Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Lise est Celle qui marche, une artiste talentueuse qui, pour vaincre ses fantômes, a trouvé un exutoire, la marche. Elle rencontre Pierre, l’homme debout, solide mais pas infaillible. L’amour est-il possible quand on abrite au fond de soi une enfant en colère, jouet d’émotions puissantes et destructrices ?
À PROPOS DE L'AUTRICE
Écrivaine de contes pour jeunes en difficulté,
Françoise Cléry puise son inspiration dans le slam. Ses romans, dont Celle qui marche, sont des explorations à la recherche d’équilibre, de bonheur et de réparation.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 289
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Françoise Cléry
Celle qui marche
Roman
© Lys Bleu Éditions – Françoise Cléry
ISBN : 979-10-422-2180-5
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À maman
L’horizon ne choisit pas où il fait ligne dans le regard.
Jeanne Benameur, Les mains libres
Ta mère t’avait dit un jour que tous ceux qui marchent sur les chemins sont des arbres. Après, la terre peut en faire ce qu’elle veut, cela n’a plus d’importance. Ceux qui marchent sur les chemins appartiennent déjà au fond d’eux-mêmes à ce qui est immobile. S’ils marchent, c’est juste parce que les humains ont des jambes. Comme eux, tu marches. Mais la force dans tes jambes, c’est celle de tout ce qu’il y a sous la terre, celle qui irrigue les racines des arbres qui demeurent.
Jeanne Benameur, L’enfant qui
— Je te raccompagne ?
— Non, merci, je préfère marcher.
— Alors je viens avec toi.
— Non ! Je marche seule !
Le ton est sec, cassant, à peine atténué par une esquisse de sourire. Puis elle tourne les talons et sort sans un regard. Quelle étrange fille ! Agréable, souriante et ouverte toute la soirée, elle s’est soudain refermée comme une huître pour, sans prendre la peine d’une excuse ou d’une explication, disparaître en une fraction de seconde.
Lise s’en veut un bref instant de sa rudesse, mais elle obéit, comme toujours, à un besoin impérieux de se retrouver seule et de marcher. Ceux qui la connaissent bien savent. À défaut de comprendre, ils ont appris à accepter. Tolérer ? Enfin, ils font contre mauvaise fortune bon cœur. En revanche, les « nouveaux », les rencontres d’un soir, ne peuvent qu’être choqués, au mieux intrigués, par ses brusques retournements : où est passée la jeune femme séduisante qui a illuminé la soirée ? Telle une Cendrillon des temps modernes, elle a perdu sa pantoufle de vair et s’est enfuie dans son carrosse citrouille. Lise sourit à cette pensée en considérant les runnings qu’elle vient de troquer contre ces talons hauts flatteurs aux mollets et à la silhouette, mais si douloureux aux pieds, si malcommodes. Pour la millionième fois, elle se demande pourquoi elle sacrifie ainsi aux rituels sociaux imposés par sa profession alors qu’elle hait cocktails, soirées et autres pince-fesses où il convient de briller, sourire et faire semblant. OK, là, elle est de mauvaise foi. Tout ceci n’a rien à voir avec cette petite fête pour célébrer la parution de leur album jeunesse, sa collaboration avec Émilie Rimbaut, l’autrice, et la nouvelle maison d’édition, Écarlate. Fête qui, pour être tout à fait honnête, s’est super bien passée. D’ailleurs, elle n’agit pas autrement lors de soirées entre amis. Quand son corps tout entier lui signifie qu’il est temps, elle n’a d’autre choix que d’écouter et obéir. L’injonction est toujours claire, le besoin irrépressible. Elle doit marcher !
Lise commence à ralentir quelque peu le pas. Ce qui signifie qu’elle retrouve doucement le calme et qu’elle va pouvoir respirer, sentir l’air entrer dans ses narines et effleurer sa peau, dérouler tranquillement le pied et prendre conscience du paysage, en l’occurrence le pont de l’Alma. Elle sourit en pensant qu’une fois de plus c’est au passage d’un pont qu’elle retrouve la sensation de son corps et de sa présence au monde. Les lumières miroitent sur l’eau sombre, une sirène au loin rompt le calme relatif de la nuit dans ce Paris qui jamais ne dort. Lise sait qu’il lui faudra bien encore une heure avant d’être prête à rentrer, se doucher et s’allonger enfin, le corps et l’esprit las et apaisés.
Elle est Celle qui marche.
