Des mains et des lèvres - Françoise Chastel - E-Book

Des mains et des lèvres E-Book

Françoise Chastel

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Beschreibung

Comment vivre la surdité ?

Françoise est devenue sourde à l’âge de 6 ans. Dans un monde où on entend avec les yeux, elle a dû apprendre à combler le silence dans lequel elle a été brutalement plongée.
La confrontation avec l’autre monde, le monde entendant, est difficile au début. Elle est désorientée par toutes ces bouches qui s'agitent autour d'elle sans émettre aucun son.
Après avoir essayé de vivre comme toutes les filles de son âge, elle fait un choix qui déterminera toute sa vie : s’assumer en tant que personne sourde.
Au fur et à mesure des pages, l’auteure nous relate son parcours, et nous entraîne dans l’ambiance des associations, là où la communauté des Sourds est vivante et combative, ainsi que dans les salles de classe spécialisée où elle enseigne aux jeunes sourds.
Avec bon nombre d’anecdotes, l’art de vivre sourd dans une famille mixte se dévoile. La communication entre enfants entendants et parents sourds est toujours présente, et la plume de l’auteure nous dépeint des scènes émouvantes, teintées d’humour, qui nous font découvrir un monde attachant.

Un récit de vie attachant qui dévoile le quotidien dans le monde du silence, avec ses difficultés et ses joies !

EXTRAIT

Bouleversée jusqu’à la moelle, je regardais mes belles anglaises tomber et s’éparpiller, tout autour de moi. Je courus jusqu’au miroir des lavabos et je me rendis compte que quelque chose naissait en même temps que je perdais mes boucles : une lueur d’inquiétude luisait dans mes yeux et elle devait par la suite, mettre longtemps à s’éteindre puisque tour à tour brillante ou vacillante, elle resta dans mon regard durant de longs mois, guettant des prémices d’apaisement.
J’avais six ans en ces vacances de 1945, si brutalement interrompues par mon otite, et cette année-là marqua pour moi le grand effondrement et le désespoir alors qu’une aube nouvelle faite d’espoir et de reconstruction se levait : l’Armistice.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Françoise Chastel est née en 1939 et est devenue sourde à l’âge de 6 ans. Après des études primaires dans une institution de jeunes sourds, elle devient professeur de couture puis éducatrice technique spécialisée pour jeunes sourds au CESDA de Montpellier, puis à l’école intégrée Danielle Casanova d’Argenteuil (95).
Très engagée dans la vie associative, elle a toujours milité pour l’accessibilité des personnes sourdes. Actuellement directrice de publication et rédactrice en chef d’ Echo-Magazine, elle participe activement à l’information de la communauté sourde. Mère de deux filles entendantes, grand-mère et arrière-grand-mère, elle habite Montpellier.

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Françoise Chastel

Des mains

et des lèvres

Dessin surdiste

Le titre « Des mains et des lèvres » a guidé mon projet global. C’est sur lui que toute la réflexion repose. Quelques clins d’œil rappellent des œuvres que j’ai déjà dessinées, comme Le cri sourd, ou Le pissenlit surdiste ou le drapeau international des signeurs à travers ses trois couleurs. J’ai travaillé selon deux lignes directrices principales pour composer l’illustration. Les quatre éléments (air, eau, terre, feu) et la dualité.

AIR : toutes ces bouches font partie de notre quotidien, elles sont, pour la plupart d’entre nous, notre univers depuis l’enfance car nous sommes plus de 90 % à naître dans une famille entendante. Il est donc évident que nous sommes suspendus à leur souffle pour exister.

Elles sont aussi, plus tard, celles auxquelles nous sommes confrontés incessamment. Nous ne pouvons pas les éviter, nous vivons dans un monde qui entend et qui parle.

EAU : présente sous les couleurs bleu foncé et bleu turquoise, et surtout par le mouvement du dessin.

Il aurait pu être logique que les mains suivent la ligne descendante de la montagne, qu’elles suivent ce même mouvement. Alors que non, j’ai pertinemment voulu dessiner un flot de mains vers le haut. Comme les saumons qui remontent la rivière et qui nagent à contre-courant.

Un peu comme nous, Sourds, qui persistons à signer, malgré toutes les pressions sociales, politiques ou historiques.

TERRE : symbolisée par cette montagne très pentue. Choisie sciemment pour renforcer l’idée de ce chemin non naturel, il est, au contraire, un vrai défi quotidien. Et réussir en tant que Sourd, c’est un vrai Himalaya !

Le pré fleuri, heureux, prospère, joyeux… Une espèce de petit paradis originel. Toutes ces mains signantes et ces bouches parlantes se côtoient en harmonie.

FEU : le rouge, pour une personnalité flamboyante, énergique et totalement tournée vers la passion, l’engagement total, vers l’extérieur… Mains ouvertes, et dirigées vers l’avant, elles sont cette liberté d’être et de vie, vers les autres. Ce rouge attire l’attention, il est vibrant.

Pour le concept de la dualité, c’est la confrontation entre le ciel (celui des sons), et la terre (celle des signes, celle du paradis rêvé et espéré pour les Sourds). Ce qui crée le lien entre ces deux univers qu’apparemment tout oppose, c’est le personnage central. Avec ses mains ouvertes aux couleurs du drapeau, Françoise va effacer cette rupture pour donner, au contraire, un sentiment de complémentarité et surtout de plénitude… Un peu comme le Yin et le Yang !

–Arnaud Balard, février 2017, à Paris.

Artiste plasticien, graphiste, illustrateur et écrivain. Marqué par le « Réveil Sourd » et inspiré notamment par le concept du Deafhood de Paddy Ladd (2003), j’ai initié le mouvement artistique du surdisme en 2009 et je suis aussi membre actif du groupe d’artistes De’VIA depuis 2011, aux États-Unis. L’une de mes œuvres les plus reconnues est le projet de drapeau international, intitulé « Sign Union Flag ».

Né sourd et dysvisuel en 1971, à Toulouse.

Diplômé des Beaux-Arts de Rennes, en plus d’un cursus chez MJM Graphic Design (Toulouse) et à l’École Nationale Supérieure des Arts Visuels de la Cambre (Bruxelles).

E-mail : [email protected]

Facebook : www.facebook.com/Surdism

Instagram : https ://www.instagram.com/arnaudbalard/

Avant propos

Françoise Chastel, devenue sourde à l’âge de 6 ans, nous offre ici un récit autobiographique, depuis la découverte de sa surdité jusqu’à l’âge adulte.

Elle nous parle tout d’abord de la période où, petite fille, elle connut l’isolement dans un milieu entendant où sa mère, très protectrice et autoritaire, présidait aux menus détails de sa vie. Ce fut déjà, pour Françoise Chastel, l’occasion de montrer sa personnalité et son tempérament, très volontaire et déterminé. Bien que devant suivre un enseignement non adapté à sa déficience auditive, puis une formation professionnelle de type « manuel », en l’occurrence l’apprentissage de la couture, elle eut à cœur d’obtenir des diplômes lui permettant, pas à pas, de consolider sa position et de devenir formatrice. Sa patience et son engagement auprès de ses élèves sourdes forcent l’admiration. Elle connaissait elle-même le parcours de combattant (cours théoriques difficiles à comprendre, machine perforatrice chez IBM ne correspondant pas à l’outil sur lequel il fallait passer les épreuves d’examen, navigation entre la démarche et la communication oralistes et le recours à la langue des signes) et elle encourageait ses élèves à persévérer dans l’effort pour repousser sans cesse leur marge de progression. Il n’y a jamais de jugement moral ou de critique. La force de l’auteur c’est aussi un très grand optimisme et un volontarisme que rien ne saurait arrêter.

C’est avec une grande précision que l’auteur rend compte de toutes ces étapes et aussi des innombrables rencontres qu’elle a faites tout au long de son adolescence et de ses débuts dans l’âge adulte. De ce fait, ce récit autobiographique devient un témoignage vivant de certains aspects de la culture sourde : ce souhait ardent de rencontres où l’on peut, physiquement, en face-à-face, échanger les informations, seul moyen pour les Sourds de communiquer vraiment. Les descriptions de l’auteur donnent « à voir » les personnes rencontrées ou les lieux où elles se trouvent. Cette « culture du visuel » imprègne toute l’écriture et lui donne une coloration particulière.

