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Dans les rues animées de Paris, le meurtre brutal d’une étudiante en droit secoue la tranquillité apparente des habitants. Des éléments laissant entrevoir un complot sombre et complexe émergent alors que le capitaine Paul Corval plonge dans les méandres de l’enquête. Entre une clé USB contenant des secrets inavouables et des sachets de drogue dissimulés, chaque indice mène à une révélation troublante, témoignant des liens inattendus avec d’autres crimes. Dans une course palpitante contre la montre, Corval devra démêler les fils de cette intrigue retorse avant que le meurtrier ne frappe de nouveau…
À PROPOS DE L'AUTEUR
Guidé par sa curiosité insatiable et son désir ardent de partager ses découvertes avec le monde,
Gérard Cohadier transforme ses aventures en récits captivants. À travers ses mots, il invite les lecteurs à s’évader avec lui, à voyager entre les pages de ses œuvres et à apprécier la beauté et la diversité culturelle des peuples.
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Gérard Cohadier
Déséquilibre
Roman
© Lys Bleu Éditions – Gérard Cohadier
ISBN : 979-10-422-3496-6
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À la mémoire de mon père,
Jojo pour les intimes
et pour moi aussi.
À ma femme et à mes fils.
Gorki, Russie
Juin 1990
Ludmila laissa échapper un faible soupir, s’étira lentement et allongea le bras. Il n’était plus là, mais les draps étaient encore chauds.
Ce n’était pas un matin comme les autres, c’était le dernier matin. Celui que l’on redoute. Celui que l’on sait inéluctable et que l’on range au fond du tiroir fermé à double tour des pensées nauséabondes. Leur amour avait vécu. Un amour brut, comme le champagne qu’ils s’accordaient parfois comme unique richesse. Une passion folle et torride. Un amour conjugué au présent, sans promesses inutiles.
Elle entrouvrit les yeux. Dans la pâle lumière de l’aube, elle vit sa silhouette se découper devant la fenêtre qui donnait sur la Volga, en contrebas. Il était là, nu et immobile, le regard fixé au loin. À quoi pouvait-il penser ? À ces trop rares et brefs moments de bonheur qu’ils avaient passés ensemble ? Au futur incertain ? Ou plus prosaïquement à son retour en France ? Elle n’eut pas le courage ou la volonté de le tirer de sa rêverie. Elle préféra concentrer sa pensée sur ses fesses musclées et attirantes. Ils avaient fait l’amour trois fois cette nuit, comme le bouquet final d’un feu d’artifice. Elle était épuisée, autant par le manque de sommeil que par le vide qui s’annonçait.
Ils s’étaient rencontrés sous les dorures de la grande salle de réception de l’hôtel Kievsky, lors d’un cocktail organisé par la société avec laquelle il discutait affaires. Elle n’était pas fille facile, mais le regard bleu azur de cet homme athlétique l’avait transpercée aussi facilement qu’un couteau s’enfonce dans une motte de beurre. Deux verres et ses déboires amoureux du moment avaient suffi pour qu’elle accepte un rendez-vous. « Le coup de foudre », lui avait dit sa sœur. Effectivement, telle la puissance insondable des forces de la nature, leurs cœurs s’étaient aussitôt embrasés. L’envol vers des sommets d’extase, sans questions parasites ni discussions d’avenir. Ils vivaient simplement un rêve éveillé lors de ses séjours à Gorki. Au fil du temps, elle s’était imaginé, un peu naïvement, qu’il finirait par lui proposer autre chose que ces week-ends de passage, qu’il lui offrirait plus que ces merveilleuses soirées d’amour. Mais dernièrement, elle avait senti vaciller la flamme de leur aventure. La perestroïka avait rebattu les cartes, les investisseurs avaient changé, revenaient sans cesse sur leurs propositions et, surtout, ils étaient devenus plus gourmands. Bref, on n’arrivait pas à s’entendre. Lassé par ces atermoiements, il avait pris la décision, à contrecœur, d’aller voir ailleurs. Pourtant, elle avait voulu y croire jusqu’au bout. Elle en avait brûlé des cierges à l’église de la Nativité-de-la-Sainte-Vierge. À croire qu’Il s’en foutait, là-haut !
Elle remonta le drap sur sa poitrine et ferma les yeux comme pour s’extraire du temps présent. Tel un film, elle revit les longues promenades sur les berges de la Volga, se rappela le silence envoûtant d’un matin d’hiver en haut des murs du Kremlin où, serrés l’un contre l’autre, ils regardaient le soleil dessiner des arabesques à l’endroit où l’Oka et la Volga se rejoignent. Elle esquissa un sourire en repensant à la visite écourtée au musée Dobrolioubov pour rentrer satisfaire une envie d’amour. Elle entendit leurs rires insouciants lors de la tournée des boutiques sur l’avenue Pokrovskaya, peu de temps avant Noël. Machinalement, elle caressa la petite médaille qu’il lui avait offerte ce soir-là. Il avait tenu à faire graver les initiales de leurs prénoms, « A et L », en caractères latins. Il les avait dessinées lui-même dans une calligraphie permettant d’entrelacer les lettres. Le bijoutier s’était appliqué à les recopier. Le rendu était parfait.