Il lui a fallu de nombreuses années pour trouver comment juguler les émotions qui grondaient dans tout son être et la terrassaient. Enfant, on la disait lunatique, voire colérique, imprévisible en tout cas. Lise ne savait pas comment maîtriser ce qui bouillait en elle, prenant toute la place, ce sentiment qu’elle était sur le point d’exploser, ces choses qui voulaient sortir de son corps, mais ne trouvaient pas d’issue, la peur, la terreur que ces états provoquaient en elle, son désespoir de ne pouvoir ni les comprendre ni les contrôler. Et surtout, surtout, ce qui les déclenchait. Cela semblait venir tout seul, sans prévenir, sans qu’elle-même ou que qui que ce fût y soit pour quelque chose. Tout à coup, c’était là et ça devait sortir.
Un jour, son père, excédé et démuni, l’avait attrapée à bras le corps, toute rugissante et hors d’elle, et l’avait littéralement fichue dehors, sur le perron de la maison aux volets bleus qu’ils habitaient alors. Tout d’abord, sa rage avait décuplé, se transformant en torrent d’émotions mêlées : panique, colère, incompréhension, déception, terreur, et surtout, surtout cette écrasante solitude. Il la laissait se débrouiller toute seule avec ce tourbillon dévastateur, ce désespoir terrible ! Elle avait dévalé l’escalier, avait couru dans le jardin sans regarder où elle posait les pieds. Elle volait, se heurtait aux arbres, se prenait les pieds dans les arceaux, les racines et les buttes, piétinait les fleurs, tombait et se relevait dans un même mouvement, toujours hurlante. Et soudain, au milieu de son désespoir, elle avait entendu un chien aboyer au loin, puis un pépiement d’oiseau, elle avait senti une goutte de pluie couler le long de son nez – Il pleuvait à verse et elle ne s’en était pas rendu compte. Elle avait respiré l’humus. Alors elle s’était allongée de tout son long sur l’herbe, le ventre contre le sol, le visage dans la terre détrempée, et avait cessé de sangloter. Tout doucement, elle avait retrouvé le calme. Elle se sentait protégée, étendue ainsi sur le sol, à l’écoute des gouttes qui peu à peu rafraîchissaient son corps brûlant, à l’affût des odeurs qui montaient de la terre et des plantes, à l’écoute de son cœur dont les battements enfin ralentis résonnaient dans sa poitrine.
Le jardin était petit à petit devenu son refuge. Oh ! Ce n’était pas miraculeux, ça ne marchait pas à tous les coups, mais Lise apprenait qu’un apaisement – autre que s’endormir d’épuisement – était possible, et qu’elle pouvait, un peu, œuvrer pour cela, qu’elle y avait sa part. C’était une précieuse découverte.
Adolescente, elle avait utilisé le sport comme défouloir. Plus tard, jeune adulte, elle sortait danser jusqu’au bout de la nuit. La dépense physique agissait comme un pansement sur ses angoisses. Mais l’effet en était trompeur. Elle ne retrouvait pas le calme, elle dépensait son énergie. Jusqu’à épuisement.
Sur le pont de l’Alma, Lise retrouve sa sérénité et peut poursuivre son chemin. Somme toute, la soirée a été fructueuse. Ses illustrations ont fait mouche et la collaboration avec cette nouvelle autrice lui semble prometteuse. Elle aime son humour, ce petit décalage ironique et bienveillant qui fait les bonnes histoires quand il s’allie à un profond respect pour le public auquel on s’adresse, surtout quand il s’agit d’enfants. Lise, quant à elle, cherche par ses illustrations à apporter de nouvelles pistes de lecture, des ouvertures réflexives ou oniriques, pour dire des choses qui ne sont pas explicitement dans le texte, mais à chercher entre les lignes, voire au-delà de l’écrit. C’est d’ailleurs ce qui a séduit Émilie – et qui prouve qu’elle a l’esprit bien plus ouvert que Laurie qui réclamait toujours des illustrations qui collent au texte. À quoi bon montrer et fixer en image ce que les mots évoquent déjà ? Chaque enfant, chaque lecteur se crée ses propres représentations, développe sa vision personnelle. C’est là que se cache la richesse. Ce que Lise cherche à apporter, c’est un éclairage différent, un autre point de vue. Décalé.
