D'après modèles vivants - André Allais - E-Book

D'après modèles vivants E-Book

André Allais

0,0

Beschreibung

Les faiblesses, les passions et les imprudences de 5 avocats.

À son retour du congrès des Jeunes Avocats tenu à la Baule en mai 1980, le journaliste Jérémie Gélinas décide de mener une enquête de terrain auprès de ceux qui pratiquent cette profession dont le public ne connaît que les vedettes. Pour cela, il choisit Argençon, centre administratif et industriel du département de la Haute Seine où son correspondant, chroniqueur judiciaire au journal local, lui livre un bref échantillon d’avocats à interroger. Les entretiens avec ceux-ci lui procurent vite une matière plus riche que prévu, de sorte que l’entreprise prend finalement le tour d’un docu-fiction construit autour de cinq personnages principaux, révélant la complexité de chacun d’eux avec, selon la formule de l’éminent juriste Laferrière, « ses faiblesses, ses passions, ses imprudences ».

Plongez dans un docu-fiction qui révèle toute la complexité des personnages mis en scène, et découvrez la réalité de la profession d'avocat.

EXTRAIT

Pommereau de Longueperte est aux aguets. Il ne se sait rien de commun avec ces jeunes magistrats qui pensent que la loi est mal faite et cherchent à rétablir un équilibre par référence à l’équité telle qu’ils la conçoivent. Il s’attend à l’énoncé de principes qui ne seront pas à son goût. Son cursus ? C’est un ancien avocat. En 1956, il a contracté un engagement volontaire et est parti en Algérie où il a été officier de renseignement. Il est revenu au barreau et s’est fait intégrer dans la magistrature, il y a une dizaine d’années. Au mur de son bureau, il a accroché un exemplaire encadré d’une affichette intitulée Le cancer qui représente un drapeau tricolore où le rouge, frappé de la faucille et du marteau, sort de sa limite et envahit les deux autres couleurs. Nostalgique de l’Algérie française, il fait dire, le 11 mars de chaque année, une messe à la mémoire de Bastien-Thiry, fusillé à la suite de l’attentat du Petit-Clamart.
– Les données statistiques sur les accidents du travail mériteraient d’être largement diffusées. Elles feraient réfléchir ceux qui croient que nous ne sommes plus au temps de Zola. Petite ou grande, l’entreprise reste le plus haut lieu d’insécurité. Le pouvoir politique a fait son choix en ne dotant pas les inspections du travail d’effectifs suffisants. Ayant évalué leurs chances d’échapper à tout contrôle, des employeurs cyniques continuent à violer les lois. Le gain qu’ils font sur la protection des salariés relève d’une décision de gestion. À l’inverse, l’exemplarité de la peine n’est pas un risque quantifiable. Je demande donc à l’encontre du prévenu un an d’emprisonnement dont six mois avec sursis.

À PROPOS DE L'AUTEUR

André Allais est né en 1949. À l'issue de ses études de droit, il s’inscrit au barreau de la ville de province dont il est originaire. Au jour de sa démission en juin 2016, il exerçait comme associé d'une société d'avocats. Il est aujourd’hui avocat honoraire, se consacrant notamment à l’écriture.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 298

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



André Allais

D’APRÈS MODÈLES VIVANTS

Série en cinq épisodes

« Maîtres jongleurs, ils transforment le lieu et les personnes, et usent de la comédie magnétique. »Arthur Rimbaud Illuminations,« Parade »

C’était à la mi-mai 1980, dès mon retour du congrès des Jeunes Avocats tenu à la Baule auquel l’occasion m’avait été donnée de m’inscrire comme accompagnant. L’observation de ces gens dans leur diversité m’avait suggéré d’entreprendre une enquête sur l’exercice ordinaire d’une profession dont le public ne connaît que les vedettes. Ma démarche était de faire découvrir un métier au travers de rencontres avec ceux qui le pratiquent et ma prétention de rendre compte avec loyauté d’une réalité complexe. J’en ai été vite détourné. Mon tort fut de me fier à mon contact local qui me proposa d’emblée quelque chose qui ressemblait à une charade.

–Mon premier est un homme de 63 ans, doyen de l’ordre. Mon deuxième est un homme de 52 ans, bâtonnier en exercice. Mon troisième est un homme de 25 ans, fils d’avocat. Ma quatrième est une femme de 40 ans issue de l’université. Mon cinquième est un homme de 31 ans exerçant seul. Mon tout est un échantillon d’une belle ménagerie : le barreau d’Argençon. Et ces animaux-là gagnent à être connus. 

Sur une feuille détachée de son bloc, René Charreton avait inscrit les coordonnées succinctes des cinq avocats dont les noms lui étaient venus à l’esprit. À la quatrième de la liste, je devais la chance d’être là et le plaisir de revoir ce vieux filou. Il s’était présenté à moi pendant mon stage au quotidien L’Aurore. L’ancien ne tarda pas à me porter une attention paternelle. Je n’aurais jamais imaginé me trouver des affinités avec un journaliste qui s’épanouissait dans les faits divers où il servait une mixture de récit et de commentaire. C’était pourtant arrivé. Peu de temps après, René Charreton quittait Paris. Il avait choisi de revenir au pays à cinq ans de la retraite, persuadé qu’il est trop tard pour le faire lorsqu’on est inactif. Aux Nouvelles Dépêches, on le chargea de couvrir l’actualité économique et sociale ainsi que d’assurer la chronique judiciaire.

