Du pain pour les cygnes - Patrick Gros - E-Book

Du pain pour les cygnes E-Book

Patrick Gros

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Beschreibung

Bongard, un homme dont seul le soutien de sa femme le console dans les moments de crise, voit son monde s’écrouler lorsque celle-ci décide de le quitter pour recommencer sa vie. Dévasté par cette annonce, incapable d’imaginer un avenir sans elle, il erre désespéré au bord d’un lac. C’est là qu’une rencontre inattendue vient bouleverser sa vie. Bien que cette nouvelle relation lui apporte du réconfort, elle cache un danger imprévisible qui va tout perturber. Quel chemin cette aventure imprévue prendra-t-elle ?

 À PROPOS DE L'AUTEUR

Patrick Gros excelle à saisir la réalité avec une sensibilité unique, transportant ses lecteurs dans un univers où chaque détail résonne de vérité et d’émotion. Il s’inspire de personnages réels pour écrire son premier roman "Du pain pour les cygnes".

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Patrick Gros

Du pain pour les cygnes

Roman

© Lys Bleu Éditions – Patrick Gros

ISBN : 979-10-422-4318-0

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Chapitre 1

La rupture

Le jour s’éteignait avec la lenteur de ces longues journées de juin. Les figurines du carillon de la place de la Palud venaient de tourner pour annoncer vingt et une heures, mais le soleil inondait encore l’endroit de ses rayons.

Un léger petit vent se levait, ce qui, par bonheur, rafraîchissait un peu le fond de l’air, car toute la journée, on a ressenti une vraie canicule dans la ville, avec des températures dépassant les 30°.

Malgré l’heure tardive, les terrasses des cafés de la place se trouvaient encore largement garnies de clients qui profitaient du petit courant bienfaiteur.

La splendide fontaine, bâtie au milieu de la place, se voyait prise d’assaut par de jeunes lycéens turbulents, et ce magnifique monument ne dégageait plus sa sérénité habituelle. Même la dame justice trônant sur le plan d’eau armée de son glaive semblait perturbée par le plaisir de ces étudiants qui s’amusaient à gicler les passants.

Ce petit jeu irritait passablement Bongard.

Normalement, à cette heure avancée de la journée, l’endroit se montrait propice à la réflexion. Malheureusement, ce soir, il fut désagréablement surpris par les cris de ces jeunes étudiants, mais également par le brouhaha des discussions animées que se livraient les clients des cafés.

Il hésitait à s’installer sur le banc placé devant la fontaine.

Pourtant, il adorait s’y asseoir en début de soirée, l’emplacement lui apportait une quiétude qu’il ne trouvait nulle part ailleurs, mais l’excitation qui y régnait autour ce soir l’importunait profondément.

Fort décidé à ne pas rentrer si tôt chez lui, il choisit de marcher un peu.

Remontant la rue de la Madeleine, il prit la direction de la place de la Riponne, espérant y trouver un peu plus de calme pour sa méditation. Il devait réfléchir en toute tranquillité à ce nouveau fait qu’il venait d’apprendre.

Sa femme, dont il vivait séparé depuis un an, lui avoua qu’elle fréquentait un autre homme. Voilà maintenant deux mois que leur relation durait et cela devenait très sérieux entre eux. Alors, elle préférait le mettre au courant de ce changement dans sa vie.

Elle savait très bien qu’il gardait toujours l’espoir d’une possible réconciliation de leur couple, et en aucun cas elle ne voulait le blesser, mais il devait savoir, car tôt ou tard, il l’apprendrait.

Pour elle, depuis leur séparation, les choses étaient très claires ; jamais elle ne reviendrait vivre avec lui.

Une page se tourne, un livre se ferme, voilà, que dire de plus ? Elle n’éprouvait plus rien pour lui, si ce n’est qu’une profonde amitié. Elle lui dit même que peut-être elle n’avait éprouvé que de l’amitié pour lui durant leurs douze ans de mariage. Oh bien sûr, elle lui dit aussi qu’elle n’avait aucun reproche à lui faire, mais on ne choisit pas, on ne dicte pas ses sentiments, ils sont écrits et on n’y peut rien.

