Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
"D’une rive à l’autre" vous ouvre les portes d’un univers où la légèreté de l’existence se mêle à la quête incessante du bonheur. Chaque récit révèle une dimension particulière de la vie, qu’il s’agisse de moments de joie, de rencontres touchantes ou de réflexions profondes. À travers ces pages,
Annie Eitard vous encourage à préserver vos rêves tout au long de votre parcours, afin que chaque année de votre histoire soit remplie de sens.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Annie Eitard a été nourrie des œuvres d’Alain Fournier, Albert Camus, Georges Duhamel et d’autres auteurs. Les mots, chargés de magie et de vérité, lui permettent de donner vie à ses émotions, ses rêves et ses aventures.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 224
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Annie Eitard
D’une rive à l’autre
Nouvelles
© Lys Bleu Éditions – Annie Eitard
ISBN : 979-10-422-4488-0
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Faites que le rêve dévore votre vie afin que la vie ne dévore pas votre rêve.
Antoine de Saint-Exupéry
J’en appelle aux maisons écrasées de lumière
J’en appelle aux amours que chantent les rivières
À l’éclatement bleu des matins de printemps
À la force jolie des filles qui ont vingt ans
À la fraîcheur certaine d’un vieux puits de désert
À l’étoile qu’attend le vieil homme qui se perd
Pour que monte de nous et plus fort qu’un désir
Le désir incroyable de se vouloir construire
En se désirant faible et plutôt qu’orgueilleux
En se désirant lâche plutôt que monstrueux
J’en appelle à ton rire que tu croques au soleil
J’en appelle à ton cri à nul autre pareil
Au silence joyeux qui parle doucement
À ces mots que l’on dit rien qu’en se regardant
À la pesante main de notre amour sincère
À nos vingt ans trouvés à tout ce qu’ils espèrent
Pour que monte de nous et plus fort qu’un désir
Le désir incroyable de se vouloir construire
En préférant plutôt que la gloire inutile
Et le bonheur profond et puis la joie tranquille
J’en appelle aux maisons écrasées de lumière
J’en appelle à ton cri à nul autre pareil
Jacques BREL
En hommage à Robert, mon père
L’œil pétillant et clair, l’ancien mineur de la mine de la Bouble se souvient avec une facilité déconcertante de tous les détails d’une vie passée au fond. Il faut dire que le dur travail de la mine renforce les liens entre les hommes et que l’on ne descend pas dans les profondeurs de la terre comme on va faire n’importe quel boulot. Alors, forcément, trente-deux années en tant que mineur, cela marque la vie d’un homme.
Numéro 5423. Impossible de l’oublier, c’est le numéro attribué au jeune garçon de 15 ans qui commencera l’apprentissage en septembre 1941. À l’époque, c’était paysan ou mineur. Alors parce que le père et le grand-père étaient eux-mêmes des mineurs, le choix a sans doute été facilité. L’apprentissage se fait en alternance : trois jours à la mine, trois jours d’école. Ainsi, durant quatre ans, les plus jeunes doivent apprendre le métier. À l’école, l’enseignement général se fait le matin tandis que les autres matières sont étudiées l’après-midi. Électricité, forge, menuiserie sont autant de domaines abordés. Mais il faut bien sûr apprendre aussi les différents outils du métier, la technique du terrassement… rien n’est laissé au hasard.
Le travail à la mine se fait d’abord au jour, c’est-à-dire à la surface, car les plus jeunes, avant 18 ans, ne peuvent pas descendre. Là, il faut trier et laver le charbon, car au fond, les hommes remplissent les bennes sans distinction. En surface, les apprentis-mineurs sont chargés d’approvisionner les bandes transporteuses avec le contenu des bennes remontées du fond par la cage du puits. Ce sont les femmes qui sont chargées de trier le charbon : trois de chaque côté du tapis. Au criblage, elles séparent patiemment les cailloux du charbon. Les cailloux sont véhiculés dans des godets (wagons à trois roues) pour être ultérieurement concassés et utilisés dans la structure des chaussées. Ce sont les plus jeunes qui ont la charge de transporter ces cailloux jusqu’aux wagonnets. Le charbon, quant à lui, est séparé en deux catégories : le bon et le charbon de moindre qualité. Le bon charbon est concassé et lavé. Il est alors trié au tamis avec beaucoup d’eau. Le « mauvais charbon » dit « schlam » qui représentait environ la moitié d’une benne est un charbon fin aggloméré avec du goudron qui servait à alimenter la mine en électricité. Et pour les briquettes ou les boulets pour les feux d’usage industriel.