Devenue adolescente puis adulte, l’auteur évoque alors ses rencontres amoureuses, sans complaisance. On y perçoit beaucoup de subtilité et toujours un grand respect pour les autres, au-delà des mots. Les personnes représentées par Jean puis André existent pleinement par la générosité de Françoise Chastel, et peu importe au fond, au lecteur, de savoir si elle les a embellis ou pas. Ils témoignent, eux aussi, de toute la complexité des relations humaines auxquelles la surdité – et l’absence de parole directe – apporte une épaisseur supplémentaire. Par André, notamment, l’auteur sait faire appréhender aux entendants la lourdeur pesante du silence sur les lieux de travail où il se sent particulièrement seul, mais aussi sa volonté inébranlable de s’essayer à divers emplois, comme si la surdité n’était pas invalidante. Comme si tout le monde pouvait avoir les mêmes chances.

L’intérêt de cet ouvrage est de nous faire pénétrer au cœur de ces existences sourdes, de l’intérieur. On n’y trouve aucune animosité ou agressivité à l’égard des entendants. Tout est lisse et repose sur l’observation d’une réalité qui ne se discute pas. L’émotion peut affleurer ici ou là mais elle reste fugace, par pudeur assurément. Ce qui n’empêche pas le lecteur de trouver très émouvantes certaines scènes où le frôlement ou la mise en contact des modes de communication différents et linguistiquement problématiques, entre Sourds et entendants fait saisir à quel point il doit être difficile, voire douloureux, de les vivre. On sent l’inquiétude d’une maman sourde qui n’entend pas son enfant, on mesure la peur d’évoluer dans un monde où les objets sonores sont parfois des menaces vitales, on comprend la frustration de se priver d’intimité quand force est de recruter un intermédiaire qui fait office d’interprète : on n’ose à peine imaginer cette multitude de situations banales où le courage doit tout emporter.

Avec « Des mains et des lèvres », les Sourds se sentiront chez eux et se reconnaîtront dans ce quotidien pour eux, banal ; les entendants, eux, remercieront l’auteur de les avoir invités à le partager. Non pas comme visiteurs d’un pays exotique, mais comme amis à qui on a envie de se confier pour mieux se faire comprendre. Bien sûr il n’y a dans cet ouvrage aucun parti pris pédagogique : c’est un témoignage véridique et c’est à son authenticité qu’il doit sa force de renseigner, plutôt que d’enseigner. Françoise Chastel nous tient par la main et nous fait remonter le cours du temps d’une partie de sa vie. Avec modestie, et simplicité. Nous cheminons avec elle, avec légèreté, et au final nous avons trouvé une amie.

Françoise Chastel est aujourd’hui rédactrice en chef du magazine Écho Magazine, le magazine d’actualité des Sourds. Elle y soutient toutes les actions associatives ou individuelles, sourdes ou entendantes, pour une meilleure connaissance de la culture sourde et pour une meilleure compréhension et communication entre Sourds et entendants. Son militantisme, toujours bienveillant, trouve dans cet ouvrage une expression heureuse par la mise en immersion des entendants dans le parcours quotidien d’une personne sourde. Elle y fait, obliquement, la démonstration de l’adaptabilité des Sourds à la société environnante entendante et de leur résilience. C’est une invitation pour les entendants à être plus attentifs, plus réceptifs et sans doute plus coopérants encore.

–Mireille Golaszewski Inspecteur général honoraire de l’Éducation nationale chargée de missions ministérielles sur la scolarisation des élèves malentendants et sourds.

Introduction

Des mains et des lèvres a été écrit en 1979, un an après le premier stage organisé par Bernard Mottez et Harry Markowitz au Gallaudet College de Washington (USA). Il se voulait le témoignage de mon vécu afin d’éclairer davantage sur la situation de la personne sourde dans la société. La surdité, handicap invisible devait être rendue visible aux yeux des lecteurs.

Je fus encouragée dans ma démarche par le cinéaste François Truffaut qui me mit en rapport avec la directrice des éditions Flammarion, Thérèse de Saint Phalle et me suggéra même le titre « Des mains et des lèvres ».

Malheureusement, alors que le contrat d’édition venait d’être signé, la nomination d’un nouveau directeur chez Flammarion vint bouleverser nos projets. Ce livre ayant comme thème la surdité ne trouverait pas un lectorat suffisant. Malgré le soutien de la Confédération Nationale des Sourds de France et de Gisèle Lillo, proviseur de l’INJS de Paris, le contrat fut annulé.

Entre-temps François Truffaut décédait. Le manuscrit était destiné à l’oubli.

Depuis de profonds changements sont intervenus dans la Communauté des Sourds. Les stages au Gallaudet College devenu depuis Gallaudet University ont accéléré le mouvement. Le Réveil sourd associé aux progrès de la technologie a bouleversé bien des vies.

En même temps, mes filles m’ont demandé de ressortir le manuscrit en me disant vouloir connaître ma vie dans le monde des Sourds. Je me suis alors rendu compte que cette vie parallèle à la leur avait besoin d’être mise en évidence et de laisser des traces. C’est donc un retour vers le passé que j’ai entrepris.

En relisant le texte, écrit, je le rappelle, au moment où la surdité était méconnue, où le réveil sourd était en veilleuse, je m’aperçois que bien des termes utilisés à l’époque n’ont plus cours à commencer par le langage gestuel car la langue des signes ne sera officiellement reconnue qu’en 2005.

Exprimer notre moyen de communication privilégié avec l’espace m’a amenée à utiliser des verbes et expressions inédites comme gestuer ou des variantes dans les expressions telles que : ses mains me font, qui rendent compte de l’activité de signer avec les mains. Ensuite le verbe articuler est associé à la lecture sur les lèvres. Toute personne entendante qui parle à une personne sourde doit articuler pour se faire comprendre.

Le rythme du récit est volontairement lent. J’ai besoin de tout décrire, expliquer, raconter pour que la transmission de l’information soit la plus complète et la plus fidèle possible. Le lecteur va entrer dans un monde dont il ne soupçonnait pas l’existence. Le silence est riche de communication, ce qui est paradoxal. Il ressentira la joie de vivre présente à chaque page avec ce plus : celui de vivre autrement et de bien le vivre ! Une belle expérience !

–Françoise Chastel

Note de l’auteur

Note concernant l’emploi de la minuscule/majuscule à « sourd »

•Majuscule pour « les Sourds » (catégorie de personnes)

•Minuscule quand « sourd » est utilisé comme adjectif

Du monde sonore au monde du silence

Bouleversée jusqu’à la moelle, je regardais mes belles anglaises tomber et s’éparpiller, tout autour de moi. Je courus jusqu’au miroir des lavabos et je me rendis compte que quelque chose naissait en même temps que je perdais mes boucles : une lueur d’inquiétude luisait dans mes yeux et elle devait par la suite, mettre longtemps à s’éteindre puisque tour à tour brillante ou vacillante, elle resta dans mon regard durant de longs mois, guettant des prémices d’apaisement.

J’avais six ans en ces vacances de 1945, si brutalement interrompues par mon otite, et cette année-là marqua pour moi le grand effondrement et le désespoir alors qu’une aube nouvelle faite d’espoir et de reconstruction se levait : l’Armistice.

Cette histoire de boucles coupées se situait dans l’une des nombreuses salles des cliniques Saint-Charles de Montpellier à l’étage d’Oto-rhino-laryngologie, et il faut dire que je n’étais pas la seule à subir l’épreuve des ciseaux scalpeurs, de nombreux enfants remplissaient les grands dortoirs aux lits blancs et aseptisés. Nous attendions notre tour de passer sous le bistouri avec une petite angoisse qui allait, grandissant au fur et à mesure que le bruit éraillé du chariot emplissait la salle.

S’il faut dédramatiser une intervention chirurgicale, ce fut bien le cas pour mon chirurgien que je revois toujours, lisant le journal et beaucoup plus intéressé par son contenu que par la petite personne qui grelottait de peur, allongée sur le fameux chariot aux roues grinçantes.