Elle rouvrit les yeux, il n’avait pas bougé. Elle eut soudainement l’envie de sauter du lit, de se jeter sur lui, de le serrer dans ses bras, de sentir la chaleur de son corps, de faire l’amour une dernière fois, mais elle se retint, par peur de rompre le charme et, inconsciemment, de précipiter son départ.
Tel un point d’orgue sur une partition, le silence pesant enveloppant la pièce soulignait la triste réalité du moment. Ils n’avaient pas besoin de grandes phrases pour se comprendre. Souvent, un regard suffisait. Mais à cet instant précis, il ne la regardait pas, il lui tournait le dos, comme un lien qui se brise. Elle était de nature discrète et sauvage. Elle n’aimait pas les grandes envolées et les éclats de voix. Elle reprochait aux Russes leur propension à se noyer dans l’alcool, ce qui lui valait ses déceptions amoureuses. Alors que lui était peu bavard, voire timide. Elle s’était toujours demandé comment il avait fait pour lui proposer de la revoir lors de leur première rencontre. Mais l’amour sait prendre des chemins improbables. Plus que des phrases, son regard envoûtant et son sourire avaient suffi à la séduire et à la rendre heureuse. Il n’exprimait que le strict nécessaire, la joie, la tristesse, la profondeur de ses sentiments et l’importance du temps présent. Elle aurait dû se douter dès le début que ce serait pure folie.
Une cloche sonna dans le lointain. La corne d’un bateau lui répondit. La nuit agonisait. Quelques heures, juste quelques heures avant de le voir partir à l’aéroport pour prendre son vol à destination de Moscou. À sa question : « Tu reviendras ? », il avait répondu sobrement, comme à son habitude, mais avec des yeux humides : « Je ne sais pas. » Elle n’avait pas insisté. Elle avait eu le temps de se faire à l’idée.
Dix mois de bonheur ne s’effaceraient pas aussi facilement de sa mémoire. Mais son cœur se serra en pensant à son anniversaire, dans quinze jours, qu’elle fêterait sans lui.
Aéroport de Roissy
Décembre 2019
François Audebert sortit de l’aéroport d’un pas décidé. Dehors, un brouillard perlé dessinait des halos autour des lampadaires allumés. Il se dirigea aussitôt vers la Mercedes qui l’attendait, warnings allumés, devant la file des taxis. Son chauffeur se précipita pour lui ouvrir la porte.
— Bonsoir Monsieur ! Vous avez fait bon voyage ?
— Excellent, Victor ! Excellent, merci ! ajouta-t-il en s’engouffrant dans le véhicule.
Une douce chaleur l’envahit. Il se cala au fond de son siège. Le SUV démarra dans le silence feutré des voitures de luxe.
— Au bureau Victor. Je dois déposer des documents, ensuite je vous libère, je rentrerai chez moi avec ma voiture.
— Très bien Monsieur.
17 h 30.
Comme toujours, la sortie de l’aéroport était encombrée et la circulation s’en trouvait ralentie. La chaussée mouillée reflétait les feux-stops des voitures qui semblaient danser à travers les vitres où des gouttes d’eau hésitaient sur le chemin à prendre. Il se détendit et se laissa bercer par le rythme lancinant des essuie-glaces. Ces derniers jours avaient été chargés, fatigants même, mais il était content. Le contrat peaufiné par ses juristes et durement négocié ces derniers mois était signé. Audebert Industrie prenait son envol à l’international.
Nommé directeur général en début d’année par son père, président de l’héritage industriel familial, il avait fait de ce contrat son objectif principal, comme la démonstration de la confiance qu’on lui avait accordée. Aujourd’hui, il pouvait être fier.
Il se mit à penser au chemin parcouru par la modeste entreprise de mécanique de précision créée dans le Doubs en 1896 par son arrière-arrière-grand-père Eugène. Un précurseur, ce gars-là. Cet homme eut-il seulement conscience du potentiel de l’outil industriel qu’il avait mis en place ? Cela était peu probable et, s’il y pensa, il n’eut guère le temps de se faire à cette idée. Mort prématurément en 1925, des suites des privations et des souffrances engendrées par la Première Guerre mondiale, c’est son fils Louis qui avait repris l’affaire en catastrophe, à l’âge de 28 ans. Louis-le-capitaine comme on le surnommait. Le surdoué de la famille, disait-on depuis deux générations. Car malgré son jeune âge, il avait su maintenir à flot les ateliers Audebert dans un premier temps et, surtout, était à l’origine de leur formidable développement. Un homme visionnaire et tenace pour son époque. La diversification de la production, la qualité qu’il imposait, un management exigeant et une politique commerciale agressive en avaient été le moteur. Les résultats ne s’étaient pas fait attendre. Les demandes croissantes du secteur automobile, de l’aéronautique et, dans une moindre mesure, de l’armée française avaient fait exploser les commandes et, par ricochet, le chiffre d’affaires. D’une entreprise locale, il en avait fait une entreprise régionale en moins de dix ans. Un fleuron de l’industrie française. Et si la Deuxième Guerre mondiale en avait freiné le développement, elle n’avait en rien brisé sa volonté ni son dynamisme. L’après-guerre avait été prospère et il avait su en profiter. Entouré d’ingénieurs brillants, de nombreux brevets avaient été déposés à cette époque-là et la diversification et la complexification des produits accélérées. Au début des années cinquante, deux nouvelles usines avaient été inaugurées. Une dans l’est de la France pour répondre aux besoins de l’automobile et une autre au sud de Toulouse pour accompagner l’envol de l’aéronautique. Ressentant la nécessité de centraliser les décisions, il avait installé les bureaux de la direction rue du faubourg Saint-Honoré, à Paris, dès 1963. Un homme d’envergure comme on en voit peu. On aurait pu le surnommer Louis-le-roc tellement il était robuste et endurant. Il avait fallu attendre son soixante-dixième anniversaire, en 1967, pour qu’il daigne passer la main à son fils aîné Jean, le grand-père de François. Mais c’est bien Louis-le-capitaine qui restait gravé dans les mémoires, celui qui fit passer une petite entreprise du Doubs à la taille d’une entreprise nationale. Aujourd’hui, celle-ci prenait une dimension internationale. Ah, si Eugène était là pour voir ça !
