Dans les limbes des nuits guigoziennes - Said-Ahmed Sast - E-Book

Dans les limbes des nuits guigoziennes E-Book

Said-Ahmed Sast

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Beschreibung

Anatomie d'une dictature militaire, "Dans les limbes des nuits guigoziennes" explore les tourments du peuple comorien sous la tyrannie. Offrant un voyage interne à travers les angoisses de la narratrice, ce roman oscille entre désir de révolte, parfums cathartiques et rêve de liberté. Découvrez le mois de Ramadan dans un contexte oppressant, enveloppé par l’amour salvateur de la fratrie.




À PROPOS DE L'AUTEUR

Auteur polyvalent et ancien président de l’Alliance Française de Moroni, Said-Ahmed Sast explore dans ses œuvres les réalités sociales et les remous politiques dans l'archipel des Comores. Sa plume alerte et incisive révèle des vérités souvent passées sous silence et lui permet de continuer son engagement en tant que médiathécaire en Alsace.

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Said-Ahmed Sast

Dans les limbes

des nuits guigoziennes

Roman

© Lys Bleu Éditions – Said-Ahmed Sast

ISBN : 979-10-422-2528-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Hommage

À Mohamed Toihiri, Aboubacar Said Salim,

Moustoifa Said Cheikh, Idrisse Mohamed,

Said-Abbas Dahalani, A.M.,

Ahmed Koudra, Mohamed S. Mchangama

Sitti Nourou

Force

À tous les compagnons de cellule, d’hier et d’aujourd’hui

À tous les combattants de la liberté

À tous les frères absents

Aux morts pour la patrie

Devant les trahisons et les têtes courbées,

Je croiserai les bras, indigné, mais serein.

Sombre fidélité pour les choses tombées,

Sois ma force et ma joie et mon pilier d’airain !

Victor Hugo

Chapitre plein

Quinze parfums de lune

Tantôt disque tout rond, tantôt bout d’ongle coupé, tantôt tranche de mangue, astre capricieux, changeant de forme et de mystère au rythme des nuits, ainsi qu’une reine des métamorphoses, narguant les multiples amoureux, en jouant avec les masques au bord de la lagune de la vie, la lune et ses incessantes variations nous donnent le vertige. Avec cette certitude que la permanence est changeante, notre monde est implacablement figé dans le mouvement. Nous croyons tous que la lune n’interpelle que notre vue. Alors que chaque nuit, de chaque forme émane des ondes odorantes particulières, ainsi qu’un flacon avec son design propre laisse épancher de notes singulières. Trente variations. En deux quinzaines. La quinzaine ascendante, chantant l’espoir, et la quinzaine en decrescendo, battant la retraite, et soupirant les grandes défaites. Nous en sommes là ! Fatalement !

J’étais arrivée au bled au quatorzième jour du mois de ramadan. La chance de vivre une pleine lune de ramadan, qui n’est que brillance, bonheur et sérénité, surtout dans nos îles. La chance de humer les prochains quinze parfums de cette lune finissante. Quinze déclinaisons de lune. Chaque nuit avait son flacon à la forme particulière. Des senteurs singulières titillaient notre esprit chaque nuit.

Le mois de ramadan, le mois le plus sacré dans le calendrier musulman, était un mois enchanteur pour presque tous les musulmans de la Terre. Au pays, ce mois revêtait une note particulière. Intime. Magique. Les rires de notre enfance résonnaient en écho prolongé et saccadé dans le couloir vide et angoissant de notre vie. Notre aujourd’hui. Une étendue de rocs volcaniques, pointus, noirs, cisaillant, où jadis triomphait une prairie aux verts pâturages. Un vent de nostalgie soufflait en silence, transportant des rêves, des joies et l’insouciance d’avant la coulée de lave.