Elle, il lui fallait un peu plus d’aventures, de sorties entre amis, un peu plus de vie tout simplement. De toute évidence, tous ces points reprochés reflétaient exactement la personnalité de notre homme.

Bongard c’était le genre d’individu sans surprises.

Toujours rentré dès la fin de son travail, jamais de pot avec les collègues ni même une sortie entre copains, et du reste, lesquelles ?

Cette question le fit réfléchir un instant.

Effectivement, l’évidence, si cruelle qu’elle soit, se montrait pourtant bien réelle ; il ne fréquentait pas d’amis avec qui sortir.

Ses pensées le conduisirent à la place de la Riponne et, comme espéré, l’endroit se trouvait plus calme. Il en observait les personnes qui s’y trouvaient. Bongard, d’une timidité maladive, se montrait toujours très réservé, évitant tous genres de conflits, ce qui paraissait normal au vu de sa corpulence.

Mesurant à peine plus d’un mètre septante pour tout juste soixante-cinq kilos, il n’aurait même pas effrayé un écureuil qui aurait perdu son arbre. Si on ne le connaissait pas, on peinait à lui donner un âge, difficile d’imaginer qu’il venait de fêter ses quarante-deux ans, tant son apparence lui en donnait dix de plus. Il le savait très bien, car toute sa vie, il fut un souffre-douleur.

D’abord à l’école, où la cour de récréation se transformait en un véritable champ de bataille. Ses camarades de classe ne se lassaient pas de lui faire subir les pires corrections. Il se souvint d’un jour où le grand Martial lui piqua son sandwich. Ce salaud le mit dans des excréments de chien et ordonna à deux de ses copains de tenir Bongard, puis il lui enfila le sandwich tout entier dans sa bouche. Pendant deux jours, Bongard vomit tout le contenu de son estomac, n’osant pas avouer à ses parents la véritable raison de son mal de ventre. Oui, cette journée, il s’en souviendrait toute sa vie comme du pire affront subi au cours de toute sa scolarité.

Ensuite, ce fut la période de son service militaire, car malgré sa faible corpulence et son manque total de physique, il fut incorporé dans les samaritains. Là encore, il subit les pires outrages de ses compagnons de chambre, mais il préférait ne plus y penser, tant ces souvenirs lui paraissaient douloureux.

Depuis des années, Bongard travaillait au service de la comptabilité à l’administration lausannoise. Dès son arrivée dans ce service, ses collègues de travail prirent le relais. Tous les jours, des messes basses dites dans son dos lui chatouillaient les oreilles. Des ragots débiles sur sa personne, inventée au jour le jour, circulaient de bureau en bureau. Depuis des années, il les entendait rire de sa personne.

Mais aujourd’hui, tout ça lui paraissait dérisoire.

Il perdait le seul être qui croyait en lui, le seul qui depuis ses parents ne lui fît jamais de mal : sa femme.

Elle fréquentait un autre homme.

Un autre que lui se réveillerait à ses côtés tous les matins et lui, désormais, passerait le reste de sa vie seul. Jamais il ne pensait en arriver là. Même le jour où elle lui annonça son attention de prendre un peu de recul et d’aller vivre pour quelque temps chez sa sœur, il se persuada que ce n’était qu’une péripétie, un mauvais moment à passer dans sa vie, un de plus, il en avait l’habitude. Mais cette fois, tout devenait noir, son existence entière s’assombrissait. Plus de possibilités de retour, plus aucun espoir de la voir arriver sur le pas de la porte avec ses valises, elle le quittait pour de bon, pour toujours.

Cette perspective de sa vie future le mit mal à l’aise. Ses jambes se mirent à trembler, le talon de son pied gauche frappait le sol d’un rythme très rapide. S’asseoir et vite, car il était sujet à des crises d’angoisse, et les premiers symptômes de ce mal-être venaient de se déclarer. Du regard, il chercha un endroit de libre. Heureusement pour lui, le banc qui se trouvait derrière le jeu d’échecs géant peint sur la place se trouvait inoccupé, seuls deux joueurs se disputaient avec passion une partie sur le grand échiquier.