— Je prends une déviation pour éviter les bouchons à l’approche de la porte de la Chapelle, monsieur.
— Faites comme bon vous semble Victor !
Malgré tous ces épisodes glorieux et ce contrat à l’international qui poussait à l’optimisme, François Audebert était soucieux. Après sa nomination au poste de directeur général, il avait décidé de confier la direction commerciale à son jeune frère Maxime malgré les réticences de son père, et une baisse des résultats se faisait déjà sentir. Des retours faisaient état d’un manque de suivi, de décisions tardives, voire surprenantes. Son père s’en était inquiété et il fallait prendre des mesures. Intelligent, mais frivole, Maxime avait tendance à se disperser. Il devait le reprendre en main. En attendant, il était heureux d’avoir pu recruter de façon indirecte, lors de ses récentes négociations, une personne brillante et surtout disponible, qui viendrait renforcer ce secteur.
Moscou, café Pouchkine
Décembre 2019
Le taxi s’arrêta au 26A du boulevard Tverskaya. Sans un mot et sans se retourner, le chauffeur désigna le taximètre d’un geste brusque et intimidant. Sébastien Delval régla la course et remercia le butor non sans une pointe d’ironie dans la voix. Dehors, des paillettes de neige voletaient devant la façade illuminée du café Pouchkine. La nuit serait encore glaciale. Il descendit le premier, remonta le col de sa parka et tendit la main à Natalia pour l’aider à s’extirper de la voiture. Dans un rire communicatif, ils se précipitèrent vers l’entrée du restaurant où un homme élégant leur ouvrit la porte en les saluant avec prestance. Une douce chaleur et un brouhaha les enveloppèrent immédiatement.
Sébastien avait retenu une table au deuxième étage pour plus d’intimité. Après un détour par le vestiaire, ils contournèrent le bar et empruntèrent l’escalier. Au fur et à mesure qu’ils montaient les marches, les bruits diffus du rez-de-chaussée s’estompaient, l’ambiance devenait feutrée. Bientôt, ils entendirent les notes délicates de la harpiste qui se tenait sur le palier du dernier niveau pour accueillir la clientèle. Sous les reflets d’une lumière tamisée, le stuc, les boiseries, les plafonds décorés et les enfilades de livres anciens dans des bibliothèques patinées dessinaient la délicatesse du 19e siècle.
Un serveur en tenue d’époque s’approcha silencieusement et les accompagna à une table discrète nichée derrière un imposant globe terrestre où les annotations sur les continents avaient des accents d’aventure. D’un geste ample et en s’inclinant imperceptiblement, l’homme recula la chaise de Natalia pour lui permettre de prendre place et s’effaça aussi discrètement qu’il était apparu pour laisser le couple profiter de son intimité.
À peine assis, Sébastien prit la main de Natalia et chuchota :
— Heureuse ?
Elle lui répondit d’un sourire radieux. Bien des choses avaient changé dans sa vie ces cinq dernières années. L’arrivée de Sébastien comme nouveau directeur commercial et dont elle s’était méfiée au début en raison de son jeune âge pour le poste. Mais rapidement, elle avait reconnu ses capacités professionnelles et, dans la foulée, elle en était tombée aussi follement amoureuse que lui était tombé raide d’elle. Mais il leur en avait fallu du temps pour se l’avouer parce qu’elle n’était pas fille à s’engager à la légère et que lui se méfiait des jolies femmes russes cherchant à pigeonner un Occidental. Finalement, le temps avait fait son œuvre et leur amour sincère avait fini par triompher. Néanmoins, une ombre planait sur leur bonheur. Elle savait qu’après quelques années d’expatriation, il devrait retourner en France. L’idée de la séparation qui se profilait lui était insupportable, tout comme la décision sur son avenir qu’elle n’arrivait pas à prendre. Mais un événement aussi inattendu que cruel résolut le dilemme qui la torturait depuis longtemps. Sa mère mourut d’un cancer foudroyant après trois mois d’agonie. La douleur monta comme la lave d’un volcan et s’éteignit doucement dans les bras de Sébastien. Fille unique, sans nouvelles de son père depuis l’âge de six ans, après que sa mère l’eut foutu à la porte avec ses bouteilles de vodka comme seuls bagages, ni de sa vieille tante, partie suivre un ornithologue au fin fond de l’Oural, elle n’avait plus d’attaches familiales à Moscou. Aussi, quand il lui avait proposé de venir vivre avec lui à Paris, elle avait sauté de joie. Elle avait envie d’un autre monde, d’une autre vie. D’autant que depuis l’annexion de la Crimée en 2014 et les déclarations inquiétantes de Vladimir Poutine sur le Donbass, elle ressentait comme un certain malaise. L’ambiance n’était pas à la zénitude.
