Dans ma maison sous terre - Anahita Shaffii-Le Bourdiec - E-Book

Dans ma maison sous terre E-Book

Anahita Shaffii-Le Bourdiec

0,0

Beschreibung

Ariana, huit ou peut-être onze ans, aspire désespérément à l’amour. Cependant, ses parents et ses deux sœurs semblent résolus à lui refuser toute tendresse. Son regard d’enfant scrute avec une intensité poignante l’univers étroit de l’appartement familial : ses rituels étranges, ses anecdotes cruelles, sa violence presque banale. Comment comprendre et évoluer lorsque son enthousiasme est constamment accueilli par l’hostilité de ses proches ? Est-ce là le fonctionnement de l’humanité ?

À PROPOS DE L'AUTRICE

Anahita Shaffii-Le Bourdiec est le fruit d’un parcours éclectique. Passée des lettres à la biologie, elle mêle son attirance pour les mots à son exploration scientifique des êtres. Avec "Dans ma maison sous terre", elle vous livre un récit d’une force inouïe.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 239

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Anahita Shaffii-Le Bourdiec

Dans ma maison sous terre

Roman

© Lys Bleu Éditions – Anahita Shaffii-Le Bourdiec

ISBN : 979-10-422-3682-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À mon Papa et ma Maman,

que j’ai aimés plus que moi-même.

À Fabian, mon âme sœur

et Zéphir mon soleil.

À tous ceux qui m’ont sauvée,

Jérôme, Joanna et Jean-Marie,

Gilbert, David, Arnaud, Soleil et Dafné,

Sylvie, Amélie et Guiguine,

Elodie, Marion, Céline, Sandrine,

Mathieu et toute la troupe.

À Aiguebelle, mon paradis perdu.

À l’Iran, sa poésie, sa musique et ses jardins.

Au trot élastique des chevaux.

À tous ceux qui se reconnaîtront.

Chapitre 1

La maison

Aussi loin que je remonte dans mes souvenirs, Papa et Maman ne m’ont jamais fait de compliment.

J’ai beau fouiller dans ma mémoire, rien ne me vient à l’esprit.

Il y a bien eu quelques occasions où, à force de me voir quémander, ils m’ont jeté un nonosse à la figure, histoire d’avoir la paix.

Ça me faisait un drôle d’effet. Un mélange de sensation de gifle et de vomissure.

En tous cas, quelque chose de pas net.

Pas net.

C’est vraiment ce qui décrit le mieux l’ambiance au 33 rue de Belleville. Même la lumière ne s’y sentait pas bienvenue. Il y avait tant d’obstacles à traverser. Les vitres épaisses, la pellicule de crasse accumulée, les stores à lamelles métalliques. Et puis le salon profond, bien trop profond pour la taille de la baie vitrée. Maman avait recouvert le fond de miroirs pour forcer la lumière à rester, mais quand même, il fallait souvent allumer les lampes électriques, même en plein jour.

Quand l’appartement était vide, moi, je restais collée au mur à miroirs et je me dévisageais. Il y avait d’étranges ombres qui creusaient mes orbites et mes pommettes. J’avais l’impression d’être un cadavre. Je ne pesais pas bien lourd, on voyait presque tous les osselets de mes articulations. On pouvait compter les anneaux de ma trachée.

Mon oncle Paul m’appelait Courant d’air. Ça me faisait pleurer à chaque coup. Sheida, elle, il l’appelait Pèse-peu. Ça la faisait pleurer aussi. Alors on pleurait un peu ensemble, et puis on maudissait Paul. Chacune espérait secrètement être un peu plus grosse que l’autre, un peu moins cadavérique. En vrai, je savais bien que j’étais la plus maigre.

L’oncle Paul, il avait fait la guerre d’Algérie, il en était revenu tout retourné. Il n’a jamais voulu en parler. C’est Maman qui m’a raconté ça, moi je n’ai jamais rien osé dire à l’oncle Paul. En tous cas, il était raciste, il votait Front National. Ça me faisait frissonner. Je me disais qu’au fond, j’étais quand même un peu arabe si l’on remonte très loin dans l’arbre généalogique. Peut-être que l’oncle Paul aurait voulu que je sois morte. En tous cas que je n’existe pas.