Or, je me sentais revivre ces âges bourgeons, rien qu’à l’idée de retrouver les senteurs envoûtantes des pâtisseries et des mets typiques du ramadan ; de me faire bercer par les chants religieux, les prêches, qaswida, sha’îr et autres mélodies, à longueur de journée, pour faire oublier la faim qui compressait l’estomac. C’était plus qu’un moment féerique, divin. La première moitié était assez terne, avec toutes les restrictions et autres interdictions de rigueur, mais la seconde moitié était une période de préparation de fête, d’enthousiasme, parce que tout le monde commençait à compter les jours avant la grande fête de l’Aïd. Dès le quinzième jour du ramadan, lorsque la lune était la plus pleine, la plus resplendissante, la plus prometteuse, les soldes commençaient dans les magasins de vêtements. Les vêtements de l’Aïd étaient frappés du sceau de la sacralité du mois. On faisait du lèche-vitrine en traversant toute la ville de Moroni, du nord au sud, le plus souvent à pied, sans sentir la fatigue, malgré nos tendres âges, dans une ambiance de Noël, guirlandes sur les devantures des magasins, et joie affichée sur les visages des gens. Même chez les plus pauvres qui n’avaient pas encore de quoi payer les habits de leurs enfants, une joie contagieuse, une joie de ramadan éclairait leurs visages.

J’avais décidé de venir vivre ces deux dernières semaines du ramadan au bled ; ça voulait tout dire. Tout un programme. Quinze iftars. Quinze jours de jeûne. Ou bien quatorze, selon les caprices, et les malices de la lune, qui peut apparaître au 29e jour de ramadan, et prendre tout le monde à contre-pied…

Quinze lunes. Quinze images différentes de la lune, en phase de décroissance. De la pleine lune à sa disparition totale, se réduisant, nuit après nuit, comme peau de chagrin ; de grosse lune, toute ronde, remplie à cent pour cent, comme un ballon, et comme si on la découpait d’une tranche chaque jour, jusqu’à devenir un frêle croissant tout maigrichon ; et sa disparition totale, avant de réapparaître en frêle croissant maigrichon, premier quartier, et de reprendre du poids et de la vigueur, de la joie, de la consistance, de la présence et du rayonnement.

Je retrouvai, avec une joie profonde, ma maison de naissance, la villa Mahabibo, fierté de ma mère et de ses parents. Mes parents étaient très contents de me revoir, après toutes ces années. Même si on s’appelait quasiment tous les jours, ma mère et moi, j’avais tout de même cette curieuse impression de ne pas l’avoir vue depuis belle lurette. Ce qui était vrai en partie, parce que cela faisait bien plus de sept années, mais en partie faux, vu qu’on s’appelait souvent en vidéo. « Ce n’est pas la même chose ! » disait toujours ma mère lorsqu’elle me mettait la pression pour venir les voir, j’en convenais ! Effectivement, ce n’était pas la même chose. Quand elle m’avait pris dans ses bras, je ne pus m’empêcher de pleurer. Elle m’avait serrée encore très fort, et je sentis ses larmes chaudes et apaisantes couler le long de mon cou. La vibrante et émouvante chaleur odoriférante de maman, avec son chapelet de fruité, de boisé, et de fraîcheur, me réconforta. Des fragrances classiques de son Shalimar de Guerlain et des huiles qu’elle appliquait sur ses beaux et épais cheveux, mais c’était cet astucieux croisement de parfums, au carrefour de senteurs d’orient, de l’océan et de la terre, qui singularisait ce charme odorant maternel. Ce fut bizarrement à ce moment précis, après tant d’années, que je me rendis compte que ma maman chérie m’avait trop manquée. Maman Karina, ma mère adorée.

Professeur de français au collège et au lycée, on l’appelait Madame Z. parce que dans son enfance, sa mère qui était Malgache d’origine indienne l’appelait toujours Z. Et arrivée aux Comores avec ses parents à l’âge de huit ans, après les douloureux événements de Majunga, et le traumatisme collectif qui s’ensuivit, elle ne savait pas parler un mot de comorien. Zahara Oumouri, à l’état civil, était fille unique. Sa mère, qui ne savait pas non plus parler comorien, l’appelait Z, comme diminutif. Ce qui fait que dans les différents quartiers où ils avaient habité, et durant toutes ses années collège, lycée et fac, tout le monde l’appelait Z. Plus tard quand elle avait commencé à enseigner, avant de se marier à mon père, les élèves l’appelaient Madame Z. Et ça avait continué jusqu’à nos jours. Il n’y avait que la famille proche qui l’appelait Maman Karina, mais partout c’était toujours Mme Z.