Sébastien la regardait avec tendresse. Avec ses mèches blondes caressant ses épaules, sa peau satinée et ses yeux caraïbe, comme il aimait à dire, rapport aux eaux cristallines des îles du même nom, Natalia avait la beauté des déesses de l’antiquité. Une beauté juvénile – on lui donnait 18 ans bien qu’elle en ait 28 – une beauté naturelle, tout juste ornée d’une touche discrète de maquillage.
Il réalisait maintenant le chemin parcouru depuis son arrivée en Russie, chargé par sa direction du développement d’une société de haute technologie dans les micromécanismes, et les débuts hésitants avec Natalia, sa jeune collaboratrice. Le succès des premiers contrats décrochés dans le domaine de l’automobile et de l’aéronautique. Et puis, rapidement, son attirance irrésistible pour cette jeune fille aussi brillante que jolie. Petit à petit, le chemin de la réussite était devenu leur chemin. Une réussite mathématique, bien sûr, avec une augmentation régulière du chiffre d’affaires de 10 % par an, mais surtout, une communion dans la vision de l’avenir, de leur avenir. Il pouvait partir serein. Il laissait à son successeur des projets dorés sur tranche avec, en prime, un tout nouveau contrat de partenariat avec la société Audebert Industrie et la construction d’une usine dans les faubourgs de Moscou. Menées avec François Audebert, le fils du grand patron, les discussions avaient duré plus de six mois. Cet accord venait couronner une expatriation réussie, mais offrait également une superbe opportunité à Natalia. Elle avait pris une part très active dans ce projet et avait pu démontrer toutes ses capacités, ce qui lui avait valu, outre des compliments, une proposition d’embauche de la part de François Audebert pour renforcer leur activité commerciale en France, sachant qu’elle venait vivre à Paris.
Aujourd’hui, une page se tournait. Demain, ils seraient dans l’avion. Après-demain, ils prépareraient Noël. Il sourit à son tour.
— Champagne ?
Paris
Janvier 2020
Aurélie attendait plus. Quoi exactement ? Elle ne savait pas. Voilà deux mois qu’il lui faisait miroiter des contacts, qu’il lui promettait de changer sa vie. « Tu verras, cela peut arriver très vite », disait-il avec, malgré tout, un sourire ravageur sur les lèvres qu’elle n’arrivait pas à définir. Charmeur ou moqueur ? Pas plus tard qu’en début de semaine, il lui avait dit avoir des nouvelles. Cela se précisait. Elle brûlait d’envie de savoir ce qu’il avait à lui dire et voulait le voir au plus vite. « D’accord, mais chez toi, alors. » « Chez moi ? » avait-elle bafouillé. C’était la première fois qu’il proposait cela. « Oui, je cernerai mieux ta personnalité. » Elle avait hésité. « Cela sera un atout pour ton avenir. » Alors, obnubilée par son rêve, impatiente ou insouciante, elle avait accepté de le recevoir pour prendre un verre. Oh, un verre de vin, pas plus, ses parents avaient beau être aisés, régler le loyer de son petit appartement, payer ses leçons de conduite, subvenir à ses moindres besoins, elle n’était pas dépensière. Elle se demandait si elle avait bien fait. Ce n’était pas un camarade de fac et il était plus âgé qu’elle. Mais il lui avait été présenté par une connaissance, alors elle pouvait avoir confiance. Malgré tout, prudente, elle avait mis un moment à choisir sa robe. Ni trop longue, ni trop courte. Pas de décolleté aguichant. Élégante, raffinée, mais sobre. Le résultat se voulait discret, mais elle rayonnait de beauté et de fraîcheur du haut de ses vingt ans et de son mètre soixante-dix.
12 h 20
Elle frissonna, sans doute impressionnée par la situation. Il paraissait plus grand, plus sérieux que d’habitude. Il n’avait pas son sourire habituel, mais le regard incertain des hommes qui se sentent supérieurs.
— C’est mignon chez toi !
Aurélie ne savait pas s’il était sincère ou s’il se moquait d’elle. L’espace était modeste. Un coin cuisine avec deux tabourets de bar, un espace de travail avec un bureau, un divan, une table basse, deux fauteuils et, au fond, sa chambre et la salle de bain.
Il retira son manteau et le jeta d’un geste machinal sur l’un des fauteuils plantés au milieu de la pièce, l’autre étant occupé par un matou roulé en boule.
— Alors ? demanda-t-elle précipitamment.
Elle se mordit les lèvres d’un tel empressement à aborder l’objet de sa visite.
— Des choses se précisent, répondit-il évasivement.
Aurélie fut contrariée par cette réponse imprécise, justement. Ce ton évasif et, surtout, des choses. Quoi des choses.Il n’y avait rien de plus concret ?
Elle se reprit et demanda : « C’est-à-dire ? »
Pour toute réponse, elle reçut : « Tu veux que je l’ouvre ? »
Elle avait oublié le vin. Elle fit oui de la tête et hésita à reposer sa question. Sans un mot, elle le regarda déboucher la bouteille premier prix qu’elle avait achetée à l’épicerie du coin. Elle n’y connaissait rien, mais l’étiquette lui avait plu.