Quand je suis arrivée sur cette Terre, j’étais en deux morceaux, au lieu d’un comme tout le monde. Je ne sais pas si cela fait de moi quelqu’un qui existe ou qui n’existe qu’à moitié. Le deuxième morceau, c’est Sheida, ma jumelle. Prises ensemble, on ne pesait guère plus de quatre kilos. Ça ne s’est pas arrangé avec l’âge.

Pourtant, les repas dans ma famille étaient une institution. Il y avait Afsaneh au fond, dos vers la fenêtre, Sheida et moi côté mur, côte à côte sur le banc, Maman en face côté cuisine, et Papa à l’autre bout de la table, face à Afsaneh, entre Maman et moi. Je fais un dessin pour plus de clarté.

Dessin de la table

Ce n’est pas qu’on mangeait des choses exceptionnelles, ça non. C’était plutôt des surgelés, des pizzas, des conserves, de la purée Mousseline. Mais c’était l’heure de gloire de Papa. Il fallait le regarder et le trouver formidable. Il parlait de tout et de rien, il parlait des seins de la nouvelle stagiaire, de la bêtise des Américains, de l’imbécillité de la voisine. Il donnait des tas de surnoms ridicules à tout le monde. Il riait fort et frappait du plat de la main sur la table qui tremblait. J’étais tout près de Papa, je pouvais sentir son souffle sur moi. Maman gloussait d’un air navré. On n’arrivait pas à savoir si elle le trouvait ridicule ou si elle aimait le voir animal comme ça. C’était sûrement un peu des deux.

Parfois d’un coup, sans crier gare, Papa se mettait en colère, dans une colère noire et il cassait tout dans la cuisine. On se recroquevillait sur nous-mêmes en attendant que ça passe.

Une fois, il a fait un gros trou dans la porte de la cuisine en balançant sa chaise dedans. Maman a décidé de laisser le trou, pour se venger. Le trou est resté des années. Elle voulait qu’il ait honte à chaque fois qu’il rentrerait dans la cuisine.

Je ne crois pas qu’il ait eu très honte.

En tous cas, ça ne l’a pas empêché de recommencer.

Mais moi, je n’ai plus osé inviter mes petites amies à la maison les mercredis.

Je ne voulais pas expliquer le trou.

Les repas, c’était comme des parcours du combattant dans un champ truffé de mines. Il fallait avancer avec beaucoup de précautions pour ne pas provoquer d’explosion. Sheida et moi, on est devenues des expertes en interprétation des micro-expressions du visage. On lit dans les visages comme dans des livres ouverts. Parfois, quand Papa rentrait du travail, il avait à peine fermé la porte qu’on savait déjà qu’il faudrait ne rien dire à table, être les plus invisibles possible. Ça se voyait à la ride qu’il y avait entre ses deux sourcils.

Un jour où sa ride était particulièrement profonde, Papa a écarté sa grande main à deux centimètres de mon visage. Il criait qu’il allait m’écraser la tête contre le mur. Maman a pris un air pincé. Je l’ai presque senti, l’écrasement de ma boîte crânienne, la bouillie de mon cerveau sur le mur. J’avais neuf ans.

Sheida et moi on a essayé de s’aimer. Ce n’était pas très facile. Dès le début, Maman a décidé que nous étions fausses jumelles. Pour bien nous mettre ça dans le crâne, Maman a fait de moi un garçon et de Sheida une fille. J’étais en bleu et à cheveux courts, Sheida en rose et à cheveux longs. Je me suis longtemps demandé pourquoi elle, pourquoi moi. Est-ce qu’elle a tiré notre genre à la courte paille ?

En tous cas, ça l’a aidée à bien nous reconnaître. Sur les rares photos de notre petite enfance, ce n’est pas évident de savoir qui est qui. Sheida a les yeux un petit plus en amande, le nez légèrement plus retroussé. Il faut quand même se concentrer pour ne pas se tromper.

Afsaneh, la grande sœur, s’est entichée de Sheida. Sûrement à cause de ses tenues roses. C’est sûr que je n’étais pas dans le même camp, avec mes polos bleu marine. Elle passait son temps à lui faire des bisous et lui tapoter le nez. Elle chantait « Doudou linou » d’un air amoureux. Doudou Linou c’était Sheida. Moi, j’étais « Arianahurie » même si j’avais proposé « Mimili » à la place, allez savoir pourquoi. Elle disait que j’avais des yeux ronds et stupéfaits. J’ai bien essayé d’ouvrir moins rond mes yeux, mais je n’ai pas bien réussi. J’avais juste l’air de loucher bizarrement. Ça n’a pas suffi pour conquérir Afsaneh.

