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Dans la première moitié du XXe siècle, un village rural devient le théâtre inattendu des conflits générationnels au sein d’une famille de six enfants. Une chronique se déroule sous les yeux attentifs du benjamin, Louis, prénommé en hommage à son père. Aujourd’hui, à l’âge adulte, il partage son récit. Avec une plume sensible et authentique, il possède un don particulier : l’amour pour ceux qui l’entourent. À travers une autobiographie empreinte de résilience, l’auteur nous convie à une saga familiale hors du commun.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Louis Delorant s’est servi de sa culture littéraire pour mettre en exergue un pan important de son existence. Sa plume s’est aiguisée au gré de ses lectures pour nous offrir "Chemin du retour", son premier livre publié.
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Louis Delorant
Chemin du retour
© Lys Bleu Éditions – Louis Delorant
ISBN : 979-10-422-2812-5
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Ce qui est oublié n’est pas perdu
S. Freud
La Vie m’a donné un fils, Grégoire. Grégoire m’a dit, « Donne-moi ta vie ». La voici, dans son authenticité singulière, avec mon ressenti, avec ma vision qui seront sûrement différents de ceux qui l’ont partagée. Mon interprétation intime de l’expérience ne correspond peut-être pas à celle des acteurs. Chacun construit sa personne dans la relation qu’il préfère.
J’ai rendu compte en forme de témoignage, tellement l’écart entre les conditions de la vie de ma petite enfance paraît grand avec celles d’aujourd’hui en 2009. J’ai écrit avec mes moyens qui ne sont pas ceux d’un professionnel. Je « tape » avec un seul doigt sur le clavier de l’ordinateur. C’est lent, mais cela laisse le temps de réfléchir au mot que j’écris et de le remplacer souvent avant même que je l’aie terminé. Je relis et je précise pour être au plus près de ma réalité de l’époque. Ce récit est donc à lire sans l’anachronisme si courant d’aujourd’hui. Nous sommes entre 1942 et 1967. Comme beaucoup de ceux qui revivifient le contenu de leur histoire personnelle, j’ai été frappé par le déroulement naturel d’une vie « toujours présente », à l’image des poissons que l’on ne voit pas au fond de l’étang. Pourtant, ils sont là.
Je n’ai aucun commentaire à laisser à Grégoire. Que les siens soient de lui, dans la gouvernance du bateau de sa vie sur la mer commune de la Vie. Simplement en forme de parabole, cette rencontre faite à l’hôpital avec une dame de quatre-vingt-quinze ans, en perte de mobilité. On l’assoit chaque jour dans un fauteuil contre la fenêtre. « Vous devez vous ennuyer, Madame ? » « Non, je pense et je ne garde que les bonnes pensées ». « Alors, peut-on dire que vous êtes heureuse ? » « Ce n’est pas le mot. Je suis bien dans mon être ».
Autobiographie pour Grégoire
La Vie porte ma vie
C’était un dimanche, le vingt-deux novembre mil neuf cent quarante-deux. Vers sept heures du matin, m’a-t-on dit. Je pesais dix livres et demie. Autant dire que j’étais un gros bébé et que ma mère avait souffert en me mettant au monde. Quelques-uns m’accueillaient, mon père bien sûr qui comme médecin avait aidé à ma sortie, ma grand-mère Charpentier, mon grand-père Lancien, ma sœur Flora. Ils étaient là, réunis dans la chambre de mes parents avec la chaleur du poêle Mirus qui protégeait de la température extérieure. Il faisait très froid. Les vitres se bordaient de glace. Dehors en contrebas du jardin des « Manjard », la « sapinette » 1entièrement recouverte de givre blanc se découpait dans le gris du ciel. À l’intérieur de la chambre, l’atmosphère était douillette. On imagine les linges blancs tout propres posés sur les chaises et les fauteuils, une bouilloire d’eau chauffant sur le poêle brûlant et une légère odeur de fumée de bois. Tous étaient heureux, ma mère de sa délivrance, moi de ma liberté, les autres de la bonne émotion du moment. Ils me donnaient le nom de Louis2, comme mon père et associaient celui de Marie comme ma grand-mère Charpentier. J’existais donc en Louis, Marie. Mais on ne me fit vivre qu’en Louis. Ceci advenait en Saintonge, à Montguyon, gros bourg du département qui s’appelait alors la Charente-Inférieure.3
J’étais si gros que l’on ne voyait qu’une boule de graisse à la place du nez et je respirais difficilement. Les choses se compliquèrent très vite avec l’apparition de l’impétigo sur mon visage. On craint pour ma vie. Il fallut me baptiser, mais l’église était trop loin et la température trop basse. L’Église vint donc à moi en la personne du curé Jamain qui m’ondoyait sur le champ. L’impétigo, quant à lui, venait de la machine à coudre. Les Allemands occupaient notre maison où un officier avait décidé d’établir ses quartiers, tandis que le reste de la troupe s’installait dans le grand pré de derrière la maison. Le tailleur des soldats avait réquisitionné la machine à coudre familiale. Or, il était atteint d’impétigo et c’est ainsi que ma mère qui utilisait la machine en cachette se contaminait sans le savoir. Son état empirait très vite à l’accouchement. On devait la transporter en urgence à la clinique de Libourne où pendant quelques jours son maintien en vie restait en suspens. Bref, nous survivions elle et moi, dans la confiance du lendemain.