— Tu as des verres ?
Elle sortit deux verres d’un placard en réfléchissant à son angle d’attaque. Intelligente, en deuxième année de fac de droit, elle avait l’habitude d’analyser les situations, de poser des questions, de mener une conversation, mais là, elle était impressionnée. Elle finit par poser une question des plus banales.
— Et alors, ces nouvelles ?
Son regard se fit plus profond, comme s’il voulait la transpercer.
— J’ai encore une personne à voir, dit-il, légèrement irrité.
— Ah… !
Il versa le vin délicatement.
Aurélie se figea, vexée, en colère contre elle-même. Elle aurait dû lui demander qui, quand ? Mais non, au lieu de cela, un simple « Ah… » Vraiment, quelle conne !
— Mais assieds-toi, voyons, ne reste pas debout !
Cette phrase ne fit que souligner son manque d’assurance, sa faiblesse, la domination qu’il exerçait sur elle. Son esprit commença à s’embrouiller. Elle hésita et, finalement, s’assit sur le divan, les deux fauteuils étant occupés. Elle essaya de se reprendre, mais demanda avec autant de maladresse : « Donc, ces nouvelles ? »
Il la regarda intensément et répondit sèchement : « Patiente, voyons, patiente ! »
Un malaise l’envahit. Ce regard, ces réponses imprécises. Lui qui d’habitude était si disert, voire volubile, ne répondait que par des phrases énigmatiques. Que cachait-il ? Où étaient les beaux discours qu’il lui tenait depuis des mois ? Elle finit par lâcher : « Mais je ne fais que ça… »
— Ce n’est pas toi qui décides ! dit-il durement.
— Bien sûr, mais…
Sa voix se fêla. Une pointe lui mordit le cœur. C’était la première fois qu’il élevait le ton. Ses traits s’étaient durcis. Elle ne le reconnaissait pas. Il la fixait, immobile. Elle ressentit l’instinct du prédateur attendant le bon moment pour se jeter sur sa proie. Instinctivement, elle se recroquevilla au fond du divan.
— Voyons, de quoi as-tu peur ? lança-t-il.
Parbleu… Il osait lui demander de quoi elle avait peur ? Mais de lui, évidemment. Elle venait de comprendre qu’il n’était pas venu pour lui donner des nouvelles, mais pour quelque chose de précis, de plus… palpable.
Elle voulait fuir, mais, avant qu’elle n’eût le temps de se lever, il lui avait pris le bras. Sa main ferme lui faisait mal. Elle essaya de se libérer, mais il serra encore plus fort.
— Voyons, laisse-moi ! parvint-elle à crier.
— Ne crie pas, petite sotte ! hurla-t-il en la secouant.
Elle lui balança une baffe qui résonna comme un appel au secours. Elle vit ses yeux devenir aussi rouges que sa joue. Ses lèvres tremblaient, mais aucun son ne sortait de sa bouche. Elle pressentit la réplique arriver et mit sa main devant son visage pour se protéger, mais au lieu de cela, il la fit basculer sur le divan. Avant qu’il n’ait eu le temps de se jeter sur elle, elle réussit à lui donner un violent coup de genou à un endroit sensible, que tout le monde reconnaîtra. Il poussa un cri de douleur et la gifla à son tour. Sous la violence du choc, elle resta un moment étourdie. Quand elle revint à elle, elle vit son visage déformé par la colère. Son cœur s’accéléra. Elle sentit une main passer dessous sa robe. Elle eut à peine le temps d’ouvrir la bouche qu’il la lui referma d’une main ferme. Elle sentait son odeur forte et désagréable la pénétrer au plus profond d’elle-même. Elle eut un haut-le-cœur. Elle se débattait de toutes ses forces, agrippant ce qu’elle pouvait attraper. D’un geste brusque, il lui déchira le haut de sa robe. Elle sentit une main humide se presser contre sa poitrine. Folle de rage et de désespoir, elle jetait ses bras et ses jambes de tous côtés. Elle profita d’un bref moment de répit pour crier, mais, avec une haine farouche décuplant sa force, il lui serra la gorge pour la faire taire. Ses cris s’étouffaient. Elle sentit sa gorge la brûler. Elle luttait, luttait, mais la lutte était inégale. Déjà, ses forces faiblissaient. Déjà, elle sentait l’épuisement la gagner, sa vue se troubler, ses bras se ramollir. Son rêve se brisait.
Il était 12 h 29.
Natalia observait par la fenêtre de son bureau un ouvrier s’acharner sur une canalisation au fond d’un trou béant. Deux autres le regardaient en fumant une cigarette et un troisième, appuyé sur un panneau publicitaire, pianotait sur son portable. Les travaux débordaient sur la chaussée du faubourg Saint-Honoré et gênaient la circulation. Les voitures klaxonnaient en cherchant à éviter la chicane occasionnelle, la benne à gravats, les vélos, les scooters, les trottinettes et les piétons qui contournaient les barrières sécurisant l’excavation. Comparée aux larges avenues moscovites, cette rue lui paraissait minuscule. Au moins, cet endroit de Paris était propre. Ce n’était pas comme certains quartiers que Sébastien lui avait fait visiter et où des immondices jonchaient les rues. Le pire, c’était cet endroit au nord de la capitale – elle ne se souvenait pas du nom – où un camp de migrants étalait toute sa misère. Moscou avait ses poivrots et ses débauchés qui laissaient leurs détritus le long des rues ou dans les passages souterrains tout au long de la nuit, mais au petit matin, tout était nickel, une armée de cantonniers avait fait le ménage.
