Droit pénal européen - Daniel Flore - E-Book

Droit pénal européen E-Book

Daniel Flore

0,0
124,99 €

-100%
Sammeln Sie Punkte in unserem Gutscheinprogramm und kaufen Sie E-Books und Hörbücher mit bis zu 100% Rabatt.
Mehr erfahren.
Beschreibung

L’Union européenne est productrice de normes pénales. C’est une réalité assez récente, mais qui a connu des développement fulgurants ces vingt dernières années, avec, dans un premier temps, l’identification de la coopération judiciaire pénale comme une matière d’intérêt commun par le traité de Maastricht, dans un deuxième temps, la définition de l’objectif de la mise en place d’un espace de liberté, de sécurité et de justice, par le traité d’Amsterdam et enfin, dans un troisième temps, la constitution de l’espace de liberté, de sécurité et de justice comme une des politiques de l’Union, par le traité de Lisbonne.

Les nouvelles normes pénales élaborées dans ce cadre visent tout à la fois à rapprocher les droits nationaux, à améliorer la coopération policière et judiciaire entre les autorités compétentes des États membres, en introduisant notamment des concepts nouveaux comme le principe de disponibilité pour les informations policières ou celui de reconnaissance mutuelle pour les décisions judiciaires, et à apporter une dimension européenne à l’exercice de la justice pénale. C’est ainsi qu’un véritable corpus de normes se constitue progressivement, qui est certes encore parcellaire, mais dont l’empreinte se marque déjà, et de façon toujours plus évidente, sur l’action des législateurs nationaux comme des autorités judiciaires et des autres autorités chargées de la prévention et de la répression des infractions. Ce corpus forme aujourd’hui un nouveau domaine du droit à part entière, qui est le droit pénal européen.
L’objectif de cet ouvrage est d’introduire le lecteur à ce domaine encore jeune et en mouvement constant. Il ne s’agit pas tant de faire un état des lieux descriptif que de donner des outils pour comprendre la portée des résultats déjà atteints et d’ouvrir des pistes de réflexion pour permettre d’appréhender les enjeux de la mise en place d’une justice pénale européenne. Comment expliquer les choix qui ont présidé à la construction de cet espace ? Quels sont les principes revendiqués ou implicites qui sont à l’oeuvre dans cette entreprise et quelles sont les conséquences voulues ou imprévues des choix qui ont été posés ? Telles sont les questions qui reviendront tout au long de ce livre.

Le livre rappelle la jeune histoire de l’émergence de ce domaine du droit, il présente le cadre institutionnel dans lequel il se construit depuis le traité de Lisbonne et présente l’ensemble des réalisations dans les trois axes de son développement : le rapprochement des droits, la coopération policière et judiciaire et enfin l’émergence progressive d’une justice pénale européenne ou d’une approche européenne de la justice pénale.

Cet ouvrage s’adresse aux étudiants qui abordent pour la première fois ce domaine comme une terra incognita, aux praticiens du droit qui sont de plus en plus souvent confrontés sur le terrain à des questions liées au caractère transnational de la criminalité dans le cadre européen, mais aussi à toutes les personnes qui sont intéressées au développement du droit de l’Union européenne et qui, décideurs politiques ou membres de la société civile, veulent donner corps à un projet de justice pénale européenne.

Das E-Book können Sie in Legimi-Apps oder einer beliebigen App lesen, die das folgende Format unterstützen:

EPUB

Seitenzahl: 1579

Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Cette version numérique de l’ouvrage a été réalisée pour le Groupe Larcier. Nous vous remercions de respecter la propriété littéraire et artistique. Le « photoco-pillage » menace l’avenir du livre.

Pour toute information sur notre fonds et les nouveautés dans votre domaine de spécialisation, consultez notre site web : www.larciergroup.com

© Groupe Larcier s.a., 2014 Éditions Larcier Rue des Minimes, 39 • B-1000 Bruxelles

Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent ouvrage, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.

ISBN 978-2-8044-6837-8

La collection Europe(s) rassemble des ouvrages relatifs à la construction européenne. Ces ouvrages portent, selon le cas, sur les institutions européennes ou les règles adoptées par ces dernières. Les sujets sont choisis en fonction de l’actualité, de leur caractère concret et de leur importance pour les praticiens. Ils sont traités de manière claire, concise et concrète.

Sous la direction de :

Paul NIHOULest professeur à l’Université de Louvain. Ses travaux portent sur l’Europe, la concurrence et la consommation. Avec quelques collègues, il dirige le Journal de droit européen aussi publié chez Larder. Il est également attaché à l’Université de Groningen, aux Pays-Bas.

Déjà parus dans la même collection :

NADAUD S., Codifier le droit civil européen, 2008

GARCIA K., Le droit civil européen. Nouveau concept, nouvelle matière, 2008

FLORE D., Droit pénal européen. Les enjeux d’une justice pénale européenne, 2009

PARTSCH P.-E., Droit bancaire et financier européen, 2009

LO RUSSO R., Droit comptable européen, 2010

VAN RAEPENBUSCH S., Droit institutionnel de l’Union européenne, 2011

MARTIN L., L’Union européenne et l’économie de l’éducation. Émergence d’un système éducatif européen, 2011

SCHMITT M., Droit du travail de l’Union européenne, 2011

MATERNE T., La procédure en manquement d’état. Guide à la lumière de la jurisprudence de la cour de justice de l’Union européenne, 2012

RICARD-NIHOUL G., Pour une fédération européenne d’États nations, 2012

ESCANDE VARNI0L M.-C., LAULOM S., MAZUYER E., Quel droit social dans une Europe en crise ?, 2012

SCARAMOZZINO E., La télévision européenne face à la TV.2.0 ?, 2012

LEDUC F. et PIERRE PH., La réparation intégrale en Europe, 2012

ONOFREI A., La négociation des instruments financiers au regard de la directive MIF, 2012

AUVRET-FINCK J., Le Parlement européen après l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, 2013

BROBERG M. et FENGER N., Le renvoi préjudiciel à la Cour de justice de l’Union européenne, 2013

COTIGA A., Le droit européen des sociétés, 2013

BERNARDEAU L. et CHRISTIENNE J.-Ph., Les amendes en droit de la concurrence, 2013

MAHIEU S. (dir.), Contentieux de l’Union européenne, 2014

AUVRET-FINCK J. (dir.), Vers une relance de la politique de sécurité et de défense commune ?, 2014

MÉNÈS-REDORAT V., Histoire du droit en Europe jusqu’à 1815, 2014

DEFOSSEZ A., Le dumping social dans l’Union européenne, 2014

Avant-propos à la première édition (2009)

Le Traité d’Amsterdam entrait en vigueur le 1er mai 1999. Les 15 et 16 octobre de la même année, le Conseil européen, à Tampere en Finlande, donnait des objectifs ambitieux à l’Union européenne dans la perspective de la mise en place de l’espace de liberté, de sécurité et de justice. Dix ans plus tard, j’ai pensé que le moment était venu de proposer un premier bilan de ce qui a été accompli durant cette période, dans la poursuite de cet objectif.

Il est vrai que l’histoire du droit pénal européen ne débute pas en 1999. Un certain nombre de tentatives avaient été faites antérieurement avec plus ou moins de succès et le Traité de Maastricht, adopté en 1992 et entré en vigueur en 1993, avait déjà marqué le coup d’envoi officiel de l’aventure et donné naissance à ce que j’appellerai un droit pénal européen de première génération. Néanmoins, c’est de 1999 qu’il faut dater la réelle émergence d’un droit pénal européen, parce que le Traité d’Amsterdam a donné au législateur européen non seulement un véritable projet européen, contenu dans la visionnaire formule de l’« espace de liberté, de sécurité et de justice », mais aussi les moyens juridiques de le mettre en œuvre. Ce sont plusieurs dizaines de décisions et de décisions-cadres qui ont été adoptées dans le courant de cette décennie, dont un bon nombre dans l’année qui vient de s’écouler. Il en résulte un véritable corpus de normes juridiques, qui couvre aujourd’hui la plupart des mesures envisagées par le traité et les conclusions du Conseil européen de Tampere.