Encore quelques rues arpentées d’un pas régulier et Lise a fait la paix avec les émotions de la soirée, chassé d’un revers de pensée l’image de ce type un peu collant qui la draguait avec lourdeur, et s’est arrêtée un instant sur celle de cet homme, entrevu, adossé au chambranle de la porte-fenêtre donnant sur le jardin. Mi-dehors, mi-dedans, mi-présent, mi-ailleurs, il restait imperturbable et solitaire, regardant sans voir, mais si solide, si campé – et si séduisant ! Elle n’avait croisé qu’une fois son regard qui s’était attardé un bref instant sur elle sans que son visage exprime quoi que ce fût, mais Lise avait été transpercée par ces yeux noirs directs et francs. Une rencontre fugace et fugitive, mais une rencontre. Lise ne sait rien de lui, ni son nom ni à quel titre il était présent, et elle est partie avant d’oser poser la moindre question.
Qu’importe ! Elle sait déjà ce qu’elle va faire de cette silhouette et de ce regard ! Ils conviennent parfaitement au personnage du chevalier sur lequel elle travaille, dans le genre ténébreux.
Lise soupire. Elle est arrivée chez elle, sereine et lasse. Elle va pouvoir dormir.
Lise aime son minuscule logement perché sous les toits. Elle en a fait un lieu de vie pratique et cosy, à sa mesure. C’est son nid, son cocon. Elle s’y sent en sécurité. Nul besoin de plus d’espace : pour ça, elle a la rue, les rues. Elles lui appartiennent toutes. Son nid, c’est vingt mètres carrés d’une seule pièce aménagée en espaces-îlots. Tout y est à portée de main. La pièce est claire, animée de couleurs riantes, d’ambiances chaleureuses. Sauf quand elle dessine ou cuisine, elle vit au ras du sol, dort sur un futon, mange et écrit sur une table basse, assise en tailleur sur un tapis moelleux ou ses coussins de méditation. Son espace Dessin-Peinture bénéficie d’un éclairage fabuleux grâce à un puits de lumière qui profite aussi aux quelques plantes séparant l’îlot de création de celui de vie. C’est pour cette lumière qu’elle a choisi cet appartement si particulier, pas très bien situé mais au calme, un peu vétuste et malcommode mais au charme indéniable. Le mur de pierres apparentes donne à l’espace de vie un cadre minéral essentiel à son équilibre.
Pierre est un homme debout, statique, solide, un roc. Il ne porte pas son prénom, il l’incarne. Grand, massif, il a une présence incroyable. Très brun, les cheveux longs et bouclés, les sourcils broussailleux, une barbe entretenue avec soin, le nez saillant, et surtout des yeux, des yeux immenses et noirs au regard droit. Tout en lui dénote une présence forte et tangible, et pourtant il semble qu’une part de lui est toujours ailleurs, très loin, inaccessible. Ce qui fait de lui un homme mystérieux. Séduisant et mystérieux.
Il avait vu Lise, longue et fine, il avait pensé « en filigrane » sans pouvoir s’expliquer pourquoi cette image lui était venue. Il l’avait vue tourbillonner à l’aise, puis s’enfuir brusquement. Cela avait piqué sa curiosité, son intérêt. Qui part ainsi, s’évade avec cette sauvagerie, cette impétuosité, d’une soirée dont elle est l’une des vedettes ? Qui passe en un éclair de limpide, évidente, à une telle absence brutale ? Il l’avait trouvée belle, avait aimé son regard incisif et quelque chose en elle d’enveloppant, de généreux. Mais cette brusque transformation ! Du mercure, c’était du mercure : lisse, brillant, insaisissable ! Quand il avait demandé à leur hôtesse qui était cette Lise Himbert dont il avait apprécié l’intelligence des illustrations, elle lui avait répondu un énigmatique : « Celle qui marche ». Celle qui marche ?
Depuis cette soirée, Pierre pense souvent à Lise et s’interroge sur cette dénomination. Est-elle une de ces grandes randonneuses ? Elle a le teint légèrement hâlé de celle qui est beaucoup dehors, mais semble si citadine, si fluide et gracile. Il ne peut se l’imaginer avec un sac sur le dos, des godillots de marche et un bâton de pèlerin. On ne peut certes pas juger sur la mine, mais l’image ne colle pas ! Pierre est intrigué.
Lui, est astrophysicien. Il travaille à l’Observatoire de Paris. C’est sans doute son métier, sa passion pour l’espace et les étoiles qui lui confèrent cet air d’être ailleurs. Il peut rester debout des heures durant. Il observe l’espace debout, il discute debout. Il veille. Il ne cache pas de mystère. Il n’a pas de secret. Il veille, de jour et de nuit. Pierre sourit à cette pensée : Elle est Celle qui marche, je suis l’Homme debout.