Chevelure épaisse et lisse, claire de peau, ronde et légèrement joufflue, ma mère était d’une beauté naturelle ravissante. D’humeur joyeuse, elle rigolait sans cesse, et de mignonnes fossettes lui creusaient ses joues roses, tandis que ses yeux étirés avaient tendance à se rapetisser. Une bouche assez pulpeuse dénotait cette passion et cet amour qu’elle vouait à sa famille, ainsi qu’à son boulot. Quand elle faisait quelque chose, elle s’investissait à fond, avec une motivation et un optimisme inébranlables. Elle aimait beaucoup ses parents, et bien sûr son mari, ses enfants et son job.

Nous avions l’habitude, du vivant de mes grands-parents, d’aller quasiment tous les week-ends au village côtier de Moindzaza, à moins d’une vingtaine de kilomètres de Moroni, pour passer la journée du dimanche avec eux. C’était une jolie petite maison, posée sur un vaste terrain plat d’une verdure incroyable, juste avant l’entrée du village dont la plupart des maisons étaient en bord de mer. Dadilahé, papy en malgache, aimait cultiver son petit potager, tout en s’occupant de son poulailler, pendant que notre mamy, maman Z, préparait ses bocaux d’achard, de piment, et toutes sortes de décoctions traditionnelles à base de plantes, qu’elle offrait ou vendait au village. Même à la retraite, mes grands-parents, comme tout bon Zanatani qui se respectait, trouvaient toujours quelque chose à faire, histoire de remplir les wagons des heures de la journée. Il n’y avait pas pire ennemi pour un originaire de Madagascar que l’oisiveté. Derrière la maison, à gauche tout au fond se trouvait le petit poulailler couvert par de la tôle, et aux murs en grillage. Et à droite, il y avait une belle cour avec un gazon d’un vert fabuleux, bien entretenu et de manière régulière par papy et qui allait jusqu’à l’enclos qui délimitait le terrain. Quand on arrivait là-bas, le dimanche matin entre dix et onze heures, on retrouvait toujours papy en train de toiletter la pelouse avec une longue cisaille à gazon. J’aimais tellement jouer sur ce gazon. Je passais mon temps à m’allonger, à rouler, et à m’inventer des jeux avec les enfants des voisins de mes grands-parents. J’aimais cette odeur fraîche, frissonnante, volatile, printanière de gazon vert qui brillait avec les perles de la timide rosée du matin.

Avec tout le recul, je me dis que mes grands-parents avaient réussi à se créer un bonheur tout simple et fort enthousiasmant. Un adage populaire disait qu’il n’y avait rien d’impossible pour un Zanatani. Une renaissance miraculeuse après la terrible hécatombe de Majunga, où beaucoup de familles d’origine comorienne et ou métisse avaient été massacrées à la machette, à la fourche et aux coups de massue. Comment deux peuples frères unis par la géographie, l’histoire et un destin commun avaient-ils subitement basculé dans la haine, la violence, la barbarie ? Des malentendus cultuels, et des manipulations politiques, surfant sur des ressentiments de frustration, avaient fini par avoir raison de plusieurs siècles de coexistence, de mariage interethnique et de bonne et parfaite entente entre ces deux grands peuples voisins partageant la même rive de l’océan Indien. Et la rage s’exprima en rivières de sang, de merde, de monticules de tripes et de morceaux de corps amputés, un peu partout, dans les rues de cette ville dont l’origine du nom, paradoxalement, signifiait « cité de la guérison », ou encore « cité où les fleurs sont en train d’éclore ».