D’un pas rapide, Bongard y prit place. Assis, il se sentit tout de suite mieux, ses jambes se calmèrent et sa respiration devint normale. Cette sensation de solitude éternelle qui venait de l’envahir avait bien failli lui jouer un mauvais tour, mais maintenant, il retrouvait peu à peu ses esprits.

Cherchant à chasser ses mauvaises pensées de sa tête, il se prit de passion pour la partie d’échecs qui se déroulait devant lui.

Les deux hommes qui s’affrontaient ne portèrent aucune attention au nouveau venu. Ils restaient concentrés sur le jeu, sans aucune parole, leurs regards fixés sur les pièces de l’échiquier, s’observant mutuellement dans les déplacements de ces dernières.

Fervent des échecs pour y jouer régulièrement en ligne, Bongard se montrait de plus en plus attentif à ce combat livré sous ses yeux. Les Blancs souffraient, avec quasiment aucune chance de s’en sortir, si ce n’est de sacrifier un de leurs chevaux afin de forcer l’adversaire à ouvrir sa défense sur la reine. L’homme qui les déplaçait hésitait. C’était à lui de jouer et, au vu de sa perplexité, on s’imaginait bien qu’il se rendait compte que la partie était perdue. Finalement, il avança son fou pour attaquer un pion de son adversaire ; l’erreur irréversible venait d’être commise et pour lui, tout était perdu.

Il ne fallut que trois coups au noir pour en finir définitivement. Ensuite, les deux hommes rangèrent les pièces du jeu et s’en allèrent ; toujours sans se dire un mot.

Dès que son esprit ne fut plus occupé par le jeu, des pensées néfastes montèrent à nouveau à la tête de Bongard. Pourquoi se retrouvait-il seul ? Seul dans sa vie, seul sur ce banc, toujours seul. Il enviait les deux hommes qui venaient de jouer cette partie. Lui aussi aimerait compter un ami avec qui il pourrait se rendre sur cette place et le défier aux échecs. Mais son entourage se résumait à sa femme, son frère et ses parents, personne d’autre. Son agenda restait d’un vide sordide, lui rappelant à chaque fois qu’il l’ouvrait que personne ne peuplait sa vie et que bien certainement il la finirait de cette manière, seul.

Le souvenir de sa femme lui brouilla les yeux ; voilà que maintenant elle aussi le fuyait, ne supportant plus sa nonchalance, cherchant dans les bras d’un autre ce grain de folie qu’elle a tant attendu pendant des années.

Alors Bongard se sentit malheureux. Sur ses joues, deux petits filets de larmes coulaient. Mon Dieu, sa gentillesse et son affection donnée à sa femme ne suffisent donc pas pour être aimé en retour ? Faut-il vraiment s’imposer dans toutes conversations, mettre en avant ses idées, voire, au pire, se moquer de ses amis pour être remarqué ? C’est donc ça qu’une femme attend d’un homme ? Quelle tristesse, quel gâchis, pourtant oui, la vérité se trouvait là !

Sa bienveillance ne servait plus à rien. Son épouse se lassait de sa courtoisie, de ses bonnes manières. Lui qui pourtant se montrait toujours avenant, ne rechignant jamais à la seconder dans les tâches ménagères. Tout ça ne servait plus à rien ; aujourd’hui, une femme veut un homme, un vrai.

Résigné sur ce sujet, il quitta son banc pour prendre le chemin de son domicile. Demain, une nouvelle épreuve l’attend ; sa femme vient prendre le reste de ses affaires. Il entend encore ces paroles dites à voix basse à travers le combiné du téléphone, par peur de trop le blesser. Elle prendrait tout pour ne jamais revenir. Cette perspective était bien trop dure à supporter pour Bongard et cette fois, de grosses larmes coulaient sur ses joues, mais quelle importance, personne ne s’en souciait, il était seul avec sa peine, seul dans son chagrin.