L’atmosphère de la salle d’opération avait quelque chose de terrifiant et le masque de chloroforme que l’on m’appliqua marqua le début de sensations inconnues qui resteront gravées dans ma mémoire. Le Rhône aux flots tumultueux incapables de se créer une harmonie se déroulait multicolore et ma volonté essayait de maîtriser les courants, semblait y parvenir jusqu’à ce qu’une vague plus forte que les autres l’engloutisse.

Pourquoi donc s’est-il formé dans mon esprit cette sorte d’analogie avec notre grand fleuve alpin et pourquoi son nom s’y est-il inscrit ?

Ceci est un mystère de l’inconscient, intimement brutalisé, ne pouvant se résoudre à l’inévitable, tendu dans tous ses circuits électriques.

Et puis, c’est le réveil qui commence par les bruits de l’environnement qui se concrétisent et, il y a une étincelle de joie dans le regard de ma mère qui se penche et m’embrasse.

Je suis bien dans mon lit, la tête lourde, très lourde dans ses pansements et j’écoute maman qui me raconte mon « opération » comme si elle y avait assisté :

–Françoise, c’est fini, ton opération s’est bien passée…

Et puis, me montrant le lit vide, à côté du mien :

–Elle n’est pas encore revenue, elle a été malade au cours de l’opération, elle a vomi.

Je regarde le lit vide et puis le soleil au dehors, et puis, je me sens moins bien, je n’écoute plus et je me mets à geindre :

–J’ai soif…

Une goutte d’eau sur les lèvres ne suffit pas à étancher cette soif, la salle n’existe plus et je me trouve devant une fournaise ardente. Les eaux du Rhône se sont retirées dans leur éternel affrontement. Il ne reste plus que le sable et des galets brûlants où je marche, pâle fantôme, revêtu de sa longue chemise et rejetant à jamais couvertures et draps qui entravent ma recherche vers l’eau.

Imperceptiblement, je sens les couvertures qui reviennent, cette volonté de dominer toutes les autres volontés qui me transperce.

Est-ce une aurore boréale ? Est-ce le grand silence des forêts, le matin ? Non, c’est la salle d’hôpital, toute blanche dans mon réveil. J’essaie de rassembler mes souvenirs et tout comme la brume se détache des arbres, je commence à distinguer des yeux, des lèvres et puis le visage de ma mère.

Comment se fait-il que tout soit silencieux, mon rêve se poursuit-il ? Et pourtant, ce n’est pas un rêve puisque tout est clair et défini et que je sens la main de ma mère me toucher le front. Le Rhône en se retirant n’a-t-il laissé qu’une parcelle de réalité ?

Et les lèvres de ma mère remuent et aucun son ne s’échappe, je ferme les yeux. Elle me tapote les joues, je laisse couler mon regard vers elle, je fais un effort pour parler, pour lui dire :

–Pourquoi agites-tu tes lèvres ?

Et puis, ma voix se brise quand j’ajoute :

–Je n’entends plus rien…

La lueur d’angoisse est revenue, à l’endroit du cœur, je sens un déclic, comme si on avait actionné un interrupteur. Elle devient brillante, puis rivière brûlante devant cette cruelle certitude :

–Je n’entends pas ma voix, je n’entends plus rien ! ! !

Elle est revenue ma petite voisine de lit et je la vois, la tête enturbannée tout comme moi, mais elle est assise sur son lit et elle rit. Ses lèvres s’agitent vers ses parents et ses amis. Elle me regarde et ses lèvres remuent et je me sens humiliée par ces lèvres silencieuses qui se moquent de moi et qui gardent leur secret. Je me tourne et je fixe le mur.

Je ne veux plus regarder ces lèvres indéchiffrables, je veux comprendre ce que je vois, je quitte les lèvres de ma mère pourtant si patientes et je commence à m’intéresser à tous les livres que l’on m’apporte, je dirige mon attention vers les histoires écrites, vers tout ce qui se présente sans problème, qui me rattache un peu à la réalité ou au rêve, qui me détache de mon état contemplatif…

Cependant, je ne suis pas satisfaite. Au fond de moi, une colère muette commence à se former et je regarde ma voisine de lit avec d’autres yeux : nous sommes à présent différentes toutes les deux et pourtant nous avons subi la même opération. Consciente de cette injustice, je ne lui parle plus, à quoi bon, puisque je ne m’entends pas parler et que ses lèvres vont me transmettre un incompréhensible message.

Je suis restée six mois à l’hôpital, protégée par un environnement spécial où la maladie et l’infirmité se côtoient et deviennent même banales. Je m’habitue peu à peu à mes oreilles mortes et à cette impression de vivre en marge de la vie dans un pays plat et floconneux où on a l’impression que tout le monde se déplace sur la pointe des pieds et remue la bouche sans bruit : le pays du silence. Et me voilà qui ferme les yeux pour essayer de retrouver l’anonymat protecteur du rêve, mais les yeux ouverts, mon rêve se continue, cette sensation d’irréalité se perpétue. Je suis déconnectée mais lucide : yeux fermés ou ouverts, voici le monde où je vivrai, un monde qui pourrait être irréel mais qui est terriblement présent par toutes ces sensations qui viennent à moi.

Qu’il est ténu le fil qui me rattache à l’univers sonore, et pourtant quelqu’un qui frappe sur une table (ou une porte qui claque) me fait sursauter. La nuit je fixe la veilleuse qui tremblote, je surveille les infirmières qui vont et viennent. Mes yeux remplacent les oreilles, ils s’exercent à se faire attentifs, à imaginer des bruits, à donner des noms à des ombres. Je me mets à entendre avec les yeux.

Chez les Sourds

Une souris verte

Qui courait dans l’herbe,

On l’attrape par la queue,

On la montre à ces messieurs,

Ces messieurs me disent

Trempez-la dans l’huile,

Trempez-la dans l’eau,

Elle deviendra un escargot tout chaud…

Nous sommes quatre petites filles et c’est Anny qui guide le jeu. Cette comptine m’est devenue familière. Je suis la seule sourde au milieu de ce groupe. Mais cela ne se voit pas et je participe à la partie de cache-cache avec application. Claude doit nous trouver. Dans les allées du jardin des Plantes, je cours vers une bonne cache. Me retournant, je vois Claude qui commence ses recherches. Je m’engouffre dans le premier buisson venu, sans égard pour mes vêtements.

Tapie dans le buisson, je n’ose respirer. J’ai oublié le bruit que doit faire une respiration. Il ne faut pas qu’on m’entende. Mon cœur bat à coups redoublés. Je le sens dans ma poitrine, subitement sensible au bruit. Les minutes s’écoulent. C’est long d’attendre. Les feuilles me griffent la figure et les jambes. Je n’en peux plus de cette immobilité forcée. Je me soulève. Elles sont toutes les trois réunies devant mon buisson, le regard malicieux alors que j’émerge de ma défaite.

–On t’a cherchée partout. Ta mère s’inquiète.

Je suis soudain dans un autre univers. Anny, ma grande amie me met la main sur l’épaule et m’entraîne dans un coin.

–Il ne faut pas te fâcher, me supplient ses lèvres.

–Je ne suis pas fâchée, mais je n’aime pas qu’on se moque de moi.

Anny, ma sœur, ma protectrice, comme tu es loin de moi à présent. Nos mères étaient amies et elles nous eurent presque en même temps puisqu’Anny naquit en juin alors que je vis le jour en août.

Nos landaus se retrouvèrent côte à côte sur la promenade haute du Peyrou et nous fîmes nos premiers pas, près de l’église Saint Roch et nous finîmes par nous identifier l’une à l’autre. Anny était la sœur que je n’avais pas et j’étais aussi la sienne puisqu’elle était fille unique.