Mes grands-parents, ayant été obligés de tout abandonner, comme tous les survivants qui avaient réussi à échapper à ce déferlement de folie meurtrière, qu’on appelait les Sabena, – du nom de la compagnie aérienne belge qui avait assuré leur rapatriement aux Comores – avaient longtemps traîné leur traumatisme comme un boulet funeste de village en village. D’abord Iconi, puis Vouvouni, et Nyumadzaha, avant de trouver ce lopin de terre que mon grand-père finit par acheter à Moindzaza-Mboini. Villages où le grand-père avait ses origines et des cousins plus ou moins éloignés, mais la grand-mère ne s’étant jamais sentie à l’aise, la famille exilée avait fini par s’installer à Moroni, vers les hauteurs nord-est de la capitale, dans le quartier Sahara, nouvellement créé pour accueillir les Sabena, puis un peu plus bas, à la Coulée où vivaient déjà des familles rescapées de Majunga. C’était dans ce quartier que mamy avait réussi à faire la paix avec elle-même, et à enfin se débarrasser des fantômes du passé qui continuaient à la hanter.

À la Coulée, une nouvelle vie commença pour la petite famille d’exilés. Nouveau départ sur les chapeaux de roue, le père Oumouri trouva rapidement un job comme menuisier dans les ateliers du ministère de l’Équipement qui fabriquaient les pupitres, tableaux et autres bancs scolaires. Au bout de trois ans, il quitta cette institution publique pour se mettre à son compte et créer sa propre petite menuiserie. En quelques mois d’acharnement à la tâche, avec trois employés et deux apprentis, il s’était fait un nom dans le milieu de l’ébénisterie. Peu à peu, au fil de l’agrandissement de la menuiserie « Papa Oumouri » qui avait désormais pignon sur rue, raflant des marchés publics et privés, papy avait fini par acheter un bout de terrain où il avait construit notre maison. Au départ, en doubles tôles, c’est-à-dire le toit et les murs en tôles ondulées, Dadilahi avait transformé la petite maisonnette en véritable pavillon en dur : « Villa Mahabibo », du nom d’un des quartiers centraux de Majunga. La brique avait remplacé la tôle, et le deux-pièces cuisine était devenu une petite villa avec une grande véranda, trois chambres, un salon-salle à manger, une grande salle d’eau et une cuisine. Villa Mahabibo, le rêve comorien d’un Zanatani rescapé des événements de Majunga.

Ma mère avait toujours habité cette maison avec ses parents depuis le collège jusqu’à maintenant. Elle avait vécu toutes les transformations de sa désormais villa, depuis la petite bicoque jusqu’à cette résidence qui n’avait rien à envier aux grosses villas de la grande bourgeoisie moronienne. Une petite cour, une clôture, un portail d’entrée. Mes grands-parents avaient quitté la maison, pour leur petit pied-à-terre de Moindzaza, la léguant ainsi à leur fille unique, le jour de son mariage avec mon père. Et le rituel d’aller à Moindzaza le dimanche s’était mis en place avec mes parents, puis, plus tard, avec nous, lorsque nous fûmes nés jusqu’au décès du vieux Oumouri. Maman Z, devenue veuve, quitta les Comores pour retourner dans son Majunga natal, et y mourut deux ans à peine après son mari.

Contrairement à mon père, maman n’avait pas vraiment changé. Je la trouvai plus belle, plus heureuse et plus ravissante qu’avant. Elle avait peut-être pris un peu de poids, mais ayant toujours été une femme aux formes généreuses, cela ne se voyait pas trop. Je retrouvai en live sa voix chantante. Cette voix douce, charmeuse, et, un tantinet, aiguë qui me berçait, me cajolait, me protégeait tout en me donnant du courage et de l’espoir. Cette voix, à la musicalité particulière, marquée par l’accent typique des originaires de Madagascar, était aussi appréciée par presque tous ses élèves.

Madame Z. Maman, sa voix, ma voie ! Mon idéal ! Mon idole !

