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"Contes pour le brouillard" propose à chaque lecteur une sorte de « géographie spirituelle », où les événements se déroulent souvent dans des lieux chargés de sens. Le style occupe une place centrale, teinté d’ironie et de critiques acerbes, notamment à l’égard de la religion chrétienne bourgeoise.
Nabih Youssef Saad, catholique rebelle et philosophiquement anarcho-communiste, donne à cet ouvrage une intensité sombre, des dénouements brusques et tragiques, laissant une empreinte durable dans l’esprit du lectorat.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Nabih Youssef Saad, un auteur aux multiples publications, dont le recueil de poésie intitulé "Les prosopopées indécachetables", paru en 2016, a déjà captivé de nombreux lecteurs. Son présent ouvrage, "Contes pour le brouillard", marqué par un style sombre et intense, s’inscrit dans une thématique bien définie. Il offre un divertissement fascinant pour un public averti, le plongeant dans une atmosphère littéraire à la fois ancienne et rafraîchissante.
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Nabih Youssef Saad
Contes pour le brouillard
Nouvelles
© Lys Bleu Éditions – Nabih Youssef Saad
ISBN : 979-10-422-3126-2
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À Élie Ferzly,
L’idole, l’homme héroïque, l’inspirateur,
le grand ami, l’accompagnateur ; le Londonien,
le Parisien, le Bostonien, l’immense voyageur
aux yeux bleu rêveur et océan, sans lequel ce livre n’aurait pas vu le jour ni sorti à la lumière.
À Élie Ferzly, le sage, le bon, l’aimé, l’aimable,
le REMERCIÉ !
Ces petites choses sombres que vous allez voir – ou lire – doivent être écrites. Ce devoir, qui est le leur, vit d’une nourriture littéraire qu’il faut envisager, pour des raisons aussi émotionnelles que stylistiquement rationnelles. Pas d’autres choix. Pas de ces paresses d’à moitié que l’on trouve fréquemment chez d’autres que moi, et qui mériteraient, de mes dédains pluvieux, les plus profonds !
Si j’écris ces nouvelles (nommons-les ainsi pour nous simplifier la tâche, y en ayant aussi des scènes, des sketches, des contes, etc.), à côté de mes autres intenses activités intellectuelles, c’est d’abord pour mieux concevoir la poésie de mon deuxième recueil en cours ; puis pour me soulager un peu, de temps en temps, des penchants existentiels durs qui exigent un état d’âme particulier afin de rédiger mes pensées intellectuelles sur ce qui concerne mon manuscrit de la Pensée ; – et surtout, pour vivre et expérimenter un nouvel essor d’élan vers la création, en attendant la seconde arrivée de l’automne et de l’hiver prochains, pour mon « roman » dont, tout de même, toute la partie théorique a d’ores et déjà été composée à la lueur d’une fort longue introduction. Écrire donc ces nouvelles, c’est se préparer à écrire le grand Roman, le long roman qui arrive. C’est en guise de respect.
C’est aussi afin de combattre toutes les sottises et autres bassesses qui surviennent sur la scène de ceux qui se disent « nouvellistes » ou foutus scénaristes. – Oui, mettons les fausses modesties hypocrites de côté. J’offre aux sots et aux commerçants vendus mes haines transmises par ce bouquet venimeux de nouvelles ! Puisque cette époque ne nous laisse plus la chance de nous montrer gentils, ni celle d’écrire de sages choses, tant il est des choses à y combattre à cause de nos authenticités, mes camarades et moi, qui ne puissent que trancher et qu’assumer, nous allons donc aux choses noires dont nous lançons orgueilleusement la haine à la face des vils optimistes du positivisme postmoderne à trois sous de deux merdes ! Nous avons besoin du « nouveau », d’une nouvelle substance ténébreuse à la pâte pourtant délicieuse comme un Mystère occulte de nourriture rare. Par conséquent, ces pièces-ci sont écrites d’abord contre la plupart des autres, et, après, pour moi-même et ceux dont les goûts ressemblent aux miens, – pour moi-même, car ce que je vais y conter, raconter et décrire, je ne peux plus le garder à moi-même, ni au fond de ma gorge ni au fond de mon estomac dégoûté, ni au fond de mon crâne fatigué et alourdi, ni au fond de mon sang noir et alourdi, ni au fond de mes os appesantis par tant de dégoût, de désappointements, d’occasions décevantes ! Je dois les faire sortir de moi ; les vomir, si vous voulez bien, sinon elles m’étoufferont, – elles m’étrangleront pour de bon, – les choses noires, et pourtant combien belles, de ces pièces écrites, nouvelles, contes sketches, etc. !