Une fois le charbon trié, les wagons partaient de la gare de Saint-Eloy vers Clermont-Ferrand ou Montluçon. À la gare de départ, les transbordeurs avaient au préalable classé les différents wagons en fonction de leurs destinations. Dans leur cabine, du haut de la plate-forme, ils déplaçaient avec précaution ces lourdes charges pour les placer sur les rails.
Et puis un jour, il faut descendre au fond de la mine, au puits n°5. La journée du mineur commence à 6 heures du matin, où il rejoint à vélo « la chambre chaude » (ou vestiaire), « le brelis » à l’épaule (musette du mineur). Là, il se change pour prendre ses habits de travail qui ont séché depuis la veille dans la « chambre chaude ». Il va ensuite placer son jeton à la place de sa lampe à la lampisterie pour que le lampiste sache qu’il est descendu au fond. C’est alors qu’il prend place dans la cage pour rejoindre, avec ses camarades, son chantier à 500 mètres de profondeur. La journée de travail dure huit heures. À la mi-journée, survient la pause repas d’une durée de vingt-cinq minutes. Les mineurs s’asseyent sur un rondin en rang d’oignon, de part et d’autre de la galerie et à un endroit bien aéré. Ils ouvrent leurs brelis qui contient leur repas, essentiellement constitué de pain, saucisson, cuisse de poulet ou de lapin, fromage et fruit. La plupart sortent de leurs brelis la gourde de vin rouge, car c’est plus désaltérant que de boire à la bouteille.
Le travail de mineur est dur, difficilement imaginable pour les générations qui vivent dans un pays où les exploitations sont terminées. Mais aussi rude soit le métier, aussi réelle est la solidarité qui règne au fond. La bonne humeur et les plaisanteries ne font pas défaut aux mineurs. Parfois, quelques accrochages se produisent. Ainsi, celui qui n’apprécie pas le fromage doit s’installer à un endroit différent des autres pour pouvoir manger son casse-croûte. Car les odeurs circulent vite dans la galerie grâce à l’aération. Le malheureux n’a plus qu’à trouver un faux puits où l’air passe.
Une fois leur journée finie, les mineurs remontent à la surface, se lavent vigoureusement, se frottant mutuellement sous les douches mises à leurs dispositions afin d’enlever la poussière de charbon qui a noirci leur peau, reprennent leurs vêtements quotidiens après avoir accroché leurs habits de travail qui vont sécher jusqu’au lendemain.
Le mineur était tout d’abord embauché en tant que deuxième piqueur, puis premier piqueur. C’est le deuxième piqueur qui donne les outils demandés ou le bois pour le soutènement des galeries. Ces bois, mesurant parfois quatre mètres, doivent être coupés à la taille voulue par les chefs. Le mineur sait que le bois craque, vrille parfois, mais ne se fend pas. Ainsi, les deuxièmes piqueurs sont la main-d’œuvre du chantier. Les paquets de planches à l’épaule, les chignoles – ces perceuses à air comprimé – les vrilles, ce sont eux qui les transportent. Ils travaillent dur pour aider à l’avancement du chantier, mais quand une décision doit être prise, ils restent tranquillement en arrière, le temps que le premier piqueur en charge du chantier, en concertation avec le chef de poste, décide de ce qui doit être fait. Jusqu’au jour où l’on devient le premier piqueur, puis l’aide du chef de poste. Il faut alors faire preuve, à son tour, de maturité et de responsabilité pour seconder le chef de poste : placer les gars sur les différents chantiers, prendre des notes du chef de poste, marquer sur la butte (bois vertical) la date et l’équipe qui travaille sur les lieux avec un outil appelé rainette. Cela consistait à faire un, deux ou trois traits selon le poste un, deux ou trois.
1948 : 2900 mineurs travaillent sur le site de La Bouble. Après la guerre, c’est l’expansion du charbon. En 1947, le Général de Gaulle nationalise les houillères, crée le statut du mineur, la Sécurité sociale et la Société de secours mutuels pour tout le personnel, employés et ouvriers.
Malgré ces mesures, en 1948, se déroule une grande grève qui paralyse la mine. Les mineurs réclament des augmentations de salaire qu’ils obtiennent après deux mois d’interruption du travail. Deux délégués syndicaux sont licenciés, puis repris après la fin de la grève.