— Vous permettez, madame ?
Natalia se retourna. Un déménageur venait chercher des cartons empilés près de la porte.
— Je vous en prie.
Le siège d’Audebert Industrie quittait le centre de Paris pour s’installer dans de nouveaux locaux sur la colline de Saint-Cloud, plus modernes, plus spacieux. Une page se tournait. Les bureaux se vidaient progressivement de l’âme qui les habitait depuis plus d’un demi-siècle, et celui où elle se trouvait semblait agoniser dans la grisaille du mois de janvier.
Voilà deux jours qu’elle avait pris son poste et elle n’avait pas encore vu son chef, Maxime Audebert. En visite dans l’une de nos usines, lui avait dit François en l’accueillant. Prenez vos marques, faites connaissance avec Delphine, elle est au courant de tout.
Delphine était la secrétaire de la direction commerciale. Une petite femme boulotte, montée sur ressorts et affichant constamment un sourire de première communiante. Maxime Audebert devait rentrer en fin de matinée, lui avait-elle assuré. Mais le temps passait et il n’était toujours pas là. En attendant, elle avait eu le temps de faire connaissance avec ses plus proches collaborateurs. Un accueil cordial et chaleureux, à l’exception d’un certain Dumontier qui, visiblement, se serait bien vu directeur adjoint à sa place. Un grincheux, on l’appelle Duschnock, lui avait glissé Delphine. Elle n’avait pas bien compris ce que cela voulait dire, mais elle devinait que cela ne devait pas être flatteur.
Malgré son activité débordante – elle courait dans tous les sens pour orienter les déménageurs, répondre au téléphone, vérifier l’adressage des cartons – Delphine avait eu le temps de juger Natalia et l’admirait déjà. Belle, gracieuse, aimable, polie, discrète. Elle n’avait pas assez d’adjectifs. Elle avait immédiatement été impressionnée par sa vivacité d’esprit. En deux jours, et malgré la pagaille, elle s’était familiarisée avec l’organigramme de l’entreprise, avait parcouru les principaux rapports, posé nombre de questions judicieuses et souligné certaines incohérences. Bien sûr, son passé chez Mosprom, société avec laquelle Audebert Industrie venait de signer un accord de partenariat, lui facilitait sans doute la tâche, mais quand même. Maxime Audebert serait parfaitement secondé, conseillé, voire guidé. Car elle n’était pas dupe Delphine, elle était une ancienne de la maison et avait travaillé avec son frère, François, avant que celui-ci ne soit nommé au poste de directeur général. Elle voyait bien la différence. Maxime était intelligent, certes, mais il était jeune, distrait, peu précis, peu assidu et souvent en retard, comme aujourd’hui. Il était lunatique et pouvait s’énerver d’un seul coup. On le disait fêtard et joueur. Son nom n’apparaissait jamais en première ligne des événements importants de la société. On disait que son père ne le considérait pas à la hauteur du poste. Son frère avait soutenu sa candidature, mais suite à des critiques à peine voilées lors de conseils de direction, conjuguées à une baisse des commandes, le doute s’était installé dans son esprit, ce qui l’avait conduit à rechercher une personne compétente pour redresser la situation. Le hasard l’avait conduit à Natalia.
Delphine entra dans son bureau.
— Monsieur Audebert le jeune vient d’arriver.
Elle s’amusait à l’appeler ainsi en comparaison avec son frère.
— Il souhaiterait vous voir.
— Merci, Delphine.
Le bureau de Maxime Audebert était quasiment vide. Seuls restaient la table de travail, un fauteuil, une armoire et un meuble bas sur lequel une bouteille d’alcool ne pouvait plus se cacher. Maxime Audebert l’accueillit avec un demi-sourire. Il ressemblait à son frère, mais en plus grand.
— Entrez, je vous en prie. Heureux de faire votre connaissance, ajouta-t-il en lui tendant la main.
— Moi de même, monsieur.
— Appelez-moi Maxime, si vous le voulez bien. Nous sommes amenés à travailler ensemble.
Natalia trouva cela un peu cavalier pour une première rencontre, mais elle n’en laissa rien paraître.
— Bienvenue chez Audebert Industrie.
— Merci.
— Vous vous appelez Natalia…
— Natalia Karsimova, dit-elle, le sentant hésiter.
— Oui, c’est ça. Mais si vous n’y voyez pas d’inconvénients, je vous appellerai Natalia.
— … Je vous en prie.
— Désolé, je ne peux vous proposer une chaise, la dernière vient de partir.
— Ce n’est pas grave.
— Je suis heureux de votre arrivée. J’espère que vous vous sentirez à l’aise chez nous. Mon frère m’a dit beaucoup de bien de vous. Vos compétences nous seront très utiles. Vous savez, ce n’est pas l’activité qui manque. Trois usines, de nombreux clients, des nouveaux produits… Je compte sur vous pour m’épauler au mieux.
— Vous pouvez compter sur moi.