J’aimais beaucoup mon berceau. Deux barres verticales rondes de métal peint en blanc, des pieds en arabesques supportant une mandorle horizontale en fer plat à laquelle pendait un filet. Dans le filet, un petit matelas gros comme un bel oreiller et sur l’oreiller, « Moi » heureux nombril du monde. Je regardais avec ravissement les voiles en tulle qui descendaient de la crosse de la tige verticale qui se dressait à la tête du berceau. Comble de bonheur lorsque les rideaux enveloppaient le berceau. Je pouvais alors rêver dans cet œuf blanc qui volait dans un univers encore matriciel. Marquer l’empreinte en creux de ma destinée. Un univers aimant dont des mains affectueuses venaient parfois bercer la mandorle. Je m’assoupissais et partais dans le laisser-aller bienfaisant de l’assurance d’être protégé.
Plus tard je saurais que mes quatre sœurs et mon frère avaient dormi dans ce berceau. Mes neveux et nièces s’y reposeront ainsi que mon fils Grégoire ; petit lien de mémoire temporaire comme peuvent l’être les bras des grands-parents.
Le pot de chambre fut un des premiers apprentissages de l’autonomie. Il devint imposé. Au milieu de la salle de bains, tout blanc, il m’attendait. Ma mère se fâchait, même quand je n’avais pas envie : naissance des conflits. Et découverte de la première odeur personnelle, du produit mystérieux de son corps. J’ai fait comme tous les enfants de la terre, dans la chaleur de l’été je me suis mis à genoux pour sentir de plus près cette chose bizarre, marron et arrondie ; « ça alors, j’existe ! ». Je crois que je devais chanter pendant que j’étais assis.
L’après-midi, je faisais la sieste allongé sur mon lit, dans la chambre de mes parents. Je devais donc avoir environ trois ans quand un jour j’entendais un plâtrier qui sifflait en travaillant au rez-de-chaussée. Je descendais en rouspétant pour lui dire de se taire et « de me laisser dormir ». Je recevais en retour une réprimande de ma mère d’une part pour avoir mal parlé à un adulte et d’autre part pour être descendu tout seul, ce qui m’était interdit. Ce souvenir d’initiative intempestive et de mauvais caractère ne m’a pas quitté, curieusement ! J’ai conservé également la bonne odeur humide du plâtre blanc que l’homme étalait sur les briques rouges. Le regarder faire me fascinait par « ce » qui se construisait de ses mains.
Nous habitions une grande maison sur rez-de-chaussée avec étage, de la fin du19e siècle. Mes parents l’avaient achetée en1929 un peu après la naissance de ma sœur Myriam. Les pièces où nous vivions au premier étage se disposaient de part et d’autre d’un couloir qui traversait toute la maison. On y accédait de la façade arrière par un perron soutenu de deux escaliers en pierre de taille et de la façade avant par de larges marches de pierre posées sur une terrasse sablée. Quand les portes de séparation s’ouvraient, nous voyions à la fois le pré du jardin de l’arrière et les ifs du jardin de devant. Côté sud, c’étaient les chambres et le bureau de mon père ; côté nord le salon, la salle à manger, la cuisine et la chambre de ma grand-mère donnant sur le pré. Sous le toit de tuiles, un grenier de toute la surface de la maison, éclairé par des lucarnes en chien-assis. Au rez-de-chaussée que nous appelions le sous-sol (semi-enterré), il y avait le garage pour la voiture ; une grande cave ventilée par des soupiraux où se trouvaient de vieilles barriques de vin ; un chai où l’on rangeait le bois coupé destiné aux poêles et aux cheminées. Un escalier de bois descendait à la cave. Chacun de ces endroits possédait sa personnalité, son odeur, son couloir d’accès, sa pénombre et ses zones noires. Des recoins un peu partout permettaient de jouer à la cachette. C’était une maison vivante, remplie de fluides variés qui pouvaient nous faire peur la nuit et nous combler de bonheur le jour. Tout cela était propice au développement des sens corporels et à celui de l’imagination.
Qu’aurait été la maison sans le jardin qui l’entourait ? On y entrait par une grille en fer forgé qui le bordait le long de « la côte du champ de foire ». Immédiatement on se trouvait sous la voûte de trois beaux ifs qui conduisait en nef jusqu’aux marches du perron. Trois grands tilleuls sur la gauche les dépassaient de leur hauteur. Côté nord de la maison, on pouvait courir sur les allées entre des massifs de légumes et un de framboisiers à l’abri de quelques poiriers. Un petit mur de moellons couvert de tuiles séparait le jardin de devant de celui de l’arrière. On arrivait sous l’ombrage d’un très haut tilleul à l’entrée d’un grand pré d’agrément. Là, deux rangées de pommiers se prolongeaient jusqu’au fond du pré, rejoignant la haie d’arbres de clôture d’avec la propriété voisine. Le long de « la route de Vassiac », mon père qui aimait cultiver avait planté quatre rangs de vigne qu’il « soignait » avec attention comme il le faisait des pommiers et des cerisiers. Il y avait aussi dans l’angle de la propriété mitoyenne de la maison de « La Justice de Paix », un petit poulailler où nous allions chercher des œufs. C’était l’endroit interdit dans la crainte que j’en laisse la porte ouverte. Je la sens encore dans ma main cette porte avec son cadre en planche de bois vieilli gris, son grillage « à poule » et son crochet à faire entrer dans l’anneau du piton fixé sur le montant.