Je suis restée Arianahurie et je n’ai pas eu droit aux tapettes sur le nez.

Afsaneh essayait de nous monter l’une contre l’autre. Elle y arrivait assez bien. Ça rendait Maman très satisfaite. Maman ne voulait pas que Sheida et moi on devienne complices. Il ne fallait surtout pas qu’on soit vraiment jumelles.

Tous les jours dans notre petite chambre à lits superposés, on se battait. Sheida et moi on s’est battues de toutes les façons possibles et imaginables. On avait beaucoup d’imagination. Une fois je l’ai frappée avec la barrière de mon lit superposé. C’était tout de même assez lourd, une grosse barrière en métal fuchsia. J’ai frappé assez fort pour lui faire un gros bleu, mais pas assez pour l’envoyer à l’hôpital. On avait des règles de combat très strictes. Il fallait éviter le visage pour que personne ne puisse savoir ce qui se tramait dans le secret de notre chambre. On sentait déjà qu’il y avait quelque chose d’extrême entre nous, quelque chose que le monde extérieur ne pourrait jamais comprendre. On ne voulait pas passer pour des folles. Il ne fallait surtout pas laisser de traces. Alors on attaquait à peu près tout ce qu’il était possible d’attaquer, sauf le visage.

Bien sûr, il y avait des dérapages. Je me souviens de cette fois où j’étranglais Sheida et qu’elle est devenue toute bleue. J’ai eu peur de la tuer. On a décidé de ne plus s’étrangler.

Après les combats il y avait la réconciliation. C’était drôlement intense ces moments-là. On touchait à la vérité. On voulait tellement s’aimer. À travers le brouillard de violence, quelque part, un petit bout de quelque chose émergeait. Et si ? Et si on faisait autrement ? Alors on se jetait dans les bras l’une de l’autre et on pleurait beaucoup de larmes tièdes. Ma Sheida, mon alter ego. On se promettait qu’on ne deviendrait pas comme eux, qu’on arriverait à être amies, à se faire du bien, à ne jamais se mentir. On faisait des pactes, on créait des communautés secrètes avec des cartes d’adhérent. Pour pouvoir s’aimer pour de vrai. Parfois, ça tenait plusieurs semaines. Le soir, je descendais de mon lit superposé et je lui apportais un verre d’eau pour sa soif de la nuit. Le lendemain c’était son tour. On mettait à la suite dans le radio-cassette les trois cassettes qu’on avait récupérées, je ne sais trop comment, assez fort, et on rêvait d’un monde meilleur, d’un monde d’amour et d’harmonie. C’était de vrais moments d’extase, tout avait l’air possible. Il y avait Dire Straits, Money For Nothing, les Quatre Saisons de Vivaldi et puis UB40, Labour of Love 2.

Il faisait nuit, on était libres, Sheida en bas et moi en haut, dans un vaisseau spatial près à décoller.

Que les choses soient bien claires, je ne raconte pas tout ça pour me faire plaindre. Je ne me sens pas une victime. Tout le monde déteste les victimes, et c’est bien normal. Je ne suis pas une victime et je ne me lamente pas sur mon sort. Je ne suis qu’un fait divers d’une banalité sans nom, un échantillon représentatif de l’humanité malade d’elle-même.

On mangeait des surgelés et des conserves parce que Maman n’aimait pas faire la cuisine. Ce n’est pas parce que je suis femme au foyer que je dois être une bobonne, elle disait. Elle croyait à la libération de la femme, elle répétait ce qu’il faut c’est ne jamais dépendre d’un homme et gagner beaucoup d’argent sans rien demander à personne.

Maman est devenue passionnée de cuisine quand on a quitté la maison. Elle s’est mise à faire des desserts à étage qu’il fallait préparer la veille, et puis des tas de plats très élaborés et exotiques.

Du coup, nous, on n’a pas pu en profiter. On a mangé la même chose, invariablement pendant vingt ans. Si on faisait une liste, ça donnerait à peu près ça : des spaghettis au concentré de tomate qu’on mangeait directement dans la casserole, des crêpes fourrées surgelées jambon/fromage avec de la purée Mousseline, des bâtonnets de poisson panés surgelés avec des petits pois/carottes en conserve, des petits canapés aux épinards, des côtes de porc au four avec de la compote de pomme, et puis aussi de la pizza.