— Je n’en doutais pas. Tout est bousculé avec le changement de site, mais dès lundi, je souhaiterais vous confier le projet Solicam. C’est une société en pleine expansion, à l’avenir prometteur. Ils sont intéressés par nos derniers produits, mais les discussions sont délicates. Delphine vous donnera le dossier.
Natalia acquiesça de la tête sans faire de commentaire. En fait, elle l’avait déjà lu le dossier Solicam. Delphine lui avait glissé dans les mains dès son arrivée avant que celui-ci ne soit rangé dans un carton soigneusement référencé. Avec les incohérences qu’elle y avait relevées, il n’était pas surprenant que les discussions soient… délicates. Delphine devait le savoir et ce n’était certainement pas un hasard si elle lui avait donné à lire. Mais cela la rassura. D’entrée, il lui confiait un dossier important. Cela démontrait la confiance qu’il plaçait en elle, ou peut-être le besoin d’un œil, disons… plus aiguisé. Quoi qu’il en soit, Maxime Audebert lui paraissait sincère. Un parler franc et direct.
— Je ne sais pas si Delphine vous en a parlé, mais j’organise une réception dans nos nouveaux locaux, demain soir. J’aurais souhaité votre présence.
— Vous croyez… Dès mon arrivée ?
— Bien sûr ! Cela me fera l’occasion de vous présenter à nos meilleurs clients. Certains parmi eux sont intéressés par notre prochaine implantation à Moscou. Vos connaissances de Mosprom et du pays seront les bienvenues. D’ailleurs, j’ai demandé à Delphine de contacter Sébastien Delval pour qu’il participe à cet événement. Nos sociétés sont partenaires maintenant.
— Oui, c’est exact. Eh bien, vous pouvez compter sur moi.
— C’est parfait. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, je dois vous laisser, j’ai une réunion. Cela risque de ne pas être long si on doit rester debout, dit-il en souriant. On pourra se revoir plus tard si vous le souhaitez.
— Volontiers.
— Et si vous avez besoin de quelque chose, n’hésitez pas à demander à Delphine, elle fera le maximum pour vous le procurer, même si elle doit me torturer.
— Merci.
— Ah, j’oubliais… ajouta-t-il en la voyant partir, le service du personnel a des documents à vous faire signer.
— Très bien, j’y descends tout de suite.
Elle sortit du bureau, rassurée. Maxime Audebert était familier, sans doute moins professionnel que son frère, mais sympathique.
Elle se précipita dans l’escalier pour rejoindre le service du personnel. Dans le hall d’accueil, les déménageurs s’apprêtaient à décrocher l’imposante photo en noir et blanc de Louis-le-capitaine où on le voyait poser devant l’entrée de l’atelier créé par son père. Un homme carré, raide comme un manche de pioche, au nez pointu, au regard d’aigle et au veston élimé, qui soulignait le peu d’importance qu’il devait accorder à son apparence. Rien qu’à le voir, on devinait qu’il valait mieux ne pas faire de conneries.
Après un détour dû à des travaux, le capitaine de police judiciaire Paul Corval arriva enfin rue Pestalozzi. Les places étaient chères et il se gara à cheval sur un bout de trottoir. « Merde, encore un samedi de foutu ! » laissa-t-il échapper en sortant de sa voiture. Un ciel gris plombait la luminosité et une pluie fine accentuait la sensation de froid. Il releva le col de son blouson et se précipita vers l’entrée d’un immeuble situé à l’angle de la rue. Un gardien de la paix attendait en tapotant des pieds sur le trottoir. En voyant arriver le capitaine, il se redressa et salua.
— Rez-de-chaussée, au fond du couloir, à droite. Le lieutenant Marchery vient juste d’arriver et le…
Mais Corval passa en trombe devant lui et s’engouffra dans le couloir sombre et humide sans écouter la suite. Il passa devant un escalier et un ascenseur hors d’âge et s’arrêta au fond du couloir au seuil d’une porte grande ouverte. Un silence pesant le saisit et une odeur âcre lui piqua les narines. Marchery se tenait au centre d’une pièce où toutes les lumières étaient allumées. Dans un coin, un jeune type était assis à même le sol, prostré.
— Pour une fois, t’es pas le premier. Tu t’es paumé ?
— Non, j’ai été emmerdé par les travaux. Pas toi ?
— Moi ? Non, j’ai pris le métro !
Corval s’approcha. Une jeune fille reposait sur un divan, les yeux exorbités avec une expression de peur sur son visage figé pour toujours. Sa robe était relevée, le haut déchiré. Un bras pendait dans le vide et la main était violacée. Il lui manquait une chaussure. Visiblement, il y avait eu lutte. Des traces sur son cou laissaient peu de doute sur les causes de la mort. À côté, une bouteille de vin et deux verres remplis aux trois quarts étaient posés sur une table basse. Il jeta un œil vite fait au reste de la pièce, tout semblait en ordre.
— Qui a découvert le corps ?
Sans quitter la victime des yeux, Marchery désigna du bras le jeune homme prostré dans le coin de la pièce. Il ne pouvait détacher son regard de la jeune fille.
— Si ce n’est pas malheureux ! Si jeune…
— Préviens la scientifique.
— Ouais, je m’en occupe.
— Vous pouvez vous lever, s’il vous plaît ? demanda Corval en s’approchant du jeune homme.