En tant que sœurs d’adoption, nous avions un comportement de vraies sœurs puisque nous nous chamaillions à longueur de journée pour nous réconcilier sous les remontrances de nos mères. La coupure ne se fit pas tout de suite après mon « accident » puisqu’en principe nous continuions à nous voir, malgré nos écoles différentes – car j’avais changé d’école après ma surdité. Elle avait accepté mon handicap sans grande émotion. À six ans, on ne réalise pas ce qui est définitif. Elle avait appris à me parler et articulait bien.

Mais, je n’étais plus vraiment « sa sœur » car elle recherchait la compagnie d’autres petites filles qui lui permettraient de communiquer plus normalement qu’avec moi.

Je supportais moins bien cela. Alors que depuis de longues années j’avais été exclusivement son amie, voir qu’elle me préférait de nouvelles relations rencontrées depuis peu m’indignait.

Et puis, je pris mon parti de cette « séparation », je m’accommodais de nos rencontres, nos disputes commencèrent à s’espacer. Nous passions nos vacances ensemble, dans la propriété de ses parents à Mèze, près de l’étang de Thau. La guerre, à ce moment-là, ne permettait pas les longs déplacements et nous menions notre vie de petites filles tranquilles, nous intéressant aux mêmes objets, aux mêmes jouets, sujets à disputes. Mèze était pour nous le dépaysement, et même l’aventure. La maison était vaste avec de nombreuses dépendances. Un petit chemin creux, bordé de mûriers conduisait à la route mais se prolongeait jusqu’à l’étang, notre lieu de prédilection.

*

Mèze, c’est aussi la première vision de la guerre, après ma surdité.

Nous étions dans la grande salle du mas, lorsque je vois tout à coup les têtes se dresser dans la même direction.

–Françoise, dépêche-toi vite, il y a une alerte.

Je ne lis pas la phrase entière, mais, déjà, mon esprit supplée et je me joins aux autres. Nous courons vers l’abri épais des caves à fermentation, au milieu des foudres de bois et des citernes de pierres.

De nouveau, dans la semi-obscurité, je suis en proie à la terreur panique des ombres.

Anny et sa mère s’engouffrent par l’étroite ouverture des citernes. Tremblante de peur, je m’accroche à la main de ma mère. Si je ne pouvais plus sortir de là, prisonnière de l’obscurité, emmurée dans ce double silence ?

Supplications, menaces, rien n’y fait. Je n’entrerai pas dans la citerne. J’ai besoin du jour et des couleurs de la vie.

Je me retrouve alors avec ma mère sur le chemin creux. Je la vois affolée. Je suis calme et j’ai envie de rire de cette délivrance. Je ne peux entendre les avions bombardiers qui approchent. Je me trouve plaquée dans un fossé sous ma mère qui me dissimule tant qu’elle peut.

Je plisse un regard indiscret vers le ciel. Je les vois qui passent au-dessus de nos têtes, et puis, le sol se met à trembler.

–Ils ont lâché des bombes à côté de l’étang ! 

L’alerte est terminée, toute fière, je m’approche d’Anny :

–Je les ai vus ! 

–Et moi, je les ai entendus ! 

Dans le chemin creux, nous continuons nos parties de bicyclette. Je suis maladroite et tombe souvent. L’opération a lésé mon sens de l’équilibre. Toutefois mes chutes ne sont pas bien graves, et puis, il n’y a pas de voitures. Nous poussons parfois jusqu’à la ferme de « Titi », effarouchant au passage toute une basse-cour. Sur la bicyclette, je me trouve indépendante et tente la « Grand-route ». Mais Anny veille :

–Si maman te voyait ! 

Serverette marqua, cependant, la fin de nos vacances communes. Ce joli village de Lozère garde à jamais le mystère d’une enfance et d’une amitié qui, doucement s’effritaient. Nos parties de pêche dans la Truyère et nos excursions à travers les bois et les prés étaient entrecoupées de séances de tricotage. Anny tricotait vite et bien. Je réussissais moins bien qu’elle. Je commençais à ressentir cette différence manuelle comme un prélude à une autre série de différences.

Je la voyais parler à sa mère et un petit pincement au cœur me poussait à interrompre leur bavardage, imposant ma conversation artificielle.

Parfois, nous traversions la forêt aux Fées pour aller chercher du beurre dans une des nombreuses fermes qui parsemaient la région. Nos mères marchaient devant. Anny me montrait les rochers tout en m’expliquant qu’ils étaient le siège des feux follets, la nuit.

Mon imagination courait après ces feux follets mystérieux. Pourtant, pour rien au monde, je n’aurai essayé de satisfaire cette curiosité. La nuit recelait tant de bruits qui étaient pour moi autant de pièges.

Je revois encore la grande salle de la ferme. Dans la cheminée brûle un feu de bois. Nous sommes près de la porte, attendant notre beurre. Nous sommes arrivées alors que le repas de midi rassemblait les travailleurs de chaque côté d’une longue table. Un grincement me parvient, monte du sol jusqu’à moi. Le plancher a une résonance protectrice, presque maternelle. Il me prévient de tous les bruits que mes oreilles n’arrivent plus à saisir. C’est la fermière qui s’approche de nous. Sa chaise repoussée m’a prévenue de son arrivée. Je n’ai pas à sursauter. Elle est là.

Ses lèvres s’agitent et je renonce à comprendre. Elle s’adresse aux grandes personnes mais Anny suit la conversation. Je suis à part.

Je regarde autour de moi. Les travailleurs n’ont pas interrompu leur repas. Je ne vois que des têtes appliquées et des bras qui se lèvent et s’abaissent avec régularité. De grosses mouches tournent autour de la lampe pour venir se fixer à un ruban collant qui pend d’une poutre.

Le plafond est tout noir et cette particularité m’intéresse. J’aime tout ce qui est propre et net. J’ai besoin d’exprimer mon opinion :

–Dis, maman, regarde comme il est sale le plafond !

Toutes les têtes se sont retournées. Ma mère me regarde d’un air furieux. La fermière me glisse un sourire pincé. Ce n’est que lorsque nous sommes loin de la ferme que la situation s’éclaire et se détend : j’ai parlé trop fort. J’ai oublié de contrôler ma voix.

… Cette voix qui n’est pas la mienne mais celle d’une autre. Deux mois après mon opération, elle s’était transformée. À Mèze, dans la salle à manger, au milieu de la conversation générale, maman s’interrompt pour demander :

–Qui donc parle comme ça ?

Tous les yeux se fixent sur moi. Je suis toute petite sur ma chaise avec une voix qui est venue d’ailleurs. À la veille des grandes vacances 1945, Mlle Marie-Andrée m’avait embrassée, ne manquant pas d’ajouter :

–On aura la paix pendant trois mois ! 

Et elle a eu la paix pendant trois mois et même plus encore, jusqu’à ce que vienne l’âge de la retraite, ne se doutant pas que ma vie serait différente et que l’atmosphère de la classe ne serait plus jamais pareille. Pour moi, du moins ! Mes parents demeuraient perplexes malgré l’illusion trompeuse du « choc opératoire ». Les médecins n’avaient jamais pu expliquer les causes exactes de mon infirmité, après une mastoïdectomie pratiquement réussie. Tout le monde persistait à croire que ma surdité était momentanée, qu’elle résultait du choc opératoire. Toutefois, je ne pouvais rester indéfiniment à la maison. Un trimestre scolaire déjà perdu, il n’était plus possible d’aborder le deuxième de la même façon.

Mes parents ne voyaient qu’une solution : me placer dans une école de Sourds. Ils n’avaient pas manqué de se renseigner à ce sujet. Par chance, une école de ce genre existait à Montpellier. Je ne serai donc pas séparée d’eux et ils pourraient suivre à loisir mes études. Ils ne se laissèrent pas influencer par leur entourage et plus précisément des médecins :

–Vous allez la placer dans une école de sourds ? Ce n’est pas possible, cela va augmenter son handicap !

Un air de pitié accompagnait ces paroles :

–La pauvre : elle va rester comme eux, c’est-à-dire à part.

On ne manquait pas de leur souligner de façon catégorique :

–Elle va perdre la parole car les sourds font des gestes ! 

Je suis sur les genoux de ma mère et mes yeux se dérobent à ses lèvres. Non, je n’ai pas envie de retourner à l’école !