Ce pré offrait une particularité intéressante, il surplombait côté sud le terrain de football communal où l’on descendait par un étroit passage, au travers de la haie de clôture. Ce fut ici, sans aucun doute, que je coupais (souvent…) concrètement et symboliquement le cordon ombilical familial. Enfin, dans le prolongement de la haie du terrain de football, on pouvait emprunter ce que nous nommions pompeusement « la rue du garage » qui nous séparait de la propriété de la famille Manjard, plus tard acquise par la mairie pour y construire un cinéma. Le côté sud de la maison possédait une vue pour moi capitale qui imprégnerait réellement toute mon enfance et adolescence : « La Vieille Tour » de Montguyon ou donjon du XIIe dont la ruine du haut « du Plateau » dominait le village et naturellement notre maison. D’ailleurs, la chambre où je suis né ouvrait ses fenêtres « sur » le donjon veillant sur moi en puissance tutélaire… de protection limitée dans le temps ; mais je ne le savais pas encore.
Ce grand jardin bornait le lieu de la première autonomie. Dans les beaux jours de l’été, au moins jusqu’à quatre ans, on me laissait le parcourir pieds nus. C’était un délice de sentir le sable ou les petits graviers qui chatouillaient le dessous des pieds. Il m’arrivait de m’élancer et de glisser volontairement dans les virages des allées, où je me faisais peur en courant vite ! Je n’ai pas encore parlé de la diversité des plantations dans les massifs : des rosiers bien sûr, mais aussi des palmiers, des buis, des figuiers, des lilas blancs et des bleus, des bambous avec anneaux, des roseaux le long de murs, des fusains contre le mur de la côte, des bignones orange et rouge grimpant sur la rambarde des escaliers de derrière, un arbre du Japon et même un grenadier exposé plein sud planté contre le mur de la maison de la famille Royé. Avec le recul je regarde tout cela en admiration de mes parents d’avoir su créer pour eux-mêmes et leurs enfants un environnement qui de nos jours fait rêver.
Dans chacun des deux massifs devant le perron d’accès du devant poussaient de belles pivoines roses du Japon. Très tôt on avait attiré mon attention sur le danger des fleurs qui accueillaient des abeilles souvent invisibles, cachées à l’intérieur. Qu’est-il donc passé dans le fluide de ce jour d’été de mes trois/quatre ans ? Ce dont je me souviens, c’est d’un petit garçon aux pieds nus qui gambade dans le jardin. Il enjambe la petite bordure de buis et il s’approche des grosses pivoines roses qu’il secoue pour s’assurer de l’absence de guêpes. Il se hausse sur la pointe des pieds, incline une pivoine vers son visage, la sent de l’extérieur et plonge son nez au cœur. L’odeur l’envahit, le submerge. Dans l’éclatement de ses sens, le rose pâle des pétales éclaire son cerveau, la chaleur du soleil l’inonde. Il n’est plus là… mais si, il y est plus que jamais, dans la découverte d’une communion insoupçonnée pour lui : une immersion dans la nature, une participation vivante à ce qui l’entoure, le ressenti d’une vibration universelle « reliante », créatrice de son être en soi non pas « à côté de », mais « avec ». Une vibration globale des cinq sens dans l’odorat, le toucher, la vue, le goût, l’ouïe, qui se joignent dans l’effloraison d’un sixième : l’émotion, ce mouvement harmonique unifiant l’unité avec le Tout. Plus en avant dans sa vie, il conceptualisera en microcosme et macrocosme. Pour l’instant, il vit d’une façon existentielle cette sortie de lui-même dans l’amour de la nature qu’il ressent en partage entre elle et lui. Ce moment-là je ne l’oublierai pas, c’est la fondation de ma structure.
Pieds nus sur la terre et caresse sur mes joues des pétales d’une grosse pivoine blanche.
Tout centré sur la naissance de ma personne, je ne me préoccupais pas trop de ceux qui m’entouraient tant je me sentais en affection. J’étais élevé pratiquement comme un enfant unique avec la seule présence de ma sœur Camillia, mais de quatre ans plus âgée. A trois ans j’apprenais à sentir les fleurs du jardin tandis qu’elle a sept se penchait déjà sur les premiers livres de lecture. Les trois autres sœurs et mon frère étaient en pension à l’extérieur. Seize ans me séparaient de ma sœur aînée Myriam (je suis né l’année de son baccalauréat !), quinze années entre ma sœur Flora, treize entre ma sœur Fabienne et dix entre mon frère Julien. Ils suivaient leur scolarité à Bordeaux pour mes sœurs et à Bétharam dans les Pyrénées pour Julien. Je les voyais un peu aux grandes vacances, mais sur le fond j’étais petit garçon seul. Seul ? Pas tout à fait.
Médecin de campagne, papa travaillait toute la journée du lundi au samedi inclus. Le matin, il recevait ses clients et l’après-midi, il partait en voiture pour les visites des malades qui n’avaient pas pu venir. Je le voyais donc à déjeuner, le plus souvent rapidement, en retard sur son programme. Je constatais les tensions qui s’établissaient entre lui et ma mère, « Louis, ton repas est encore froid… Je dois le faire réchauffer… Tu te fatigues trop… ». Il bougonnait et avalait les plats servis. Il avait un côté triste et le regard qu’il portait sur moi m’impressionnait de son affection bienveillante. Le soir pour dîner, il revenait tard de sa « tournée » et nous ne mangions pas toujours ensemble. Il ne manquait pas cependant de venir m’embrasser dans mon lit. La nuit le téléphone pouvait sonner ou la cloche de l’entrée carillonner. La plupart du temps c’était pour un accouchement, car en ce temps-là les femmes donnaient naissance à la maison. Il partait donc, sans savoir si « ce » serait rapide ou compliqué. La nuit devenait longue pour lui et pour maman. Et inquiète pour moi.