Pierre attire les femmes, surtout les séductrices ou les femmes-enfants qui cherchent protection. Mais elles ne l’intéressent pas, ces femmes-là, et il se protège d’elles en se rendant inaccessible. Il est grave, il rit peu, mais il est passionné, ardent, solaire. Ce soir, il pense à Clara, sa compagne durant sept ans. Légère, radieuse, joueuse et taquine, elle le bousculait, l’entraînait dans un tourbillon de vie. Infatigable, elle avait émoussé sa carapace et il l’avait aimée avec passion. Sa mort brutale l’avait terrassé. Peu à peu, il s’était relevé, avait reconstitué son roc, et depuis, il était debout. Debout et inaccessible. Ce soir, il est surpris d’être touché par la fuite de cette jeune femme. Pour la première fois depuis Clara, il est curieux de quelqu’un.
Jours et semaines passent. Lise travaille d’arrache-pied sur un nouveau titre avec Émilie et sur une commande importante obtenue à la suite de cette fameuse soirée : des illustrations publicitaires rétro. Un projet enthousiasmant hors de sa zone de confort, et plutôt lucratif. Mais surtout, elle a débuté une série de tableaux à l’acrylique sur le thème du jardin nourricier, un sujet qui lui tient à cœur. Pour sa dimension écologique bien sûr, mais aussi comme un hommage personnel à son refuge enfantin. Ils illustreront le hall du salon Marjolaine, un salon écologique qui se tient chaque année au Parc floral de Vincennes, et serviront de base aux publications autour du salon. Après de nombreuses heures de recherches et d’essais, elle a enfin trouvé angle d’attaque et fil conducteur et s’est lancée dans la phase créatrice proprement dite. Les journées n’ont pas assez d’heures, les nuits sont courtes et habitées, elle vit dans une sorte de fièvre permanente, ayant même du mal à grappiller les heures de marche nécessaires à son équilibre et à sa créativité. Peindre, marcher, dormir un peu, telle est sa vie actuelle. Après des années de galère, elle commence à se faire un nom dans le métier, alors elle n’a pas le choix, elle doit foncer.
Ce matin, elle s’est réveillée aux aurores avec ce besoin irrépressible qu’elle connaît bien, de sortir marcher. Après un bon quart d’heure de marche rapide, fonçant droit devant sans regarder autour d’elle ni prendre le temps de respirer, elle se retrouve, une fois de plus, sur un pont. Alexandre III ! Chargé, le pont, spectaculaire, majestueux. Sur la Seine, des lambeaux de brume s’attardent. Le soleil se lève à peine, il fait frais, la ville est encore endormie. C’est dimanche. Soudain, elle le voit, cet homme aux yeux noirs. Il est là, debout, immobile, le regard perdu sur l’eau. Lise se fige, estomaquée, et c’est sans doute cet arrêt brusque qui attire l’attention de l’homme. Il tourne lentement la tête vers elle et hausse les sourcils de surprise.
— Vous ?
— Comment ça, moi ?
— Pardon ! Je suis impoli. Je vous reconnais, vous êtes Lise, l’illustratrice, n’est-ce pas ?
Pierre ne dit pas tout haut ce qu’il se murmure tout bas : Celle qui marche.
— Oui, mais moi je ne sais pas votre nom.
— Pierre. Pierre Drieux. J’étais à la soirée de lancement du livre.
— Oui, je sais, enfin je vous reconnais.
— Vous… vous faites quoi dehors si tôt ?
— Euh… je marche !
Pierre rit :
— Oui, vous marchez ! Vous voulez prendre un café ?
Lise est désarçonnée. Cet arrêt brutal dans sa déambulation, la perte du rythme et le retour soudain à une réalité inattendue la perturbent. Pierre attend en silence, respectant d’instinct cet instant de flottement. Elle hésite, elle est perplexe. Ses yeux errent sur le pont, la Seine, le soleil qui se lève et viennent finalement se reposer sur lui. Enfin, elle murmure :
— D’accord, bon, plutôt un thé pour moi.
Lise n’en revient pas d’être si calme. En général, elle ne supporte pas les interruptions. C’est son corps qui dicte le rythme, la durée, le parcours. Elle fait tout d’instinct. Elle rejette tout ce qui fait obstacle à sa marche. Et aujourd’hui, il y a cet homme, ce Pierre si solide et serein en travers de son chemin, et non seulement elle accepte de l’accompagner, mais elle se sent bien, en paix. C’est incompréhensible.