Je lui avais ramené d’autres parfums, dans l’espoir qu’elle allait apprécier. Des parfums qui pouvaient être voisins ou cousins de son Shalimar. Nubica de chez Le Couvent, et les Absolus d’Orient Santal de chez Guerlain. Elle était dubitative, mais je pensai qu’elle allait finir par les adorer. Ces parfums déclinaient le même champ poétique.

« Mais le pays n’était plus ce qu’il était ! » disait mon père, en rouspétant. Durant nos échanges en appel vidéo, par WhatsApp, je n’avais pas vraiment remarqué que mon papounet avait pris un coup de vieux. Là, en live, je vis que la calvitie que je croyais toute naissante prenait en vérité toute la tête, et que dans peu de temps, papa allait devenir tout chauve. Il était tout content de me revoir, de voir comment j’avais moi aussi pris de l’âge et de la maturité. Derrière ses lunettes je percevais la joie dans ses gros yeux, qui rayonnaient sous ses épais sourcils. Il avait toujours ce tic de regarder par-dessus la monture de ses lunettes de vue. Il les faisait glisser jusqu’aux lobes des narines, quand il parlait, et les remontait aussitôt. Et ses sourcils suivaient le mouvement, en formant un V quand il parlait, et une sorte de M quand il écoutait. Sa moustache avait blanchi, tout comme ses sourcils. Mais, en dehors de ces petits stigmates de l’âge, je le sentais en parfaite forme, et toujours assez jeune et alerte d’esprit.

Ancien instituteur, Papa Karina était aujourd’hui cadre au ministère de l’Éducation nationale, et principal inspecteur pédagogique régional du primaire au niveau de la Grande Comore. Il était régulièrement sollicité par les agences onusiennes, ou le bureau de coordination des projets de l’Union européenne, comme consultant national, pour la mise en œuvre des plans d’action en matière d’éducation de base. Il était fier d’exhiber tous les badges des différents ateliers, séminaires nationaux et internationaux, auxquels il participait. Il en avait fait une belle collection. Il y en avait de plusieurs couleurs, avec différents logos, et son nom Youssouf Moumine en gras au milieu, tandis que les dates et le nom de la ville étaient inscrits en bas, en petits caractères. Il les accrochait toujours au clou qui retenait son diplôme au milieu du salon. Son fameux diplôme d’inspecteur pédagogique décroché au Sénégal. Il y avait tellement de badges qu’il aurait fallu trouver un autre clou où il pourrait les attacher.

Nostalgique des années quatre-vingt, il aimait bien parler de cette époque. Il aimait bien parler de son pays en général. Il aimait trop ce pays. « Oh ! Le bon vieux temps ! » avait toujours tendance à le marteler, Mr Youssouf Moumine, avec une petite dose de regret. Les années 1980, et le début des années 90, malgré la présence de Denard et ses hommes, étaient des années prospères pour le pays ! Naguère, poursuivait mon père, le pays était un petit coin de paradis sur terre ! Des hôtels Cinq étoiles, comme Galawa, des compagnies aériennes qui déversaient des centaines de touristes par semaine, une couverture sanitaire performante, un système éducatif plus que correct, une sorte d’âge d’or ! On ne connaissait pas toutes ces pénuries. Et voilà qu’aujourd’hui, aux dires de mon paternel, pendant que beaucoup de pays voisins étaient en pleine croissance, le pays semblait diminuer, année après année, jour après jour, nuit après nuit, à l’image de cette lune tant admirée, pensai-je. L’espoir se réduisant d’année en année, jour après jour, comme peau de chagrin.

Je ne pus m’empêcher de faire le parallèle avec la lune. Avant une probable disparition totale. Comores gibbeuses décroissantes. En attendant le nouveau croissant. Une renaissance, chèrement rêvée et souhaitée. Et tant espérée. Or, pour l’instant, le compte à rebours de l’espoir résonnait bruyamment au rythme des battements de mon cœur perdant ses pétales, un à un, comme des couches de papillotes qui tombaient, rêves mélancoliques morts d’un automne oppressant. Comme les notes furtives d’un doux parfum éphémère au milieu d’une décharge publique.