Sur la base de l’ensemble de ces réalisations, il est possible et même opportun de dresser un premier bilan du droit pénal européen qui émerge.

Il est d’autant plus opportun de le faire aujourd’hui que nous sommes à l’aube d’un bouleversement important du domaine de la justice pénale européenne. L’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne aura des répercussions considérables sur ce domaine, non pas tant en termes de projet qu’en termes de moyens pour l’atteindre. Le bilan que je me propose de faire pourrait donc être aussi l’inventaire d’un droit pénal européen de deuxième génération, lequel constituera la base du développement ultérieur de ce domaine après Lisbonne.

Ce livre est nourri d’une double pratique et d’une double expérience. D’un côté, j’ai la chance d’avoir baigné dans la négociation européenne depuis le début de ma carrière professionnelle et d’avoir participé, en tant qu’acteur, à toutes les étapes du développement de ce domaine depuis les balbutiements de la coopération politique européenne dans les années 1980 et le premier achèvement de la convention d’application de l’accord de Schengen en 1990 jusqu’aux réalisations les plus complexes de l’Europe des Vingt-sept. Je bénéficie dès lors d’une vision du domaine de l’intérieur, avec une conscience tout à fait concrète des difficultés de son enfantement. D’un autre côté, je dispense depuis dix ans un enseignement universitaire dans le domaine du droit pénal européen, à l’Université de Louvain d’abord, de 1999 à 2006, à l’Université de Liège ensuite, depuis 2003, ce qui m’a amené à développer une vision plus globale et plus distanciée à l’égard de ce domaine considéré comme sujet d’étude.

Ce livre est le résultat de ce double regard. D’un côté, il est sans doute empreint de la bienveillance du protagoniste à l’égard de ce qui a été réalisé, mais il bénéficie aussi de la lucidité de celui qui a été confronté à la complexité du réel dans ce qu’il a de plus concret. D’un autre côté, il adopte une position critique constructive et est sans complaisance sur les lacunes, les insuffisances et les contradictions que recèle le domaine, tout en étant confiant dans la validité du projet qui est poursuivi.

Certains se découragent de la lenteur des évolutions, jettent la faute sur l’élargissement, sur le fait que les décisions dans ce domaine se prennent à l’unanimité, sur le repli nationaliste qu’on constate depuis quelques années dans un grand nombre d’États membres. Je voudrais les inviter à la relativité. Qu’il me soit permis pour le faire de rapporter quelques souvenirs de mon expérience personnelle. La première réunion européenne à laquelle il me fut donné de participer avait lieu à La Haye, en mai 1986, dans le cadre de la coopération politique européenne. Je devais aller y expliquer pourquoi la Belgique non seulement n’avait pas ratifié la convention européenne d’extradition du Conseil de l’Europe de 1957 (!), mais n’avait pas non plus l’intention de le faire. Quelques années plus tard, en 1993, j’accompagnais le ministre belge de la Justice de l’époque qui présidait une réunion informelle des ministres de la Justice des Communautés européennes, à l’occasion de laquelle un mandat était adopté pour la négociation de deux conventions destinées à dépasser le régime de la convention de 1957, lesquelles furent adoptées ensuite en 1995 et 1996. La Belgique eut à peine le temps de les ratifier, en même temps que la vénérable convention de 1957, que déjà, en 2001, je me trouvais à négocier sous présidence belge la décision-cadre sur le mandat d’arrêt européen, qui devait déboucher sur le remplacement définitif de l’extradition à partir du 1er janvier 2004. Qui aurait cru, en 1986, en 1993 ou même en 1996, que la réalité de la coopération au 1er janvier 2004 serait celle-là ? Le temps du droit est un temps long, il faut le reconnaître et l’accepter. Mais je pense que c’est au contraire un long chemin qui a été accompli dans un temps assez court dans le domaine du droit pénal européen. Ce livre devrait montrer que, sur le plan des concepts comme sur le plan du droit, ce qui a été atteint en dix ans dans le domaine du droit pénal européen constitue un saut qualitatif remarquable, au regard de ce que proposait le droit international pénal auparavant.

Avant d’entrer dans le contenu de ce livre, je voudrais témoigner ici ma reconnaissance à deux personnes sans qui celui-ci n’aurait sans doute pas vu le jour. Mes pensées vont d’abord à Madame Anne-Marie Delvaux, directrice générale des affaires civiles et criminelles au ministère belge de la Justice, de 1985 à 1993, qui m’accorda sa confiance, m’introduisit dans les cénacles européens et me confia très vite la responsabilité de négociations européennes importantes. Mes remerciements vont ensuite au professeur Françoise Tulkens, juge à la Cour européenne des droits de l’homme, qui sut accueillir avec enthousiasme mes premiers travaux dans le domaine du droit international pénal et m’encourager dans la voie d’une approche critique du droit pénal européen. Au-delà de ces deux personnes, je tiens aussi à remercier Rudi Troosters, administrateur au service juridique de la Commission européenne, pour plus d’une décennie de compagnonnage intellectuel dans le domaine du droit pénal, de même que mes collaborateurs et collaboratrices du Service public fédéral Justice dans le domaine du droit pénal européen, Serge de Biolley, conseiller JAI à la Représentation permanente de la Belgique auprès de l’Union européenne, Stéphanie Bosly, chef du service du droit pénal européen, Marie-Hélène Descamps, Charlotte Janssens et Amandine Honhon. C’est dans le dialogue avec toutes ces personnes que s’est construite la vision du droit pénal européen qui est contenue dans ce livre.

Je voudrais encore adresser un clin d’œil complice à mes enfants, Émilie et Aurélien, dont les demandes sont parfois restées sans réponse ces derniers mois et qui se sont efforcés de l’accepter.

Enfin, je vous remercie, cher lecteur, d’avoir eu la curiosité de prendre ce livre en mains et de l’ouvrir. J’espère qu’il vous fournira ce que vous y aurez cherché ou qu’il vous fera découvrir ce que vous n’y cherchiez pas, et que, dans tous les cas, vous le refermerez en ayant le sentiment d’en savoir davantage sur le droit pénal européen et les enjeux d’une justice pénale européenne.

Juin 2009

Avant-propos à la deuxième édition

Cinq ans se sont écoulés depuis la parution de la première édition de cet ouvrage. Le temps paraissait venu d’en proposer une deuxième édition. Il y a plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, l’ouvrage initial se présentait comme un bilan de l’action de l’Union européenne dans le domaine de la justice pénale, en particulier des progrès réalisés dans la décennie régie par le Traité d’Amsterdam (1999-2009), avec une porte ouverte sur les perspectives données par le Traité de Lisbonne qui allait à ce moment entrer en vigueur. Aujourd’hui, il était important de changer la perspective et de présenter le droit pénal européen à partir du cadre fixé par ce nouveau traité. Ce changement de perspective justifiait à lui seul une deuxième édition.

Néanmoins, d’autres raisons invitaient aussi à remettre l’ouvrage sur le métier. En cinq ans, si on n’a pas vu apparaître de nouveaux paradigmes ou de nouveaux concepts majeurs, le législateur européen a par contre adopté un nombre considérable de nouveaux instruments s’inscrivant dans la mise en œuvre du nouveau cadre juridique et formant progressivement un droit pénal européen de troisième génération. Il était par conséquent temps d’actualiser le contenu de certaines parties du livre pour rendre compte de l’ensemble de ces développements, dans le même esprit que celui qui avait animé la première édition. Enfin, il restait un champ qui n’avait pas pu être exploré dans l’ouvrage initial et qui est pourtant important pour apprécier pleinement la portée de l’apport de l’Union européenne dans le domaine de la coopération, c’est celui de la coopération policière. Il paraissait judicieux de compléter le propos sur ce point à l’occasion de cette deuxième édition.

