arrête.
À travers la pluie et la vitre, Léonie voit Matthew se mettre à courir et le voit disparaître dans la foule et ressurgir du troupeau.
Un attroupement s’est formé tout au début du quai.
Certains parapluies tombent sur le sol. Léonie cherche la Femme : Alice.
Elle détaille chaque silhouette avant de se rendre à l’évidence.
C’est un message qui lui confirme ce qui vient de se passer.
Un message de son frère. Quelques mots suffisent.
Sa bouche s’assèche, son cœur s’accélère.
« Mesdames, Messieurs, à la suite d’un incident sur la voie, votre train est retardé. Nous vous prions de nous excuser pour la gêne occasionnée. »
Alice
Juin 2020 – Costes
Je m’appelle Alice. Je suis Maman depuis quelques mois. Ma fille s’appelle Rose. Comme la fleur et la couleur qu’emprunte la lune à certaines périodes.
Ce mois de juin ressemble à celui de l’année dernière.
À quelques détails près.
L’année dernière j’étais mariée, battue, et je n’avais pas d’enfant. Et personne ne portait de masque pour aller à la plage ou faire les courses. Nous préférions porter des chapeaux. L’été de cette année est tellement précoce que les tournesols sont déjà en fleurs et les orages au rendez-vous.
À l’heure où nous parlons, je suis dans la cuisine pour prendre le café des retrouvailles avec Maman et Isidore, son compagnon.
Demain matin, nous allons chercher ma fille, que je retrouve enfin après trois mois d’attente. Nous allons ensuite, elle et moi, prendre un nouveau départ et rejoindre la ville d’Arles où une amie de Maman nous prête un petit meublé atypique, rue Raspail, près des arènes.
C’est à la Docteur, Caroline Taupin, que je dois tout. Mon retour dans cette maison et la chance de revoir enfin ma fille. De la serrer dans mes bras.
C’est elle aussi qui m’a prescrit et préparé les médicaments ; qui me les a dosés, rangés, pour que ce soit plus simple pour moi de suivre mon traitement pendant les semaines à venir.
Je lui fais une confiance aveugle.
Lorsque Maman est venue me chercher devant les grilles du centre, l’endroit où j’ai vécu ces derniers temps, entre tourments et confidences, entre traitements et résultats d’analyse, j’étais au bout de ma quête.
Je me projetais dans un avenir proche, avec ma fille. J’imaginais sentir son odeur et me retrouver enfin avec elle. Profiter de ce cadeau de la vie.
J’ai ramené deux valises. L’une est de couleur marron, remplie de mots d’amour et d’autres présents pour ma fille et une autre, remplie de quelques habits et nécessaire de toilette. Elles sont dans l’entrée et ne seront pas défaites.
J’emprunte le couloir menant à la porte de sortie et je passe devant elles.
J’avale mes comprimés et je me prépare pour aller à la gare, acheter des billets de train.
Nous vivons une époque où les lieux publics sont surveillés et les mesures d’hygiène sanitaires renforcées. Le port du masque normé est obligatoire sous peine d’amende. La période d’abondance est finie et l’atmosphère tendue. Les gens se dévisagent, les yeux dans les yeux. Il ne fait plus bon déambuler et s’oublier dans la foule. Tout semble devenu étranger et hostile. Pourtant, ce lieu, la gare, reste, pour moi, très symbolique. Je l’associe à un carrefour. Un carrefour d’émotions où chacun choisit sa direction, souvent même, avant de s’y rendre.
C’est un lieu qui abrite des espoirs et des désillusions, des attentes et des prises de décisions. C’est aussi dans cet endroit que mon cœur fut brisé pour la dernière fois.
Je laisse ma voiture dans le parking ouvert, au premier étage – vue sur la ville –.
Je prends les escaliers – les ascenseurs m’étouffent –. Je pénètre dans le bâtiment en pierres beiges, surplombé d’une l’horloge majestueuse.
Je me poste devant le panneau des départs. La tête levée vers les lettres lumineuses.
Lorsque je rejoins le guichet, c’est l’effervescence. Un perpétuel va-et-vient de visages baissés et abrités sous leur bout de tissus. Je suis aspirée par le flux. Cette vague nomade aux sacs sur l’épaule, aux valises, aux téléphones sur l’oreille et sandwichs dans la main.
Noyée dans cette vague, je me laisse guider. Et c’est enfin mon tour d’acheter les billets.
Je lis mes notes, donne les justificatifs nécessaires. Je sors la carte bancaire dont le code est marqué au dos du morceau de papier. Je récupère mes sésames et saisie par la curiosité, je m’avance vers un quai.