Il était né en 1890. J’étais donc un fils de vieux comme je l’entendis fréquemment par la suite. Il avait effectivement l’âge des grands-pères de mes copains de cours d’école. C’est sûrement pour cela que les liens que nous tissions entre nous deux s’imprégnaient d’un non-dit d’amour de chagrin, lui dans la conscience de l’accélération du temps de nos rapports et moi dans l’éveil diffus à une limite redoutée. Il compensait son absence par un surcroît de tendresse… qui n’excluait naturellement pas la sévérité à l’obéissance due par les enfants aux parents.
Maman, Marguerite, avait onze ans de moins que papa. C’était une femme au caractère affirmé qui savait ce qu’elle voulait. Son impulsivité non maîtrisée la conduisait à des situations d’excès qu’elle regrettait aussi vite qu’elle les avait fait apparaître. Même sur le tard, sa spontanéité lui jouait des tours. Dans ses soixante ans, je l’ai entendue un dimanche à la sortie de la messe répondre vertement à un homme jeune qui demandait l’aumône, « Au lieu de tendre la main, vous feriez mieux d’aller travailler ! » (en 1966 il y avait beaucoup d’offres d’emploi) Continuant notre marche je disais « Maman tu sors de l’église où tu as prié Dieu et tu réponds comme cela à cet homme ? ». « Tu as raison » dit-elle et dans la seconde elle retourne sur ses pas, la larme à l’œil, et tout en s’excusant donne un gros billet au demandeur. Ainsi était maman. Pas étonnant qu’elle se sentait incomprise et que de nombreux désaccords surgissaient dans ses rapports à autrui. Néanmoins, c’était une affective, émotionnelle certes, mais qui aimait foncièrement les autres. J’en parle aujourd’hui avec mes mots d’adulte, mais ils expriment la réalité de mon ressenti d’enfant : j’aimais beaucoup ma maman, mais elle était difficile à vivre.
Ma grand-mère maternelle, Marie Charpentier vivait aussi dans la maison. Vieille dame, aux longs cheveux blancs peignés en chignon. Les jambes fragiles, elle ne marchait qu’appuyée sur deux grosses canes en bois clair, terminées par des antidérapants en caoutchouc. Les escaliers lui étaient interdits et le plus clair du temps, elle restait dans un petit appartement qui lui avait été aménagé au rez-de-chaussée. Elle s’asseyait dans un fauteuil d’osier rembourré de coussins. Je plaçais un tabouret en bois sous ses pieds en soulevant ses jambes raides. Elle confectionnait au crochet des fichus de grosse laine, à mailles serrées. L’hiver, ses épaules en étaient recouvertes du cou jusqu’à la taille. Les femmes en jetaient un sur leur dos avant de sortir dehors, ou au réveil quand elles allaient dans les pièces froides vider la cendre des poêles et rallumer le feu. On emmitouflait aussi les bébés dans ses fichus. La plupart de mes neveux et nièces ont dû oublier les sommes qu’ils y ont effectués ! Des difficultés de digestion l’obligeaient à suivre un régime alimentaire particulier dans lequel j’appréciais le pain d’épice et les biscuits Lu. Elle avait un « cœur d’or », selon l’expression du temps et j’allais régulièrement solliciter quelques bonnes choses à manger. Je crois que c’est chez elle que j’ai dû commettre mes premiers petits larcins dans les boîtes en fer où elle rangeait ses friandises. Son appartement était chauffé par un poêle à bois Mirus de couleur verte avec quelques parties de mica sur la façade avant qui permettaient de voir à l’intérieur si le bois brûlait, s’il en restait, s’il y avait des braises rougeoyantes. On pouvait régler le tirage au moyen d’un petit clapet rond qui tournait ouvert/fermé sur la porte. On pressent mon immersion consentante dans ce monde de chaleur. Assise dans son fauteuil, grand-mère me donnait aussi des boudoirs. Je m’agenouillais contre ses pieds enfouis dans de gros chaussons douillets en feutre et je posais ma tête sur son grand tablier noir. Elle passait sa main dans mes cheveux en grattant la nuque du bout de ses doigts. C’était délicieux. Je m’assoupissais. L’été on installait son fauteuil sous le haut tilleul4 près du « petit garage » de derrière. On l’accompagnait s’y asseoir. On garnissait son tablier de fleurs du tilleul qu’elle triait pour ses futures infusions. De cette position elle surplombait le pré et les alignements de pommiers. Dans l’air un peu lourd de l’après-midi, elle écoutait les merles : « Tu les entends parler ? » me disait-elle. Cependant, cette quiétude, pour importante qu’elle fût, ne pouvait pas tout occulter. Elle portait en elle le drame familial.