Le soleil venait à peine de se lever et, malgré les volets clos, la lumière inondait déjà la chambre. La nuit fut très agitée pour Bongard, car, en plus de la chaleur, la peur d’affronter l’épreuve qu’il attendait dans quelques heures ne le fit que somnoler toute la nuit. Impossible de fermer l’œil tant cette idée de la solitude le traumatisait. Pendant près de douze ans, une personne se trouvait toujours près de lui à son réveil. Une personne pour partager les repas, partir aux courses, pour tout, elle était là, mais depuis ce matin, il lui faudrait faire seul, et il sentait bien que tout ça serait trop lourd à porter pour ces petites épaules.

Le bruit des premiers badauds sortant de chez eux pour se rendre à leur travail résonnait déjà dans la cage d’escalier.

Avec sa femme, depuis dix ans, ils habitent dans un joli quatre-pièces situé sur l’avenue de la Harpe. Du côté sud, en prolongement du grand salon, un immense balcon leur offre une vue splendide sur le lac Léman et ses magnifiques couchers de soleil. En traversant complètement l’appartement, on rejoint la cuisine qui elle donne sur la place Milan, ce qui rend la pièce un peu plus bruyante que le reste du logement, mais sans pour autant les déranger. Ils habitent cet appartement seuls, car malheureusement, madame, suite à une méchante infection des trompes contractées durant son adolescence, a dû subir deux lourdes opérations la privant définitivement de maternité. Bien entendu, une éventuelle adoption aurait pu être envisagée, mais Bongard ne se montrait guère enthousiaste, car il craignait de ne pas être à la hauteur pour assumer les démarches administratives que demande une telle procédure.

Finalement, le sujet fut clos et ils restèrent tous les deux dans leur petit monde, ne recevant quasiment jamais personne et ne sortant qu’aux grandes occasions. Pour Bongard, cette vie le ravissait pleinement. Il n’appréciait guère les soirées en société, ce genre de réunion l’agaçait plus qu’autres choses. Alors, à chaque fois que sa présence se montrait indispensable, Bongard se tenait toujours à l’écart des autres, évitant ainsi tout dialogue avec les convives.

Seulement, avec les années, sa femme, lassée de cette vie à huis clos, réagit en prenant elle-même les choses en main.

Depuis quelque temps, elle suivait des cours de poterie deux soirs par semaine. Elle prit aussi l’habitude le samedi matin de se rendre au bar à café du coin de la rue, pour y retrouver les voisines de son immeuble et bavarder un peu. Ces détails n’inquiétèrent jamais Bongard qui trouvait même plutôt ça normal, et pour être franc, les nouvelles occupations de sa femme l’arrangeaient plus qu’autre chose. Il comprenait tout à fait que son épouse puisse ressentir le besoin de voir du monde, car lui, le plus souvent planté devant la télévision ou rivé à son ordinateur, ne nourrissait pas forcément le besoin de converser. Pour toutes les décisions concernant le ménage, sa femme prenait toujours le devant, et même depuis quelque temps, n’obtenant que des réponses évasives de son mari, elle décidait seule pour tout.

Heureusement, la vie professionnelle de Madame lui procurait un épanouissement total. Elle occupait un poste à responsabilités au secteur marketing d’une des plus grandes entreprises agro-alimentaires du canton. Son salaire dépassait largement celui de son époux, mais ce détail ne les gênait absolument pas, car avec leurs deux revenus réunis, ils menaient une vie des plus aisées.

Bongard hésitait à se lever.