C’est à peu près tout ce que j’ai mangé. Le menu de la semaine était annoncé sur un petit papier aimanté au frigo. Pour préparer la semaine suivante, c’était facile, il suffisait de reprendre celui de la semaine précédente et de changer l’ordre des plats. Le dimanche, on mangeait le poulet rôti avec des haricots verts et des tomates au four. Papa disait qu’on était des ignares, il répétait et répétait que ça ne servait à rien de nous faire de bonnes choses, qu’on n’aimait rien de toute façon. Il insistait beaucoup sur le « rien », comme s’il allait vomir. Parfois, il décidait de changer le poulet rôti pour du poisson, et jetait dans notre assiette un cadavre de poisson entier qui nous regardait avec ses yeux vitreux. Il regardait la panique s’installer sur notre visage, on faisait semblant d’enlever la peau, très lentement, comme si on s’imaginait quand même manger cette chose à la fin, mais en vrai, on priait tout bas pour que le supplice s’arrête, et surtout, surtout on évitait le regard mort du poisson au milieu de l’assiette, et alors soudain, d’un geste rageur, Papa plantait sa fourchette dans le poisson et le laissait tomber dans son assiette en pestant qu’on ne savait vraiment pas apprécier les bonnes choses, décidément. Maman relevait la tête, disait, mais vous ne mangez rien, vous allez avoir faim, et elle finissait de découper son poisson.

C’était vrai, j’avais faim sans arrêt. C’est juste que je n’arrivais pas à déglutir, coincée entre le mur et Papa. Ça ne voulait pas descendre. Quelquefois, j’ai essayé de me forcer, parce que je sentais que ma maigreur atteignait des sommets et que j’avais trop honte à l’école, de ces affreux poignets pleins de bosses et de creux et des anneaux de ma trachée, mais j’ai été obligée de vomir dans les toilettes. Rien à faire pour faire passer tout ça, quelque chose coinçait très fort là-dedans.

Alors je mangeais beaucoup de pain, du pain à la moutarde. L’autre jour, quelqu’un m’a dit que le pain à la moutarde était un régime préhistorique documenté.

J’ai eu un régime d’homme préhistorique.

Je ne sais pas si c’est une bonne chose, mais je trouve cela réconfortant. Je rejoins une communauté invisible qui a traversé l’espace et le temps. Celle des mangeurs de pain à la moutarde. Mangeurs de pain à la moutarde du passé et de l’avenir, je vous salue bien bas !

J’avais aussi des problèmes intestinaux. Pour un oui ou pour un non, il fallait appeler le médecin d’urgence. À chaque fois, il criait à l’appendicite et puis, finalement, les tests ne montraient qu’une simple inflammation du colon. Ce n’était pas encore la mode du côlon irritable à l’époque, alors je peux dire, je pense que j’ai été une précurseur.

Tout ça ne m’aidait pas à grossir.

Avec Sheida, on est allées à la pharmacie demander un remède contre la maigreur. La pharmacienne était bien embêtée. Elle avait des tas de produits pour faire maigrir, mais rien pour faire grossir. On a trouvé ça révoltant, vraiment. Elle nous a donné des gélules d’huile de foie de morue, pour quand même nous vendre quelque chose. Évidemment, ça n’a pas marché. On rêvait en silence du jour où nous aussi, on intégrerait la grande communauté des femmes qui veulent maigrir. Il me semblait que je ne serais jamais tout à fait une femme avant ça.

Comme en plus, Maman m’avait déguisée en garçon, les choses étaient bien compliquées.

À l’extérieur, tout allait pour le mieux. On était toutes les trois vues comme des élèves brillantes promises à un bel avenir. Maman faisait bonne figure à la sortie de l’école, elle était blonde et souriante, elle avait d’excellentes manières, elle avait ses yeux bleus qui envoyaient des reflets d’océan.

Papa ne venait jamais à la sortie de l’école. Heureusement, j’aurais eu trop honte, il n’avait pas du tout l’air d’être français, on l’aurait sûrement pris pour un Arabe, je savais bien que ce n’était pas trop bien vu. En fait, il était iranien, et détestait autant les Arabes que les racistes français. Mais enfin vu d’ici, personne n’aurait compris la subtilité de la chose, mieux valait ne pas s’exposer. De toute façon, Papa n’a jamais eu aucune envie de venir nous chercher où que ce soit, donc le problème ne se posait pas.