Le travail de mineur est soumis aux dangers permanents du coup de grisou et de l’éboulement. Ainsi, le 26 janvier 1950, le drame se produit à Saint-Eloy. Un coup de grisou et de poussière fait 13 morts et 24 mineurs sont intoxiqués. La poussière de charbon, particule microscopique, s’est enflammée au contact de l’air et du grisou, gaz composé principalement de méthane. On imagine l’émoi de toute la cité minière. On imagine les femmes à la recherche de leur mari ou de leur frère, les enfants de leur père : lequel remontera vivant ?
Le grisou, le mineur le connaît bien pour avoir été boutefeu, celui qui est chargé de la mise en œuvre des explosifs. La sécurité du mineur dépend beaucoup de sa lampe à flamme à benzine. Posée sur le rebord du buffet, elle est là, comme un trophée, ou plutôt, comme un compagnon de longue haleine, un ami inséparable… L’inscription Arras est encore parfaitement visible – il faut dire que l’objet est impeccable, symbole d’une vie dédiée à la mine – et le secret de la sûreté du mineur réside dans les deux tamis qui empêchent la flamme de sortir de la lampe. La flamme ne peut pas traverser ces tamis. La fameuse lampe de sûreté en dit long sur les conditions de travail. C’est grâce à elle que l’on déterminera si oui ou non le tir peut avoir lieu. La précision est de rigueur pour le boutefeu. Jusqu’à 0,9 % de grisou, le tir est autorisé. À partir de 1 %, le tir est suspendu. La technique paraît simple, mais il faut pourtant avoir les nerfs solides et la tête sur les épaules pour endosser une telle responsabilité. Tout est dans la flamme. Lorsque le boutefeu lève sa lampe pour contrôler le grisou qui se concentre dans la partie haute de la galerie, la flamme doit être assez basse pour apprécier la quantité acceptable de grisou. En cas de flamme anormale, il faut faire appel au grisoumètre, appareil qui détecte avec précision le taux de grisou. Il faut aussi prévenir le chef de poste. En jour, dans la lampisterie, la dépression atmosphérique est enregistrée en permanence à l’aide d’un baromètre enregistreur. Si la pression est suffisante, le grisou reste en hauteur. Mais dès qu’il y a dépression, le grisou descend dans le chantier où a lieu le travail et c’est là que le danger survient. Ce gaz contenu dans le charbon est inodore, mais peut provoquer des sensations de fatigue. Seule la flamme de la lampe peut le détecter à temps.
Un progrès très important a été apporté en 1953 par le remplacement de la lampe électrique tenue à la main par la lampe à casque frontal reliée par un fil aux batteries à la ceinture : la lumière était plus puissante et les mains des mineurs étaient libérées ; cette lampe ne sert qu’à l’éclairage du chantier et ne se substitue pas à la lampe de sûreté.
Le risque d’éboulement constitue également une menace constante pour le mineur. L’instinct est souvent la meilleure arme de l’homme. Avec l’expérience, le mineur pressent que des traces de charbon sur les rails où circulent sans cesse les wagonnets n’ont pas lieu d’être. Il raconte la galerie qui « travaille », ce bruit inimitable qui ressemble à un grignotement. L’oreille à l’affût, on pourrait presque l’entendre aussi. Piégé au cœur de la terre ! Mais le jeune homme ressent l’anormalité de la situation. Il prévient une puis deux personnes. Finalement, le chef vient taper contre la poutre pour entendre si le son est sec ou creux. Dans ce dernier cas, il s’agit du signe d’un danger imminent d’éboulement. Le jeune mineur a vu juste, l’éboulement survient, mais tout le personnel a déjà évacué le chantier où l’événement s’est produit. L’instinct et l’expérience ont payé.