Tout me guerroie ; tout à moi s’oppose ; tout contribue à ma pauvreté, tout concourt à ma destruction, et cependant – cependant ! – je continue à écrire ; je poursuis ma tâche d’écrivain nocturne jusqu’à la moelle, dans les ombres de la nuit ; je ne capitule pas, je m’ingénie à mieux faire ; je n’ai pas encore succombé ; la vie ne m’a pas encore battu ; je guerroie, écrivain – poète – guerrier. Et je hais. Saintement, je hais. Au nom de la littérature bien « à dorée ». Ma passion de la mort fait la beauté de ma vie, et ma haine d’autrui, la guerre d’avec la vie ! Sera-ce en vain, tout ceci ? La lumière du monde haï, me verra-t-elle un jour ? Ou encore une fois, la destinée de mes manuscrits sera-t-elle accueillie par les obscurités des poussières sépulcrales, selon la loi de la malédiction héréditaire de notre triste famille ?
Mon pessimisme entêté et radical, au rythme d’un pesant brouillard au milieu duquel se promenaient mes tristesses d’homme, saura un jour récolter les fruits d’un meilleur avenir. Se peut-il qu’un génie, souffrant de mille souffrances affligeantes, ne soit enfin un jour récompensé ? – Douce récompense, j’assume mon pessimisme féroce et en brandis le pavillon haut avec la grandeur d’un pirate sur l’océan, naviguant interminablement, inlassablement…
Il nous faut ce prompt et inévitable retour à ces mots, chargés de beauté, comme « tristesse », « pessimisme », « affliction », etc.
Tout veut mon malheur, tout de la vie de cette époque-ci fait mon malheur et y contribue. Eh ! bien, j’adore ce malheur mien et maintenant l’admets ; qu’il franchisse même le seuil de mon empire et s’y insinue bien loin. Au bout, voire au milieu, la lumière ne saura que m’aimer, car s’il est une chose que la lumière aime par-dessus tout, et qui facilite sa tâche de lumière et d’expansion, c’est bien, et sans l’ombre d’un doute, la transparence !
[La mienne saura être aimée par la lumière]
D’ailleurs, parlant de lumière, il est ici adéquat de vous dire que ces pièces (nouvelles – contes – scènes – sketches, etc.) valent bien d’être montées en projets cinématographiques, et mériteront, au vu de leur ambiance descriptive et narrative et langagière, de devenir la matière de ce qui pourra servir afin d’en produire et d’en faire ce qu’on appelle, dans le monde du cinéma, de courts – métrages, de projets, voire de longs-métrages, et même des films, des films entiers.
Nabih Saad. Vendredi 3 août 2018,
Bibliothèque municipale ;
village de Hammana, Mont Liban, Liban
C’était sous le signe du brouillard, c’était au cœur de l’été cependant, que nous marchions. Et d’où sortit tout cela.
• • •
Vers la fin du mois de juillet et le début de celui d’août, à plus de 1800 mètres d’altitude, quelque part entre la Suisse et la France, beaucoup plus loin qu’un dernier village abandonné vers les contrées lointaines de la montagne, un père trentenaire et sa femme trentenaire emmenèrent leurs deux garçons, âgés de sept et de cinq ans, s’y promener. Il ne pleuvait pas. Et quand ils eurent pris leur voiture pour la conduire depuis le village qui était le leur – à 1300 mètres celui-ci – jusqu’au sommet d’où se jette le torrent, ils pensèrent qu’il ferait certes beau – vingt degrés tout au moins – et qu’ils pourraient en fait en profiter. Le matin, le père avait promis à ses deux fils qu’il allait les y emmener. Il ne pouvait plus leur mentir. Et comme en été, le soleil ne s’y couchait pas avant les 22 h pour de bon, ils conduisirent, l’espace d’une trentaine de minutes, afin d’escalader, les quelques cinq cents mètres qui les séparaient de leur destination surélevée, en automobile. Il leur fallait monter. Bien monter. Et ils le firent, tous les quatre, famille heureuse, quoique profonde. Ils montèrent, pneus en escalade. Or, il arrivait que l’homme fût un homme de lettres, notamment un dramaturge ces jours-là.