Celui-ci s’appuya sur le mur et déplia sa grande carcasse. Il était aussi jeune que la victime. Hagard, les yeux embués, les lèvres tremblantes, il n’avait pas l’air dans son assiette.
— Vous êtes monsieur ?
— Delcourt comment ?
— Édouard Delcourt.
— Quand avez-vous découvert le corps ?
— Ce matin, en arrivant.
— Il était quelle heure ?
— Environ 10 h 30.
Corval se retourna. Vidal venait d’arriver.
— Salut, ta cliente t’attend sur le divan !
Le légiste esquissa un sourire. Marchery lui donna une tape sur l’épaule qui se voulait amicale, mais du haut de son mètre quatre-vingt-douze, celle-ci fit plutôt l’effet d’un coup de fusil.
— La porte était ouverte quand vous êtes arrivé ?
— Non.
— Comment êtes-vous entré ?
— Avec ma clé.
Corval fronça les sourcils.
— Vous avez une clé ?
— Bah oui, on… on se fréquentait. Elle me l’avait donnée.
Corval cherchait à comprendre.
— Avant d’ouvrir, vous avez sonné ?
— Oui, deux ou trois fois !
— Mais vous n’avez pas eu de réponse. Il ne vous est pas venu à l’esprit qu’elle n’était pas là ?
— Heu… si, répondit-il d’une voix à peine audible.
— Et vous avez quand même décidé d’entrer ?
— Bah… oui. Je pensais l’attendre.
« Mouais, pourquoi pas, se dit Corval. Après tout, c’est son petit ami et il a la clé, ils doivent avoir leurs habitudes. »
— Donc c’est vous qui avez ouvert. La porte était verrouillée ?
— Oui… enfin, non !
— Oui quoi ? Non, quoi ?
— Oui, c’est moi qui ai ouvert, mais la porte n’était pas verrouillée, elle était juste claquée.
L’information était importante. Si la serrure avait été verrouillée, une clé aurait été nécessaire. Mais claquée, n’importe qui pouvait l’avoir fait en sortant. Il fallait examiner la porte. S’il n’y avait aucune trace d’effraction, cela voulait dire que la victime avait ouvert à son meurtrier. Le connaissait-elle ?
— Qu’avez-vous fait en entrant ?
— Je l’ai tout de suite aperçue sur le divan. Je me suis approché et en la voyant dans cette position, j’ai compris que… qu’elle était morte.
— Qu’avez-vous fait ensuite ?
— J’ai appelé la police.
— Et après, vous avez touché à quelque chose ?
— Non, rien. J’ai attendu.
— Vous êtes sûr ! Vous n’avez pas touché aux verres ni à la bouteille ?
— Non, je vous assure !
Corval hocha la tête, rassuré. Ces éléments devraient pouvoir leur fournir des indices précieux.
— Comment s’appelle la victime ?
Le jeune homme renifla.
— Aurélie Darmon.
— Que faisait-elle dans la vie ?
— Elle était étudiante en fac de droit. C’est là que l’on s’est rencontrés.
— Vous l’avez vue quand pour la dernière fois ?
Édouard Delcourt marqua un temps d’arrêt, comme s’il réfléchissait.
— Mardi après-midi.
— Où ça ?
— À la fac !
Corval s’étonna. Voilà un garçon qui était le petit ami de la victime, qui rentrait chez elle à sa guise et ils ne s’étaient pas vus depuis quatre jours.
— Vous la connaissiez depuis longtemps ?
— Depuis un peu plus d’un an.
— Vous savez si elle avait des problèmes, si elle se sentait menacée ?
— … Non.
— Vous aviez remarqué quelque chose de particulier dans son comportement ces derniers temps ? Un changement d’attitude ?
— Non.
Le jeune homme pâlissait au fur et à mesure que les questions pleuvaient. Il dut s’appuyer contre le mur pour ne pas tomber. Il semblait terrorisé. Mais Corval avait encore des questions. Ce qui le chagrinait, c’était cette histoire de clé et, surtout, le fait qu’ils ne se soient pas vus ces quatre derniers jours. À cet âge-là, on est plutôt collé serré.
— Pourquoi êtes-vous venu ce matin ?
— Je voulais voir si elle allait bien.
— Pourquoi, elle allait mal ?
Le jeune homme hésita à répondre, mal à l’aise.
— Non… c’est simplement qu’elle avait beaucoup de travail. Il hésita de nouveau. Elle a eu la grippe il y a quelque temps et elle avait pris du retard dans ses cours.
Cette explication ne répondait pas aux interrogations que se posait Corval sur la nature de leur relation. Mais surtout, cela ne collait pas avec la bouteille de vin et les deux verres sur la table basse. Si elle était aussi débordée qu’il le disait, qui avait-elle bien pu recevoir ? De toute évidence, cela avait mal tourné. D’ailleurs, une autre question lui trottait dans la tête. Pourquoi n’avait-elle pas une chambre en résidence universitaire ?
— Vous savez pourquoi votre amie habitait dans cet appartement plutôt qu’en résidence universitaire ?
— Ses parents ont les moyens et elle préférait avoir son indépendance.
« Indépendance qui lui a sans doute coûté la vie, se dit Corval. Quoique, on en avait vu d’autres sur des campus. »
— Vous savez où habitent ses parents ?
— À Rueil, je crois. Mais je ne sais pas où exactement.