Cette deuxième édition a été également l’occasion de travailler sur les sources, dans l’intérêt du lecteur. J’y avais été invité par le professeur Michel van de Kerchove, qui me disait, avec la franchise et la bienveillance qui le caractérisait, que ce livre gagnerait à disposer d’un appareil critique plus substantiel. J’ai beaucoup pensé à ce conseil pendant la relecture de ce livre. Les références ont été étoffées, à la fois pour permettre de comparer les points de vue et pour fournir des pistes de lecture complémentaires, une bibliographie a été ajoutée, de même qu’un inventaire des décisions jurisprudentielles citées.

Tout ce travail, je n’ai pu le mener à bien que grâce à la collaboration constante et précieuse de Stéphanie Bosly, qui dirige le service du droit pénal européen, dans la direction générale Législation, Libertés et droits fondamentaux du Service public fédéral Justice. Qu’elle soit ici remerciée pour son travail essentiel. Sa connaissance pointue des derniers développements des négociations, complétant ma propre connaissance du domaine, a permis de vous présenter cet ouvrage, qui offre un panorama quasi exhaustif et tout à fait à jour du droit pénal européen d’aujourd’hui.

Pour conclure ce bref avant-propos, je voudrais aussi m’adresser directement à vous, chers lecteurs. J’ai écrit cet ouvrage pour être utile au plus grand nombre, pour que ce domaine encore peu connu soit découvert et compris. Je l’ai écrit pour qu’il puisse servir de base à l’enseignement, le mien mais aussi celui d’autres. Je l’ai écrit pour qu’il puisse nourrir le débat, donner des idées, ouvrir des pistes aux décideurs politiques, à tous les artisans d’un droit pénal européen. J’ai été heureux des très nombreux échos positifs suscités par la publication de la première édition de ce livre, qui m’ont montré qu’il avait rencontré l’objectif que je poursuivais. J’espère, chers lecteurs, que cette deuxième édition sera à la hauteur de vos attentes et qu’une nouvelle fois ce livre vous fournira ce que vous y aurez cherché ou qu’il vous fera découvrir ce que vous n’y cherchiez pas, et que, dans tous les cas, vous le refermerez en ayant le sentiment d’en savoir davantage sur le droit pénal européen et les enjeux d’une justice pénale européenne.

31 juillet 2014

 Partie 1Le cadre institutionnel

Chapitre 1. Objet, méthode et limites

Section 1. –  Objet

1. L’objet de ce livre est le droit pénal européen. Celui-ci est entendu comme l’ensemble des normes de caractère pénal générées par l’Union européenne. Deux éléments dans cette définition : cet ouvrage est consacré au droit pénal, d’une part ; il s’agit du droit de l’Union européenne, d’autre part.

1. – Droit pénal

2. Il n’y a pas dans le droit européen de définition de ce qui constitue le champ pénal, pas plus qu’il n’y a de réflexion sur le plan européen sur la nature de l’intervention pénale, sa nécessité et ses limites. C’est au fil des traités, dans la succession des instruments adoptés et l’interprétation qu’a pu donner la Cour de justice de certaines de leurs dispositions, qu’une certaine idée du domaine couvert peut être esquissée. Dans le cadre du présent ouvrage, je me contenterai d’en fournir ici une définition indicative, pour les besoins de mon propos : relève du pénal tout fait qu’une norme érige en infraction et sanctionne d’une peine, qui en vise l’auteur, dans sa personne – sa liberté –, ses biens et ses droits. Relève conséquemment du pénal toute procédure qui vise à détecter cette infraction, en identifier les auteurs, les poursuivre, les juger et exécuter les peines prononcées à leur égard.

3. Tout droit imposant des obligations est assorti de sanctions en cas de non-respect de celles-ci, néanmoins toute sanction n’est pas une peine. En particulier, les sanctions civiles ou administratives ne sont pas des peines et n’entrent en principe pas dans le cadre du droit pénal européen dont il va être question ici. Cette limitation ne doit pas être interprétée comme une négation du fait que le droit administratif peut avoir lui-même une dimension punitive1. Le choix entre la sanction pénale et la sanction administrative relève d’une construction sociale et a dès lors un caractère arbitraire et mouvant. Ceci a une importance particulière sur le plan européen, parce que cela signifie qu’il est tout à fait possible que les législateurs nationaux aient fait un choix différent, à propos d’une même question de principe (comme celle de la responsabilité des personnes morales par exemple) ou à propos d’un même domaine d’activité économique ou sociale (comme ceux de la sécurité routière ou de l’environnement, par exemple).

4. Ainsi le droit pénal devra, mis à l’épreuve de la réalité des différences entre les systèmes juridiques des États, faire preuve d’une certaine plasticité, qui en estompera les contours. Nous aurons notamment l’occasion de noter, dans le cadre de développements ultérieurs, que les normes européennes adoptées dans le domaine pénal ont parfois vocation à s’appliquer également à des procédures et sanctions administratives, même si c’est de façon toujours très encadrée et à des degrés variables. Cette extension paraît correspondre à la recherche par le législateur européen d’opportunités pour accroître l’efficacité des dispositifs adoptés, loin de toute considération dogmatique, mais sans doute aussi parfois, dans le même mouvement, sans en mesurer les effets.

5. Cette extension du champ pénal trouve cependant sa propre limite dans la réalité politique et institutionnelle des États et de l’Union européenne. Sur le plan de la répartition interne des compétences au sein de l’exécutif des États, le droit pénal relève généralement à titre principal des ministres de la Justice, tandis que les mesures de droit administratif, de caractère éventuellement punitif, relèvent des ministres qui sont compétents pour le domaine concerné, ou d’autres niveaux de pouvoir que celui de l’État (Régions, communes). De la même manière, sur le plan européen, les normes pénales sont adoptées par le Conseil dans une formation comprenant les ministres de la Justice et de l’Intérieur, sur la base de dispositions spécifiques du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, alors que les normes de caractère administratif sont adoptées par le Conseil dans d’autres formations, sur la base d’autres dispositions du même traité et selon d’autres règles. Cette articulation difficile sur le plan institutionnel trace également les limites du droit pénal européen tel qu’il sera envisagé dans les pages qui suivent.

2. – Droit pénal européen

6. Ce livre est consacré au droit pénal généré par l’Union européenne. À première lecture, le terme « européen » renvoie à des réalités géopolitiques multiples : Union européenne, Conseil de l’Europe, Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), dont les limites géographiques et les objectifs politiques se distinguent profondément. D’autres ouvrages abordant le droit pénal européen choisissent comme cadre premier celui du Conseil de l’Europe2, certainement en raison de l’antériorité historique des normes qui y ont été adoptées dans le domaine pénal, mais aussi et surtout en raison de l’importance pour le domaine pénal de certaines dispositions de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et de la jurisprudence abondante qui en a découlé.

7. L’approche retenue dans ce livre est plus limitée. La raison de ce choix est que l’Union européenne est une union de caractère politique, qui s’accompagne de transferts – même relatifs – de souveraineté. Elle a de ce fait une vocation d’intégration et elle est créatrice d’un système juridique propre. Le Conseil de l’Europe a quant à lui une mission plus générale, en particulier celle de « sauvegarder et de promouvoir les idéaux et les principes qui sont leur patrimoine commun », « par l’examen des questions d’intérêt commun, par la conclusion d’accords et par l’adoption d’une action commune dans les domaines économique, social, culturel, scientifique, juridique et administratif, ainsi que par la sauvegarde et le développement des droits de l’homme et des libertés fondamentales »3. C’est une organisation de droit international public classique, qui vise la coopération entre ses membres et dont les normes n’obligent que les États qui choisissent de devenir parties aux instruments qui les contiennent.