Grand-mère était une des premières femmes qui aient divorcé à Montguyon en 1905, à l’issue d’un procès retentissant où une bonne fraction du village avait témoigné en sa faveur. (Je possède les minutes du procès) Elle avait donc dû quitter mon grand-père Albert Lancien, médecin du lieu, avec ma mère alors que celle-ci n’était encore qu’une petite fille. « Lancien » comme l’appelait grand-mère vivait encore dans sa maison de « la rue de la gendarmerie ». Il avait beaucoup de choses à se faire pardonner. Célibataire à la campagne, il s’était marié avec ma grand-mère grâce aux petites annonces, ce qui dénotait une certaine originalité au début du XXe siècle. Grand-mère vivait avec sa maman à Pougues-les-Eaux dans la Nièvre, son père entrepreneur aisé étant décédé depuis quelques années. L’union de « procuration » de mes grands-parents n’avait jamais bien fonctionné. « Lancien » montrait une avarice devenue proverbiale, manifestant une jalousie hors de propos en clouant les fenêtres de sa maison pour que grand-mère ne sorte pas dans le bourg pendant ses absences, et se comportant d’une telle façon a-sociable qu’il se fâchait régulièrement avec ses proches. Juste avant le procès, la maman de ma grand-mère était venue l’aider et le drame fut tel avec son gendre Lancien, qu’elle mourut à Montguyon. Drame absolu qui se prolongeait au-delà du jugement du procès quand grand-mère dut être hébergée par une famille compatissante de Montguyon… tandis que le grand-père Lancien refusait de participer aux frais d’éducation et de nourriture de sa fille… ma maman. On comprendra ici peut-être mieux la fragilité psychologique de maman après la traversée d’une enfance si pleine d’embûches familiales. Épreuves qui se poursuivaient donc entre la présence de grand-mère chez nous et celle de grand-père chez lui. Le temps ayant fait son œuvre de lissage et la progressivité de l’âge aidant, les choses s’étaient quelque peu adoucies. Les grands-parents n’abordaient plus leurs déboires conjugaux, mais lorsque grand-mère apprenait que « Lancien » arrivait, elle quittait précipitamment les lieux, déclarant : « Voilà le vieux qui vient. Je pars ». Grand-père avait quatre-vingt-six ans, grand-mère soixante-quinze et moi cinq : l’observation des tempêtes de la vie entraîne chez les plus jeunes la formation d’une compréhension de la réalité qui peut faire défaut à bien des adultes.
De temps en temps on m’envoyait chez grand-père pour lui porter son repas. Il m’est arrivé de le trouver endormi, affalé sur son fauteuil, les jambes allongées et les pieds dans l’âtre de la cheminée, les semelles de ses chaussures racornies par la chaleur. Je me souviens d’une fois où il m’avait emmené dans une chambre à l’étage. Il avait ouvert une armoire et sorti de dessous une pile de draps, une épée qui m’avait impressionné. Je le vois encore faisant des moulinets pour montrer à mes yeux émerveillés comment on se battait en duel avec les « boches »5. Las, de retour dans mon foyer mon père avait brisé le rêve en expliquant qu’ils’agissait d’une épée d’apparat donnée à grand-père avec le grade de capitaine à l’issue de la Première Guerre mondiale… qu’il avait passé à l’« arrière » compte tenu de son âge, cinquante-quatre ans en1914 !
Dans la famille il avait la réputation d’un original. Il était né à Montguyon d’un papa vétérinaire. Sa scolarité secondaire s’était déroulée à Montlieu où un « petit séminaire » situé contre l’église l’avait accueilli en sixième. Nous sommes en 1870… Il faisait ses études de médecine à Bordeaux puis à Paris. Une première tentative de mariage le distingua dans la commune. Le jour prévu, on trouva la porte de sa maison fermée. Il était parti à une exposition à Londres. Scandale. Désormais Albert Lancien ne serait plus désigné que sous le nom brutal de « Lancien ». On comprendra mieux pourquoi il passait des petites annonces en recherche de mariage dans les journaux ; aucune femme locale ne souhaitait s’unir à lui. Son caractère exécrable le précédait dans la vie et dans sa propre famille. Par exemple, apprenant la mort de son frère à Montendre avec lequel il était fâché pour une cause oubliée par les autres, il refusait d’aller à son enterrement, disant : « J’irai plutôt pisser sur sa tombe ». Des rumeurs concernant des « exploits cachés » parvinrent aussi à mes oreilles lorsque je fus adulte : on y parlait d’enfant illégitime qu’il aurait eu à Paris résultant d’amours secrets avec une jeune employée de maison. J’aurais donc eu un grand-oncle non signalé, gendarme près de Royan, mais ceci sans garantie… Avec moins de garanties encore, on me dit qu’il aurait assassiné un de ses professeurs de médecine lors d’une rixe dans une rue de Paris, rixe révélée par les confidences tardives de son compagnon d’alors qui deviendrait père d’un notaire de Saint Aigulin… De plus en plus sulfureux le grand-père ! Cela touche au romanesque. On ne prête qu’aux riches, dit-on… Cependant, j’appris d’une façon plus authentique qu’il possédait aussi ses zones de lumières. Mes parents m’envoyaient souvent faire des courses chez mademoiselle Doussarit qui tenait une épicerie près de la charcuterie Guichard. Elle avait une voix éraillée. Un jour elle me dit : « Tu sais, je suis encore vivante grâce à ton grand-père. Quand j’étais jeune, j’ai été malade du “croup”, ma gorge se fermait, je ne pouvais plus respirer et j’allais mourir étouffée. Ton grand-père est venu, il a pratiqué une trachéotomie à la base du cou sous l’endroit qui se resserrait, il y a fait entrer un tube et j’ai pu respirer. Des cordes vocales ont été sectionnées, mais cela ne fait rien. J’étais sauvée ». Cela se passait aux environs de 1890. Il fallait être bon médecin et courageux pour prendre le risque de réaliser une telle opération, qui plus est à domicile en pleine campagne. Ce jour-là, j’apprenais pour le reste de ma vie que nous étions un composé de couleurs… et jamais mono couleur.