Chapitre 14

Pays périmé

Ils disaient que c’était le pays de la Lune ; le pays des merveilles. De l’amour aussi. Ils disaient que notre pays était un havre de paix. Ils disaient que, comme certains avaient érigé leurs peuples, en peuples élus, ici nous avions décidé dans notre enflure subjective, nombriliste, limité, et à courte vue, que notre pays était le pays élu. Hélas ! C’était avec un soupir plein d’amertume que je rejoignis ma petite sœur, quand elle parlait de ce pays, de notre pays. Avec sa moue boudeuse d’ado attardée, malgré ses vingt-deux ans, ses cheveux éternellement en bataille, elle lâchait en direction de nos parents, surtout notre père, que c’était la plus grosse arnaque de toute l’histoire de l’humanité, enfin, dans son encyclopédie à elle, le peu qu’elle connaissait de l’histoire de l’humanité. « Hari, pays de la lune ! Pays de la ruine, ouais ! » Et cela énervait notre papa. Parce que lui, notre daron, on dirait qu’il vivait dans un monde parallèle. Il parlait tout le temps d’un pays où « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil ». Il parlait tout le temps d’un pays où il faisait bon vivre. Un pays béni par ALLAH lui-même, car il y avait la mer, les poissons, la forêt, les immenses et innombrables arbres fruitiers. Le premier pays des musulmans avant même l’islamisation complète de toute la péninsule arabique ! Quand il parlait de notre pays, Papa parlait en fait de son pays à lui, un pays imaginaire, il s’était brodé un narratif neuneu et avait réussi à l’intégrer dans le disque dur de son subconscient. Il s’y attachait et il y croyait fermement !

Et il se mettait en rogne quand mes copines, ma sœur et moi, lui disions que ce pays c’était l’enfer dans toute son horreur ! Il n’y avait rien dans ce pays ! Pas d’hôpital, pas d’université, pas de travail, pas de perspectives ! Et même si notre mer était la plus poissonneuse du monde, mais rares étaient ceux qui pouvaient se targuer de manger à leur faim. Le poisson coûtait les écailles des fesses ! Et même si nos îles regorgeaient de centaines de milliers de cocotiers, de bananiers, de manguiers, de frangipaniers, de litchiers, d’orangers, et de tous les fruits possibles et imaginables, mais rares étaient ceux qui arrivaient à avoir un morceau de banane, ou un morceau de manioc, avec quelques mabawas (ailes de poulet) dans leurs assiettes, le soir au souper !

Et papa se mettait dans tous ses états, jusqu’à s’étrangler lorsque ma petite effrontée de sœur lâchait un tchip kilométrique qui pourrait relier toute l’île du nord au sud. Parce que, elle, Sabrah, la sœurette, elle tchipait comme les mamans d’Afrique de l’Ouest : un tchip strident, long, crescendo, métallique, en acier trempé de Damas, qui semblait pénétrer le cerveau de ses interlocuteurs, et même qui serait capable de déchirer le bitume enrobé de notre capitale ! Aux futurs Jeux olympiques, si les organisateurs prévoyaient la discipline du tchip, j’étais certaine que Sabrah raflerait la médaille d’or ! Et au bout de son interminable tchip, elle lâchait comme une conclusion cinglante, sans rémission, en rejetant ses mèches rebelles derrière ses oreilles : « Ce pays est un pays périmé ! La date de péremption est dépassée depuis belle lurette ! Ce pays pue ! Comme un fruit en pleine décomposition, ce pays est bel et bien pourri ! »

Et je me permettais de rajouter, c’était un pays « de » pourris ! Et là, c’était l’AVC qui semblait arriver sur la pointe des pieds dans le cerveau de notre pauvre papounet. Là, les sourcils et les plis de son front s’affolaient, comme les courbes d’un détecteur sismique, risquant de faire dégringoler ses lunettes. Sans l’intervention de notre maman, son supplice allait durer encore longtemps.