Ils marchent côte à côte en silence. Leur rythme s’est adapté tout seul. Ils regardent droit devant eux. Lise a l’impression qu’il sait. Ce que marcher veut dire pour elle. Il est là, mais il ne veut pas la déranger. Un respect spontané de ce qu’elle est. C’est étrange comme sensation de marcher avec quelqu’un qui ne semble pas attendre quelque chose, où ni l’un ni l’autre ne se sent contraint à parler. Ils se dirigent vers une terrasse, à peine ouverte, et s’installent sur un simple regard de connivence. Vraiment étrange, cette sensation.
Ce n’est que devant leur boisson chaude qu’ils commencent à converser. Il lui demande sur quoi elle travaille actuellement. Elle lui raconte ses projets. Les questions qu’il pose sont fines sans être intrusives. Il la fait parler, mais il la met à l’aise. Puis tout naturellement, elle lui demande à son tour ce qu’il fait de sa vie.
— Je travaille à l’Observatoire, je suis astrophysicien, astronome si vous préférez.
— Oh ! Je n’ai jamais rencontré d’astronome. En quoi consiste votre travail ?
— Des heures d’observations, et encore plus de calculs mathématiques et physiques. C’est un domaine où la collaboration et le partage des données font partie intégrante de la recherche. En cela, il est « à la pointe », en plus de la technologie, bien sûr. En revanche, sur la parité, on a encore des progrès à faire, je le reconnais. Même si de plus en plus de femmes nous rejoignent.
— Vous vivez dans une tout autre dimension que la grande majorité des gens. Vous ne devez pas avoir de mal à prendre du recul !
— Haha ! Vous avez raison, parfois ça aide à relativiser les contrariétés quotidiennes. Mais pour ce qui est des grands drames de la vie, je ne suis pas plus armé qu’un autre, je le crains !
— Vous m’emmènerez un jour ?
— Voir les étoiles ?
— Voir les étoiles.
— Avec joie !
— Vous êtes toujours si matinal ?
— Non, je rentre dormir. J’ai travaillé toute la nuit, c’était une nuit exceptionnellement claire. Il fallait en profiter.
— Et moi, je vais me remettre à ma peinture. Je dois avancer.
Sur le chemin du retour Lise est consciente de chacun de ses pas, elle regarde et observe ce Paris qui s’éveille et se prélasse, comme engourdi encore de sommeil. Elle sourit aux passants. Elle se sent si légère et pressée de retourner à ses pinceaux, tant elle a d’énergie. De son côté, Pierre est pensif. Il passe en revue tout ce que Lise lui a dévoilé de ses projets, si passionnée, si sûre d’elle, mais il n’oublie pas le regard perdu et hésitant de Celle qui marche et qu’il a interrompue. C’est cette femme-là qu’il voudrait rencontrer, connaître. Celle qui marchait en silence à ses côtés sans être gênée par le silence. Celle qui avait fui l’autre soir. Il se dit que cette femme-là doit bien savoir se cacher.
Passent deux nouvelles semaines de travail assidu. Lise est très concentrée, mais parfois son esprit s’échappe, elle se prend à rêver. Ce n’est pas vraiment dans sa nature ou dans ses habitudes. Quand elle ne crée pas, quand elle n’est pas occupée à quelque tâche domestique ou quelque obligation sociale, Lise ne rêve pas, elle marche. Elle ne rêve pas, elle imagine. Elle voit le monde un peu comme un cubiste, elle pense forme, elle pense couleur. Mais ces jours-ci, elle se prend parfois à rêver et à penser à Pierre. Elle sent alors un émoi qu’elle avait oublié. Alan. Tout au début de leur relation. Il l’émouvait, il était fantasque et sensible, émotif et troublant. Elle l’avait aimé et, pour la première fois avec un homme, elle avait baissé sa garde. Ils avaient vécu quelques mois de pur bonheur, une belle entente, de la passion. Il était le roi des surprises, inventait mille choses pour l’étonner et l’amuser. C’était grisant de se sentir autant entourée et aimée. Et puis… et puis Alan était un feu de paille, toujours en quête de nouveauté, s’émouvant de chaque femme rencontrée. Il s’était amouraché d’une autre et avait quitté Lise avec force larmes. C’était lui qui partait, mais c’était aussi lui qui pleurait à chaudes larmes de la blesser. Il s’en voulait tellement, il regrettait d’être aussi inconstant. Il avait espéré que cette fois serait la bonne, mais son cœur ne savait pas s’attacher durablement. Il avait besoin de se sentir vivant tout le temps, de suivre ses passions. Lise était abasourdie. Sa dernière surprise était aussi la plus incroyable. Quoi ! Cet homme la quittait sans crier gare et c’était elle qui devait le consoler ? Comment avait-elle pu se tromper à ce point ?