–Ils gagnent à être connus, je te le dis.

–Tu prêches un convaincu.

Je ne savais de la ville d’Argençon que ce qu’en disait la brochure de l’office du tourisme : le centre administratif et industriel du département de la Haute Seine situé sur les confins de la Champagne et de la Bourgogne. En arrivant en auto, j’avais pu vérifier qu’elle était entourée de belles forêts. La visite de l’Esplanade des Droits de l’Homme m’avait laissé une impression de déjà-vu. Son style sans ornement m’avait rappelé le Havre.

–Figure-toi que le quartier a été reconstruit après-guerre par un disciple d’Auguste Perret !

Selon le bulletin statistique de la Chambre de Commerce, l’agglomération urbaine dépassait les 65 000 habitants au recensement de 1975. Quant au barreau départemental, j’avais relevé qu’il comptait une vingtaine d’inscrits, plus la liste du stage. Il était dans la norme, la France se distinguant par un sous-effectif d’avocats par rapport aux pays européens de même niveau de développement. 

–Tu as toujours été rigoureux dans la documentation.

Les avocats sont loquaces, leur seule limite étant le secret des dossiers. Ceux que j’ai entendus me procurèrent une matière plus riche que prévu. Elle fut augmentée d’anecdotes collectées auprès de la gardienne du palais qui aurait pu s’en faire une petite rente. Lorsque le tout constitua un matériau abondant, l’idée me vint de briser le carcan du reportage au profit de l’équivalent écrit d’un docu-fiction. La rédaction enfin achevée, qu’avais-je donc produit sinon une fiction d’après modèles vivants ? Oui, une recréation construite autour de cinq personnages principaux, comme autant de points de vue combinés dans une suite chronologique, même si mon propos demeurait de suggérer la complexité de chacun d’eux avec, selon la formule de l’éminent juriste Laferrière, « ses faiblesses, ses passions, ses imprudences ».

Dans l’espoir qu’il retienne l’attention de l’une d’elles, je me décidai à soumettre ma série en cinq épisodes à diverses maisons d’édition. Ce fut le début d’une errance qui s’avéra infructueuse. Les titres proposés étaient peut-être inappropriés. D’abord, Le cœur de métier : fausse annonce de l’approche du sujet ; ensuite, Et la trace de leurs vertus : citation téméraire de l’hymne national ; après, Existent aussi en noir : référence hasardeuse au monde du polar ; enfin, D’après modèles vivants : expression pourtant employée sans contresens apparent. À chaque réponse négative, je m’autorisais cette métaphore volaillère, me répétant : « Le sot l’y laisse. »

J’en vins à imaginer que mon manuscrit n’était pas devenu sans raison un laissé-pour-compte de l’édition. « Une longueur d’onde d’avance », tel fut le slogan de La Voix du Lézard. L’aveu spontané de ma collaboration à la création de cette radio en janvier 1983 et le ton de mes chroniques sur les à-côtés futiles de l’actualité m’avaient ôté toute légitimité ou, pour mieux dire, m’avaient privé du droit d’aborder de vrais sujets et mettre mon nom sur un ouvrage digne d’intérêt. Du moins, c’est ce que je crus lire entre les lignes des motifs de refus de cette œuvre d’un auteur jugé présomptueux. Le dernier exemplaire en retour resta rangé, pendant de longues années, dans le tiroir de mon bureau sous les originaux de mes diplômes universitaires, presque oublié jusqu’à ce week-end de Pâques 2007 où je le découvris entre les mains de la fiancée de mon neveu, bien trop intrusive pour une pièce rapportée à l’essai.

–Jérémie, le déroulé de ton histoire est so vintage !

–Rends-moi ça, Olivia.

Je confisquai la brochure et répondit d’autant moins volontiers à sa réflexion que j’y avais pointé un néologisme et un anglicisme à clarifier. Malgré tout, l’idée fit son chemin.

Publié la même année, le Petit précis d’antépathie contemporaine de Lucas Fournier décrivit et nomma une maladie dont tous les cas connus dans le monde sont français. Les patients souffrent obsessionnellement du besoin de retourner vers avant. Un test de dépistage permet de savoir qui en est atteint et à quel degré. Alors qu’il n’existe aucun traitement probant de l’antépathie, seul un protocole compassionnel était proposé pour aider à mieux vivre le présent. Je trouvai dans la lecture jubilatoire de l’ouvrage un message subliminal : inscrire dans un accompagnement palliatif mon récit qui s’étend fortuitement de mai à décembre 1980, époque assez lointaine pour échapper aux contingences actuelles et assez proche pour y retrouver des idées familières déjà agitées dans l’effervescence qui précédait une grande échéance électorale. Ce projet saugrenu avait vocation à rester en souffrance.

Mais voilà que les années qui suivirent connurent une aggravation opportune de l’endémie favorisée par l’intérêt sans cesse croissant des Français pour la pensée décliniste. Ne serait-ce que sur un malentendu, ces circonstances nouvelles donnaient à mon produit fini une ultime chance de rencontrer des lecteurs en nombre suffisant pour mériter d’être édité.