• • •
Ils arrivèrent. C’était inévitable. En voiture, ils avaient écouté de la bonne musique, genre rock ou métal. Mireille Mathieu aussi, peut-être bien. La mère chantait ; le père avait médité en regardant, par sa vitre ouverte, vers l’extérieur. Les deux garçons, assis sur le siège arrière, riaient, se sentaient contents de la présence bienfaisante de leur mère, sur le siège devant, qui aimait tellement leur père, et dont l’amour se lisait fort clairement dès le plus simple de ses regards dérobés jusqu’aux manifestations les plus déclarées émises par sa constitution de femme. Aimer un être difficile était un écueil voluptueux dont cette belle femme faisait les sentiments suavement curieux de ses jours. Et en voiture – qui montait très vite –, c’en fut de même. Aussi les enfants, beaux comme deux raretés réussies, en furent-ils, bien comme presque de coutume hormis quand ils pleurent, contents, emplis d’une satisfaction nouvelle. Et celle-ci avait la fraîcheur de l’altitude que gagnait le véhicule en montée – jusqu’au sommet de la montagne. Vivre déjà à 1300 mètres est une aventure vaillante ; monter à 1800 explorer la promenade qu’y offrirait la nature en est encore une tout autre, bien plus vaillant.
Ayant trouvé un pré désert et esseulé, le père stationna l’automobile près d’un marécage bleuâtre et applaudit avec une certaine finesse. Les deux garçons en descendirent, chacun tenant une épée en plastique, et, sans plus attendre, sur-le-champ coururent vers les bois farouches, mais accueillants qui les appelaient. La mère, cheveux naturellement roux, d’une divine blancheur toute faite, rit de bon cœur. Quand elle eut vu son époux accourir après ses deux enfants avec enthousiasme tout en se retournant vers elle en guise de souhait mignon, elle sortit de la voiture, mais en resta auprès, s’y adossant avec une tranquillité notée. Elle s’alluma artistement une légère cigarette, et regarda vers ses trois moitiés qui s’éloignaient dans le vide grandissant d’espace, et que plus loin un horizon de sapins et de hêtraies bornait, à l’orée duquel trois ou quatre collines inégales s’introduisaient en réponse pas trop vague.
Et cependant, malgré encore l’absence de la menace naturelle réelle, les trois entités masculines – l’homme et les deux petits garçons –, avec une sorte de brusquerie inouïe, furent prises par l’enveloppe d’une brume lointaine qui demeurait encore à l’état de frimas. Sur le pré ouvert, encerclé par quatre vallons d’où montait un brouillard hanté, ils disparurent. Comme par le sortilège d’une fascination soudaine, ils avaient disparu, tout en sachant néanmoins que physiquement ils existaient toujours, étaient à l’intérieur d’une géographie bien sue. La femme, adossée toujours contre sa voiture, fut prise par cette fascination aux saveurs de brouillard. Elle les vit disparaître. Et toutefois, elle les savait être là, – à deux cents mètres maximum d’elle. Pas plus loin. Paniquée par elle ne sait quoi, prise d’une peur inexpliquée, elle éteignit sa cigarette et s’engagea au fond du brouillard, à la rencontre des trois hommes qui formaient sa famille. Cependant, le sourire tranquille n’avait point quitté l’encoignure de ses lèvres cramoisies, de sa bouche très jolie. Elle se répétait que ce n’était point grave ; que c’est juste un brouillard banal, quoique densément lourd, et qu’il n’avait rien de solide. Il devait être aussi fugace et vaporeux qu’un sot vent de trop. Faisant tourner ces pensées-là au fond de son âme, elle courait – ou plutôt marchait vite –, s’enfonçant plus sûrement dans le corps du brouillard.