Mais les mineurs avaient aussi leur fête et leur patronne, la Sainte-Barbe. La veille de ce grand jour, leur casse-croûte était amélioré, ils mangeaient le plus souvent le pâté aux pommes de terre et la pompe aux pommes. Ce jour-là, la pause de vingt-cinq minutes réglementaires était un peu plus longue, les mineurs prenaient un peu de « rab » avant de retourner creuser les galeries. Le jour de la Sainte-Barbe qui était un jour férié et payé avait lieu la grande fête avec le défilé de l’Harmonie des Mineurs qui parcourait la ville de Saint-Eloy en musique. Une gerbe était déposée au cimetière pour commémorer le souvenir des camarades qui avaient perdu la vie dans l’exercice de leur tâche. Puis l’Harmonie des Mineurs et la population se rendaient à l’église Sainte-Jeanne-d’Arc pour célébrer la messe de Sainte-Barbe en musique. La messe finie, tous les participants mangeaient la brioche afin de clore la fête collective. Au cours de cette journée avait lieu aussi la cérémonie de remise des médailles du travail : 25 ans de travail en 1967 pour notre mineur. Venaient ensuite la médaille d’or (30 ans) et de vermeil (35 ans). Une gratification d’un montant de 10 francs venait compléter cet honneur.
Ensuite, chaque mineur rentrait chez lui pour partager le repas de fête en famille. Notre mineur-conteur évoque avec émotion ces moments partagés avec ses camarades musiciens, jouant lui-même du cor de chasse au sein de l’Harmonie des Mineurs de Saint-Eloy.
Bien des années ont passé depuis ces souvenirs et la mine a d’ailleurs cessé toute activité depuis 1978. Finis les roulements : se changer, donner sa plaque, descendre, travailler, remonter le visage noirci, reprendre sa plaque… De ces temps passés au fond, il ne reste plus que les puits encore visibles, des statues de mineurs poussant des wagonnets et surtout, surtout, la mémoire vivante d’un de ces hommes aux yeux clairs et pétillants de vie lorsqu’il évoque ces années de mine et qui n’a rien oublié de cette vie accomplie. Le charbon n’est plus ce qu’il était, mais il est bon que l’on sache ce qu’il a été, et ce que la France doit à ses mines et ses mineurs.
Ce qui reste dans mes souvenirs de petite fille et de jeune femme, c’est la camaraderie qui ne faisait jamais défaut parmi les mineurs. Quand on est au fond, on est forcément solidaires et les Autres sont nécessaires pendant la journée de travail et souvent une question de survie.
Du haut de la colline se tenait le chevalier, tout de blanc vêtu, auréolé de sa chevelure blonde, chevauchant un fier destrier immaculé.
Isauline n’avait d’yeux que pour lui, elle laissait glisser son regard profond sur la silhouette adorée. Le temps semblait suspendu, la lumière nimbait le jeune homme d’un éclat métallique et un peu magique, il ne bougeait pas dans ce bel après-midi de printemps.
Puis Grégoire descendit la pente sur son cheval blanc et s’avança vers le château. Ce faisant, il passa devant Isauline sans la regarder, fier comme tout chevalier qui se respecte.
La cloche de la tour sonna. Et la vision de la jeune fille se brouilla. Elle se retrouva dans la cour de récréation de son collège et elle devait rentrer dans sa salle de classe pour les cours de l’après-midi, tout comme Christian/Grégoire qui attachait son vélo.
Nous croyons toujours que les passions amoureuses sont exclusivement pour les adultes. Or, les adolescents, dont ce sont les premiers émois, ressentent également des sentiments d’une grande violence.
Annie avait rencontré Christian dans sa classe de 5e, il lui avait dit qu’elle était bien coiffée, et c’en était fait de sa tranquillité sentimentale… La passion s’abattit sur elle. Il ne se rendait compte de rien, les garçons à cet âge sont souvent moins mûrs que les filles. Seules les amies d’Annie écoutaient ses commentaires à longueur de journée, elles l’appelaient Grégoire pour « plus de sécurité ». Le secret est important quand on a quatorze ans. Il ne fallait surtout pas que les adultes ou les autres filles de la classe puissent identifier la personne en cause. Imaginez si le garçon en question avait connaissance de ces conversations. La honte absolue s’abattrait sur Annie et elle irait en cours le rouge au front et la certitude que sa vie allait s’arrêter. Car tout est absolu à cet âge. On ne relative pas, on est tout entier dans ses pensées, dans ses sentiments que l’on croit éternels.
Annie était béate d’admiration devant la beauté de Christian. Il était blond, les yeux bleus, assez grand, mais surtout costaud, « baraqué » comme on disait à l’époque. Elle trouvait son visage à la fois angélique et viril. Ses traits étaient très réguliers, d’une parfaite harmonie. De plus, on n’avait pas l’impression qu’il se rendait compte de l’attraction qu’il exerçait sur certaines personnes, il ne paraissait pas prétentieux. Il venait au collège à vélo et Annie guettait son apparition au portail pour bien commencer la journée. Sans cesse, elle rebattait les oreilles de ses amies pour leur vanter la beauté de Christian et son élégance naturelle. Même si elles se lassaient d’entendre toujours les mêmes paroles, elles étaient patientes, par amitié et parce qu’elles se rendaient bien compte qu’Annie ne pouvait pas agir autrement, sous l’emprise totale de la passion. D’ailleurs, quand celle-ci leur parlait de ce garçon, une lumière particulière brillait dans ses yeux, tout son être était métamorphosé.