8. Ceci étant dit, il est clair que le droit pénal de l’Union européenne, qui est d’origine assez récente, ne se bâtit pas à partir de rien et que l’héritage et l’apport du Conseil de l’Europe à la construction d’un droit pénal européen sont considérables. Ceci justifiera qu’il y soit fait référence de façon détaillée à de nombreuses reprises. L’apport est double. Il consiste d’une part dans une série d’instruments juridiques adoptés par le Conseil de l’Europe dans le domaine de la coopération judiciaire en matière pénale et dans plusieurs domaines de la criminalité, mais il y a aussi d’autre part l’apport considérable de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, en particulier à propos des articles 5 et 6 de la Convention. Ce corps de droit est d’une importance telle que le Traité sur l’Union européenne s’y réfère de façon spécifique en son article 6, alinéa 34, en lui donnant le statut de principes généraux du droit de l’Union, et qu’il a servi par ailleurs de source d’inspiration pour l’élaboration des dispositions correspondantes de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne du 7 décembre 2000, à laquelle le traité confère la même valeur juridique qu’aux traités5.

9. À propos de la portée du terme « européen », il y a lieu également de garder toujours à l’esprit que les organisations qui ont donné naissance aux normes dont nous parlerons ici sont elles-mêmes en mutation permanente. Le Conseil de l’Europe qui a adopté les textes de référence dans le domaine de la coopération judiciaire pénale dans les années 1950-60 était une organisation de quinze à dix-huit États membres6, alors qu’il en compte aujourd’hui quarante-sept. De même, l’Union européenne était, lors de sa création par le Traité de Maastricht, une entité de douze États membres7, puis de quinze entre le 1er janvier 1995 et le 1er mai 2004, pendant une décennie qui a été déterminante pour la construction du droit pénal européen et a vu notamment la naissance d’Europol et d’Eurojust, l’adoption des conclusions du Conseil européen de Tampere ou la mise en place du mandat d’arrêt européen. Il n’est pas inintéressant de noter que le Conseil de l’Europe des années 1950-60 et l’Union européenne des années 1995-2004 sont des organisations de taille comparable, qui regroupent dans une large mesure les mêmes États européens.

3. – Au confluent du droit pénal et du droit européen

10. Le droit pénal européen a pour caractéristique d’être au confluent de plusieurs disciplines du droit : le droit pénal, le droit international pénal et le droit européen. Il trouve son premier modèle d’inspiration dans le droit international pénal. Néanmoins, le droit européen apporte parfois ses propres solutions à des questions pénales, notamment en raison d’impératifs institutionnels de l’Union européenne (notamment lorsqu’il s’agit de créer et de développer des agences) ou par l’apport de principes tirés d’autres politiques de l’Union européenne8 (notamment ceux de la reconnaissance mutuelle ou de l’interprétation conforme). D’un autre côté, les impératifs du droit pénal et la nécessité de garantir la compatibilité entre les systèmes pénaux nationaux posent des limites à l’intégration, et imposent des solutions qui peuvent s’écarter d’une approche plus orthodoxe du droit européen telle qu’on la rencontre dans les domaines relevant d’autres politiques de l’Union.

4. – Un droit émergent et incomplet

11. Un lecteur non averti qui ouvrirait ce livre pourrait s’attendre à trouver dans les pages qui suivent l’exposé systématique d’un ordre juridique sans lacunes, qui couvrirait l’ensemble des domaines de l’activité humaine et parcourrait successivement tous les maillons de la chaîne pénale, partant de la détection des infractions, passant par l’enquête, pour aller vers la poursuite, le jugement, l’éventuelle condamnation de l’auteur et l’exécution de la peine à l’égard de la personne condamnée, suivie de sa réinsertion dans la société. C’est là l’image du droit pénal national. Il n’en sera rien cependant. En effet, le droit pénal tient une place essentielle dans le développement même de l’État, corollaire de l’exclusivité de l’usage de la force accordée à celui-ci. Il a vocation à protéger l’État et la société dans tous les domaines où celui-ci l’aura jugé nécessaire et il a dès lors tendance à s’étendre à l’ensemble de l’activité humaine.

Le droit pénal européen, quant à lui, se superpose aux ordres juridiques nationaux, supposés couvrir l’ensemble des besoins. Sa nécessité même est dès lors discutée et doit régulièrement être réaffirmée et redéfinie. Il peut trouver une première justification dans la poursuite d’objectifs qui sont propres à l’existence et au développement de l’Union européenne, en particulier l’établissement de l’ordre juridique de l’Union, lequel doit être protégé par un système de sanctions, et la mise en place d’un espace de libre circulation, sans frontières intérieures, qui doit être accompagné par des mesures compensatoires destinées à permettre de garantir la sécurité des personnes et des États membres. Au-delà de ce noyau dur de légitimation, il peut trouver sa justification dans la poursuite d’autres objectifs, qui doivent cependant faire l’objet d’un consensus entre les États membres9.

Pour toutes ces raisons, le développement du droit pénal européen répond à la logique des petits pas, qui caractérise d’ailleurs, de façon consciente et voulue, l’ensemble de la construction européenne. Nous verrons que ceux-ci s’apparentent parfois plus à des pas de danse qu’à la démarche assurée du montagnard qui poursuit avec détermination l’ascension d’un sommet.

5. – Les finalités d’un droit pénal européen : trois modèles

12. Comme je viens de l’indiquer, le droit pénal européen doit sans cesse réaffirmer sa nécessité. Il ne jouit pas de l’évidence qui entoure le droit pénal interne, comme traduction de la souveraineté de l’État sur son territoire. Hors la préservation de son propre ordre juridique, pour l’accomplissement de quel projet le droit européen aurait-il besoin de normes de caractère pénal ? Les textes fondateurs, alors même qu’ils inscrivent la dimension pénale dans l’Union européenne, à partir du Traité de Maastricht, restent assez peu explicites en ce qui concerne l’identification du projet européen en la matière. Le projet essentiel semble tourner autour de l’idée de la coopération entre les États membres, alors qu’on peut distinguer en arrière-plan d’autres mouvements qui peuvent avoir leur légitimité propre, qui concernent tant le rapprochement des droits que l’émergence d’une approche européenne de la justice pénale qui porte en elle les germes d’une justice pénale européenne.

Je propose de distinguer trois modèles de développement du droit pénal européen, que je qualifierai de modèles de l’« exemplarité », de la « coopération » et de l’« intégration ». En les présentant, je serai amené à évoquer, sans les expliciter à ce stade, un certain nombre de concepts clés du droit pénal européen, qui seront développés dans les parties ultérieures de ce livre.

13. L’exemplarité d’abord : c’est l’idée qu’il y a un socle commun de valeurs partagées entre les États qui forment l’Union européenne. Celles-ci trouvent leur source dans les objectifs de l’Union et dans la Charte des droits fondamentaux. Elles découlent aussi, de façon plus lointaine mais plus originelle, des droits contenus dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Le principe moteur du modèle de l’exemplarité serait le fait que ce socle de valeurs doit se traduire dans un ensemble de normes qui seraient applicables et accessibles à tous dans l’espace européen. À côté des normes techniques et des standards communs qui régissent un ensemble de domaines de la vie économique dans le cadre d’un marché intérieur, il y a nécessairement une place pour des normes communes qui concernent les droits et libertés fondamentales des citoyens ou leur sécurité. Ces normes concernent les garanties procédurales qui doivent être accordées à tout justiciable, où qu’il se trouve sur le territoire de l’Union européenne, qu’il soit victime d’une infraction ou soupçonné d’en être l’auteur, qu’il soit détenu, poursuivi ou condamné. Elles concernent aussi plus généralement les normes qui régissent les procédures pénales. Ces normes concernent par ailleurs l’incrimination des actes qui portent atteinte à des valeurs communes aux États membres de l’Union et qui requièrent d’être sanctionnés de la même manière où qu’ils se produisent sur le territoire de l’Union européenne, et où que soient trouvés leurs auteurs.