Et c’est là où je suis, ancrée, à ce moment précis.
Je m’abîme le regard à fixer sous le train.
Les rails brillent de rouille et sentent le fer usé. Ils sont lisses, semblent avoir été limés par les incessants aller-retour. Ils témoignent des longs trajets répétés. Les trains ne dorment-ils jamais ?
Autour de moi, j’entends les annonces des trains au départ.
Je lève les yeux et je le vois.
Dans mes oreilles, ça bourdonne.
Je me trouve dans une sorte d’état second, enveloppée dans du coton, presque en lévitation. Comme si une partie de moi flottait et l’autre était plantée dans le bitume.
Avec la chaleur et le masque, les voyageurs se pressent pour trouver leur wagon et monter dans le train climatisé. Ils portent leurs valises, les tirent, les hissent. Certains s’entraident à les monter dans le compartiment. D’autres, au contraire, bousculent leurs congénères. Ils ne font attention à rien ni à personne.
Ils me heurtent pour aller plus vite. Pour gagner quelques mètres, au lieu d’attendre leur tour pour passer.
Je sens à peine leurs coups de coude et leurs coups d’épaules. J’en ai tellement reçu par mon mari que ma peau est une côte de mailles. C’est la première raison pour laquelle je ne bouge pas et parce que j’en suis incapable.
Je suis consciente de les gêner dans leur progression vers leur rame. Je me tiens droite comme un piquet. Je n’ai pas de bagage. Les billets que je tiens à la main ne sont pas pour ce train-là, mais je reste plantée là.
« Madame, poussez-vous ! Vous bouchez l’entrée ! »
Je râle, je maugrée à travers le masque. Mais je ne me décale pas. Comment le pourrais-je ?
Mes pieds sont comme ensevelis et ma tête s’est arrêtée de fonctionner.
« Elle est sourde ou quoi ? dit un des voyageurs en regardant autour de lui. Recule-toi, mignonne ! Tu obstrues la file ! »
Je les insulte, à voix tamisée. Je ne comprends pas ce qu’ils me disent. Leurs yeux me scrutent et je les scrute à mon tour.
Je baisse le regard et j’embrasse la voie ferrée. Je suis l’épicentre d’un tremblement de vie.
Je ne sais pas de quoi j’ai l’air, je souris, la tête penchée et les yeux dans le vide.
Quelque part entre voie et train.
Il ne reste que les battements de mon cœur.
Je suis dans un état de flottement étrange et reposant.
Comme un signe du ciel, vient cette pluie, douce, tombant par gouttes fines.
La vapeur enveloppe les roues du train et les pieds des voyageurs. Comme les soirées mousse de mon enfance ou les heures de hammam avec Léonie.
On pourrait se croire revenu au temps des locomotives à charbon et des voitures à chevaux !
Le ciel pleure une petite pluie qui asperge mon visage et se mêle à mes cheveux.
Le sang cogne contre mes tympans et mon sang coule bruyamment dans mes veines comme si la vie essayait, elle aussi, de prendre place dans un wagon.
Autour de moi, le bruit des parapluies qui s’ouvrent et les baleines qui s’entrechoquent devient de plus en plus distinct.
Le vent s’emmêle aux gouttes chaudes.
Je ne distingue plus que le bruit de la ferraille qui crisse et le bruit du tonnerre qui approche.
Je n’ai pas de parapluie.
L’eau s’infiltre petit à petit dans mon cou et glisse sur mon visage. On appelle ça de « la bruine » dans la région.
Toujours regardant par terre, attirée par un vieux chewing-gum collé sur le goudron, à mes pieds, je sens mes jambes devenir molles et je me rappelle les paroles de ma sœur il y a longtemps :
« Penses-tu que si on gratte un chewing-gum collé par terre, avec les doigts, les ongles, de toute notre force et si on le remâche longtemps, se pourrait-il qu’il récupère sa couleur d’origine et ses arômes divins ? »
Et j’ai pensé que non. Mon corps s’effondre. Comme une délivrance. Un mètre plus bas.
Je touche enfin le fond.
Le passé ne peut ni être changé ni effacé : il peut simplement être accepté.
Alice
Juin 2019
Je suis accotée au mur blanc de la maison de mes rêves.
Dans cette maison pourtant, j’y ai vécu un long cauchemar, une succession de coups, donnés et reçus, une succession de morts, celle de mes idéaux et celle de mon époux.
La bâtisse est splendide. Elle est entourée de cyprès, parée de colliers, de lierre ou de rosiers grimpants, sauf à un endroit, aride, celui où je me suis appuyée. Il n’y pousse rien, même pas du chiendent.