Mais c’était une passion sans espoir. Annie était timide, d’autant plus avec les garçons qu’elle ne côtoyait que depuis la classe de 6e. Dans les classes primaires de sa cité minière, les filles et les garçons n’étaient pas dans la même école et celle des filles était d’ailleurs éloignée de quelque huit cents mètres de celle des garçons. Alors, c’est dire si cette race était inconnue à Annie ! Et voilà qu’à la puberté juste éclose, s’abattent sur elle des sentiments exacerbés qu’elle était loin d’imaginer, malgré les lectures des romans traditionnels ou sentimentaux qu’elle affectionnait. Mais la situation était, sinon désespérée, du moins sans issue. Car Annie rêvait bien de parler à Christian, elle imaginait certaines scènes, mais cela restait du domaine de l’utopie, car elle n’oserait jamais l’aborder. Car on a beau être dans la même classe, les centres d’intérêt des garçons et des filles de cet âge sont différents. Il y a bien les regards de part et d’autre qui en disent long sur les débats intérieurs, mais cela reste le plus souvent à l’état virtuel et ne se concrétise pas par un dialogue. Et Annie était, ce que l’on appelait une fille sérieuse. Quelques demoiselles étaient un peu plus « dégourdies » et prenaient des initiatives, mais elles restaient l’exception. Annie éprouva même une crise de jalousie envers une élève de sa classe qui avait été chargée d’apporter les devoirs à Christian, malade pendant une semaine. Elle était la voisine la plus proche de sa maison, c’était logique, mais Annie imaginait déjà une idylle entre eux.
L’année de 5e passa avec ses joies et ses peines. Et les vacances arrivèrent qui désespérèrent réellement Annie qui n’allait pas voir son Grand Amour pendant deux mois. Elle avait refusé toutes les propositions faites par ses parents qui voulaient l’inscrire dans une colonie de vacances. Il n’était pas question de s’éloigner de son domicile, car son seul rêve était d’apercevoir Christian dans les rues de la ville. C’était un projet complètement irréaliste, car elle ne connaissait nullement ce qu’il faisait de ces longues semaines de vacances. Il faudrait une somme de hasards ou de chances extraordinaires, ce qui ne se produisit jamais.
L’année de 4e s’est déroulée quasiment de la même manière que la précédente, sauf qu’Annie n’était plus dans la même classe que Christian, à cause des options choisies. Alors, il restait les récréations et les arrivées au Collège le matin et l’après-midi du « héros ». Contrairement à ses camarades, il était très souvent habillé en blanc, jusqu’aux baskets immaculées, ce qui le faisait surnommer « les baskets blanches » par une amie d’Annie quelque peu moqueuse. Rien ne changeait, Annie était toujours très amoureuse au point de penser qu’elle ne pourrait jamais aimer un autre garçon comme lui. Et elle envisageait même de devenir religieuse pour ne plus penser qu’à l’Amour.
Absolu de Dieu, à défaut d’un humain hors de portée ! Mais un détail l’arrêtait malgré tout dans sa vocation : elle qui était très frileuse, craignait le froid des couvents et les vêtements assez légers des moniales, ainsi que les pieds nus dans les sandales !
Elle était complètement ignorante des choses de l’amour et aurait été assez embarrassée si le beau Christian lui avait fait une cour assidue. Il s’agissait vraiment d’une situation où une jeune fille innocente, éprise de pureté et d’idéal, aurait pu faire n’importe quoi pour être aimée de son chevalier. Heureusement, Christian était à cent lieues de se douter des sentiments extrêmes qu’il inspirait.