D’autres aspects alimentaient le côté un peu hors norme de Lancien. Au cours du 19° siècle sa famille s’était convertie du protestantisme au catholicisme. Quand nous allions à la messe le dimanche à Vassiac, maman ne manquait pas de me montrer un endroit au pied extérieur du mur à droite en entrant : « Tu vois, c’est ici qu’est enterré un Lancien depuis plus de cent ans parce qu’il était resté protestant. On n’enterrait dans le cimetière que les catholiques ». Beaucoup plus tard, j’ai eu la confirmation par défaut de ces origines protestantes où, faisant des recherches généalogiques, je n’ai pas pu remonter avant les années de la Révolution. Le nom de Lancien n’apparaissait pas sur les registres paroissiaux catholiques. Les registres des protestants étant très parcellaires… l’histoire de France les avait entraînés à être prudents. La petite histoire des Lancien s’étoffait également d’un épisode qui me paraissait un peu légendaire : maman racontait que son ancêtre Elie Lancien6était originaire de Lille « en Flandres ». Pendant le Premier Empire, Vétérinaire dans l’Armée d’Espagne, il aurait connu une femme à Montguyon lors d’une halte de son armée qui descendait vers la frontière espagnole. Ils se seraient plu et il lui aurait promis de l’épouser s’il revenait vivant de cette guerre (1807/1814). Dans les archives des actes civils de Montguyon j’ai effectivement retrouvé la mention du mariage d’Elie Lancien « Artiste vétérinaire » et de Julie Grondin, « Accoucheuse » le 10 décembre 1819. L’histoire est belle… Je terminerai plus sûrement avec la découverte d’un village qui portait le nom de Lancien près d’Archiac en Charente-Maritime. Les habitants, « gênés » par ce nom qui provoquait les moqueries, le remplaçaient vers 1937 par St Martial sur Née. J’avais peut-être trouvé le départ de cette branche de mon arbre.
Albert Lancien vécu sa fin de vie en repentance dirions-nous aujourd’hui, en regrets (?) de ses agissements passés à l’encontre de grand-mère Charpentier. Il marquait une forte dévotion à la Vierge Marie. Régulièrement il se rendait prier dans une chapelle maintenant démolie qui jouxtait le « Couvent », école primaire privée située sur la route des Maine. Il y faisait froid. Il n’était pas assez couvert. Il attrapait une mauvaise bronchite. Un matin de janvier 1949, je le trouvais assis sur les marches de la grille d’entrée du jardin, recroquevillé contre le mur. Curieusement, il s’était habillé de son costume marron et de son gilet. Il tenait à la main une « lampe Pigeon », la mèche allumée. Ma mère arrivait en courant, « Qu’est-ce qui se passe, papa ? ». « Je vais chez ma fille avec ma lampe pour m’éclairer… ». Sa grande nuit commençait. Il mourait dans la journée. Ma mère m’emmenait le lendemain voir son corps, dans le clair-obscur du salon où l’on avait mis les volets en dôme et recouvert d’un drap le miroir mural. Je fis une prière pour lui, debout près de la flamme de sa lampe Pigeon. C’était mon premier mort.
J’ai retrouvé une photo de ces premières années familiales. C’est l’été. Je suis un petit garçon de quatre ou cinq ans, portant une barboteuse tricotée en laine avec un grand L sur le devant (L comme Louis). Chaussées de sandales en cuir, les jambes sont minces, avec les genoux légèrement rentrés vers l’intérieur. Les cheveux sont blonds, bouclés, longs jusqu’aux épaules, peignés avec la raie sur le côté et une grosse anglaise roulée au milieu du crâne, à la mode des années de l’immédiate après-guerre. Je dois le dire sans fausse modestie, mes cheveux particulièrement fins provoquaient l’étonnement. Chacun voulait les toucher en y allant de son petit compliment. Je réagissais par un profond agacement. Je n’étais pas la propriété des autres et je ressentais dans tous ces gestes un « vol » de ma personne. Combien de fois aussi ai-je entendu, « Comme elle est belle cette petite fille ! ». Je me renfrognais jusqu’au moment où je répondais par un coup de pied dans les tibias tout en disant méchamment, « Je ne suis pas une fille, je m’appelle Louis Delorant ! ». Ma mère me donnait une gifle et l’interlocutrice déçue ajoutait, « Il a mauvais caractère cet enfant ». En conséquence je ne voulais plus parler. Tout cela devait cesser. Vers cinq ans j’allais pour la première fois chez le coiffeur, monsieur Dupuis qui coupait mes belles boucles. Grand-mère avait beaucoup insisté pour qu’on lui rapporte quelques mèches. Elle les rangeait dans une boîte sur laquelle elle mentionnait de son écriture penchée très 19e, « cheveux de Louis ». Je les ai encore. Elle aimait ce genre de souvenir. J’ai découvert beaucoup plus tard une toute petite boîte avec ces mots de sa main : « Dents de lait de Lily », petit surnom qu’elle avait donné à maman. Aujourd’hui, je regarde ému les dents de lait de ma maman (née en 1901 !), des petites perles blanc nacré.
Parmi les scènes de l’extérieur, l’aspect des camions gazogènes m’impressionnait au plus haut point. Dès que j’en entendais le bruit très élevé, je courais jusqu’à la grille du jardin pour les regarder monter la côte en pétaradant. La « chaudière ronde verticale » laissait sortir par le haut un panache de fumée noire. Par le bas, des flammes jaunâtres s’échappaient par à-coups, juste à hauteur de mes yeux. Je revois précisément le geste d’un conducteur jetant une bûchette de bois dans le foyer et se retirer rapidement pour éviter le retour de flammes. Du feu, du métal, des explosions : la matière en mouvement, une énigme. D’autres événements étaient plus calmes dans mes quatre/cinq ans ; par exemple lors des processions de la Fête – Dieu fin mai début juin. Les petits enfants portaient des corbeilles recouvertes de tissu blanc avec un ruban qui passait derrière le cou, bleu pour les garçons, rose pour les filles. De Montguyon on rejoignait Vassiac avec des haltes au pied des calvaires devant lesquels un reposoir avait été installé. Face à un ostensoir, en accompagnement des chants, on jetait une pluie de pétales de roses que l’on prenait en poignées dans nos corbeilles… Une année maman avait même mis en place un reposoir devant la grille du jardin le long de la côte.