Celui-ci, comme une intelligence indépendante, montait des quatre vallons, dansant rituellement, et, se jetant des deux côtés horizontaux qui formaient le rectangle du pré étendu, on le voyait enfermer les quatre personnes, attaquant lentement aux flancs de l’espace verdâtre, avec des doigts de vapeur assaillant de tous côtés, forêt brumeuse sur les bois verts. On lui voyait des aspects de doigts ; on le voyait devenir de plus en plus étouffant, total, ubiquiste même. Il ne manquait plus que de lui entendre sortir, du fond de ses entrailles fascinatrices, des sons gothiques ou des voix effrayantes d’esprits errants. Or, c’est le rire des enfants et celui du père qu’entendait la femme qui marchait vite. À peine voyait-on trois ou quatre mètres devant soi, au cœur de cet étrange brouillard. Il n’avait rien de terrible. Mais sa forme mouvante, sa démesure d’expansion et la domination de l’étroitesse qu’il imposait à ses quatre aventuriers aux cœurs libres et hardis, le dotaient d’une étrangeté pour le moins mystérieuse, si elle n’eût pas été d’autant plus source à frayeurs créées. Marcher au milieu de ce brouillard, sur ce pré désert, nécessitait beaucoup de vaillance et un amour prononcé pour la nature, quelle qu’elle fût. Aussi dense qu’il eût semblé, ce brouillard-là, habité de doigts presque démoniaques et obscurément blancs, n’était pas craint par ces quatre qui y plongeaient. Au contraire, il leur inspirait une espèce de beauté, des expressions d’ébahissement – chacun à sa manière –, voire une admiration irrésistible. Ils en avaient été fascinés. Et comme arrachés par un enivrement, ils allaient encore plus de l’avant, encore plus loin vers la fin du pré. Le brouillard, menaçant et familier déjà, s’intensifiait davantage, s’appesantissait, masquait collines et sapins, déguisait sols et visages, dissimulait sons humains et feuilles de hêtres. Les deux enfants couraient, le cadet en premier suivi de l’aîné, en riant, frappant de leurs sabres les peaux cadavériques de ce brouillard marmoréen. Le père, dix mètres derrière eux, ses mains dans les poches, les suivait, regardant avec extase le brouillard immense qui les enguirlandait sans trêve. Et la mère, à deux cents mètres à l’arrière, s’exclamait ainsi : « Ah ! Bon Dieu, quel drap métallique nous tombe de ce ciel bleu ! » Elle s’immobilisa et s’étendit sur l’herbe quand elle entendit la voix de son fils aîné lui annoncer : « Eh ! Maman, n’aie pas peur ! De mon épée, je déchirerai ce drap et crèverai les yeux à ce brouillard maudit… » Les rires de ses frère et père achevèrent de tranquilliser la mère, à telle enseigne qu’elle s’alluma une cigarette nouvelle.
Cependant, les trois personnages masculins allaient toujours plus loin vers la gueule inhospitalière du brouillard accueillant. Il avait comme on ne sait quelle espèce de force tentatrice qui attirait quiconque s’y trouvait vers ses tentacules invisibles, et pourtant palpables. Il poursuivait sa tâche cyclique, faisant s’arrondir autour de ses trois victimes son linceul titanesque. Il avait l’aspect gothique et l’air fascinateur. On ne pouvait résister à sa beauté malade de blancheur. Et en dépit de cette cristallisation saugrenue, on y sentait un certain maléfice caché qu’y recelaient les tornades enroulées en laine froide – bien que dociles et encore inavouées ! – Ce maléfice qui y eût été senti, éprouvé dans sa ressource essentielle, dotait notre brouillard autonome d’une sorte de présence fascinante, d’une conscience que rien n’eût pu expliquer.