Son réveil n’indiquait que six heures. Il prit la décision de téléphoner à son supérieur pour l’avertir qu’un mal de tête le fit souffrir toute la nuit et qu’il préférait rester à la maison pour se reposer. Il lui fallait attendre encore un peu plus d’une heure pour être sûr de l’atteindre à son bureau, alors, étendu sur son lit, Bongard regarda autour de lui. Jamais sa chambre ne lui parut si grande, si sombre, si triste, et encore une fois, il ne put retenir ses larmes. Que faire ? Partir, quitter cet appartement et laisser derrière lui ses souvenirs qui tous les jours lui rappelleraient le bonheur des années vécues dans ces murs ? Certainement qu’il devrait en arriver là, car jamais il ne pourrait supporter de vivre au milieu de ses meubles sans elle. Sans aucune motivation, Bongard se leva et prit la direction de la salle d’eau ; peut-être qu’une douche l’aiderait à y voir un peu plus clair. En traversant le salon, il aperçut les deux valises de son épouse ouvertes sur la grande table. À côté, des piles d’habits bien rangés attendaient d’y prendre place à l’intérieur. Machinalement, il s’approcha des vêtements et prit dans ses mains un pull qui se trouvait sur le dessus. D’une manière brusque et rageuse, il le porta à son visage et s’emplit les poumons de son odeur. Quelle idée stupide ! Voilà que de respirer à perdre haleine toutes les particules de ce bout de tissu lui déclencha une crise d’angoisse. Ne surtout pas paniquer, poser le pull, prendre un petit cornet papier à la cuisine afin d’expirer à l’intérieur, c’était le seul moyen connu pour endiguer une suite désastreuse de sa maladie. S’il ne parvenait pas à stopper sa crise dans les prochaines secondes, les conséquences seraient dramatiques. Étourdissement, perte de ses sens et, dans le pire des cas, ça le mènerait jusqu’à un état épileptique. Heureusement, Bongard gardait toujours précieusement ses petits sacs au même endroit, dans le tiroir sous le lavabo. Avec des gestes bien rodés et en gardant son calme, il se munit d’un cornet et souffla de toutes ses forces à l’intérieur, ce qui le fit gonfler à la limite de l’éclatement. Puis, il vida l’air du sac et répéta l’opération trois fois de suite. L’effet fut immédiat, Bongard reprit rapidement ses esprits, il descendit d’un trait un grand verre d’eau et se promit de ne plus approcher les affaires de sa femme.

Il ouvrit grand la fenêtre de la cuisine, la clarté du soleil lui fit un grand bien. Bongard s’oxygéna quelques secondes avant de partir à sa première intention ; prendre une douche.

Tout semblait si compliqué, sa femme le quittait et lui perdait pied. Combien de temps ce mal-être allait-il durer ? Pire, devait-il s’attendre à ne plus jamais vivre d’une manière normale ? Des démons dansaient dans sa tête, Bongard se classait dans la catégorie des faibles, pas du tout à la hauteur de la situation et jamais il ne parviendrait à surmonter cette solitude.

L’eau coulait dans le receveur, mais il restait planté à l’entrée de la cabine. Il mit une main sous le jet pour en prendre la température, beaucoup trop chaud, mais quelle importance, il pouvait bien griller là-dessous, personne ne s’en inquiéterait. Alors il mit un pied, puis les deux, jusqu’à ce que tout son corps fût aspergé de cette eau bouillante qui lui brûlait la peau. La souffrance infligée par la douche devenait insupportable, mais malgré tout, il augmentait la chaleur et c’est sous des hurlements que Bongard s’écroula au fond de la cabine.

Quelle force le guide pour se rouler à l’extérieur et se retrouver étendu de tout son long sur le carrelage ? Combien de temps passé là-dessous ? Aucune idée, le haut de son corps ainsi que ses deux avant-bras portaient les séquelles rougies de son supplice.

S’accrochant de ses deux mains au bord du lavabo, il parvint à se relever. La douleur lui traversait encore tous ses membres, son regard croisa le miroir de sa pharmacie. S’observant quelques secondes à travers cette glace, il finit par se dégoûter de sa personne. Un raté ! Voilà le genre d’homme qu’il voyait dans ce reflet. Un lâche, un faible, tout sauf un homme, une vraie mauviette, un être méprisable sans charme ni charisme, sa femme méritait une médaille pour l’avoir supporté pendant toutes ces années.