Si j’utilise le terme d’« exemplarité », c’est dans le double sens où, d’une part, le droit pénal européen sert de modèle au législateur des États membres et de référence pour les citoyens européens et où, d’autre part, il peut avoir fonction d’exemple pour le monde extérieur. Il s’agit d’une fonction symbolique, mais aussi réelle, dans la mesure où l’adhésion commune à ces valeurs, traduites en normes juridiques, peut contribuer à créer un climat de confiance mutuelle qui est la condition du déploiement d’un véritable espace de justice.

14. Le deuxième modèle est celui de la « coopération ». Le rôle du droit pénal européen peut être de favoriser la coopération entre les autorités compétentes des États membres dans le cadre de cet espace commun de justice, en réduisant autant que possible les obstacles qui résultent de l’existence des frontières nationales. Cette coopération peut concerner tous les stades du processus pénal, de l’enquête pénale à l’exécution de la sanction. Il s’agit, en d’autres termes, de faciliter l’enquête, les poursuites et l’exécution des jugements dans les affaires transnationales. Cette coopération peut se matérialiser par la reconnaissance mutuelle entre les États membres des décisions judiciaires prises en matière pénale par leurs autorités. Ce modèle a ceci d’européen qu’il vise à réduire l’effet des frontières intérieures sur le processus pénal, en assurant l’exécution la plus large possible des décisions de justice, où qu’elles soient rendues dans l’Union européenne. Par contre, l’espace commun qu’il met en place est au service de la justice des États membres, dans leurs relations réciproques, sans qu’il n’implique une approche européenne.

15. Le troisième modèle est celui de l’« intégration ». Ce modèle repose d’abord sur un changement radical de perspective, l’exercice de la justice étant approché dans ce cas non plus du point de vue particulier de l’un ou l’autre État membre mais bien dans sa dimension européenne. Chaque justice nationale s’intègre dans le cadre d’une justice européenne. Cette approche peut se traduire par la coordination dans l’exercice des enquêtes et des poursuites, comme par la concertation, voire la décision en commun sur la peine ou son exécution. Ce modèle peut aller jusqu’à organiser un processus de justice pénale proprement européen, qui passe par la mise en place d’autorités judiciaires européennes et par l’exercice de la justice sur le plan européen.

Une justice pénale européenne se superposant aux systèmes de justice nationaux, dans l’accomplissement de tout ou partie de leurs missions, peut se concevoir à l’égard d’infractions graves présentant certaines caractéristiques spécifiques : celles qui touchent au fondement de l’Union européenne – on peut penser aux fraudes concernant le budget de l’Union ou à la contrefaçon de l’euro –, ou celles qui ont une portée « transeuropéenne », c’est-à-dire qui non seulement franchissent les frontières d’un État membre, mais traversent le territoire de l’Union européenne ou ont des effets sur un grand nombre d’États membres – on peut penser aux infractions relevant de la criminalité organisée, du terrorisme et aux grandes filières de trafic.

J’utilise à dessein le terme d’« intégration », de préférence à celui de modèle « supranational », parce que je considère que l’élément fondateur de ce modèle est le changement dans le regard : la criminalité y est envisagée du point de vue de l’Union européenne dans son ensemble plutôt que du point de vue particulier d’un État membre. Ce point de départ peut avoir des conséquences variables en fonction du degré d’intégration jugé approprié : la réponse peut aller d’une simple coordination des actions nationales jusqu’à l’aspiration de l’ensemble de la procédure sur le plan européen. Même dans ce dernier cas cependant, il s’agira d’intégration plutôt que de supranationalisation. En effet, une articulation devra nécessairement s’établir entre les deux niveaux, national et européen. Celle-ci pourra prendre la forme de la primauté, de la complémentarité ou de la subsidiarité. En outre, les différentes fonctions à l’œuvre dans le cadre du processus pénal (enquête, rassemblement des preuves, poursuite, jugement, exécution des peines) resteront dans ce modèle partagées entre les niveaux national et européen, soit en vertu d’une répartition des responsabilités, soit dans le cadre de la coopération.

16. Il s’agit de trois modèles possibles, répondant à des préoccupations et des objectifs différents mais complémentaires. Ils peuvent faire l’objet d’un choix. Ils peuvent aussi être combinés, à deux ou même à trois, pour former des modèles hybrides10. Le socle commun de valeurs, implanté dans l’ordre juridique de chaque État membre, peut être la base sur laquelle s’affermit la confiance mutuelle, laquelle fluidifie la coopération et permet une libre circulation effective des décisions judiciaires entre les autorités judiciaires des États membres, relatives aux situations transnationales, le tout étant placé sous la coupole d’une approche de la justice intégrée, sur le plan de l’Union européenne.

17. On constatera dans les acquis du droit pénal européen qui seront examinés dans les parties ultérieures de cet ouvrage la présence sous-jacente de ces différents modèles, sans qu’ils soient cependant revendiqués comme tels et sans que l’articulation entre les instruments adoptés ne soit théorisée à la lumière de ces modèles, dans une recherche de clarté et de cohérence.

6. – Vers une justice pénale européenne

18. L’hypothèse de travail de ce livre est qu’à travers l’ensemble des instruments adoptés par l’Union européenne depuis 1993, des mécanismes, structures et organes qui ont été mis en place depuis lors, et indépendamment de la relative indétermination quant aux finalités qui sont poursuivies et de l’absence de référence explicite à un modèle particulier de développement, c’est bien à l’émergence d’un système européen de justice pénale qu’on assiste. Des liens se nouent entre les systèmes des États membres, des réseaux se développent entre leurs autorités judiciaires et leurs services de police, des évidences nouvelles apparaissent et des automatismes nouveaux se créent. Sans qu’on y prête attention, c’est un nouveau cadre de référence qui se met ainsi progressivement en place et qui fait qu’il ne viendrait plus à l’esprit d’un acteur du système de justice pénale aujourd’hui de faire appel aux outils qu’il utilisait il y a de cela quinze ou vingt ans, dès lors qu’il traite d’une affaire qui dépasse les frontières territoriales d’un État membre.

Le développement du droit pénal européen va ainsi dans le sens d’une prise en compte toujours plus grande de la dimension européenne de la criminalité et de la prise de conscience qui en découle de la nécessité d’une approche européenne de celle-ci. Il s’agit bien en effet d’une nécessité. S’il est question d’agir contre des phénomènes de criminalité organisée de grande ampleur, qui reposent sur l’existence de réseaux, l’organisation de filières de transit, de circuits de distribution, quelle est l’autorité nationale qui peut prétendre être à même de donner une réponse adéquate à l’égard de tels phénomènes ? Poursuivre le petit revendeur, le passeur, le receleur, le blanchisseur... parce qu’il est sous la main de la justice, mais en fermant les yeux sur le fait qu’il ne représente qu’un maillon d’une chaîne, laquelle se reformera sitôt après, en recourant à une autre personne, en transitant par un autre pays, en utilisant un autre modus operandi, cela peut satisfaire le besoin des autorités nationales dans leur sentiment du devoir accompli, à l’égard de leur opinion publique ou en termes de statistiques criminelles, mais cela ne peut en rien passer pour un exercice de la justice efficace. Ce n’est qu’au travers d’une action concertée, à l’échelle des pays concernés par le trafic, et en ayant à l’esprit l’intérêt européen, qu’une justice efficace est possible.

Ce qui est particulièrement limpide en ce qui concerne les formes graves de criminalité organisée transnationale est également vrai à l’égard de toute manifestation de la criminalité, même mineure, dès lors qu’elle présente un élément d’extranéité. Quand bien même l’autorité d’un État membre serait en mesure d’agir par elle-même pour donner une réponse à un fait infractionnel, la réponse appropriée passe nécessairement par la prise en compte effective de la dimension transnationale présente dans la situation, en ayant à l’esprit à la fois l’intérêt général qui dépasse le cadre national et s’inscrit dans celui d’un espace de justice commun, mais aussi l’intérêt particulier du justiciable, de l’auteur ou de la victime d’une infraction, qui ne doit pas voir sa situation préjudiciée du fait de l’existence d’une frontière intérieure à l’Union.