Revoir Mlle Marie-Andrée, ma maîtresse, mes camarades, mais d’une autre façon ! Des centaines de lèvres à réapprendre ! Non, ce n’est pas possible !

–Je ne veux pas aller à l’école, maman, je suis si bien ici ! 

Elle me berce et me console :

–Tu seras dans une nouvelle école.

Je regarde ses lèvres avec émerveillement.

–Oui, tu seras avec des petites filles sourdes.

La solitude s’estompe. Je me sens subitement curieuse de connaître mes nouvelles amies.

–Tu mangeras là-bas à midi.

C’est une ombre sur ma joie. Je ne verrai mes parents que le soir. Mais l’attrait de la nouveauté est le plus fort.

L’institution des Sourds-muets et jeunes aveugles, que nous appelons l’Institution, se trouve en dehors de la ville, du côté de la route de Mende. La proximité de la campagne rend le dépaysement total. La main dans celle de ma mère, je franchis les portes avec une petite crispation d’estomac. Malgré les arbres qui évoquent la liberté, les bâtiments sévères semblent l’exclure à jamais.

Je me trouve à présent dans le bureau de la Supérieure. Elle me regarde d’un œil bienveillant, sa cornette s’envole à chaque mouvement. Je suis en train de la comparer à une mouette et je me mets à rire sous cape. Les yeux sévères de ma mère détournent mon regard vers le jardin qui se dessine à travers la porte vitrée. J’aperçois des palmiers. Une tape sur le bras, Sœur Supérieure me parle. Je suis subjuguée par ces lèvres. De grosses lèvres pleines et sinueuses. Je ne suis pas encore habituée. Ma mère me sert d’interprète.

–Je m’appelle Françoise.

Les lèvres sourient. La Sœur Supérieure se lève. J’admire le balancement de sa jupe aux plis bien repassés. Elle nous conduit vers ma classe. La porte ouverte, voilà Sœur Agnès, ma nouvelle maîtresse. Sa cornette est bien droite. Elle manque de poésie. La mouette est retenue par une agrafe.

J’affronte d’innombrables paires d’yeux. Mes futures camarades sont là. Je les regarde. Nos yeux d’abord méfiants se disent bonjour. Mon regard semble demander :

–M’adopterez-vous ? 

Nous ne nous connaissons pas encore. Je les sens pourtant qui m’inspectent. Mes vêtements sont passés en revue. Je tire sur ma jupe. Je glisse un coup d’œil à mes chaussures : elles sont propres. Elles peuvent les regarder !

–Elle s’appelle Françoise.

Sœur Agnès s’est adressée à la classe. Elle a parlé très doucement. J’ai pu déchiffrer ses lèvres avec émerveillement. Je suis dans un pays connu ! Tous les yeux se sont détournés et se fixent sur une petite fille blonde qui sourit. Je vois des mains qui bougent, des index qui s’assemblent. Sœur Agnès m’explique :

–La petite fille blonde s’appelle comme toi.

À mon tour, j’essaie d’assembler mes index. Les regards s’illuminent, des sourires naissent.

Ça y est. Je suis demi-pensionnaire à l’Institution. Cette joie secrète que je ressens dès le premier jour devrait s’affirmer. Je vais pouvoir communiquer facilement avec mes nouvelles camarades. Mais, il m’est difficile d’entrer dans leur langage à elles. Toutes ces mains qui s’agitent avec dextérité me font considérer les miennes d’un autre œil : comme elles sont maladroites !

Tristes récréations où je rôde d’un groupe à l’autre, essayant de comprendre ce que je vois avec les mains, m’entraînant en secret pour rivaliser avec mes nouvelles camarades, fournissant davantage d’efforts pour cette communication gestuelle que pour celle qui m’est dispensée en classe, cette lecture sur les lèvres, par différentes lèvres, cette sorte de communication « mécanique » où le courant ne passe pas.

Cependant, le temps travaille pour moi. Au fur et à mesure que je les regarde parler avec leur corps et leurs mains, j’arrive à capter leur message. Leur regard expressif traduit une multitude de sentiments et je m’habitue peu à peu.

Je commence à gestuer avec elles et je me sens délivrée par cette communication naturelle. Je crois revivre les moments « d’avant » alors que la perception de la vie était normale, alors que l’effort n’était pas lié à la communication. Monique raconte son film du dimanche. J’arrive à déchiffrer ses mains et ses lèvres en même temps. Une langue d’images se développe et m’entraîne dans son sillage. Je vois le soleil, la rivière et la princesse qui fuit le château de ses parents. Nos cœurs palpitent lorsque les mains décrivent le prince : il est blond et nous croyons sentir ses cheveux nous caresser la figure. Nous sommes toutes des princesses. La fin de la récréation vient rompre l’enchantement.

Monique me demande des mains :

–Tu as compris ? 

Mes doigts lui répondent, joyeux :

–Tu vois bien, oui.

On me tape sur l’épaule :

–Monique raconte bien ! 

Puis les têtes se tournent dans la même direction. J’aperçois Sœur Agnès, les sourcils froncés et l’index sur les lèvres. Je plonge dans mes cahiers. Sœur Agnès nous domine de son bureau juché sur une estrade.

Mais le plus souvent, ses jupes amples frôlent nos pupitres. Elle surveille notre travail, circulant d’un groupe à l’autre. Elle s’occupe de chacune avec la même patience. Nous sommes ses enfants. Des enfants différents dans leur perception de la communication. Bientôt je comprends que je suis la plus favorisée. Je suis celle qui a déjà entendu.

Le miroir rectangulaire est un instrument de travail. Sœur Agnès y passe de longues heures en tête à tête avec mes camarades. Les mains sous le menton, elles travaillent leur prononciation inlassablement les mêmes mots, les mêmes phrases sont répétées. Le miroir donne le reflet de bouches distordues, de grimaces découragées et d’une cornette dont le mouvement est réglé au rythme de la patience. Mes petites camarades n’ont jamais entendu. Les sons qu’on voudrait leur voir émettre viennent parfois mais ils demeureront artificiels car elles n’ont aucun modèle de voix sur qui se référer. Mais imaginent-elles un peu ce que c’est qu’une voix ? On s’approche de moi. Je passe devant le miroir. Je n’y resterai pas longtemps. Sœur Agnès m’interroge : il s’agit d’un vrai contrôle d’identité. Je donne mon nom, mon adresse, ma date de naissance. Ses lèvres s’agitent en souriant. Elle n’aura pas de difficultés avec moi. Elle m’initie aux sons gutturaux. La main sous le menton, je travaille avec le « g ».

J’essaie de m’habituer à ces résonances invisibles, repérant au passage les mouvements du gosier.

Oui, j’ai de la chance de savoir parler, de connaître des mots qu’elles ne connaissent pas encore. J’en suis presque honteuse. Une chaise qui racle le pavé, c’est Christine, une jeune stagiaire. Elle vient s’asseoir à côté de moi car je ne fais pas partie des autres divisions. Je suis à part puisque j’ai un vocabulaire à peu près normal et, si je trouve assez désagréable d’être isolée, il faut reconnaître que je ne suis pas la seule puisqu’on nous a réparties en quatre divisions différentes suivant notre degré de compréhension et notre lexique.

Pourtant, nous ne sommes pas nombreuses dans la classe, dix-huit à peu près et il y a deux professeurs pour s’occuper de nous : Sœur Agnès et Mlle Christine. Cela me change beaucoup de mes classes d’avant la surdité, à Marcorelles où une seule personne dirigeait tout le groupe et où je profitais du nombre élevé d’élèves pour bavarder dans mon coin.

C’est alors que la lecture-sur-les-lèvres commence. Plus rien n’existe dans la classe que ces lèvres. Christine parle doucement puis s’arrête, le temps que je trace les phrases. Je me concentre tellement sur ces lèvres que mon orthographe se dérobe. Ce ne sont plus des phrases, des idées que je développe mais des mots séparés les uns aux autres. La relation est difficile. L’esprit travaille au ralenti.

C’est la cloche ! Nous ne l’avons pas entendue, bien sûr. Sœur Agnès a simplement tapé sur son bureau et nous avons compris.