Je ressens, ce jour-là, une force exceptionnelle, une folle envie de vivre, la rage de m’en sortir, la rage de nous sauver.
Mon corps est un volcan. Il ne demande qu’à se réveiller et exploser. Je suis près de l’endroit où j’ai failli être tuée par celui que j’enterre aujourd’hui. Je me souviens qu’il avait un fusil à la main, qu’il m’avait attendue sur le perron.
Il avait chargé l’arme, m’avait visée et m’avait ratée. Cette tentative avait laissé une empreinte dans l’arbre où la balle s’était réfugiée, préférant la tendresse d’un cœur d’écorce à la rudesse d’un corps déjà trop meurtri.
C’est pour cela qu’aujourd’hui, malgré la joie que je ressens, pour sauvegarder les apparences, je ne souris pas. Je sais que si j’ouvre la bouche, il sortira un soleil. Si je lève les mains pour remercier le ciel, je suis sûre qu’on entendra du piano, qu’on entendra s’envoler des notes de joie, détonant avec le spectacle qui se joue devant moi.
J’essaie de ne pas le montrer aux gens qui accompagnent sa dépouille jusque dans la fosse, mais il y a en moi l’impatience du renouveau et l’espoir du printemps.
Je pense à la robe dont je suis vêtue. Je l’ai achetée en solde, il y longtemps, sans savoir quel visage j’aurais quand je la porterai.
Elle est verte, la couleur préférée de celui qui fait de moi une veuve. Vert bouteille. Comme toutes celles qu’il s’enfilait du soir au matin.
Je l’aurai portée deux fois.
La première fois, j’avais aimé étreindre un homme, si fort, que j’en avais perdu mon âme. L’homme que j’avais aimé portait la honte et l’impertinence sous sa chemise blanche. Il s’appelait Matthew. Et moi, je portais cette robe couleur espoir.
C’est cette même robe que je porte aujourd’hui, en ce jour de deuil.
Rob, mon défunt mari, la trouvait trop courte et trop serrée. Matthew la trouvait trop longue et trop ample.
Tous les deux ont disparu de ma vie.
Ni l’un ni l’autre ne peut voir que j’ai mis un châle sur mes épaules pour cacher les ecchymoses et que j’ai mis des escarpins si hauts, que j’en tremble.
Le châle cache aussi une boule qui se forme sur mon ventre, au-dessus de mon pubis. Si la couleur verte me sied bien, être veuve et enceinte aussi.
Il y a quelques semaines que j’ai su que j’attendais un enfant. Je me suis sentie prise, comme un animal, à la minute près où il s’est attaché à mes tissus. Je le sentais se démultiplier. Se former. D’abord, j’avais eu envie de le tuer. Par peur, par vengeance. Pour ne plus se souvenir.
Mais quoique je fasse, que je tue ce bébé ou pas, cela n’effacerait jamais les stigmates qu’avait laissés son père.
J’avais donc décidé de le garder même si je ne savais encore rien du déroulement d’une grossesse, ses soins, de la naissance. Encore moins de l’éducation d’un enfant.
Et finalement, peu m’importaient les galères, je savais que je lui offrirais tout ce qui permet un avenir radieux d’une façon ou d’une autre, car j’étais entourée de gens bienveillants et merveilleux.
Ici et maintenant, autour de moi, c’est une dizaine de policiers en civil qui surveillent et qui scrutent. Ils donnent l’impression de chercher encore des faits relatifs au décès de Rob.
Pourtant, son corps avait passé plusieurs jours – plus que la réglementation exige – dans un funérarium et une enquête avait été ouverte pour déterminer les causes réelles et sérieuses et m’exempter de toute accusation de meurtre.
La présomption d’innocence avait été oubliée lors de mon arrestation et lors de ma garde à vue.
J’avais été gardée à vue et la cible de longs silences, de regards en coin, regards de haine, de mépris, de peine ou de pitié. J’étais cobaye de cafés froids, servis dans des tasses ébréchées, déjà salies par des lèvres inconnues aussi suspectes que leur propriétaire, poussées vers moi comme on pousse une merde de chien du bout du pied.
J’avais beaucoup appris lors des heures passées au poste. J’avais redécouvert la définition du terme rhétorique : « questions qui n’ont rien de questions mais étant des affirmations ». Elles étaient aboyées en postillons. Les enquêteurs me fixaient avec leurs yeux rouges, sortant de leurs orbites. Pendant les interrogatoires, l’angoisse des mains menaçantes, frôlant mes joues abîmées, revenait en écho avec ce que j’avais vécu pendant des années.