19. Ce mouvement vers une justice pénale européenne relève encore largement du non-dit, du non-conscient peut-être aussi, tant l’ancrage du droit pénal dans la souveraineté des États reste présent dans l’esprit – ou dans l’inconscient – des législateurs comme des acteurs du système de justice pénale, à la différence de ce qu’on peut constater dans d’autres domaines de la vie sociale et du droit. Il existe bel et bien cependant et sa portée sera précisée au fil des parties ultérieures de cet ouvrage.

Section 2. –  Méthode et limites

1. – L’approche choisie

20. La présentation d’un domaine émergent pose nécessairement un dilemme à celui qui veut s’y lancer. D’un côté, il y a l’option d’une approche globalisante11, qui risque toutefois de construire son objet – penchant qui guette souvent le juriste dans sa recherche de rationalité –, inventer une cohérence absente, proposer une approche intégrée de ce qui ne l’est pas, en se fondant sur des catégories juridiques tirées d’autres domaines du droit, le droit pénal, le droit européen ou le droit international pénal. Une telle approche, qui peut être riche en termes de vision, risque de passer à côté de son objet et de ne pas en saisir la spécificité. D’un autre côté, on peut être tenté de se limiter à une recension fidèle des acquis, dans une approche descriptive des morceaux d’un ensemble inachevé. Une telle approche peut avoir un intérêt informatif pour le lecteur, mais risque de le laisser perdu dans un labyrinthe.

21. L’approche que je me propose d’adopter tient de l’une et de l’autre. Le projet est de partir de la réalité des objectifs politiques énoncés et des normes adoptées, dans une position respectueuse de l’objet. Plutôt cependant que d’additionner les résultats obtenus dans une succession de présentations descriptives, je procéderai à des aperçus transversaux, comparant les différents instruments poursuivant les mêmes finalités, pour dégager les constantes, les variantes et les éventuelles anomalies dans l’action du législateur européen. Ces aperçus seront chaque fois nourris par une comparaison avec les autres normes de droit international dans les mêmes domaines, afin d’identifier ce que le droit pénal européen doit au droit international pénal émanant d’autres organisations internationales et ce qu’il a en propre, qui le caractérise en tant que droit pénal de l’Union européenne.

22. Il est important de préciser que l’objectif de ce livre n’est pas d’aborder les questions de l’effectivité de la transposition du droit pénal européen dans les systèmes juridiques des États membres, ni de l’effectivité des normes adoptées dans la pratique judiciaire de ceux-ci. Il s’agit de questions importantes, qui nécessitent qu’on les étudie, qui nécessitent probablement aussi, et encore davantage, que des mécanismes soient mis en place sur le plan européen pour garantir que ce soit fait de façon systématique et que l’Union européenne puisse en tirer les enseignements12.

23. Ce à quoi je m’attache ici, plus en amont, c’est aux concepts, aux présupposés, aux choix qui président à l’élaboration des normes européennes, de façon explicite ou implicite, à la cohérence des solutions qui en découlent et aux lacunes et contradictions qu’ils laissent derrière eux dans cette entreprise.

2. – Plan de l’ouvrage

24. Après avoir rappelé l’histoire de l’émergence du droit pénal européen, j’indiquerai de façon concise le cadre institutionnel qui préside à sa formation : la structure institutionnelle, le processus décisionnel, les instruments juridiques qui sont à la disposition du législateur européen et le contrôle juridictionnel sur les instruments adoptés.

Dans une deuxième partie, j’aborderai la question du rapprochement des droits nationaux, tant sur le plan du droit matériel que du droit procédural. L’objet principal de cette partie sera de mesurer dans quelle mesure le rapprochement tel qu’il est organisé sur le plan de l’Union européenne peut contribuer à la formation d’un véritable droit pénal européen.

Dans une troisième partie, je traiterai de la coopération entre les autorités des États membres. L’objet principal de cette partie sera de mesurer l’importance du saut que représente l’adoption du principe de reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires en matière pénale pour la coopération judiciaire sur le plan de l’Union européenne. Cet ouvrage étant centré sur la dimension judiciaire de l’espace de liberté, de sécurité et de justice, cette troisième partie concernera principalement la coopération judiciaire. Il ne s’agit pas de méconnaître l’importance de la coopération policière et son imbrication étroite dans le système de justice pénale. Elle figure d’ailleurs au côté de la coopération judiciaire en matière pénale dans le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et son cadre général sera présenté dans cette partie.

La quatrième partie portera enfin sur les développements qui font présager l’émergence d’un système de justice pénale européen. Cette partie concerne le basculement d’une logique interétatique vers une approche européenne dans le domaine de la justice pénale : non plus chaque État pour soi, non plus un État pour un autre, dans leur intérêt mutuel bien compris, mais bien les États dans une œuvre commune – une justice pénale à l’échelle de l’Union européenne –, avec l’appui d’organes européens, tels qu’Europol, Eurojust ou, demain, le parquet européen.

25. Dernière remarque avant de commencer le voyage, l’objectif est de présenter ce que le droit pénal européen est aujourd’hui, ce vers quoi il tend, à la lumière des tendances qui se dégagent des acquis, mais bien entendu aussi ce qu’il est appelé à devenir, s’agissant d’un droit en perpétuelle évolution.

1 Voy. l’interprétation autonome de la notion de « matière pénale » par la Cour européenne des droits de l’homme depuis l’arrêt Engel et autres c. Pays-Bas, du 8 juin 1976, n° 51000/71.

2 Voy. not. J. Pradel, G. Corstens et G. Vermeulen, Droit pénal européen, Paris, Dalloz, 2009, 3e éd., 834 p.

3 Statut du Conseil de l’Europe, Londres, 5 mai 1949.

4 Art. 6.3. : « Les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, font partie du droit de l’Union en tant que principes généraux ».

5 Art. 6.1. : « L’Union reconnaît les droits, les libertés et les principes énoncés dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne du 7 décembre 2000, telle qu’adaptée le 12 décembre 2007 à Strasbourg, laquelle a la même valeur juridique que les traités ».

6 Quinze États dans les années 1950 : Allemagne, Autriche, Belgique, Danemark, France, Grèce, Irlande, Islande, Italie, Luxembourg, Norvège, Pays-Bas, Royaume-Uni, Suède, Turquie. Dix-huit à la fin des années 1960 (Chypre, Malte, Suisse).

7 Allemagne, Belgique, Danemark, Espagne, France, Grèce, Irlande, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Portugal, Royaume-Uni.

8 Du droit communautaire, avant l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne.

9 Sur la définition des objectifs, voy. U. Sieber, « The future of European Criminal Law : a new approach to the aims and models of the European Criminal Law Justice System », in Per un rilancio del progetto europeo. Esigenze di tutela degli interessi comunitari e nuove strategie di integrazione penale, G. Grasso et R. Sicurella, Milan, Giuffrè, 2008, pp. 691 et s.

10 U. Sieber, op. cit., pp. 711 et 760.

11 Voy. dans ce sens, A. Klip, European Criminal Law. An Integrative Approach, Antwerp, Oxford, Portland, Intersentia, 2012, 580 p.

12 Voy. à ce sujet A. Weyembergh et S. De Biolley (dir.), Comment évaluer le droit pénal européen ?, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2006 ; M. Dane et A. Klip (éd.), An additional evaluation mechanism in the field of EU judicial cooperation in criminal matters to strengthen mutual trust, Tilburg, Celsus, 2009, 330 p.