Nous étions une famille fort fréquentable du quartier.

Je voulais tellement que Papa et Maman soient fiers de moi. C’est pour ça que j’ai décidé d’être la première de la classe, toujours. Je revenais avec des 19 sur 20 et Papa me disait pourquoi pas 20 ? J’avais le cœur déchiré. Sheida me disait, tu te trompes de stratégie, c’est la jungle ici, n’attend rien d’eux, c’est un puits sans fond. Mais moi, je n’avais aucune stratégie, je ne la croyais pas, je trouvais des justifications à tous leurs comportements. Je trouvais Sheida terrible de penser des choses pareilles, de renoncer comme ça, l’air de rien. Je croyais fermement que j’arriverais à faire tomber mes parents amoureux de moi.

Il ne pouvait pas en être autrement.

Chapitre 2

Maman

Maman aimait les choses carrées. Elle prévoyait toujours tout, il ne fallait surtout pas se faire remarquer. C’était son éducation bourgeoise qui l’avait rendue comme ça. Elle parlait souvent de son éducation bourgeoise, ça avait l’air très important pour elle. Elle était tellement fière de son père, médecin de campagne. Ils avaient été les premiers dans le village à avoir un téléphone rien qu’à eux. Les gens faisaient la queue pour passer des coups de fil.

Ils étaient grands seigneurs.

Maman avait aussi un tennis dans son jardin. Avec de la vraie terre battue et tout. Elle avait même la jupette spéciale pour jouer.

Parmi les règles de base, Maman le répétait souvent, il fallait éviter les dettes, ne jamais être en retard, ne jamais faire de scandale, être toujours poli. Avec ça on construisait une vie.

C’est comme ça qu’elle a construit la sienne, probablement.

Maman était obséquieuse avec les étrangers. Quand je dis étranger, c’est tout ce qui est extérieur à notre famille. Bien sûr, ça fait beaucoup d’étrangers. Elle a surtout travaillé avec des Japonais, qui aimaient beaucoup ce côté-là de Maman. Je trouve que cela lui va bien de travailler avec des Japonais. Je l’imagine assez facilement en train de faire des saluts de la tête pour un oui ou pour un non en répétant « Hai ! Hai ! » Avec son sourire immuable.

Maman a toujours eu la peau un peu jaune. Peut-être qu’elle était prédestinée.

Un jour, on a reçu à la maison des amis anglais qu’on s’était faits sur la plage. Ils avaient beaucoup d’argent, ils roulaient en Rolls-Royce climatisée. À l’époque, c’est la climatisation surtout qui m’avait beaucoup impressionnée. Maman avait plutôt réagi à la Rolls-Royce. La semaine qui précédait leur venue, Maman s’est transformée en harpie. Elle nous criait dessus pour un rien, passait son temps à faire le ménage. Je ne l’avais jamais vue faire le ménage comme ça. Elle était habitée. Je lui ai dit, on dirait que tu vas recevoir la reine d’Angleterre, est-ce qu’elle n’en faisait pas un peu trop. Maman a repris son nettoyage, encore plus fort. Je me suis dit qu’on devait être drôlement sale pour qu’elle se démène comme ça.

Je ne me souviens plus de ce qui s’est passé après que les amis sont arrivés. Ce qui est sûr, c’est que Maman est redevenue calme et a remis en place son sourire. C’était comme si rien ne s’était passé. Nous, après une semaine comme ça, on était lessivées. On se sentait un peu comme sur un tout petit bateau au milieu de très grandes vagues.

Maman parlait souvent, avec une larme au coin de l’œil, de son gros Boum, le Terre-Neuve de son enfance. Il n’y avait pas que lui, il y avait au moins deux autres chiens, plus petits, qui vivaient dans le parc de la maison. Moi je m’étais prise de passion pour les animaux, les chevaux d’abord, puis tout le reste aussi, très tôt. J’ai essayé de la convaincre de prendre un animal. Elle disait, non, jamais de la vie, je sais bien que c’est moi qui finirais par m’en occuper, j’ai trop de travail.