Épisode 1 Norbert Vuillemin et autres

Le 19 mai

Norbert est cet homme ressemblant vaguement au duc d’Edimbourg qui passe sa robe ornée de décorations, avant de se rendre à l’audience correctionnelle. Il appartient à cette génération d’avocats nés dans les dernières années de la Grande Guerre et dans l’immédiat après-guerre, dont le début de carrière n’a pas été épargné par la tourmente générale. Retenons déjà que Norbert a fait ses études de droit à Paris puis est revenu à d’Argençon pour s’inscrire au barreau. Il a été mobilisé par malchance en septembre 1939, fait prisonnier par malheur en juin 1940 et rapatrié par miracle courant 1942. Il est entré dans la Résistance et a commencé à recruter son groupe chez les anciens prisonniers évadés ou libérés. Fin 1943, il a échappé par les toits à une descente de la Gestapo venue l’arrêter à son cabinet. Il est devenu clandestin et n’a reparu qu’en août 1944, pendant le soulèvement de Paris. Lui-même se sait être un personnage romanesque.

Quelqu’un actionne la sonnette.

–Le tribunal !

À l’audience, la lecture des jugements rendus est un moment ennuyeux qui peut favoriser l’assoupissement. Norbert consulte son agenda. La page du jour est celle de la saint Yves, le patron des gens de loi. On prétend que son esprit d’équité lui a valu le surnom d’avocat des pauvres. Traditionnellement, les membres du barreau d’Argençon se rendaient à la cathédrale afin d’assister à l’office religieux et les audiences étaient supprimées pour le leur permettre. Chaque année à cette époque, Norbert se félicite d’avoir profité de son bâtonnat pour mettre fin à une intrusion de la religion dans l’espace public. Quitte à rechercher un parrainage, autant aller voir du côté des dieux de l’Olympe à la retraite. Hermès serait tout indiqué, lui que Zeus avait désigné parmi ses fils pour être un guide à l’errance des hommes.

Selon la commune renommée, Norbert a été un brillant défenseur, une bête de scène. Depuis deux ou trois ans, il est devenu inégal. Il lui arrive de perdre le fil de sa plaidoirie et de partir en vrille. À une audience correctionnelle du début de l’année, il a connu un de ces moments de confusion. Il s’est arrêté dans ses explications et s’est mis à répéter ses nom, prénom, âge et qualité tout en levant la main droite comme pour dire « je le jure ». Il avait encore la main en l’air lorsqu’il s’est affaissé sur son banc. Il paraît que tout le monde s’agitait autour de lui. Plutôt que d’appeler les urgences, le gardien l’a mis dans sa voiture et conduit au service de cardiologie de la clinique Saint-Bernard qui n’a pu le garder. L’alerte a été sérieuse, car il n’est sorti de l’hôpital que quinze jours plus tard. Aujourd’hui, il se promet d’être bon, pour un vrai retour dans la lumière. Au banc de la presse, René Charreton est en conversation avec le journaliste parisien qu’il vient de lui présenter.

Le parquet a une curieuse façon d’audiencer les affaires. Aujourd’hui, il s’offre un tir groupé sur des infractions à la législation sociale : un lot de délits d’entrave et deux accidents du travail dont un mortel, l’affaire Pinguet. C’est Pommereau de Longueperte qui préside. Après avoir vérifié l’identité du prévenu, il expose les faits.

–Le 14 mai 1979 à 13 heures 50, M. Lucien Bieleki fut victime d’un accident du travail alors qu’il était employé en qualité d’ouvrier viticole par la société dont vous êtes le gérant, M. Roger Pinguet. Les circonstances de cet accident sont les suivantes : M. Lucien Bieleki avait pris place dans un fourgon Citroën conduit par l’un de vos salariés pour se rendre aux vignes. Il se trouvait assis avec ses compagnons de travail à l’arrière, sur un banc latéral fixé à la paroi. Le véhicule empruntait une allée forestière lorsque le conducteur fit un écart pour éviter une collision avec un sanglier qui avait surgi du bois, de gauche à droite par rapport à son sens de marche. Le véhicule déséquilibré finit sa course en heurtant violemment des grumes entreposées sur l’accotement. M. Lucien Bieleki fut projeté sur un coffre métallique non accroché et deux de ses collègues tombèrent sur lui. Grièvement blessé, il décéda à bord de l’ambulance des sapeurs-pompiers. Il résulte du dossier qu’habituellement, le transport de cette équipe se faisait dans un camion Renault autrement agencé. Le jour des faits, ce véhicule n’avait pu être utilisé, car vous l’aviez pris pour un déplacement personnel.

–Je reconnais les faits, mais pas le délit.

–Voulez-vous vous expliquer à ce sujet ?

–Sur l’imbroglio juridique, je préfère laisser parler mon avocat. Par contre, je tiens à vous dire quelques mots sur mon exploitation. Jusqu’en 1975, j’ai produit du bourgogne mousseux dont l’appellation disparaîtra cette année. Dès que j’ai eu vent de ce qui se préparait, j’ai décidé de jouer le jeu de la nouvelle appellation crémant de Bourgogne. Je me suis décarcassé pour bénéficier des mesures transitoires. J’ai obtenu le certificat de reprise de stock pour mes vins de base provenant des vendanges récoltées les deux années précédentes. Comme un pionnier, j’ai tout sacrifié à ma passion, mais n’en suis pas récompensé. Si ma production égale en qualité bon nombre de champagnes, elle n’a toujours pas droit à la reconnaissance promise. Moyennant quoi, je me contente des prix offerts par les acheteurs de la grande distribution. Voilà ma condition et, du même coup, celle de mes ouvriers pour lesquels je fais de mon mieux.