Vite dehors pour nous décontracter, exprimer nos sentiments et nos idées. Des petits groupes se forment. Monique, comme toujours, relate un film… Je m’approche de cette merveilleuse conteuse.

Nouvelle écolière à l’Institution, j’ai en mémoire des années heureuses et bénéfiques. Très jeune, j’ai fait connaissance avec un univers qui serait le mien, ma vie durant. Avec compétence, mes professeurs recueillirent les restes d’instruction que je possédais et les développèrent.

Demi-pensionnaire, je retrouvais le soir l’univers familial et les encouragements de mes parents, surtout de ma mère qui me faisait continuer à la maison le travail de classe. Une étroite collaboration s’instaura entre elle et les professeurs. Ma vie scolaire fut donc dirigée par deux volontés parallèles qui se complétèrent : celle des professeures et celle de ma mère.

C’est vraiment à l’Institution que j’oubliais petit à petit que j’étais sourde. Je finis par m’intégrer dans cet univers scolaire particulièrement accueillant, épanouissant à la vie lors des récréations où notre communication naturelle nous permettait de nous identifier à n’importe quel enfant. Nous donnions libre cours à notre exubérance gestuelle.

Cependant, ma condition de « devenue sourde » me donnait une impression de « nantie ». Mes camarades, pour la plupart sourdes de naissance ou de surdité acquise dans les premiers mois de leur vie ne possédaient pas mes facultés verbales. Leur vocabulaire était assez pauvre puisque l’acquisition du langage se faisait presque uniquement en classe.

Il ne pouvait être comparé à celui des entendants qui l’ont acquis de façon quasi naturelle. Je ne voudrais pas dire que mes jeunes camarades me semblaient ignorantes, mais les phrases toutes faites avec lesquelles elles s’exprimaient me paraissaient bien artificielles, alors que dans leurs dialogues, en langage gestuel, leurs idées me parvenaient mieux et leur « conversation » était beaucoup plus intéressante. Ensuite, je remarquais vite qu’elles avaient un degré de compréhension différent. Ce qui ne manquait pas de m’étonner car durant les récréations, celles qui semblaient les plus disertes et les plus prolixes pour relater leur week-end (ou le dernier film qu’elles étaient allées voir) dans un langage gestuel très riche d’expressions imagées, se révélaient en classe de véritables cancres cherchant vainement, à partir de leur pauvre vocabulaire, l’expression stéréotypée adéquate, apte à composer.

Celles-là avaient toute ma sympathie et c’est avec elles que je me plaisais le plus. Je leur trouvais un degré d’expression gestuelle incomparable et les histoires qu’elles me contaient avaient une saveur qui n’aurait pas manqué d’étonner leurs professeurs s’il avait fallu les traduire en langage verbal. Nous ne nous trouvions donc vraiment à égalité qu’aux récréations, moment béni où nous pouvions communiquer par le truchement du langage gestuel. Les difficultés du vocabulaire étaient escamotées, mes camarades VIVAIENT vraiment à ce moment-là et nous nous comportions comme n’importe quelles gamines de notre âge, beaucoup plus préoccupées de leurs petites affaires que des caprices de la grammaire française et des aléas de la conjugaison des verbes irréguliers.

La rentrée d’octobre me fait changer de classe. Je suis à présent dans la classe de Sœur Germaine. De nombreuses mains volubiles n’ont pas manqué de me dresser le tableau :

–Avec Sœur Germaine, il faut filer droit, tu verras ! 

Le premier jour je décide de faire la conquête de Sœur Germaine. La tête penchée sur mon cahier, je m’efforce de développer une explication de texte. J’y mets de la volonté et de l’énergie. Trop même car la mine de mon crayon casse. Mon regard suppliant rencontre celui de Sœur Germaine.

–Mademoiselle Chastel, cela fait la deuxième fois que vous cassez la mine de votre crayon !

La phrase a été dite d’une traite. Les lèvres se font précieuses, surtout à la fin de la phrase. Je me sens écarlate. Je contemple inutilement mon crayon décapité.

Sœur Germaine dirige le Cours Moyen. Mon passage chez Sœur Agnès aura été bref. Je suis bouleversée dans mes habitudes. Les lèvres de Sœur Germaine sont belles et fines mais elles savent cingler quand il le faut. On devine presque le son de sa voix rien qu’à les regarder. En ce premier jour, elles me font peur. Elles sont en train de me scruter, un rien impertinentes.

Sœur Germaine mène ses divisions tambour battant. Comme toujours, je suis seule. Au classement, je serai la première et la dernière. Avec elle, il n’y a plus de facilité. Ses yeux d’ambre se couvrent souvent d’orages. Le soir, je raconte toutes mes difficultés à mes parents en pleurant, même. Ils ne s’attendrissent pas et semblent heureux de me voir si fermement dirigée.

Tous les matins, la vieille Cécile m’accompagne. Je ne lui donne bientôt plus la main. J’ai des besoins d’indépendance. Je marche à gauche sur la chaussée, plantant Cécile à droite. Je ne la vois pas me supplier. La rue nous sépare. Je suis une petite fille comme les autres.

–C’est toi que je surveille ! 

Je l’ai apostrophée durement et je le regrette aussitôt. Nous faisons halte à la chapelle des Capucins.

–Tu récites ta prière ? 

Je hoche la tête. Le mensonge ne sortira pas de mes lèvres. Je m’enivre de cette odeur d’encens, des rayons de soleil à travers les vitraux. Ma vision de la vie est purement matérielle. Les paroles n’ont plus de sens. Et puis, est-ce sûr que l’on entende ma prière avec ma drôle de voix ?

Avant de me laisser devant le portail de l’Institution, Cécile articule doucement, en m’embrassant :

–À ce soir ! 

La journée qui nous sépare est courte. Je retrouve sa silhouette familière un peu voûtée parmi les platanes de la cour d’entrée. Le crépuscule la teinte de fauve. Les ombres commencent à venir. Ma main recherche la sienne. Je lui parle de mes peines : Sœur Germaine est sévère !

–Tu sais, j’ai été punie aujourd’hui.

Ses yeux n’arrivent pas à être coléreux. Elle sort des bonbons de sa poche et me les fourre dans le cartable. On s’embrasse.

Pour mes amies, Cécile est ma grand-mère. Bientôt à l’Institution, tout le monde la connaît. Elle fait partie de ma famille. Elle est irremplaçable.

*

Dans la basse-cour.

Sœur Germaine me fait la lecture-sur-les-lèvres. Ses lèvres sont pincées, c’est mauvais signe. Je n’arrive pas à déchiffrer la première phrase. Elle continue le texte en entier. Ses yeux sont devenus gris. Nos regards s’affrontent. Non, je ne lui dirai pas que je n’ai pas compris. La lecture terminée, elle commence à articuler mot par mot. Je tiens ma vengeance. Tous les animaux de la basse-cour y sont passés !

Je me mets donc à composer mon texte essayant de repérer ce qui peut bien exister dans une basse-cour.

Ça y est. La ferme de Titi à Mèze. Je revois le paon et aussi ces drôles d’animaux que sont les dindons.

Entre les lèvres de Sœur Germaine et mes yeux, c’est le divorce. Mon regard est terne alors que les yeux d’en face étincellent. Je vais me faire attraper. La lecture sur les lèvres est terminée. Nos deux chaises reculent avec une lenteur calculée.

–Sors de la classe, tout de suite !

Je me retrouve dans la cour, honteuse, et je commence à trembler en songeant à ce qui m’attend ce soir ou demain soir. Ma mère va être prévenue.

Ce n’est plus la présence de Cécile mais celle de ma mère qui vient secouer mon inertie.

Ce ne seront plus les bonbons glissés en fraude mais une main sévère, sèche, qui me fait mal au poignet. Mes larmes ne représenteront que de piètres excuses et la nuit se refermera sur un chagrin inutile à force d’être incompris. Le matin qui me réveillera sera autre. Lèvres fines ou lèvres épaisses, toute ma vie, vous serez la porte ouverte vers un horizon de phrases destinées à me relier à la vie, à m’arracher au rêve.