L’aîné, d’une intrépidité innée, s’engageait davantage dans son combat contre le monstrueux brouillard dont on entendait à présent les rires presque stridents. Mais ce fut une lutte inégale : d’une part un immense brouillard se rétrécissant de plus en plus autour des humains, venu d’une surface montagneuse incommensurable, et de l’autre un enfant de quelques années, au sabre en plastique, et trop petit pour pouvoir atteindre les régions élevées du monstre-brouillard afin d’en crever la source qui le nourrissait de plus d’épaisseur, malgré que déjà les bouts de sa robe soyeuse fussent caressés par le sol récepteur et d’une soumission maintenant révoltante. Tout ceci avait un aspect fantastique qui donnait sur la rêverie la plus efficace.
Le cadet, armé de fer, se joignit à son frère et tous deux couraient au milieu du brouillard qui les contournait sans merci. Ils y couraient cependant, dans une sorte de course effrénée, et leurs petits corps étaient assaillis, sournoisement, et de partout, par les griffes d’un brouillard qui s’entêtait dans son mécanisme d’étranglement en condensant de plus en plus sa masse énorme en une averse de méchantes blancheurs, dont la constitution n’avait pas encore accompli la finalité de leurs cibles projetées.
Tout à coup, le brouillard occupa toute l’étendue de la prairie. Plus rien ne fut visible. On était au paroxysme du mystère fantastique, bien qu’au cœur d’une réalité toute bête. Vallons, vallées, collines, cieux, montagnes, humains, végétaux, animaux, minéraux, maisonnées, chèvres, moutons, fleuves, cabanes, cimes et sommets, arbres et fleurs, furent engloutis jusqu’à la lie par ce brouillard-là aux densités effrayantes. La nature, assujettie, se trouva désormais dans le domaine de l’invisible. L’âme du brouillard ne fut pas venue sans une épouvante faisant cortège. Seuls les deux gamins n’en avaient point peur. Ils y continuaient leur jeu folâtre, sachant que la dangerosité de Monsieur Brouillard n’en était telle autant qu’il en eût voulu donner l’air. Leur innocence savait qu’il n’était qu’un corps inoffensif et que son agressivité n’avait rien de tranchant, n’était ni rupestre ni de fer féroce. Elle savait que scier ne faisait nullement partie de son objectif. Elle savait qu’il allait bientôt se dissiper, dévoré à son tour par les éléments inébranlables de la nature. Leur transparence transperçait l’opacité apparente du brouillard et la comprenait. Ils avaient conscience que le brouillard leur faisait juste jouer un mauvais jeu, et que sa bienveillance serait bientôt divulguée à leur courage, qui en aura été comme récompensé. Aussi, tous les deux continuaient-ils à se battre contre le brouillard, de leurs épées candides, d’y courir sans rien voir, d’y frapper sans rien sentir sinon de ces morsures froides et pourtant non marquantes qui étaient les siennes. Les leurs auraient fait plus de mal ! – Ils le savaient. Ils sentaient le secret des natures sauvages. Bien qu’il resserrât davantage sa prise maîtresse, le brouillard admettait les enfants au milieu de son sein. Quelle qu’elle eût été farouche, sa face générait des sourires. Et quelque redoutable qu’eût semblé sa gencive, elle n’avait point été moins généreuse en nectar salvateur. Les enfants le savaient. Ainsi y jouaient-ils. Ils recevaient le brouillard comme lui tendrement les emprisonnait. Mystérieusement, ils saisissaient ce langage secret et terriblement doux que la nature parfois leur communiquait à travers de certains de ses esclaves les plus dangereux et néfastes, comme le Brouillard, comme l’Ouragan, comme la Mer houleuse, comme l’Avalanche. Or un brouillard n’est jamais une avalanche. Il appartenait à l’immatériel, à l’abstrait presque, au métaphysique ! Il ne touchait pas. Il caressait férocement. Et c’est tout. Ils appréhendaient son secret. Ils en dessinaient, avec lui, sa destinée vouée à l’évanescence. Ils n’en avaient pas peur. Ils n’en craignaient guère les représailles. Aussi épais qu’il fût, il finira bientôt par se dissiper.