Chapitre 2. L’émergence d’un droit pénal européen : les jalons

Section 1. –  De 1958 à 1985

1. – Le Traité de Rome

1.1. L’absence de dimension pénale du droit communautaire

26. À l’origine était le Traité de Rome. Celui-ci ne contenait pas de disposition relative à la justice pénale ou à la sécurité intérieure. Ce n’était ni un objectif, ni une politique de la Communauté, ni même un moyen destiné à en permettre la réalisation. La législation pénale et les règles de procédure pénale ne relevaient pas de la compétence de la Communauté. Ce principe est resté d’actualité dans le cadre des Traités de Maastricht, Amsterdam et Nice, comme l’a rappelé à cette époque la Cour de justice1.

27. Cela ne veut pas dire que le droit communautaire n’a pas eu d’effet sur les droits pénaux nationaux. Au contraire, le droit communautaire a de longue date exercé deux influences sur ces droits. La première, que l’on appelle le principe de neutralisation du droit pénal interne ou effet négatif du droit communautaire, consiste dans le fait que l’existence d’une règle communautaire a pu restreindre la possibilité pour les législateurs nationaux d’incriminer un fait déterminé en droit national. La deuxième, que l’on appelle effet positif du droit communautaire, consiste dans le fait que l’existence d’une règle communautaire a pu imposer l’adoption de mesures pénales dans le droit interne des États membres pour en assurer l’effectivité.

Ces deux principes ont agi sur les droits pénaux des États membres à travers les décennies de développement du droit communautaire, mais de manière marginale et sans que l’on puisse parler de l’émergence, par ce biais, d’un droit pénal européen, ni même d’une préoccupation européenne de politique criminelle.

1.2. Le cas particulier de la protection des intérêts des Communautés (acte I)

28. Il est un secteur dans lequel cette absence de compétence de la Communauté dans le domaine pénal a été tenue très tôt pour paradoxale, c’est celui de la protection des intérêts propres à la Communauté. S’il est en effet dans la nature de tout ordre juridique que son effectivité et sa pérennité soient garanties par l’existence de mécanismes de contrôle et de sanctions adéquats2, l’ordre juridique communautaire ne déroge pas à cette règle, il en est même d’autant plus tributaire qu’il ne constitue pas un État de droit en lui-même, mais plutôt une « communauté de droit »3, qui dépend des ordres juridiques des États membres pour assurer son déploiement concret4. Ceci est particulièrement vrai quand il s’agit pour la Communauté de protéger ce qui garantit son propre fonctionnement : son budget. Il convenait d’assurer que les recettes étaient bien collectées et que les dépenses étaient faites dans le respect des règles de l’organisation.

Partant de ce constat, la Commission européenne a de longue date tenté de mettre en place un système adéquat pour assurer la protection des intérêts financiers des Communautés européennes, malgré l’absence de base juridique adéquate dans le traité.

Pour pallier cette absence de base juridique, cette volonté s’est traduite dès 1976 par la présentation par la Commission d’un premier projet de modification du traité5, pour y inscrire le fondement d’une action pénale de la Communauté dans la protection de ses intérêts. Ce projet n’a cependant pas abouti.

2. – Les premiers pas des États membres des Communautés européennes dans le domaine pénal

29. Même si les Communautés européennes n’avaient pas d’objectif à réaliser dans le domaine de la justice pénale et de la sécurité intérieure, l’existence de cette organisation internationale nourrissant un projet d’intégration économique commun constituait une opportunité qui ne demandait qu’à être utilisée, comme plateforme de négociation, lorsque les intérêts des États membres le justifieraient.

C’est ce qui s’est passé dans les années 1970.

2.1. Coopération entre les services opérationnels : le groupe TREVI

30. Les tensions internationales et le développement du terrorisme international dans ces années ont fait naître à ce moment le sentiment de la nécessité d’une meilleure coopération entre les services opérationnels des États européens et c’est en marge des Communautés européennes que ceux-ci ont choisi de s’organiser pour lutter contre ce phénomène. C’est ainsi qu’un groupe de hauts fonctionnaires des services opérationnels s’est créé à Rome, lors de la présidence italienne de 1975, à l’initiative des ministres de l’Intérieur des États membres des Communautés européennes (sous l’appellation de groupe TREVI6). Cette structure de travail, qui se réunissait en marge des institutions communautaires, avait adopté une structure de travail parallèle à celle du Conseil, avec des réunions ministérielles, des réunions d’un groupe de hauts fonctionnaires et des réunions de groupes de travail.

Ces activités, qui avaient une visée essentiellement opérationnelle, n’ont jamais débouché sur la création d’instruments normatifs.

2.2. Coopération judiciaire : l’idée d’un espace judiciaire européen

31. Dans ces mêmes années s’est également développée l’idée d’une coopération politique entre les États des Communautés européennes. Sous présidence française, au Sommet de Paris, les 9 et 10 décembre 1974, les chefs d’État ou de gouvernement de la Communauté décidèrent de se réunir trois fois par an en « Conseil européen » et demandèrent au Premier ministre belge de l’époque, L. Tindemans, de présenter un rapport de synthèse sur l’Union européenne à la fin de 19757, qui devait donner un contenu politique à cette notion.

C’est dans le cadre de ce mouvement que le Président de la République française, Valéry Giscard d’Estaing, proposa, lors du Conseil européen du 5 décembre 1977, la création d’un « espace judiciaire européen », en commençant par une convention d’extradition automatique8.

En réalité, des travaux sur la coopération judiciaire entre les États membres étaient déjà menés activement au sein d’un groupe de hauts fonctionnaires ad hoc créé par le Conseil européen des 12 et 13 juillet 1976. Le mandat de ce groupe fut précisé successivement par les Conseils européens des 5 et 6 décembre 1977 et 7 et 8 avril 1978. Ces travaux s’inscrivaient dans le cadre de la coopération politique entre les États membres de la Communauté européenne. Il s’agissait ici aussi d’une structure en marge des institutions européennes mais s’inspirant de celles du Conseil, le groupe ad hoc rendant compte de ses travaux lors de réunions des ministres de la Justice des États membres.

32. Ce groupe de hauts fonctionnaires travailla principalement sur deux textes.

Le premier était un accord entre les États membres des Communautés européennes concernant l’application de la convention européenne pour la répression du terrorisme. Celui-ci a été formellement ouvert à la signature à Dublin le 4 décembre 1979.

Cet accord avait pour but d’appliquer la convention de Strasbourg du 27 janvier 1977 dans le contexte des Neuf, « de façon à rendre celle-ci compatible avec les dispositions constitutionnelles de certains États membres »9. En réalité, il s’agissait aussi de favoriser l’acceptation de l’instrument par des États membres des Communautés européennes qui ne voulaient pas être liés dans le domaine du terrorisme avec certains États du Conseil de l’Europe non membres des Communautés européennes.

Le second texte était un projet de convention de coopération en matière pénale, dont le champ d’application ne se limitait pas aux actes de terrorisme, mais couvrait l’ensemble de la délinquance d’une certaine gravité.

Le projet traitait initialement principalement de l’extradition. Il visait à établir des procédures simplifiées, et posait le principe aut dedere aut judicare entre les États membres, en vertu duquel, sous certaines conditions, un refus d’extrader entraîne l’obligation de saisir les autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale et, le cas échéant, d’établir sa compétence à cette fin.

33. Néanmoins, dans le cadre des réflexions sur la création de l’espace judiciaire européen, les ministres de la Justice donnèrent mandat10 au groupe ad hoc d’aborder également, comme deuxième étape, les problèmes relatifs à l’entraide judiciaire en matière pénale, au transfèrement des détenus, à la transmission des poursuites pénales, ainsi qu’à la valeur internationale des jugements en matière pénale11. Il s’agissait donc d’une volonté d’approche globale de la coopération judiciaire entre les États membres, basée sur les conventions du Conseil de l’Europe existant en la matière mais adaptées aux réalités de l’Europe des Neuf du moment.

Soumis aux ministres de la Justice le 19 juin 1980 à Rome, le projet de convention de coopération en matière pénale ne put être signé, officiellement en raison de l’opposition des Pays-Bas. En réalité, cet échec convenait bien à d’autres États également, qui s’inquiétaient de la concurrence de ce nouvel instrument avec ceux du Conseil de l’Europe12.