Je ne suis plus assez « petite » pour qu’on s’apitoie sur mon sort. Je comprends qu’on m’élève comme les autres, que ma surdité n’est plus une excuse mais un prétexte.

J’ai grandi de plusieurs centimètres en quelques jours. Sœur Germaine me nargue et ses lèvres m’hypnotisent. J’en ai mal aux yeux à force de les regarder. La leçon a porté. La facilité ne m’est plus permise. Il me faut suivre un programme d’études depuis longtemps élaboré, compte tenu de mon niveau.

Les récréations me réconcilient avec la vie. Je ne suis plus sous tension et je me mets au diapason de mes compagnes. Ensemble nous élaborons des jeux les plus variés. Cependant l’espace de la cour nous est restreint. Presque un quart est réservé à la promenade des « aveugles ». Entre nous existent des frontières. Nos infirmités ne sont pas parallèles mais diamétralement opposées. Nos langages sont différents. Les mots nous parviennent mal car elles ne font pas d’efforts pour articuler. D’un autre côté, elles ne peuvent pas voir nos gestes.

Nous prenons nos repas ensemble dans le réfectoire, non pas mélangées mais bien scindées en deux groupes : celui des aveugles et puis celui des Sourds.

L’humour de la situation nous est inconnu. Notre monde est purement visuel alors que le leur est sonore. Nous sommes la vie, elles sont la méditation… Nous représentons une forme de solitude en commun.

Peu de temps après mon entrée à l’Institution une « nouvelle » vint prendre place dans notre univers. C’était une « devenue sourde » et, la similitude de nos situations fit que nous devînmes amies. Elle se mit au « langage gestuel » avec une ferveur touchante.

De plus, heureuse coïncidence, elle était, elle aussi demi-pensionnaire et, réciproquement, nous commençâmes à nous inviter. Nos bavardages se faisaient tout naturellement en langage gestuel et, heureusement personne ne vint contrecarrer cette évolution.

Elle s’appelait Marie-Claire et nous fûmes de très bonnes amies. Nous vivions dans un monde enchanté où les choses de la vie prenaient une tout autre signification, enrobées pour ainsi dire dans une naïveté extraordinaire.

La surdité nous isolait non seulement du monde entendant mais aussi des complications et de ses problèmes. Nous nous complaisions dans un univers irréel où le décor des romans que nous lisions s’établissait dans une touchante simplicité.

Cette maladie du livre, si on peut l’appeler ainsi, avait débuté très tôt après mon opération et je trouvais une compensation à me plonger dans l’intrigue ou l’aventure.

J’étais insatiable, lisant jusqu’à une heure avancée de la nuit. Les dialogues me restaient dans la mémoire et je les utilisais en rêve, m’identifiant aux personnages avec la souplesse d’un caméléon et, en même temps, goûtant les délices d’une conversation imaginaire d’où les pièges de la lecture labiale étaient bannis.

Marie-Claire et moi faisions le compte rendu des livres que nous avions lus. La cloche de la récréation mettait un terme à nos romans plus vrais que nature et nous laissait une étincelle de regret de devoir attendre la suite. Ce goût pour la lecture a marqué mon enfance et mon adolescence. Cet élan culturel me préserva de l’enlisement des mots quotidiens, des seules phrases qui m’étaient destinées à travers les conversations de groupe des entendants. J’eus donc librement accès à un vocabulaire un peu plus riche, un peu plus recherché, à une tournure de phrases qui, si elle est l’œuvre d’un excellent professeur de français, n’aurait pu survivre à tant d’années passées en dehors de l’école, dans la solitude du silence.

Maintenant s’il m’arrive d’hésiter devant un mot parce qu’il y a longtemps qu’on ne me l’a pas prononcé, je suis obligée de reconnaître que je suis aussi dépendante des livres que de la lecture labiale.

J’avais trouvé en Marie-Claire une interlocutrice de choix. Elle habitait Montferrier-sur-Lez distant d’une dizaine de kilomètres de Montpellier. Sa mère, institutrice, avait demandé à être mutée dans ce village afin d’être plus près de sa fille et de pouvoir la suivre dans ses études.

Lorsque nous ne discutions pas de livres, nous racontions nos week-ends. La chaleur méridionale ne faisait grâce d’aucun détail. Notre vie se révélait riche d’anecdotes. Nous aimions nous isoler dans ce monde enchanté et vivant. La couleur du ciel et la beauté des paysages existaient dans notre langage. Nous faisions connaissance avec nos familles respectives. Je me trouvais pauvre devant le nombre de ses grands-parents, tantes et oncles réunis. Je récapitulais les miens, regrettant de les voir peu nombreux. Notre arbre généalogique respectif avait des ramifications inattendues. Chaque membre de la famille avait son existence propre, romancée. L’oncle célibataire prenait à nos yeux l’allure du héros du dernier roman de Delly. Nous aurions voulu le marier ! Tous les détails de sa physionomie nous étaient connus. Les traits de son caractère étaient améliorés. Marie-Claire l’avait situé dans le pays catalan avec pour toile de fond les Albères ; la luminosité du ciel nous rendait plus proche le chapelet de rides qui entouraient son regard. Et puis, un jour, Marie-Claire me parla de Renée.

Renée était née depuis deux ans à peine. Tous les jours, une nouvelle aventure de la petite sœur m’était contée.

–Regarde là ! 

Le doigt accusateur, elle me montre deux fines griffures le long de sa joue.

–Tu sais c’est un signe d’affection ! 

Les sourcils contestataires, je hausse les épaules.

–Par exemple, les chats, ils griffent ceux qu’ils aiment.

J’aurais bien envoyé au diable cette petite sœur qui accaparait Marie-Claire. Elle était trop réaliste pour figurer dans un roman. Elle n’avait pas le même relief que l’oncle catalan. Je décidai alors de m’inventer deux sœurs plus vraies que nature : mes cousines. Elle avait une sœur. J’en aurai deux.

À mon tour je racontai les mille et une aventures de mes adorables petites sœurs. Je me griffai les bras pour plus de vérité. Mais Marie-Claire, boudeuse, trouva que je la copiais un peu trop.

–Tu trouves toujours le moyen de te faire griffer ! 

Geneviève et Michèle parées de toutes les qualités avaient redoré le blason de ma famille. Un beau jour, Sœur Germaine me fit venir devant son bureau.

–Tu n’es qu’une menteuse ! 

Abasourdie, je contemple les lèvres à nouveau pincées et sévères.

–D’où sors-tu ces petites sœurs ? 

Écarlate, je fixe le bureau. L’encrier de porcelaine reflète mon malheur. Une tape sur le bras. Rencontrer de nouveau les lèvres, les voir s’agiter :

–Tu le diras toi-même à Madame Canet.

Suprême humiliation, me confesser devant la mère de Marie-Claire, perdre à jamais son estime. Dans quel abîme étais-je tombée ? Il y a pourtant des moments qui rachètent. Le regard de Mme Canet est doux. Elle a des yeux de velours et des lèvres sensibles. J’appuie sur sa compassion lorsque je prononce :

–Ce n’est pas de ma faute si je n’ai pas de petites sœurs ! 

Tous les jeudis après-midi, c’est la promenade à la campagne. Le trottoir est étroit mais nous circulons deux par deux. Le convoi est jalonné à intervalles réguliers par les religieuses. Nous communiquons par gestes en toute liberté.

Nous ne sommes plus en classe. L’Institution est loin, nous voici dans un autre monde. Notre langage gestuel attire l’attention. Jacqueline me tape sur l’épaule :

–Regarde, de l’autre côté de la rue.

Ses mains et ses yeux m’ont parlé.

Un groupe de petites filles nous nargue. Ostensiblement, elles se mettent à rire. Nous sentons notre estomac se rétrécir. Marcelle et Monique se détournent. Les mains retombent inertes. Le langage gestuel n’existe plus. Les rires s’arrêtent. Nous circulons anonymes. Un peu plus loin, quand le groupe a disparu, les mains s’envolent de nouveau :

–Les entendants se moquent de nous ! 