Ils couraient. Ils nageaient. Ils volaient dans le brouillard. Ils en combattaient les étoffes en couches nombreuses de leurs estocs ingénus. Ils marchaient. Ils y dansaient. Ils y tournaient. Ils y construisaient leur royaume aux innocences éternelles. Leurs rires confiants déchiraient les surfaces obscures du brouillard. Leurs rires de la tranquillité apportaient un doux soleil parmi ce décor lugubre qui n’en contenait pas. Leur angoisse n’existait pas. Et bien que tout fût invisible au milieu du brouillard, ils voyaient tout d’une clarté lucide, qui avait la sagesse des êtres insoucieux. Ils y jouaient, éternels enfants faits pour le jeu sacré. Ô innocence immortelle. Le brouillard, comprenant qu’il ne pouvait plus, mais décrypta alors le langage de leurs rires dictés d’en haut. Et se mit alors à dessiner, avec les deux enfants, leur jeu fantastique. Leurs coups de sabre furent alors reçus par lui comme un grand-père recevrait les griffures inconscientes de son petit-fils nouveau-né. Les mains du brouillard maintenant s’ouvraient. Les griffes en eussent été enfin coupées.
Le père, lui, apercevait les choses d’un angle tout autre. Hélas, c’est qu’il n’était plus innocent, lui. Malgré l’aveuglement où le brouillard le plongeait, il le savait momentané. Aussi sentait-il ses fils lutter et rire, et éprouvait-il le charme inattendu que leur offrait cette bizarre promenade et dont rien, à l’avance, n’eût annoncé pareille péripétie. Il aimait ce qu’il ne voyait pas. Comme sa femme plus loin, lui aussi s’immobilisa à sa place, au centre de ce brouillard-là. Il se mit ses mains dans les poches et regarda, pris de vertige. Or ce vertige cette fois était délicieux. Le père des deux enfants innocemment heureux était comme fasciné par l’aspect farouche du brouillard imprévu. Il s’y tint debout, et admira, contempla, médita ses allures fantastiques. À sa fascination s’ajoutaient l’émerveillement et l’enchantement. Toute cette panoplie des sentiments de la féerie, qu’il avait lus dans les nombreux bouquins qu’il avait lus, s’annonçait ici, entre les bras du brouillard dense, sur le toit d’un village oublié sur quelque montagne entre la Suisse et la France, par ce mois d’été impossible. Aussi réel et vivant et vrai que tout ceci lui eût paru et été, il éprouvait cette émotion que fait produire le domaine féerique de « l’incroyable ». Ce brouillard diabolique lui parut soudain avoir quelque chose de définitivement divin. Le père, écoutant ses deux fils jouer et rire dans le ventre du brouillard, regardait ; – regardait, ses deux mains dans les poches de sa veste grise. En effet, plus que de la simple fascination, ce brouillard portait, chargé en lui, un enivrement qui rendait ivre de splendeurs et de beautés quiconque s’y trouvait, à l’âge adulte, sans avoir su, avec préméditation, qu’il s’y trouverait. Enivré de brouillard au milieu du brouillard, l’homme ne se cherchait d’ailleurs aucun prétexte pour se le justifier. Il s’y laissait emporter. Il jouissait de tout ce bel enivrement que lui avaient offert les délices de ce brouillard farouchement aveuglant. Soudain, une envie de larmes le prit. Il y résista toutefois. À l’ivresse que présentait le brouillard à ses yeux de lecteur, le père y laissa s’ajouter celle que donnaient les rires angéliques de ses deux fils. Tout vraiment portait à l’émerveillement. Il se sentait dans un décor édénique. Pour une fois, il accepta de partager discrètement, et seul tout à fait, le sentiment d’être heureux d’avec ses deux fils. Ce brouillard, constitué a priori dans le but de contribuer au désarroi le plus complet et à la consternation la plus taciturne, rendait, paradoxalement, cette famille, à quatre, heureuse.