En vérité, des fois je me dis que Satan avait réussi à rassembler toutes les âmes pourries dans un même lieu ! Le Malin avait, comme toujours, réussi à blaguer tout le monde. Il est vrai que notre pays offrait des paysages tout droit sortis de la sourate « Ar Rahman », avec « ses jardins majestueux », « les sources jaillissantes en extase », « des fruits, des palmiers et des grenadiers », « des vertueuses et des belles », « des houris aussi belles que le rubis et le corail »… mais il est peuplé de démons ! Notre pays semblait si près d’ALLAH avec son million de pratiquants pour 800 000 habitants, et ses centaines de milliers de mosquées, mais il fallait reconnaître que nous étions bien très loin du paradis. Certes, dans notre pays ALLAH était évoqué toutes les secondes : « Bismillah », « Mashallah », « Alhamdulillah » « Inshallah », Shoukran’ lillah', mais rares étaient ceux qui l’invoquaient du plus profond de leurs cœurs dans un élan de sincérité, d’amour et d’humilité !

« Pays périmé. Pays pourri. Pays qui pue ! » Tel était le leitmotiv de Sabrah, qu’elle balançait du haut de son mètre soixante-quinze, avec sa taille filiforme, en rejetant régulièrement ses cheveux derrière ses oreilles. Elle avait les mêmes cheveux que moi, mais les siens étaient d’un noir de jais, assez brillants, tandis que les miens étaient bien lisses, mais pas assez brillants. Elle était plus grande que moi, mais bien mince, et son visage était assez allongé, comme celui de maman Z, notre mamy chérie, paix à son âme, tandis que le mien s’arrondissait avec mes petites joues et mes pommettes bien visibles, comme maman. Ses yeux semblaient deux amandes, ronds mais légèrement étirées, qui rajoutaient un charme on ne plus asiatique, et faisait de Sabrah une magnifique perle îlienne. Sous d’autres cieux, elle aurait été remarquée pour poser pour une grande marque. Par sa taille, sa forme longiligne, pas assez de poitrine, et une bouche finement dessinée cachant un sourire à renverser des étoiles. Je pensai en parler à une cousine de Salwa, Saveeta, créatrice de mode qui venait de créer sa propre ligne de vêtement « Maison Thamani » et qui organisait régulièrement des défilés de mode, en France et dans certains pays africains. Lorsque je lui avais confié que je comptais la présenter à Saveeta, elle avait rougi. En fait, son côté sauvageon, limite garçon manqué, cachait une timidité à fleur de peau.

Pays qui puait donc ! Mais aussi pays qui pleurait. Qui pleurnichait. Pays poltron. Disaient à l’unisson mes anciens potes que je venais de retrouver. La population était mise au pas. On tuait, on assassinait, on emprisonnait abusivement à tout bout de champ, mais tout le monde se taisait. Leaders syndicaux, chefs politiques, journalistes, professeurs, intellectuels, artistes, glandeurs, chômeurs, tout le monde passait à la moulinette du pouvoir. Avant, la répression était limitée à quelques individus, certaines personnes averties, lucides, savaient qui pourrait devenir une cible devant assouvir les insatiables mâchoires du régime, car elle pouvait représenter une menace potentielle pour le pouvoir. Mais, maintenant tout déraillait. La machine s’était emballée. Le monstre mangeait ses propres enfants. La nouvelle mise à jour du logiciel du régime semblait avoir intégré de nouveaux paramètres pour élargir la base de calcul des algorithmes. D’après Nizar, qui était mon référent informaticien, le pouvoir utiliserait un programme proche de l’algorithme de Dijkstra, pour pister et cibler les gens. Il avait essayé de m’expliquer, sans succès, mais je n’avais pu retenir que l’essentiel : l’algorithme de Dijkstra servait à trouver le chemin le plus court d’un point A à un point B. Pour faire bref, il s’agissait d’histoires de raccourci. « Yitsandzoni », en comorien. Du verbe « Wutsindziya », lequel venait de « wutsindza », qui voulait dire couper, découper, trucider. Ça, c’était Samir, passionné de linguistique comorienne, et expert autoproclamé en tout, qui me l’avait appris. Couper, et sans décaler ! à tous les sens du terme.