Depuis Alan, Lise vivait des amours erratiques. Elle refusait d’y croire, de s’engager. Elle avait décidé qu’elle resterait elle-même, quoiqu’il arrive, qu’elle garderait son mode de vie, ses habitudes. Si un homme voulait se trouver une petite place au milieu de tout ça, soit, elle le tolérait. Invariablement, les hommes partaient, la trouvant trop bizarre, trop libre, trop peu engagée. L’un d’eux l’avait appelée « le hérisson ». Seul Stan avait compris et respecté son intimité. Mais même lui, si patient et indépendant, avait fini par se lasser de la voir trop peu, et qu’elle donne si peu d’elle-même. Hérisson, oui, le mot avait fait mal, mais il était plutôt bien trouvé. C’est vrai qu’elle ne leur avait laissé aucune chance. Parce qu’elle pensait que son équilibre, toujours si fragile, était à ce prix.
Aussi, reconnaître ces émois nés de sa rencontre avec Pierre la trouble-t-il énormément. Cette fois, c’est différent, son corps semble lui dire quelque chose. C’est son corps qui s’émeut. Tandis que son esprit ressent en sa présence un très grand calme. Qui la trouble.
Vers 22 heures, un soir, Pierre l’appelle.
— Bonsoir Lise. Excusez-moi, il est tard, mais la nuit est magnifique. Ça vous dit ?
— Euh…
— De venir observer les étoiles !
— Ah ! Oh ! Oui, j’adorerais !
— Je vous envoie l’adresse, je vous attends.
— Je viens à pied, ça vous va ?
— Je m’en doute ! Aucun souci, on a toute la nuit ! Prévenez-moi quand vous êtes à la porte.
Dans son lit au petit matin, Lise, avant de s’endormir, se remémore cette nuit fabuleuse. Pierre a été parfait. Il a montré, expliqué avec patience et générosité, sans l’écraser de connaissances techniques hors de sa portée, mais sans l’infantiliser non plus. Un monde s’est ouvert, bien plus vaste que tout ce qu’elle avait imaginé, et d’une beauté inouïe. Elle avait envie de peindre. Il fallait qu’elle dorme très vite pour… c’était juste incroyable de beauté et de magie. De splendeurs à découvrir encore et encore. Il avait un métier de dingue : être si petit et insignifiant sur une planète somme toute si petite, perdue dans une galaxie parmi des milliers d’autres galaxies, avoir accès à une minuscule parcelle de cet univers ! Mais comment ne pas trouver nos bonheurs et malheurs terrestres insignifiants ? Comment ne pas relativiser ?
Lise s’endort, le sourire aux lèvres, songeant au regard enveloppant de Pierre, à son aisance et sa solidité. Est-ce là son plan drague bien rodé ? Hyper efficace en tout cas. Il a dû en séduire, des femmes, avec des nuits telles que celle-ci !
Elle ignore qu’il n’a jamais emmené qui que ce soit dans son domaine. Il ignore pourquoi il le lui a proposé. Ça s’est fait comme ça, sans arrière-pensée, sans plan. La nuit s’annonçait exceptionnelle, de ces nuits qui tiennent les astronomes éveillés, et pour une fois, au lieu de profiter de l’aubaine pour travailler, il avait eu envie de la partager avec elle, cette femme étrange qui ne quitte plus ses pensées. Il ne saurait dire s’il l’a invitée pour lui plaire, pour la séduire, ou juste lui faire plaisir. L’idée s’est imposée à lui et il ne voyait pas pourquoi il ne suivrait pas son instinct.
Ils se sont quittés devant l’Observatoire. Il n’a pas proposé de la raccompagner. Il savait qu’elle voudrait marcher. Mais elle a été surprise par ce comportement si inhabituel, peu chevaleresque en somme. Savait-il, l’avait-il senti ou était-il un goujat insensible ? Une petite voix dans la tête de Lise s’était demandé si pour une fois elle n’aurait pas aimé être raccompagnée…
Le salon Marjolaine ouvre ses portes demain, les tableaux sont en place. Les flyers et affiches ont reçu bon accueil, mais Lise ne dort pas. Toute l’excitation des dernières semaines retombe, elle attend le verdict et se sent terriblement vide. L’atelier – enfin, son îlot créa – est vide, tout a été livré, y compris les illus pour l’album d’Émilie, et brusquement Lise se retrouve sans projet, sans deadline, sans rien pour la tenir en alerte. Elle ne songe nullement à se reposer, elle se torture la tête à la recherche de ce qu’elle pourrait bien faire. Alors, excédée, elle se lève et sort. Marcher.