Ces explications ont fait sourire Annie Schickel, une jolie eurasienne fille d’un sous-officier alsacien et d’une collaboratrice indochinoise de Bellone, la revue éphémère des forces féminines françaises. Elle est le substitut que craignent d’affronter les patrons fautifs. On l’entend maintenant en ses réquisitions.

–M. Roger Pinguet ne s’est pas conformé aux règles élémentaires de prudence. L’utilisation de moyens matériels défectueux, connus comme tels de celui-ci, caractérise les mauvaises conditions de travail imposées à la victime. Il est constant que l’équipe à laquelle appartenait M. Lucien Bieleki était habituellement transportée dans un véhicule équipé de sièges parallèles à celui du conducteur et dans lequel les outils étaient séparés des voyageurs, car rangés dans un compartiment à part. Aucun des autres véhicules n’était ainsi agencé. Le jour de l’accident, M. Lucien Bieleki est monté dans l’un de ces autres fourgons tout autant affectés au transport habituel du personnel. Les faits sont établis par l’enquête de gendarmerie qui contient les déclarations concordantes des salariés de l’entreprise. Le tribunal retiendra que l’employeur a voulu l’état de choses dont l’accident est résulté. Il n’est évidemment pas nécessaire qu’il ait entendu provoquer l’accident ou ses conséquences dommageables. Il suffit qu’il ait sciemment négligé de se préoccuper de la protection de ses salariés. M. Roger Pinguet ne peut nier qu’à l’exception d’un seul, les véhicules utilisés pour le transport mixte de personnel et de matériel n’étaient pas sécurisés. En n’apportant pas la même attention à l’ensemble de sa flotte de véhicules, il s’est rendu coupable d’une omission volontaire. Il connaissait le caractère dangereux du fourgon utilisé par son personnel. Il avait donc conscience des risques auxquels ses salariés étaient exposés en cas d’accident.

Roger Pinguet, qui la fixait comme un hébété, s’en est détaché pour regarder la pluie ruisseler du haut en bas des grandes baies. À force d’être attaqué, il semble s’y habituer. Tant mieux pour lui.

–Je dis tout de suite au prévenu qu’il serait vain que son avocat invoque les circonstances dans lesquelles est intervenu l’accident routier pour y voir un caractère fortuit. La question n’est pas celle de la traversée du sanglier ou de la manœuvre du conducteur. Seules la configuration du compartiment arrière du véhicule et la présence du matériel simplement déposé à côté des passagers expliquent le décès de M. Lucien Bieleki. Dès lors, la décision que va rendre le tribunal devra être porteuse de sens tant pour le prévenu que pour les proches de la victime.

Pommereau de Longueperte est aux aguets. Il ne se sait rien de commun avec ces jeunes magistrats qui pensent que la loi est mal faite et cherchent à rétablir un équilibre par référence à l’équité telle qu’ils la conçoivent. Il s’attend à l’énoncé de principes qui ne seront pas à son goût. Son cursus ? C’est un ancien avocat. En 1956, il a contracté un engagement volontaire et est parti en Algérie où il a été officier de renseignement. Il est revenu au barreau et s’est fait intégrer dans la magistrature, il y a une dizaine d’années. Au mur de son bureau, il a accroché un exemplaire encadré d’une affichette intitulée Le cancer qui représente un drapeau tricolore où le rouge, frappé de la faucille et du marteau, sort de sa limite et envahit les deux autres couleurs. Nostalgique de l’Algérie française, il fait dire, le 11 mars de chaque année, une messe à la mémoire de Bastien-Thiry, fusillé à la suite de l’attentat du Petit-Clamart.

–Les données statistiques sur les accidents du travail mériteraient d’être largement diffusées. Elles feraient réfléchir ceux qui croient que nous ne sommes plus au temps de Zola. Petite ou grande, l’entreprise reste le plus haut lieu d’insécurité. Le pouvoir politique a fait son choix en ne dotant pas les inspections du travail d’effectifs suffisants. Ayant évalué leurs chances d’échapper à tout contrôle, des employeurs cyniques continuent à violer les lois. Le gain qu’ils font sur la protection des salariés relève d’une décision de gestion. À l’inverse, l’exemplarité de la peine n’est pas un risque quantifiable. Je demande donc à l’encontre du prévenu un an d’emprisonnement dont six mois avec sursis.

Une fois encore, c’est excessif, mais bien ficelé. Comme Annie Schickel est intelligente, elle sait qu’elle ne sera pas suivie par le tribunal dans cette composition. Pour le client, ce n’est qu’un mauvais moment à passer. À Norbert de le lui faire oublier. Le cher homme est confiant et c’est lui qui l’encourage.

–Je ne vous dis pas les cinq lettres, mais le cœur y est !