Mon cœur bat très fort. Non ce n’est pas de la haine, c’est de l’impuissance. Devant nous et à perte de vue, c’est la garrigue. L’air est parfumé. Toutes les odeurs nous sont familières. Nous nous asseyons à l’ombre des pins. Les groupes se recomposent. Les plus grandes discutent, l’air sérieux. Leurs mains et leurs bras décrivent de larges paraboles. Je laisse Marie-Claire et essaie de m’infiltrer chez les grandes. Solange, cependant veille !

–Toi, va jouer, tu es trop petite ! 

Mon bras étendu m’indique le groupe d’où je me suis échappée. Non, je n’obéirai pas. Je reste plantée devant elle. Mon regard coule vers une cornette salvatrice.

Le bras de Solange est raide à force de me maintenir. Les pierres du chemin m’irritent lorsqu’une poussée me renverse. Les mains de Marie-Claire battent joyeusement l’air :

–Elles sont trop grandes pour nous, viens.

Nous courrons vers Monique :

–J’habite là-bas…

De la garrigue nous apercevons une ravissante maison ocre. Nous grimpons sur une branche pour mieux voir.

–Tu as de la chance ! 

Monique hausse les épaules. Ses mains nous parlent. De jolies mains fines et gracieuses.

–Je suis de Paris. J’aime cette ville, je n’aime pas la campagne.

Très élégante, elle pirouette sur ses chaussures vernies. C’est vrai qu’elle a l’air parisien !

Elle a aussi un cousin. Marie-Claire et moi, nous nous tenons tranquilles. Ce cousin surclasse tous les membres de nos deux familles réunies. Nous sommes en extase lorsque Monique nous décrit toutes les attitudes qu’il prend lorsqu’il fait de l’escrime.

*

Le fameux cousin, c’est notre Robin des bois, notre mousquetaire et même notre prince hindou à la prestance inoubliable, campé par les mains de Monique : des mains marchandes de rêve, des mains de magicienne nous apportant le merveilleux.

Dans le parc de l’Institution, dissimulée par un rideau de bambous, se trouve la villa des aveugles. Il s’agit d’une belle bâtisse qui abrite des classes et des ateliers. Il est rare que les élèves sourds aient l’occasion d’y pénétrer. Pourtant c’est dans une classe du premier étage que je passerai le Certificat du premier degré pour Sourds.

C’est un duo entre Sœur Germaine et moi : la pièce est étroite, inconfortable. Je n’aime pas me retrouver seule. La solitude ne me convient pas.

Sœur Germaine est devant moi. Je guigne les épreuves dans leur enveloppe soigneusement fermée. Un courant d’air et puis, voilà Sœur Supérieure. Elle s’assied à côté. Ses mains n’existent plus, cachées par les grandes manches. Son sourire rétrécit. Les feuilles frémissent derrière la vitre. Un rayon de soleil rencontre mon œil et l’éblouit. Sœur Germaine est impassible. Sur le quadrillage du cahier, les lettres se voilent de noir.

Sœur Germaine maîtrise son regard et sa bouche s’agite, stimulant ma compréhension. Les mots, les phrases comme par enchantement s’inscrivent. La lecture labiale est domptée. Mais qui est le dompteur ? Sœur Germaine ou moi ?

Je me rappelle à présent des derniers conseils de maman :

–Attention de ne pas faire ta petite marquise de Sévigné ! 

Tout en rejoignant l’Institution avec la vieille Cécile, j’avais souri à cette recommandation. Avec ma manie de broder mon français, maman avait peur que je perde du temps dans les phrases.

L’escale à la chapelle des Capucins avait été un peu plus longue que d’habitude. Délaissant les vitraux mon regard s’était porté sur Cécile, ému par sa ferveur, son désir de me voir réussir.

C’est le soir. Je me sens légère comme une plume. Sœur Germaine m’a quittée, l’air content. De plus, elle m’a caressé la joue. Cette caresse a été ma récompense.

L’année scolaire s’achève sur mon triomphe. Les félicitations du jury sont inscrites sur le diplôme enluminé. Tout le monde me félicite. Je me sépare de Sœur Germaine. L’année prochaine, je ne serai plus chez elle mais chez Sœur Jean-Gabriel. Je vais chez les « grandes »

Vacances avec les entendants

–Je ne veux pas jouer avec elle parce qu’elle est sourde ! 

La phrase a cinglé comme une gifle et, au milieu de mes amies entendantes, je sens mon cœur, mon estomac se recroqueviller, devenir informes.

Inférieure au milieu des entendants malgré ma bonne élocution, je jette des regards angoissés à la « protectrice » que ma mère a placée près de moi pour que je sois moins seule dans cette colonie de vacances. Elle s’appelle Maryse.

Malgré cette précaution, je suis plus que jamais seule au milieu de ces enfants indifférents à ma détresse. Et il a fallu que je lise parfaitement sur les lèvres pour que cette phrase me pénètre plus sûrement qu’un coup de poignard.

Et dire que j’avais oublié que j’étais sourde !

J’ai douze ans et je veux m’identifier aux autres. Il me faut faire des efforts pour m’accrocher à eux sinon, ils vont me rejeter comme un vieux gant.

Ils me considèrent comme une charge dans les jeux collectifs car il faut que l’on m’explique plusieurs fois avant que je ne comprenne. Quand je n’ai pas compris, je fais des gaffes.

Pourquoi existe-t-il tant de lèvres différentes ?

Il y en a que je comprends bien, d’autres que je ne comprendrai jamais. Je suis obligée de choisir mes amis en fonction de leurs lèvres et de leur caractère. Il faut tellement de patience pour répéter ! Et puis, je suis exigeante, je veux tout savoir : « un vrai casse-pieds » (une autre phrase saisie au vol).

Alors, comme tout à l’heure, je me sens différente des autres, incomprise. La nuit, je rêve à un monde où les sourds seraient les bienvenus et puis, je pleure parce que je sais que ce n’est pas possible. Les entendants ne sont pas assez conscients de la chance qu’ils ont d’entendre pour se soucier de moi. Je me sens devenir insensible et je cherche des parades. Pour commencer, je décide de me passer de ma « protectrice », d’assumer seule ma surdité.

Je regarde Henri. Il ne veut pas m’accepter dans le jeu. Maryse, doucement intercède, le front buté, il reste sur ses positions. Je m’éloigne et vais m’asseoir sur une des branches du vieux sapin.

Le château du Bosc aux pierres séculaires, aménagé en colonie de vacances me fait rêver. Henri IV fut un de ses hôtes. J’imagine un scénario : Un roman de cape et d’épée et beaucoup de héros. Je ne pourrai rester longtemps seule : Ourson, notre monitrice me tape sur le bras : ce matin il y a un jeu de piste et les pisteurs sont partis depuis longtemps. Il nous faut les rejoindre.

Ourson a de magnifiques yeux bleu vert. Ce regard de chat me fascine. Ella est l’épouse du sous-directeur : Marsouin. Péniblement je me joins au groupe. J’évite Henri, je croyais en sa gentillesse. Dans le train qui nous amenait à Fumel, il me semblait le plus drôle. Ce qui promettait pour les jours que nous avions à passer entre garçons et filles.

Nous suivons les flèches. Au loin, Tournon d’Agenais se profile, jumeau de Montferrier sur Lez. À travers bois, nous arrivons dans une clairière. Je surveille l’expression du visage de mes camarades. Ils tendent l’oreille vers la gauche. Et puis, c’est la débandade. Ils ont trouvé les caches. Je cours sur leurs talons. Il nous faut maintenant subtiliser les foulards orange de l’équipe adverse. Nos foulards bleus passés adroitement sous la ceinture, dans le dos, nous ressemblons à des judokas japonais.

Ce n’est plus la peine de m’expliquer ce qu’il faut faire. Je me démène comme un beau diable. Non, on n’aura pas mon foulard. Je pique celui de mon adversaire : comme un trophée, je le brandis au-dessus de ma tête. Je repère de l’œil Henri. Son foulard bleu lui a été dérobé. Il a une tête de vaincu. Nos regards se rencontrent. J’y mets tout ce que je peux de triomphe. Sa défaite est totale.