Elle arpente les boulevards, les ruelles, d’un pas vif, sans rien voir. Juste, elle respire, elle hume la nuit parisienne. Elle passe devant l’Observatoire, rue Denfert-Rochereau, se rappelle l’immensité de l’espace et respire un grand coup, avide d’air frais, comme si elle cherchait à remplir ce vide intérieur qui la ronge. Plus aucune nouvelle de Pierre depuis cette nuit d’étoiles. Il sait qu’elle est dans sa dernière ligne droite. Il respecte ses priorités. Lise lui en veut de son silence. Elle ignore combien il lui en coûte.
Elle poursuit sa marche, un peu moins vite, un peu plus à l’écoute. Les bruits de la nuit sont toujours plus clairs, détachés du brouhaha constant. Une moto, des pas qui résonnent, une porte qui claque, tiens ! un saxo ! Un bar de jazz. Et si ? Si pour une fois elle interrompait sa marche et allait écouter de la musique ? Il a l’air bon ce saxo.
Assise dans un recoin du bar, perchée sur un tabouret inconfortable, Lise sirote un mojito. Corsé ! Ils sont trois, sax, piano, voix. La chanteuse porte un costume d’homme, cravate et col ouvert, elle a une voix merveilleusement rocailleuse comme on les aime. Elle est fatiguée. Il est tard. Son chant mélancolique a perdu toute puissance, s’est étréci en un filet de voix ténu, si émouvant que Lise sent monter les larmes. Le saxo aussi joue en sourdine et le piano s’est tu. Comment est-ce possible ? Ils jouent exactement ce qui se joue en elle, la solitude, la lassitude et le terrible abandon. Lise est pétrifiée. Rien ne pourrait la déloger de là. Grisée par l’alcool, la fatigue et cette musique qui lui ronge l’âme, elle s’abandonne et laisse couler les larmes.
Au petit matin, elle rentre prendre un bain dans sa baignoire ancienne dans un coin de l’espace vie, s’y délasse un peu, lave ses cheveux, s’apprête, et file au Salon Marjolaine. Elle n’a pas dormi, mais curieusement elle se sent rassérénée. La musique lui a lavé l’âme comme elle-même a lavé son corps. Elle va pouvoir affronter la journée. Sourire, plaisanter, recevoir des compliments, paraître… Elle sait faire.
Ce soir, elle appellera Pierre et lui proposera un dîner. Pour fêter ça.
C’est une Lise séduisante et désinvolte que rencontre Pierre ce soir-là. Toute la journée, elle a joué son rôle, et elle continue ce soir. Elle est aimable et souriante, amusante même, racontant les mille observations de sa journée, décrivant les bizarreries des gens, lui jouant des saynètes en imitant les voix. Elle est drôle, légère et détendue. Mais ce n’est pas cette Lise que cherche Pierre. La Lise qu’il veut rencontrer, c’est celle qui, en le quittant, alors qu’il se penche vers elle pour déposer un baiser rapide sur sa joue, a pour lui ce drôle de regard désemparé, quoique fugitif, désemparé, mais qui sait se reprendre. C’est cette femme qu’il veut connaître. La femme blessée, mais en possession d’elle-même. La femme qui marche.
Il la laisse rentrer seule, comme l’autre fois, la regarde s’éloigner. Elle a le pas sûr, elle marche droit, elle sait où elle va et comment y aller. La voilà, elle est là, Celle qui marche. Elle ne se retourne pas.
L’automne arrive, Lise n’a pas de nouveau projet et se sent lasse. Elle a envie de voir la mer. Son père possède une petite maison de famille sur la côte bretonne. Elle ne s’y est pas rendue depuis des années. Trop d’empreintes. Mais la côte est superbe et sauvage, les vacances sont terminées depuis longtemps, c’est la morte-saison. De nombreuses maisons alentour seront fermées, les rues désertes, la mer sauvage, le vent, les embruns, elle sera seule et tranquille pour affronter ses fantômes. Et puis, il est temps. Lise boucle son sac. Comme toujours quand elle voyage, elle ne prend que ses aquarelles, faciles à transporter, du papier et des fusains. Sur place, elle retrouvera son vieux vélo. Elle ne prévient même pas son père, mais passe un coup de fil à son frère Alban qui habite du côté de Vannes et qu’elle espère bien voir.