J’avais hérité des jouets de mes frères et sœurs et même pour certains de mon père ! Je pense notamment à des soldats style 1900 en terre cuite peinte à la main, qui feraient maintenant la joie des collectionneurs. J’avais un ours jaune provenant également de la fratrie. Tous ces jouets étaient en parfait état après un usage de cinq enfants. Je les ai tous cassés, les uns après les autres. Soit je les démontais pour voir ce qu’ils avaient à l’intérieur et je ne les remontais pas, soit je les ouvrais en force. Là encore, j’ai reçu de nombreuses taloches de ma mère. J’étais doublement déçu, d’une part dans la conscience d’avoir détérioré des jouets qui avaient de la valeur et d’autre part d’être réprimandé. Une pulsion non maîtrisée me poussait à ce passage à l’acte. Quelle joie j’éprouvais, à lancer nounours en l’air, lui prenant le bras pour avoir plus d’élan ; à le voir monter le plus haut possible dans le ciel ou dans un arbre et, comble de plaisir, à le voir retomber de branche en branche ; et à le rattraper dans mes mains avant qu’il ne touche le sol ! J’en ris encore.
Il fallait que j’aille à l’école. Le Couvent des Ursulines, établissement primaire de filles, offrait une première année mixte filles/garçons pour les tout-petits. Plusieurs raisons guidaient le choix de mes parents, la proximité (deux cents mètres de la maison), la présence de ma sœur Camillia qui m’y accompagnait, l’aspect « école privée catholique » qui convenait plus à ma mère. Je ne me souviens pas du déroulement de cette année, sauf qu’il me semble avoir été qualifié d’enfant dissipé, avec de la difficulté à se tenir attentionné.
J’étais encore dans la ouate de mon jardin et j’y étais si bien.
De ces années où le confort intérieur de l’enfant peut paraître immuable m’est resté gravé avec une grande netteté le jour de la kermesse paroissiale dans la propriété de la famille Manjard. C’était un très beau parc entre notre maison et la Vieille Tour, bordé à l’est par le terrain de football et à l’ouest par le champ de foire. On entrait par un portail en fer ouvrant sur le champ de foire. Une allée, bordée à droite d’une haie de petits ifs et à gauche d’un muret de pierre séparant un grand potager, conduisait au jardin. On voyait alors une pelouse ceinturée de petits buis et entourée d’une allée en sable. Les étals des vendeurs paroissiaux s’organisaient dans cet espace. On trouvait à acheter les habituelles broderies, la vaisselle dépareillée, les gâteaux faits « maison », les pochettes-surprises, les vieux jouets en bon état. L’un d’entre eux avait attiré mon attention : une Jeep toute rouge à pédales, mais neuve, avec une étoile blanche entourée d’un cercle peints sur le capot. Papa me l’achetait. Je fus comblé, car, par principe, mes parents ne m’achetaient aucun jouet ; « Tu as ceux de tes frères et sœurs… », ou ce qu’il en restait. La pelouse se calait sur une pièce d’eau que nous appelions la « rivière ». Celle-ci courait de la limite de notre pré jusqu’au pied de la Tour où un lavoir était aménagé. Les bords de la rivière étaient plantés de conifères plus que centenaires dont les longues branches basses s’étalaient en virgules jusqu’au ras du sol. Deux ponts de bois la traversaient. L’un plus large que l’autre que nous appelions le « grand » pont et l’autre, le « petit ». Les animateurs de la kermesse apportaient des canards vivants, tenus dans l’eau par une ficelle attachée à une de leur patte. Pour gagner un canard, il fallait lancer un anneau de bois et qu’il s’enfile en collier autour de son cou. Le jeu demandait de l’adresse. Il y avait un certain orgueil dans les yeux de ceux qui repartaient avec un canard vivant sous le bras. À côté de la pelouse, un marronnier d’Inde aux longues branches dominait l’espace. En dessous se trouvait le jeu des lapins, avec des planches au sol et des passages en portes numérotées. On achetait un numéro, on lâchait le lapin, s’il passait sous la porte de son numéro, on repartait avec lui. Plus loin, le parc des Manjard s’adossait en arrondi à la colline plantée d’ifs, surmontée de la Vieille Tour. En pied, la vanne du lavoir laissait s’écouler un filet d’eau qui épousait la courbe de la colline pour aboutir à un second lavoir contre une bâtisse de jardin. Au-dessus du ruisseau, du lierre tapissait le versant de la colline. Au milieu de l’arrondi du jardin, près du lavoir, de grosses pierres de granit rouge avaient été disposées en fer à cheval, avec des massifs de buis. Les participants de la kermesse venaient s’y désaltérer sur des tables en panneaux de bois posés sur des tréteaux… Les bouteilles de limonades et de bière, fermées par des bouchons de porcelaine blanche accrochés par une tige métallique, étaient maintenues au frais dans l’eau du ruisseau, cachées derrière le lierre. J’entends encore les voix qui résonnaient en écho sur la paroi de la colline et des arbres. Dans ce parc on pouvait voir aussi un grand magnolia, des massifs de roses, des roseaux plantés à l’extrémité de la rivière près de ma maison. On remarquait enfin, ou tout de suite en arrivant, la « sapinette », un sapin très haut qui poussait contre un réservoir d’eau, tout près de la maison des Manjard. C’était une belle demeure bourgeoise du XIXe, à un étage et haute toiture en ardoise, la seule du village. Il me reste en mémoire vivante le vécu de cette kermesse à la manière d’un tableau de Brueghel le Vieux. Quand les hommes et les femmes s’amusent.