Moi je trouvais ça étonnant, parce que Maman ne travaillait pas à l’époque. Elle ne s’est mise à travailler qu’à mon entrée en cinquième.

J’ai déployé d’incroyables argumentaires pour obtenir quelque chose quand même. J’ai tout essayé. Je suis devenue une experte en plaidoyer. Je pourrais être avocate à la Cour d’Assises, je ferais pleurer le jury. C’est sûr, je gagnerais.

Mais Maman était difficile à convaincre.

Finalement, elle a accepté de garder les deux poissons rouges qu’on avait gagnés à la Foire du Trône. Le mien s’appelait Spoony. Je ne me souviens plus du nom de celui de Sheida. On les a mis dans un saladier transparent, sans rien dedans. Ils ont tourné, tourné dans le saladier, plus d’une année. Et puis le poisson de Sheida a perdu sa couleur. Il est devenu blanc peu à peu. Un jour, on l’a trouvé qui flottait à l’envers à la surface. Il avait le ventre tout gonflé. Je ne suis plus très sûre de ce que je dis, mais je crois qu’on a jeté Spoony le survivant au Parc Floral, pour éviter de le voir devenir blanc à son tour. J’étais très triste, mais j’étais quand même contente que ce soit celui de Sheida qui soit mort en premier.

Je ne sais pas si Spoony a survécu longtemps, mais le bassin dans lequel on l’a versé était plein d’énormes poissons rouges, bien plus gros que lui. J’espère qu’ils ne l’ont pas mangé. Est-ce que les poissons rouges sont cannibales ? Il a quand même dû se trouver tout désorienté après un an de saladier vide. Ça faisait beaucoup de nouvelles choses d’un coup.

Au moins, il n’est pas devenu tout blanc.

Cette expérience a suffi à Maman qui n’a même plus voulu de poissons. J’ai bien tenté d’amener d’autres animaux à la maison, mais Maman n’a jamais accepté. Une fois, j’étais déjà grande, en classe de seconde je crois, j’ai ramené une gerbille que j’avais achetée quelques francs dans une animalerie près des quais.

Maman a fait une crise d’hystérie. Elle est devenue toute rouge, elle s’est mise à hurler et à gesticuler dans tous les sens. Elle criait qu’on allait attraper la peste et des tas d’autres maladies incurables. Je lui ai dit que ce n’était pas un rat et que c’était des animaux vendus pour tenir compagnie aux êtres humains. Elle s’est fâchée de plus belle et m’a obligée à mettre la gerbille sur la terrasse pour la nuit.

J’ai dû la ramener le lendemain à l’animalerie.

C’est peut-être pour ça que je suis devenue vétérinaire. Pour avoir enfin une bonne raison de fréquenter les animaux. Avec Maman, il faut toujours une bonne raison. Avoir envie ne suffit pas. Le plaisir, la joie, ce ne sont pas de bonnes raisons.

Quand on y pense, c’est étonnant, parce que de son côté, Maman ne s’est jamais privée. Pourtant l’argent, c’était un problème à la maison. Tous les week-ends, ou peut-être seulement un week-end par mois, Papa faisait les comptes. Il avait un grand cahier dans lequel il reportait toutes les dépenses. À côté du grand cahier, il y avait le petit tas de vieux chéquiers vides et de tickets, pour ne rien oublier.

Le jour des comptes, c’était un jour triste.

Papa était grave et en colère. Une colère moins explosive que d’habitude, mais qui me faisait encore plus peur. Le résultat des comptes était toujours mauvais.

Maman se fichait de la colère de Papa. Elle virevoltait en gloussant. Ça ne l’empêcherait pas de s’acheter la paire de chaussures qui lui ferait envie. Maman n’a jamais eu peur de la précarité.

Ce doit être un effet de classe.

Moi ça me retournait les tripes. Je pensais que je causais trop de dépenses, que j’allais ruiner la famille et qu’on allait tous finir à la rue. Je me rassurais en me disant qu’heureusement je mangeais comme un moineau et que c’était toujours ça en moins à payer.

Quand Sheida a réclamé des Frosties, Maman a été inflexible. Prends des cornflakes avec du sucre, c’est pareil et c’est moins cher.

En vrai, tout le monde sait que les Frosties n’ont pas du tout le même goût que les cornflakes avec du sucre. Sheida a bataillé pour ses Frosties, presque comme moi avec l’animal de compagnie.