Alban, c’était son grand frère, son protecteur, son ami, son refuge. Mais il avait quitté la maison très tôt, il avait à peine dix-huit ans, elle n’en avait que dix. Bien trop tôt. Elle lui en avait voulu d’ainsi l’abandonner en tête à tête avec ce père si taiseux. Alban, lui, était un vrai rebelle, un idéaliste passionné, engagé, et poète. Son truc c’était le slam. Le slam et l’écologie. Il avait une telle vitalité, tant d’enthousiasme qui contrastaient avec le repli bougon dans lequel s’était enfermé leur père. Partir de la maison à dix-huit ans, c’était pour Alban le moyen de vraiment commencer à vivre. Le prix à payer, c’était Lise qu’il laissait derrière lui.
La maisonnette est glaciale quand elle arrive. Mettre la chaudière en route, ouvrir volets et fenêtres pour renouveler l’air morne, gonfler les pneus du vélo, et voilà Lise en route pour le village. Faire les courses de première nécessité, s’offrir un repas frugal, mais délicieux « À la vieille forge », puis siroter longuement un thé au Café librairie en feuilletant quelques ouvrages, en acheter deux, tout cela pour permettre à la maison de se déglacer un peu. Lise sait qu’il faudra deux jours pour qu’elle s’y sente bien. Un petit feu dans la cheminée, les gros chaussons de laine et la super couette de plume l’aideront à passer le cap. Et bien sûr les longues promenades sur la plage, dans les dunes et en bordure de falaise. Elle va faire le plein de bon air, de senteurs marines, de couchers de soleil et de brumes matinales.
Cette petite maison perchée au-dessus des falaises était celle de ses arrière-grands-parents paternels. Sa grand-mère y avait passé sa vie, mariée à un marin, comme l’avait été sa mère. C’étaient des vies rudes et âpres, où l’on gagnait peu en travaillant dur, avec toujours cette peur au ventre que la mer leur prenne fils ou mari. Pour les femmes, l’attente, la solitude. Pour les hommes, l’éloignement, les journées interminables, la rude tâche, souvent la peur. L’arrière-grand-père avait été capitaine au long cours. Il gagnait bien sa vie, mais partait de trois à six mois. Quand il rentrait, il restait quelques semaines, faisait un nouvel enfant à sa femme, puis reprenait la mer. À la fin de sa vie, il ne quittait plus le vieux fauteuil à bascule près de la cheminée où brûlait été comme hiver un bon feu. Il avait toujours froid, bougonnait sans cesse, mais ne parlait pas. Ils avaient perdu deux fils, l’aîné durant la seconde guerre, le benjamin en mer lors d’une tempête. Seul était resté le garçon du milieu, l’oncle Albert. Et la tante Marcelle, la sœur de sa grand-mère, celle qui avait survécu. Ils avaient aussi eu une autre sœur, Jeanne, qui était morte à un mois. Il y avait tant de fantômes dans cette famille.
La grand-mère de Lise, Marie, aimait raconter toutes ces histoires du temps passé. Lise avait même fait un arbre généalogique rudimentaire sur ses indications. Du côté de son père au moins, elle savait d’où elle venait. Marie savait tout de la famille de son mari, de ses parents, frères et sœurs. C’étaient de grandes familles qui vivaient toutes dans le même village depuis des générations. Avec Marie, Lise arpentait le cimetière et récoltait devant presque chaque tombe son lot d’histoires. Tout cela s’emmêlait quelque peu dans sa mémoire, mais elle était éblouie par tout ce qu’il avait fallu d’alliances, de naissances, de morts et de remariages pour qu’elle voie le jour. Quand on y pense, chaque être est le fruit d’une longue lignée de rencontres. C’est aussi hallucinant que… d’observer les étoiles et apercevoir des galaxies lointaines dans un télescope surpuissant.
Lise est amoureuse du Finistère, de ses paysages, de ses côtes sauvages et âpres. Rude et beau Finistère du bout du monde, cette pointe qui s’avance dans la mer telle une péninsule, moitié terre, moitié déjà mer, la côte découpée, les plages de sable ou de galets, les ports, ancrages des marins aventuriers, cette idée que les voies d’eau, belles et dangereuses, relient les terres entre elles. Braver les dangers de la mer en furie pour nourrir sa famille ou relier entre eux des ports lointains, c’est toujours mettre l’homme face aux éléments, à l’immensité, l’intensité, leur éternité que l’on confronte à nos fragilités, à notre extrême finitude.
Lise sait pourquoi elle aime tant les ponts.