Le père s’enivra encore. Jamais pareil brouillard, si dense et épais, si terrible et menaçant, n’eût été vu de lui, ni de son vivant ni dans ses lectures illimitées. Comprenant que ses avertissements fugaces ne fussent plus entendus par ces quatre humains (les enfants en riaient ; le père s’en enivrait ; la femme s’en endormait), le brouillard se décida à se dissiper. Son piège ne s’avérait plus être durable. Son intelligence voguait sur l’essence d’une évanescence fondamentale. Cependant, la fascination enchanteresse qu’il causa à l’adulte, jusqu’à l’avoir même poussé au bord des larmes, avait eu quelque chose de voluptueux. Cette volupté adulte, qu’a éprouvée l’homme enivré, avait été le seul triomphe probable dont le brouillard tout-puissant et beau pût s’enorgueillir.
En regardant derechef, depuis son immobilité, tout autour de lui, il profita encore un moment du paysage embrumé où grandissaient ses deux fils – deux candeurs extraordinaires. Néanmoins, il comprit que la guerre, naguère livrée par maître Brouillard, allait très bientôt prendre fin. En effet, de brouillard devenu frimas et de frimas devenant lointaine brume, celui-ci prit – ou commençait à prendre – l’envol du départ, et les légions de son retirement attardé, touchées d’une prompte décision qui aurait revêtu l’austérité d’une religion fanatique, surent qu’ils n’avaient pas pu avoir raison de l’enfance. Celle-ci avait perçu la vérité de sa supériorité, en en ayant transmis la perception aux éléments environnants issus de la nature du brouillard. La promenade en était restée une, quoique reconnaissant l’écueil qu’y eût supposé l’aventure s’étant transformée en éventualité périlleuse. En vérité, à ce moment, l’homme se sentit avoir été un monolithe dans le brouillard –, un brouillard triste, c’est vrai. Il s’y sentit avoir été un monolithe foudroyé au milieu de ce désert embrumé ; un roc fourvoyé aussi, au milieu du foudroiement, et à l’égarement duquel le brouillard avait sournoisement contribué. Or, ses deux fils y avaient représenté deux soleils contraires à l’espèce dont provenait la nature du brouillard, et, par conséquent, ce dernier en eût été comme triomphalement vaincu. L’homme chercha encore, au fond de la pensée de sa raison, l’espace d’un dernier moment ultime avant la disparition annoncée de l’armée au brouillard – chercha à quelle sorte de pierre appartenait-il. Ne perdons pas de vue qu’il fut un homme de lettres, très sérieusement. Il avait aussi cette passion éperdue pour les culture et civilisation celtes. Mégalithe ? – Non, non, aucune pluralité. Cromlech ? – Que, nenni, il ne croyait plus à la multiplicité. Dolmen alors ? – pourquoi être funéraire et entouré d’autres pierres à l’allure funeste ? Bah ! Alors menhir plutôt que monolithe ! L’un et l’autre sonnent esseulés ! – non, la sonorité du mot menhir résonna mal dans ses oreilles solitaires ; – monolithe fut donc son option existentielle ; à la fois didactique et ancien, obsolète et nouveau, vieux et mignon ; – monolithe, oui, monolithe dans le brouillard triste. Ce sont les pensées indirectes qui visitaient sa raison enivrée pendant ce court moment d’effacement. C’est ce qu’il se décida à se sentir. Il appartenait, pendant ce bref instant d’allégresse, à l’histoire et avait l’impression de se trouver au-delà du temps, à des étages supérieurs dont la corne atteindrait le secret des druidismes celtiques. Par le baptême de ce brouillard, qui ne fut plus malfaisant, l’homme eut la conviction momentanée d’avoir dépassé le christianisme et d’être retourné dans les sphères du monde celtique. Cette belle conviction avait été, elle, moins éphémère que le brouillard. Aussi dense fût-il, tout brouillard est condamné à l’évanescence. Mais sa conviction avait l’éternité des pierres sacrées, la splendeur des pierres païennes. Mégalithe, menhir, cromlech, dolmen, il était tout cela au milieu du brouillard, mais, par-dessus, tout, il y était, savamment, monolithique. Monolithe. Un. Uni. Unique.