Section 2. –  De 1985 à 1993

1. – L’Acte unique européen

34. L’Acte unique européen13 constitue un moment charnière du développement de l’Europe, dans tous les domaines, et il a joué un rôle important également dans la perspective de l’émergence d’un droit pénal européen, à un double titre. D’une part, la perspective de la réalisation du marché intérieur a entraîné une réflexion sur les effets de celui-ci en termes de sécurité publique et sur les mesures à prendre pour prévenir les effets négatifs éventuels de la libre circulation en termes de sécurité. D’autre part, la nouvelle architecture institutionnelle créée par l’Acte unique européen a donné un ancrage institutionnel aux réflexions des États membres en matière de coopération judiciaire.

1.1. La perspective de la réalisation du marché intérieur

35. Au Conseil européen de Fontainebleau des 25 et 26 juin 1984, les chefs d’État et de gouvernement avaient demandé au Conseil « de mettre très rapidement à l’étude des mesures qui pourraient permettre de parvenir dans un délai rapproché à la suppression de toutes les mesures de police et de douane aux frontières intracommunautaires pour la circulation des personnes ». À la suite de cette demande, la Commission présentait un livre blanc intitulé « L’achèvement du marché intérieur », au Conseil européen de Milan, des 28 et 29 juin 1985. Ce Livre blanc, rédigé par le président de la Commission de l’époque, Jacques Delors, et par le commissaire Lord Cockfield, dressait une liste complète des actions à mener pour abolir les frontières en Europe et fixait comme délai pour y parvenir le 31 décembre 1992.

36. L’Acte unique européen a donné la base juridique pour atteindre cet objectif. Il révisait les Traités de Rome avec pour objectif de relancer l’intégration européenne et de mener à terme la réalisation du marché intérieur. L’article 8A définissait le but, qui était d’établir progressivement le marché intérieur au cours d’une période expirant le 31 décembre 1992. Le marché intérieur était défini comme un « espace sans frontières intérieures dans lequel la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux est assurée » selon les dispositions du traité.

37. La perspective de la mise en œuvre du marché intérieur et le calendrier fixé ont donné un coup d’accélérateur à la réflexion sur les mesures à prendre dans le cadre de la sécurité intérieure entre les États membres, celles-ci étant perçues comme les mesures compensatoires nécessaires à la suppression des contrôles aux frontières intérieures.

1.2. L’émergence de la coopération judiciaire comme un élément de la coopération politique européenne

38. L’Acte unique européen élargissait également les compétences communautaires, en particulier dans le domaine de la politique étrangère commune, en prévoyant essentiellement que les États membres se consultent sur les questions de politique étrangère qui pourraient avoir un intérêt pour la sécurité des États membres. La coopération politique européenne, qui a ainsi été instaurée par l’Acte unique européen14, a fourni le cadre dans lequel ont pu s’inscrire les travaux consacrés à la coopération judiciaire, le groupe ad hoc antérieur devenant un groupe de coopération judiciaire dans ce nouveau cadre institutionnel15.

39. Cinq instruments européens ont été adoptés par les ministres de la Justice, entre 1987 et 1991, sur la base des travaux de ce groupe. Les premiers concernaient la consécration du principe ne bis in idem et l’application de conventions du Conseil de l’Europe (sur le transfèrement, sur l’extradition), tandis que les derniers proposaient des systèmes alternatifs à ceux des conventions du Conseil de l’Europe (sur la transmission des procédures répressives, ou l’exécution des condamnations pénales étrangères)16. Aucun de ces instruments n’est entré en vigueur, à défaut de ratification par tous les États membres.

2. – Schengen et la mise en œuvre effective de la libre circulation des personnes

40. Comme il vient d’être dit, l’Acte unique européen se donnait pour objectif la réalisation du marché intérieur. La libre circulation des personnes constituait un des éléments de celle-ci. Se concrétisant par la suppression des contrôles aux frontières intérieures, elle impliquait d’assurer la sécurité du territoire des États membres par l’adoption de mesures compensatoires selon les trois axes suivants : renforcer les frontières extérieures de l’Union européenne, accroître la coopération policière et judiciaire pénale et réglementer l’entrée et le séjour des citoyens non européens, ce qui requérait en particulier une politique commune en matière d’asile et d’immigration.

41. Alors que la mise en œuvre d’autres libertés du traité paraissait recueillir l’assentiment de tous les États membres17, il est vite apparu qu’il n’en allait pas de même dans le domaine de la libre circulation des personnes. Pour certains États membres, les contrôles aux frontières intérieures resteraient nécessaires, ne fût-ce que pour distinguer les citoyens européens des ressortissants de pays tiers, auxquels la liberté de circulation ne s’appliquerait pas.

D’autres États membres, au contraire, souhaitaient établir une véritable liberté de circulation pour toutes les personnes se trouvant sur le territoire européen, ce qui impliquait de supprimer les contrôles frontaliers et de mettre en place des dispositifs permettant l’application de ces contrôles à l’échelle de l’ensemble des États concernés.

42. C’est dans ces circonstances et devant l’impossibilité de trouver un accord au sein de la Communauté européenne, que cinq États membres fondateurs de la Communauté, la France, l’Allemagne, la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas, décidèrent de créer entre eux un territoire sans frontières intérieures. L’accord fondateur fut signé le 14 juin 1985 à Schengen, ville luxembourgeoise, à la frontière du Benelux, de l’Allemagne et de la France, qui devait donner son nom à cet espace et à l’ensemble des normes adoptées dans ce cadre.

Cet accord contenait l’objectif, mais devait se traduire dans des dispositions concrètes. Celles-ci furent négociées, en marge de la Communauté, et débouchèrent sur l’adoption, le 19 juin 1990, d’une convention d’application des accords de Schengen. Celle-ci a constitué le premier corpus juridique européen dans le domaine de la justice pénale et de la sécurité intérieure. Elle comprenait en particulier des dispositions visant à améliorer la coopération policière et judiciaire, l’instauration d’un principe ne bis in idem commun aux États parties et la mise en place d’un système d’information Schengen permettant aux autorités responsables des États parties d’accéder à des données sur certaines catégories de personnes et de biens communes à l’ensemble des États pour permettre un contrôle pour l’ensemble du territoire Schengen.

Très vite après l’adoption de cette convention, d’autres États européens marquèrent leur intérêt pour participer à une telle coopération et lors de l’entrée en vigueur de la convention en 1995, celle-ci s’étendait également à l’Italie18, l’Espagne19, le Portugal20, la Grèce21 et l’Autriche22.

3. – Le groupe de Rhodes : réflexions de la Communauté européenne sur la mise en œuvre effective de la libre circulation des personnes

43. Entre-temps, la situation restait bloquée sur le plan de la Communauté européenne. Néanmoins, l’approche de la date butoir du 31 décembre 1992 poussa le Conseil européen à remettre la question à son agenda. Il consacra une de ses sessions, à Rhodes, les 2 et 3 décembre 1988, à faire le point sur l’état d’avancement des travaux en vue du grand marché. Devant la difficulté de la situation pour ce qui concernait la libre circulation des personnes, il décida, lors de cette réunion, de créer un groupe de hauts fonctionnaires chargés de coordonner la manœuvre de rattrapage des mesures compensatoires à prendre avant l’échéance de 1992. Ce groupe, appelé groupe des coordonnateurs sur la libre circulation des personnes (qui fut appelé aussi groupe de Rhodes, par référence à son origine) était un organe consultatif, rendant compte au Conseil européen, et avait pour mission d’établir l’inventaire des mesures compensatoires à prendre pour permettre de rendre la liberté de circulation des personnes effective dans le cadre du marché unique et de coordonner les travaux menés par les États membres dans ce domaine, dans différentes enceintes (la Communauté, TREVI ou la coopération politique européenne).

44.