Maman n’a rien cédé non plus.

Sheida ne l’a jamais avalée, l’histoire des Frosties, sans mauvais jeu de mots. Je la comprends, moi aussi. Aujourd’hui encore, j’y pense à chaque fois que je mange des Frosties.

Une chose étonnante avec Maman, c’est sa mémoire. Elle a une mémoire bizarrement sélective. Maman ne se souvient que de ce qui la met en avant. On dirait que Maman croit qu’elle est une sainte, ou pas loin. Quand je lui rappelle qu’à seize ans, alors que Sheida venait de quitter l’appartement pour vivre avec Amaury, que j’étais la seule des trois enfants encore à la maison, elle a cessé une fois pour toutes de mettre mon assiette à table, c’est comme si je parlais chinois. Allons, allons, fillette, répète-t-elle en souriant, tu imagines ce que cela ferait de moi si j’avais fait une chose pareille ?

Assez bien, en fait.

Maman a trouvé une solution très pratique en plus de la mémoire sélective.

Elle a décidé que j’étais folle.

Par intermittence, certes, parce que ce n’est pas toujours facile à justifier, mais tout de même indubitablement folle. Il semblerait que j’ai des hallucinations, des tas de faux souvenirs et pleins d’autres choses très effrayantes.

Ça ne la surprend qu’à moitié. C’est que Maman a une sœur complètement siphonnée de la citrouille. Elle s’appelle Thérèse, se tient prostrée, les mains levées devant son visage, les poings serrés. Elle a la peau blanche et crayeuse qui sent la mort. Elle ne parle pas, sauf quand elle a envie, soudain, comme ça, à brûle-pourpoint, et alors, elle ne mâche pas ses mots. Elle serait devenue comme ça suite à son éducation jésuite.

Je crois surtout que les électrochocs qu’elle a reçus pour lui apprendre à fricoter avec des filles y sont pour quelque chose.

Il n’y a pas que Thérèse, il y a aussi Tante Lise, la sœur de Pépé, le Papa de Maman. Elle a vieilli avec un Alzheimer carabiné. Elle vous regardait par en dessous et avait de la moustache au menton, c’était terrible.

Maman croit qu’il y a quelque chose qui traîne dans l’arbre généalogique, un petit vélo qui se transmet sans crier gare.

Alors voilà, un jour, Maman s’est mis dans la tête que c’était moi qui avais hérité du petit vélo.

C’est bien pratique. Quand Maman est embêtée par une question ou une demande, elle prend un air désolé et dit « ne recommence pas, tu veux », comme si j’allais faire une crise de nerfs, comme si j’en faisais pour un oui ou pour un non.

Puisque Maman avait fait de moi une folle, autant l’être pour de bon au lieu de perdre mon énergie à me défendre dans le vent. Peut-être que Maman, en me voyant si mal, aurait pitié de moi et se mettrait à m’aimer et m’offrirait toutes les gerbilles que je voudrais.

J’ai donc été folle tout un temps. Évidemment, ce n’était pas une décision prise froidement comme j’ai l’air de le sous-entendre. C’était aussi un moyen de sortir toute la violence d’en dedans sans faire de mal à personne. Disons, plutôt à personne d’autre que moi-même.

Autant le dire tout de suite, j’ai changé de stratégie depuis. Ce n’était pas la bonne solution.

J’avais une sacrée pratique des crises d’hystérie. Je les avais copiées de ma mère, mais c’était encore plus spectaculaire chez moi. Je hurlais tellement fort que je n’avais plus de voix après. Plus de voix du tout, ce n’est pas une image, les cordes vocales étaient hors service. Et puis j’ai un petit peu de coffre, alors mon hurlement portait loin, il faisait presque trembler les vitres. J’aurais pu être chanteuse d’opéra, c’est sûr. Je hurlais donc, et je m’agitais, je me roulais par terre, j’étais volontiers menaçante, je cassais des choses.

Ça n’a pas du tout changé Maman, elle s’est mise à me mépriser davantage. Moi ça me retournait les entrailles. Plus je souffrais, plus elle resplendissait, c’en était frappant.

Maman n’est jamais venue me sauver.

Même cette fois-là, bien plus tard, où je l’ai appelée, perdue, hoquetant de sanglots, viens me voir Maman, j’ai besoin de toi, Maman. Je suis internée. Maman, internée, tu comprends ?