D’abord, introduire le doute. Le champ en est vaste car la seule chose qu’un avocat ne peut sérieusement remettre en cause est sa filiation maternelle. En l’espèce, la cause réelle de l’accident ne doit-elle pas être trouvée dans l’irruption imprévisible de l’animal et la présence des troncs abandonnés en bordure de route par une entreprise de travaux forestiers en faillite ?

–Si ce n’est pas la force majeure, il faut réécrire notre droit !

Ensuite, créer une rupture sur un thème pittoresque.

–La Bourgogne doit la première promotion de son vin effervescent élaboré selon la méthode champenoise à Alfred de Musset qui le vantait dans le poème intitulé Les secrètes pensées de Raphaël. L’actuel crémant de Bourgogne est issu d’un assemblage de cépages autorisés, selon des proportions définies. Le projet de Roger Pinguet est de proposer une cuvée blanc de blancs, exclusivement élaborée à partir de cépages blancs, qui révélera son originalité à la dégustation. Parfait à l’apéritif, ce vin aux arômes d’agrumes accompagnera à merveille des noix de Saint-Jacques ou des poissons de rivière. N’est-ce pas le défi de l’excellence ?

Terminer par la personnalité et là, il faut créer l’émotion. Norbert a un don pour cela. Il lui suffit de dire « c’est triste, c’est très triste » et les larmes lui viennent. S’approchant du tribunal, il ôte alors ses lunettes pour montrer ses yeux humides et termine ses explications, la gorge serrée. Aujourd’hui la forme est destinée à plaire à un président nostalgique de la marine à voile et des lampes à huile.

–En septembre 1939, Roger Pinguet a tout juste 8 ans quand son père meurt accidentellement, quelques jours après avoir obéi à l’ordre de mobilisation. On ne parle pas encore de la drôle de guerre. Ironie du sort, le malheureux est enseveli à la suite de l’effondrement d’une galerie dans un ouvrage inachevé de la ligne Maginot, l’orgueilleuse cuirasse du Nord-Est. Le grand-père pensait bien ne jamais retourner aux vignes, ce vieux paysan dont le visage terrien évoquerait la physionomie de Jean Gabin dans ses derniers rôles. Le voici qui reste le seul homme de l’exploitation. Autour de lui, il n’a que femmes et enfants, mais il est demeuré « l’ancien » et ne l’oublie pas. Sa vieillesse n’hésite pas devant le suprême effort. Malgré son extrême douleur, c’est lui qu’on voit organiser les vendanges. Un sourire d’orgueil glisse sur ses lèvres tandis qu’un citadin endimanché le complimente bientôt sur la qualité de son vin. Le petit Roger est à l’école de la souffrance, la grande école qui remplace les beaux discours par la leçon de l’exemple. Il tirera le meilleur profit de ce premier apprentissage. Instruit à ne compter pour rien les meurtrissures de la route, il ira ensuite à son but, les yeux fixés sur cet idéal de droiture.

Il s’établit un silence que Pommereau de Longueperte se décide à rompre en annonçant que l’affaire est mise en délibéré après la suspension d’audience. À coup sûr, ils reviendront pour ne prononcer qu’une simple peine d’amende.

Le 24 mai

L’insomnie du week-end est devenue habituelle. À l’époque des premières manifestations de ces troubles, Norbert avait pour médecin son ami Édouard Wolf. Il lui parla de son sommeil incertain et l’animal se contenta de lui photocopier quelques articles publiés sur la question. Norbert n’y trouva rien de pertinent. Le fait qu’un quart de la population française souffre d’insomnie lui était indifférent. Il n’avait que faire de savoir que la plupart des insomniaques laissent s’installer un cercle vicieux qui conduit à un état chronique. Il voulait pourtant croire qu’il existait des solutions à son problème. Pour ne pas dérégler son horloge interne, il s’astreignit à aller au lit et à se lever à heures fixes : aucun résultat. Il s’avéra d’ailleurs que ces règles d’hygiène étaient le fruit d’observations imparfaites. Il lui fut dorénavant prescrit de ne pas se coucher avant d’avoir sommeil et ne pas rester au lit alors qu’il ne dormait pas : pas mieux. Il continuait à passer des nuits entières entre deux eaux. Le lendemain, il en ressentait les effets négatifs sur sa capacité de concentration. Et voici que ce cher Édouard Wolf mourut prématurément d’un cancer. Il avait été longtemps le seul généraliste de la ville à posséder un appareil de radioscopie. Il tenait son succès à ce bonus qu’il offrait à ses patients, une veste en tweed pour seule protection. Il n’en profita pas durablement.

Bref, Norbert a dû se trouver un nouveau médecin et il ne sait pas encore s’il doit lui faire confiance. À la première consultation, le jeune homme lui a fait comprendre qu’il est vain de traiter les symptômes d’un mal dont on n’a pas cherché la cause. A priori, il a avancé le surmenage. Norbert lui a répondu qu’il travaille moins qu’autrefois, l’efficacité venant avec l’expérience. Le médecin a eu l’audace d’insister. À performances intellectuelles égales avec un sujet jeune, un sujet âgé se troublera s’il est bousculé. Il a même ajouté qu’outre les insomnies, le surmenage induit d’autres problèmes comme une chute des testostérones. Norbert a éludé cette question indiscrète. Il ne connaît aucune difficulté sur ce plan, même avec des femmes mûres.