Après le B.E.P.C., Annie est devenue interne dans le Lycée de Jeunes Filles distant de cinquante kilomètres de son domicile et ne rentrait plus que les fins de semaines dans sa cité. Avec sa meilleure amie Yvette, également amoureuse passionnée d’un garçon sans espoir de réciprocité, Annie discutait sans fin de ses sentiments. On pourrait croire que deux petites jeunes filles de 15 ou 16 ans parlent de choses sans importance, mais il n’en est rien. Ce sont bien deux femmes qui confrontent leurs points de vue et leurs non-expériences de la vie. Elles sont déjà nostalgiques de ce qu’elles n’ont pas vécu, elles espèrent malgré tout un tout petit peu, mais finalement elles ne croient pas à un dénouement heureux de leur passion. Elles décortiquent à l’infini leurs sensations, leurs rêves, leurs pensées. Leur amitié indéfectible les aide à résister au quotidien de la vie à l’internat. Si elles sont obligées de se plier à la discipline, elles se réfugient dès qu’elles peuvent dans leur bulle dorée, leur paradis jamais atteint, mais toujours espéré.
Les samedis soir, elles se retrouvent au bal où, là encore, elles espèrent rencontrer leurs « amoureux secrets ». Cela se produit plusieurs fois pour Annie, jamais pour son amie. Annie, ces soirs-là, faisait encore plus d’efforts dans sa présentation physique. Souvent une robe neuve confectionnée sur ses instructions par la couturière de son village, les cheveux un peu bouclés par elle-même, un très léger maquillage. Même si elle ne se trouvait pas très jolie, elle voulait faire ressortir ses atouts, sa minceur, ses belles jambes, ses cheveux longs et fins. Quand l’orchestre jouait une valse, une marche ou un rock, les deux amies dansaient ensemble, tout d’abord par plaisir, mais aussi pour que les garçons de la salle de bal les remarquent et peut-être ceux qu’elles convoitaient s’ils étaient présents. Un de ces soirs, Annie aperçut Christian, elle le vit discuter avec ses copains, danser avec quelques jeunes filles, mais il ne vint jamais l’inviter. Il l’avait salué distraitement en arrivant dans la salle, comme une vieille connaissance, mais sans plus jamais regarder dans sa direction.
Elle dansa avec son amie, avec quelques garçons tout en épiant le beau Christian qui restait la plupart du temps au bar. Elle rentra chez elle plus désespérée que jamais et la passion toujours chevillée au corps. Comment vivre avec de tels sentiments exacerbés qui l’empêchaient de voir les joies de la vie et d’espérer en l’avenir. D’autant plus qu’elle ne pouvait se confier à personne. Seule son amie l’écoutait, savait un peu l’apaiser, mais elle ne la voyait jamais pendant les vacances et pas toujours les dimanches.
Les années passaient, Annie passa son baccalauréat avec succès et le dernier jour de lycée arriva. Avec sa valise et son cartable, elle attendait son père dans la cour du Lycée pour qu’il la ramène à la maison pour les vacances. Le soleil était chaud, le silence s’installait, car elle était une des dernières à partir. Elle ressentait à l’intérieur d’elle-même la fin d’une époque, comme une porte qui se fermait. Au mois de septembre, toutes ces jeunes filles qui avaient partagé les joies et les soucis d’une jeunesse studieuse, mais néanmoins insouciante allaient entreprendre diverses études universitaires. Un autre univers allait se révéler à elle, ce qui l’angoissait un peu, mais qui l’attirait irrésistiblement avec la soif d’apprendre qui l’habitait.
Alors elle décida cet après-midi-là de mettre entre parenthèses sa passion dévorante et d’essayer de vivre un peu plus sereinement sa jeunesse. Elle n’avait jamais embrassé un garçon, elle se trouvait un peu niaise de ne pas avoir du tout d’expérience de l’amour et elle souhaita y remédier sans plus tarder. Un samedi de juillet vit se réaliser ce désir avec un baiser reçu d’un garçon rencontré au bal de soir-là et elle se dit : « Bon, c’est fait, ce n’est ni désagréable ni particulièrement plaisant, mais je l’ai fait : alors je connais les sensations et je peux maintenant passer à autre chose. » En effet, une fois sa curiosité satisfaite, Annie put vivre des journées paisibles à lire ou réfléchir à l’ombre du jardin fleuri de son père ou au soleil, car elle accordait plus d’importance à l’esprit qu’au corps.
Dans un coin de son cœur, elle gardait bien au chaud les sensations enivrantes procurées par sa passion pour son chevalier blanc en pensant que personne ne pourrait remplacer la puissance de cet amour. Elle avait bien compris qu’il n’y avait aucun espoir à envisager une liaison avec ce garçon.