Aujourd’hui il ne reste plus rien de ce parc si intelligemment conçu. La propriété fut achetée par la municipalité quand j’avais huit ou neuf ans. Elle devint le terrain de jeu privilégié des enfants du village et notamment le mien jusqu’aux années de l’adolescence. La municipalité y construisait un cinéma, coupait les arbres centenaires, supprimait les haies et les massifs, comblait la « rivière », remplaçait le ruisseau par une buse enterrée. Le terrain fut aplani et recouvert d’une couche de sable. Il ne restait plus à la Vieille Tour qu’à s’écrouler. Elle le faisait en janvier1982.
Les étés 1946/48 furent particulièrement chauds et secs. L’eau courante n’était pas encore installée dans la commune (elle le fut peu après). La capacité de notre puits devint insuffisante pour alimenter les besoins de la maison, bien que mon père y ait fait raccorder une pompe électrique avec un ballon de rétention. Nous sommes donc allés chercher l’eau à la fontaine de Fontcrose qui se situait en contrebas de l’église de Vassiac sur le chemin de Pineau. Nous partons avec de grosses bonbonnes de verre posées sur la brouette en bois. Nous empruntons la petite route de Vassiac remplie de la chaleur de la journée. Nous nous arrosons en riant à la fontaine. Chose rare, toute la famille s’est trouvée réunie à cette occasion : papa, maman, Myriam, Flora, Fabienne, Julien, Camillia, Louis. Quelques mauvaises photos noir et blanc en gardent le souvenir. À ce moment des saisons j’appréciais avec volupté l’odeur des foins coupés du grand pré de l’arrière de la maison. C’était l’événement joyeux de l’été. D’abord, la patience ; il fallait attendre que l’herbe soit le plus haut possible, tout en observant le ciel pour éviter qu’un orage malencontreux ne vienne aplatir ce qui avait pris tant de temps à pousser. Ensuite, l’obéissance ; interdiction d’aller se cacher à plat ventre dans l’herbe haute, ou bien résister à la tentation d’aller chercher ces fleurs des champs si jolies qui avec un malin plaisir croissaient dans les endroits hors de portée de la main. Heureusement, un sentier large de deux pieds traversait le pré de tout son long jusqu’au tas de fumier où l’on déposait les restes choisis de nourriture pour constituer une petite réserve d’engrais. Je le suivais avec soin en caressant, de la paume des deux mains étendues, le dessus des tiges d’herbe.
Le grand jour de la coupe arrivait enfin. Papa adorait faucher. Il prenait sa faux et s’avançait dans l’herbe. Un homme venait l’aider. Il fallait entendre le crissement des lames pénétrant la base de l’herbe. De temps à autre ils s’arrêtaient pour souffler ; ils en profitaient pour aiguiser le tranchant de la lame avec une pierre qu’ils sortaient d’un récipient humidifié ayant la forme d’une corne de vache. Ils donnaient ordre de ne pas m’approcher. Papa avait dû intervenir trop souvent pour des tendons d’Achille tranchés irrémédiablement. Quand l’herbe était coupée, je pouvais intervenir, la retournant et l’étalant avec un râteau de bois trop grand pour moi. Ensuite, lorsqu’elle était devenue sèche, le plus beau moment se présentait, celui de la monter en bottes. Elle devenait du vrai foin, dans une odeur sublime que les hommes de toutes les générations ont célébrée. Quel enfant de la campagne dans le crépuscule d’un jour bien chaud ne s’est pas senti au paradis, allongé sur une botte de foin sous une allée de pommiers ? Quand tout s’estompe, que la lumière du soleil passe le relais à celle de la lune, que dans le silence qui prend place quelques oiseaux isolés veulent encore se manifester, que dans les yeux mi-clos les premières étoiles du ciel apparaissent, quand tout s’unifie ; à ce moment-là notre perception ne franchit-elle pas une frontière invisible ? Adulte, j’entendrais parler de transcendance.
L’herbe coupée, le pré redevenait la grande aire de jeux. Mes premiers coups de pied dans un ballon de football ont eu lieu ici. Mon frère Julien de dix ans mon aîné fut l’initiateur. Ses copains du terrain de foot lui avaient confié la garde du ballon ; en cuir épais cousu main, avec une vessie à l’intérieur que l’on introduisait par un orifice assez large bordé d’œillets fermés par un lacet en cuir. Il m’apprenait à « shooter en l’air » pour commencer. La hauteur atteinte l’étonnait, « çà, c’est un paquet ! ». Ce qui m’étonne c’est de me souvenir aujourd’hui de cette scène très anodine avec tant de précision. L’été j’allais manger des pommes sous les pommiers du pré et l’automne je rouspétais que l’on m’envoie avec un panier pour ramasser celles qui étaient tombées des branches courbées sous leur poids. Le « fond » du pré à l’est était planté en limite d’une haie d’arbres assez hauts pour avoir leur cime au soleil alors que l’ombre de la maison au soleil couchant avançait à l’autre extrémité. Mon imagination s’en trouvait activée. Je rêvais de construire une grande cabane en bois dans les branches où j’aurais mangé une omelette sur une sorte d’avancée en balcon, en regardant l’ombre venir vers moi. Elle m’engloutissait. Je m’endormais.
Une année, vers mes six/sept ans, on tua un cochon dehors au pied de l’escalier de la cuisine. Je garde peu de souvenirs de cet événement si ce n’est une grande agitation dans la maison.