Une mise au point s’impose à ce sujet. L’atavisme qui pousse les hommes à chercher une femme en âge d’enfanter, faisait que Norbert n’était attiré que par les femmes de toutes origines, certes, mais jeunes et avec balconnets et jarretelles. Les choses étaient claires jusqu’à une date récente, celle du cocktail parisien où son regard a brièvement retenu celui d’Alice Saunier-Seïté, à un moment où elle se passait la main dans les cheveux. L’attention que lui portaient ceux qui se pressaient autour d’elle, ne tenait pas seulement au prestige de ses fonctions au gouvernement ou à ses responsabilités dans le parti giscardien. De même, il était évident que pour l’approcher, il valait mieux appartenir à l’establishment de la Ve République comme tous ces universitaires, hauts fonctionnaires et élus ainsi réunis. Pour un instant, Norbert en vint à regretter ses choix historiques et sa décision de ne plus briguer aucun mandat électif. En fait, une constatation s’imposait : il était devenu sensible au pouvoir de séduction des femmes mûres dont il se détournait jusque-là. Ces nouvelles dispositions d’esprit favorisèrent quelques rencontres inattendues avec des partenaires plus âgées qu’auparavant, mais assumant tout autant leurs désirs. Norbert y voit la preuve que sa libido est loin d’avoir décru avec l’âge. C’est par simple précaution qu’il lui arrive de se faire des tartines à la pulpe de gingembre, condiment réputé depuis l’Antiquité pour ses propriétés naturelles.

En janvier de cette année, Norbert a eu ce foutu passage à vide en correctionnelle alors qu’il plaidait une banale affaire de vol. Arrivé à la clinique Saint-Bernard, il s’aperçut qu’il ne pouvait plus parler. Il avait à peine la force de tenir un crayon pour communiquer par écrit. Il était parfaitement conscient, ce qui décuplait sa frayeur. Le lendemain, il se réveilla à l’hôpital où on l’avait transféré. Il avait recouvré la parole, mais les médecins semblaient se liguer contre lui pour ne pas le relâcher. Il resta dans l’incertitude pendant deux semaines. À son cabinet, le petit Serge Malarmé se débrouillait bien. Pour les audiences, il mettait à contribution ses copains de l’Union des Jeunes Avocats qui ne rechignaient pas. Ce geste de solidarité lui fut d’un grand réconfort. Serge Malarmé exprimait l’impatience de Norbert à revenir au palais en disant à ceux qu’il y rencontrait : « Le patron rue dans son brancard. » Mais les jours passaient et il demeurait préoccupé par la fréquence de ses moments de désorientation.

En guise de contribution à sa récupération cérébrale, Serge Malarmé lui apporta du bureau un magnétophone capable de lire la première cassette (1870-1918) extraite du coffret Troisième République : Les chants de la révolte que Norbert lui avait prêté pour parfaire sa culture politique. Elle commence par la production d’Eugène Pottier sur les événements de la Commune et s’achève sur une chanson collective recueillie au front par Paul Vaillant-Couturier. C’était l’intention qui comptait. De son côté, Éric Lethérond qui fut aussi son collaborateur, avait trouvé dans un vide-poche du cabriolet 504, l’enregistrement qu’il cherchait de La grosse valse, une comédie en deux actes de Robert Dhéry mise en musique par Gérard Calvi, le compositeur dont Marcel Achard disait qu’il a le bécarre hilarant. L’action se situe au poste de douane d’Orly, à l’arrivée de l’avion de Bangkok dont débarque un clown international. Pour qui connaît le goût de Norbert pour l’opérette et ses déclinaisons modernes, le succès était assuré. Ce que personne ne pouvait imaginer c’est son réveil pulsionnel à l’écoute des intonations sensuelles de la voix de Liliane Montevecchi dont la prestation sur la scène du théâtre des Variétés l’avait subjugué, quinze ans auparavant, dans le rôle de la Fouillança pressée par le douanier de déclarer ses porte-jarretelles, ses négligés noirs en dentelle et tout le choix de ses petites culottes de soie.

Sa sortie de l’hôpital en taxi ne fut quand même pas une fête. L’itinéraire emprunté lui donna l’occasion de tester son acuité intellectuelle. L’auto était une Rekord diesel, sans aucun doute. Il passa au pied du rocher couronné par les vestiges du château fort. Norbert n’avait pas oublié qu’il n’en reste que les ruines du donjon et une tour du xive siècle. La ville moderne s’ordonne autour de l’avenue de la Libération jusqu’à la porte sud du parking des Droits de l’Homme aménagé sous la dalle de l’esplanade éponyme qu’il identifia. Au-delà, c’est la rue de la Préfecture qui descend vers la Seine. Chemin faisant, il reconnut effectivement la Préfecture dont les jardins se prolongent par le square Cardinal-Daniélou anciennement square Félix-Faure, ce dont il était soudain moins sûr. Il se fit déposer plus bas, tout en payant la course jusqu’à chez lui. Le tout était maintenant de retrouver sa rue dans le quartier, son immeuble dans la rue, son appartement dans l’immeuble. Le taxi devait le suivre au pas en gardant ses distances. Tout se déroula bien, à part le contretemps chez la concierge qui insistait pour l’accompagner à sa porte.