« Quand on parle de boucherie, effectivement tout se recoupe ! » disait-il tranchant, avec un brin d’humour gore, jouant ainsi sur les mots, ou les maux.

Perdue dans mes pensées, je n’avais pas vu la voiture qui roulait à vive allure. Le klaxon du pick-up m’avait fait sursauter, et sortir de la torpeur tiède qui me gagnait dans cette déambulation nonchalante sur le boulevard Karthala. Le soleil glissait prestement vers les océans, en offrant ses derniers rayons au ciel, tel un grand notable qui jetait des liasses de billets jaunes dans la corbeille du wukumbi de sa fille. Je voulais saisir et immortaliser ce joyeux paysage avec mon phone, avant que le roi soleil ne plongeât complètement au fond de l’immense bleu, mais j’avais eu une petite hésitation, et m’étais retenue, par peur de passer pour une je-viens qui se la jouait touriste mzounguette. Je remis mon Galaxy dans la poche arrière droite de mon jean. Et je poursuivis ma marche.

Le quartier avait un petit peu changé. Hadoudja-Coulée, quartier de mon enfance, de mon adolescence, et maintenant peut-être de ma vie d’adulte. Sept ans que j’étais partie, quelques nouvelles baraques à l’intérieur du quartier, l’asphalte maintenant qui avait remplacé la piste poussiéreuse, qui faisait le tour du quartier depuis la menuiserie Goda jusqu’au petit quartier de la Castellane, faisait une bretelle intérieure bitumée avec des lampadaires qui donnaient un charme particulier au quartier. Comme quoi, il suffisait de rien pour redonner espoir et sourire aux habitants. De petites épiceries des deux côtés de la route, sorties rapidement de terre, sitôt le bitume et l’éclairage public effectifs. Les taxis ne laissaient plus les passagers en bas du collège de la Coulée, mais les déposaient jusqu’au seuil de leurs maisons. Les vieilles mamans du quartier pouvaient remplir leurs paniers de bonne iréwo, chair fraîche (poisson ou viande), négociée de haute lutte au marché Volo-Volo, sans se soucier du poids, car le taxi les déposait directement aux portes de leurs cuisines. Les vieux grincheux pouvaient maudire tout le monde, sauf ceux qui avaient permis le goudron dans le quartier. Et les petits pouvaient jouer dehors jusqu’à la prière de l’Aêsha, la dernière prière, sans avoir peur d’autre chose que les remontrances des parents. Tandis que les jeunes filles, séductrices du dimanche, en mal d’amourette, pouvaient arborer leurs mini-jupes et autres tenues sexy, enroulées dans leurs shiromanis, en montant et en descendant directement du taxi ou de la voiture de leurs petits copains, ayant évité ainsi les regards louches, suspicieux, interrogateurs, voire concupiscents, de leurs voisins.

Le bitume et l’éclairage publics favorisaient l’entretien de bonnes relations, les contacts se renforçaient dans la joie et la bonne humeur, mais pouvaient aussi provoquer les tracas, les jalousies, et les querelles, parce qu’au final tout le monde voyait ce que faisaient tous les autres.

Arrivée au grand rond-point de la Coulée, je me mis à hésiter à poursuivre vers la gare routière du Nord, ou bien à bifurquer à gauche pour descendre vers Al Camar, et voire plus bas jusqu’à la route de la Corniche, Parambwani, vers l’Alliance française. Après quelques secondes d’hésitation, je me décidai à rebrousser chemin, comme la nuit tombait rapidement dans nos contrées. Déjà les grillons, sentinelles imparables annonçant les ténèbres, commençaient peu à peu à chanter leurs complaintes, tandis que les monticules de déchets, de détritus, et l’amoncellement des ordures le long des trottoirs, entamaient un concert olfactif fétide, pestilentiel et écœurant.

Chapitre 13

Comme un jasmin tranquille

Il était toujours là le gros canapé beige.