Les policiers auraient dû se douter que j’en avais vu bien d’autres, des mains, bien plus menaçantes et qui se posaient souvent, soit, au creux de mon maxillaire gauche, soit, au creux de mon ventre. Ces injonctions étaient une violation pure et simple de mes droits civiques.
Pendant quelques heures, je m’étais réfugiée dans une bulle, assise sur un banc en bois, ballottée d’une chaise inconfortable à une autre, placée dans une cellule grise aux odeurs d’urine et de culpabilité.
Il restait encore en moi tant d’autres odeurs tenaces : celles des hommes que l’alcool a rongés, une odeur que je connaissais par cœur pour l’avoir tant de fois respirée lorsque Rob avait forcé sur la bouteille.
Si mon enfant venait à naître, faudrait-il lui raconter ? Était-ce utile à son développement et à sa construction que lui narrer les faits, de nommer chaque évènement, pour qu’il comprenne qui est sa mère et qui était son père ? Est-ce vraiment une nécessité, une base solide, que mon enfant connaisse les pires secrets ?
Faut-il, au nom de l’Amour, ouvrir la boîte de Pandore ?
Ma tête grouillait de mille pensées pendant que j’observais, spectatrice, et observatrice, le corps de Rob porté de la chambre à coucher, à l’étage, jusqu’à l’ambulance à croix bleue. J’avais sous les yeux un ballet incessant d’hommes en combinaison, gantés, masqués.
Qui aurait pu prédire un an plus tard que le masque deviendrait la norme pour chaque individu ?
Une fourmilière scientifique s’affairait pendant que je regardais l’horloge à coucou sur le mur de la cuisine. Elle tournait, oscillait. Et j’attendais.
J’attendais le moment, où, même si j’y étais habituée, l’abdomen plumeux de l’oiseau sortait comme un diable de sa boîte et me faisait décoller les fesses de la chaise en formica. Un sursaut.
Quand je raconterai cela à mon enfant, je ferai le cri du coucou qui sort et qui surgit. Et si je lui parle de ces moments-là, ce sera pour lui décrire que, dans la cellule du poste de Police, je passais mon temps à le bercer à travers la peau de mon ventre, à rêver de lui faire un bisou sur le front et dans son petit cou tout chaud. À imaginer respirer son odeur de bébé, cette odeur toute neuve et chaude.
Penser à lui, aux traits de son visage, m’avait donc aidée à garder mon sourire jusqu’au moment où j’avais eu l’autorisation de sortir de ce trou à rats. Pendant toutes ces heures, encagée, j’avais respiré l’odeur de désinfectant, de fiente. Les gens parlaient tout bas, jasaient sur ce qui était arrivé. L’antichambre de la prison est un lieu sordide qui, lorsqu’on s’en échappe, intensifie la lumière de la liberté.
Comme maintenant que je suis du regard, un cercueil empruntant le dernier chemin vers le milieu de la Terre. Et c’est en empruntant moi aussi quelques heures plus tard le chemin qui mène à la maison que je sens enfin mon corps, envahi de victoire.
La maison me paraît tout à coup bien grande pour moi toute seule. Moi toute seule et ce bébé pas encore né. Je ne peux plus rentrer dans certaines pièces : certaines sont condamnées – cernées de rubans jaunes de balisage – et d’autres pièces sont habitées par des démons. Ce sont ces dernières qui me portent sur le cœur, au sens propre du terme. Trop de souvenirs, de marques laissées partout, dans les murs, dans ma chair et dans mon âme. Je n’y entre plus. Je n’y viens plus, car je sais qu’il est là. Le fantôme errant de Rob. Tapi. Comme s’il se reposait. Comme quand il décuvait des heures entières.
Je le sens partout.
Il n’y a que deux pièces dans lesquelles je peux encore être en vie. La bibliothèque et la cuisine. Dans ces pièces qui me nourrissent le corps et l’esprit, je peux laisser éclater ma joie !
Pour fêter la mort de Rob, je suis allée à la cave chercher une délicieuse bouteille de vin. Elle n’a pas fait long feu. C’était une bouteille de Gérard Bertrand « Château La Sauvageonne ». Un très bon vin, sur une viande rouge à peine saisie. Au diable les dictats ! Au rebut, les idées préconçues ! Mon embryon goûterait très tôt aux plaisirs de la vie. Il aurait déjà en lui les saveurs des bonnes choses. Et si son destin était de ne pas connaître le monde extérieur, il aurait au moins eu la chance de goûter, avant sa disparition, aux mets délicieux que nous offrait le monde.
Au début de la bouteille, j’ai envie de danser une valse dans un petit bal perdu de campagne. Plus les heures passent, plus les verres s’additionnent et plus je ris. Seule. Libre. Vivante.