Depuis ce jour, il a noté un changement dans la hiérarchie de ses préoccupations. Son souci est moins son cabinet dont la clientèle ne se renouvelle plus, que sa mémoire qui lui joue des tours. À force d’y réfléchir, il s’est inventé un exercice consistant à se concentrer sur des événements récents. Là, il a décidé d’évoquer sa participation au rallye équestre organisé le 1er mai par le barreau d’Évry. Il s’est rendu à cette invitation en forêt de Fontainebleau. À l’aller, l’itinéraire traversait sa partie ouest avec de belles vues et des passages escarpés. Le temps était exceptionnel. La trentaine de participants avait déjeuné à l’auberge. Quel était son nom ? Le groupe avait été rejoint par d’autres personnes à cheval, elles aussi. Qui étaient-elles ? Il y avait l’officier commandant la gendarmerie de l’arrondissement. Quel était son grade ? Une fois de plus, il déplore que ces questions restent sans réponse.

À l’inverse, Norbert constate que des faits plus anciens lui reviennent avec précision comme certaines scènes de sa vie en captivité. Au stalag, il avait été coopté par les membres d’une société académique autoproclamée. Selon un rythme hebdomadaire, ils donnaient leurs conférences par série de deux. Le pari était de se présenter sans notes. Norbert prenait souvent la parole à la suite d’un ecclésiastique maniéré qui cherchait à accroître l’intérêt de son discours par l’expression corporelle. Il usait tant de l’expressivité du visage que des gestes de la main souvent prolongés par le bras qu’il décollait de son corps. Il avait compris que l’on peut obtenir une grande variété de positions en combinant la rotation de l’avant-bras limitée à 180°, celle de l’épaule atteignant 360°, ainsi que les mouvements autonomes de la main. Il s’était ainsi composé une panoplie de gestes qu’il avait dû mettre au point dans sa sacristie, devant le miroir servant à ajuster les habits sacerdotaux. Mais un prêtre privé de ses oripeaux est un clown sans perruque qui tourne ni nez qui s’allume. Norbert l’emporta sans peine, grâce à sa série d’exposés sur les acteurs principaux de la Révolution Française. Ce fut surtout sa conférence sur Condorcet qui fit sensation alors qu’il avait confié à quelques-uns qu’il la ferait de chic.

Le 26 mai

En élisant Bernard Casagrande comme bâtonnier, les avocats de la Haute Seine ont mis à leur tête un homme qui se donne des airs de condottiere à la crinière grisonnante. Avec lui, ils ont pris des habitudes déraisonnables. Par exemple : les déplacements collectifs pour se rendre aux réunions professionnelles se font maintenant en avion d’affaires. La caisse de règlements pécuniaires qui a engrangé les intérêts du maniement de fonds depuis sa création, est devenue une dame généreuse qui dépense sans compter. Ces facilités pourraient être un facteur de démobilisation. Eh bien, non. Aujourd’hui, la discussion en assemblée générale sur le projet de loi « Sécurité et Liberté » fait salle comble. Norbert s’étonne de la vitalité de ses confrères qu’il croyait devenus des boutiquiers, supposant que les avoués intégrés avaient déteint sur toute la profession. Il les entend parler avec crédibilité des libertés publiques, de l’indépendance des juges, des droits de la défense et de la protection des victimes. Sur ce dernier point, l’un d’eux va même jusqu’à souligner qu’en instaurant une réduction de la peine encourue par le délinquant qui aurait déjà indemnisé la victime, la loi ne profiterait qu’aux couches sociales les plus favorisées. Un autre, Laurent Grémillet, qui a bien du mérite d’être le fils de son père, a cette belle formule : « À ceux qui affirment que la sécurité est la première des libertés, je réponds que la liberté est la première des sécurités. » Il ne semble pas avoir hérité des travers des deux ou trois générations d’avoués dont il est issu. Ces chers avoués… Ils ont bien négocié la suppression de leurs offices. On les a indemnisés de la perte du droit de présenter un successeur et l’indemnité versée était égale à la moyenne des produits demi-nets des cinq dernières années multipliée par un coefficient compris entre 4 et 5,5. Ils se sont trouvés dans la situation de commerçants auxquels on aurait racheté le fonds et qui continueraient à l’exploiter. La plupart d’entre eux ont constitué ensuite des sociétés civiles professionnelles, les autres s’apprêtent à le faire. Sous couvert de cession de parts à leurs jeunes associés, ils vendront à nouveau leur clientèle, au plus tard le jour de leur départ en retraite.

Bernard Casagrande a agi comme ses semblables. S’il fait figure d’exception, c’est à cause de la personnalité de France Bartholomé qui a rejoint son cabinet. Belle plante aux cheveux auburn réunis en une courte queue de cheval, cette femme de 40 ans vous regarde droit dans les yeux. Le fait qu’elle a enseigné à Nanterre explique peut-être qu’elle soit moins intéressée par les idées que par la discussion. Elle a plus envie de débattre que de convaincre. Elle donne quelquefois l’impression de ne fixer sa position qu’après avoir parfaitement appréhendé celle de son interlocuteur. C’est sans doute une nécessité ludique qui la guide à ce moment. Aujourd’hui, elle est gâtée : une fois encore, elle va braver Michel Desormeaux.

Au commencement était le binôme Desormeaux-Vuillemin. Tout au long de leurs études de droit, on les tenait pour inséparables. Mais au jour de la déclaration de guerre, Norbert avait déjà prêté serment alors que Michel Desormeaux se complaisait dans son statut d’étudiant, ayant trouvé le doctorat comme moyen de retarder son entrée dans la vie active. Il se ravisa après avoir mesuré la chance qu’il avait d’être démobilisé et intégra le cabinet de son père. Norbert passa à la clandestinité peu de temps après son retour de captivité. À la Libération, Michel Desormeaux contribua à sa réinstallation en lui adressant des clients. Il était courant que des jeunes avocats comme eux se lancent dans la politique, mais les événements qu’ils avaient vécus différemment, les conduisirent à des choix opposés. Michel Desormeaux était d’un anticommunisme viscéral. La disparition de l’Empire Français le rendit haineux à l’égard de tous ceux qu’il tenait pour responsables de ce drame. Le fait que de Gaulle, revenu au pouvoir, fasse sienne la doctrine de la décolonisation, fut l’apothéose. Le concile Vatican II le conforta dans sa conviction que le monde était devenu fou. En mai 1968, il dénonça ceux qui se prévalaient des libertés publiques pour mieux les anéantir, se disant prêt à quitter le pays, mais pour aller où ? Les anciens ne cachent pas leur souvenir amer de son passage au bâtonnat. Son penchant naturel l’entraînait à attiser les conflits plutôt qu’à les apaiser. Il avait réussi à se mettre à dos les deux chefs de juridiction : le procureur pour lui avoir adressé une lettre ouverte, le président pour avoir pris la pose devant la porte de son bureau, les deux pour son propos cité sous la photo à la une des Nouvelles Dépêches, selon lequel ce tribunal était une vraie pétaudière. Bien sûr, il se défendit d’avoir dit ces mots au cours de l’interview. C’était juste une boutade en raccompagnant la journaliste. Et puis, il y avait le ton de ses nombreuses circulaires internes qui se terminaient invariablement ainsi : « Vous voudrez bien m’accuser réception de la présente note dont les prescriptions doivent retenir votre attention et diriger votre action. Je m’assurerai personnellement de son application. »

Aujourd’hui, Michel Desormeaux déplore le tournant passionnel pris par le débat public autour du projet de loi « Sécurité et Liberté ». Il se demande si tous ces gens qui en réclament le retrait, en ont lu ne serait-ce que l’exposé des motifs. On y trouve quand même l’annonce d’un certain nombre de mesures positives, notamment en matière de détention provisoire : « Le mandat de dépôt sera délivré par un juge et non plus, comme il advient actuellement, par un magistrat du parquet. » N’est-ce pas inspiré de l’habeas corpus ? Sur ce point, Norbert pourrait lui démontrer que la Chancellerie cultive le sophisme. Il n’en fait rien. Il s’impose la réserve, concevant sa position de doyen de l’ordre comme une référence muette à la tradition, une sorte de statue du Commandeur dont l’ombre planerait sur le barreau. Et puis, à quoi bon s’en mêler dans la mesure où France Bartholomé ne peut avoir omis d’inclure cette critique dans son exposé qui s’annonce incisif.

–Ce n’est pas sans raison que nombreux sont ceux qui voient dans le projet de loi une véritable régression. Alors que la politique pénale suivie depuis la Libération tend à adapter la sanction à la personnalité du prévenu, il ne retient que la gravité intrinsèque de la faute commise. Il en est de même de la réinsertion du délinquant abandonnée au profit du caractère expiatoire de la peine. Pour faire accepter ces nouvelles orientations, les hommes au pouvoir ont orchestré une campagne d’affolement du peuple français dans le but de créer une psychose d’insécurité. Le résultat semble atteint à la lecture du sondage Sofres publié dans Le Figaro du 5 mai. Il en est ressorti que 81 % des Français estiment que l’on assiste à un accroissement de la violence. L’ambiguïté demeure dans la mesure où seulement 16 % d’entre eux voient dans la « clémence des juges », l’origine de cette prétendue montée de la violence. Il est donc clair que le projet Peyrefitte ne vise qu’à satisfaire certains courants d’opinion, à un an d’une grande échéance électorale.

Victime des effets inopportuns de ses troubles du sommeil, Norbert s’assoupit et n’émerge qu’au moment où France Bartholomé est sur le point de conclure. Michel Desormeaux ne tient plus en place, manifestant un agacement partagé par ceux qui se sont rapprochés de lui.

–Pour résumer, je suis convaincue que ce texte est inacceptable et même indigne.

–Votre dernière phrase trahit une position partisane. Vous relayez la démagogie des enragés et leurs mensonges éhontés.

–Acceptez mes excuses pour une citation non déclarée : la formule est de Jacques Chirac, interrogé dans la perspective du débat parlementaire.

–Chirac ? Pas étonnant de la part d’un ancien étudiant communiste !

Faiblesse de l’esquive, Michel Desormeaux va dans les cordes. Il est tombé dans le piège que la diablesse lui tendait et elle met ainsi les rieurs de son côté.