Alors il parut se résigner, acceptant cette idée que jamais il ne rendrait une épouse heureuse, sa seule et unique solution se trouvait dans la solitude, toutes autres options n’auraient été que de l’égoïsme. Comment imposer une vie entière un être tel que lui à une conjointe. Quelle femme pourrait supporter un tel ringard, traînant son visage blême à longueur de journée, souriant bêtement du coin des lèvres comme un demeuré. Quelle misère, quel être répugnant se dessinait dans cette glace. Totalement dégoûté par sa propre personne, il finit par cracher de toutes ses forces contre ce miroir qui lui renvoyait cette image immonde de son visage.

Péniblement, il enfila son survêtement. Le contact du vêtement sur sa peau le fit horriblement souffrir et il eut beaucoup de peine à se traîner hors de la salle de bains. Arrivé à la cuisine après un terrible effort, il se fit couler un café. Ses mains tremblaient tellement qu’il en perdit la maîtrise et lâcha sa tasse sur le sol. Décidément, tout partait de travers, plus rien ne fonctionnait comme du temps où sa femme se trouvait près de lui. Même durant cette dernière année de séparation, bien souvent, elle revint passer quelques jours chez eux, le laissant caresser l’espoir de son éventuel retour. Malheureusement, pour elle, la situation était claire depuis bien longtemps et ce n’est que par pure pitié qu’elle revenait près de lui passer un peu de temps avant de repartir dans sa famille. Seulement, elle se rendit bien vite compte que sa façon d’agir compliquait les choses plus qu’elle les arrangeait. Bongard restait persuadé que son épouse reviendrait tôt ou tard vers lui, ces visites de deux à trois jours tous les mois le réconfortaient dans cette idée et il ne souffrait pas trop de leur séparation. Mais le jour où sa femme fit la connaissance de Fabrice lors d’un dîner chez une amie, un déclic se produisit. Cet homme connaissait tellement de sujets, s’intéressait à tout, maniant l’humour avec une grande subtilité et, en plus, ce qui ne gâchait rien, portait un physique des plus agréables. Elle fut très rapidement subjuguée par cette personne, buvant chacune de ses phrases, s’esclaffant à toutes ses plaisanteries. Cet homme possédait tout ce dont elle rêvait. Jamais elle ne connut un être aussi charmant, aussi intéressant, et en aucun cas, elle ne voulait passer à côté d’une éventuelle relation. Leurs attirances étaient réciproques et madame Bongard se sentait plus prête que jamais à recommencer sa vie avec un autre homme.

Seulement, elle tenait à être honnête vis-à-vis de son mari, c’est pourquoi elle refusa les premières avances de Fabrice, lui expliquant sa situation en lui demandant un peu de patience. Mais aujourd’hui, c’est elle qui ne voulait plus attendre, Fabrice lui prenait toutes ses pensées, il n’y avait plus que lui qui comptait, et c’est pour quoi elle prit la décision d’en informer son désormais ex-mari.

C’est cette nouvelle qui mit Bongard dans un grand désarroi. L’amour, aussi beau soit-il lorsqu’il est partagé, peut se transformer en véritable outil de torture pour celui des deux qui reste sur le carreau et là, en l’occurrence, il s’agissait de Bongard que le malheur venait de frapper à nouveau de plein fouet.

Maintenant, les mains dans les poches de son training, il tournait en rond, passant du salon à la chambre, de la chambre à la cuisine et ainsi de suite. Son regard croisa l’horloge pendue au mur du hall, il se rendit compte qu’il était passé huit heures et que son chef devait s’étonner de son absence.

Il prit le téléphone et d’une toute petite voix, expliqua à son supérieur que des maux de tête l’empêchèrent de fermer l’œil de la nuit, que certainement demain tout serait rentré dans l’ordre, mais qu’il préférait rester chez lui aujourd’hui. Après avoir essuyé quelques grognements de son interlocuteur, dont il était habitué, il posa le combiné et se remit au lit.

Pour sûr, la journée serait longue. Bongard se mit à réfléchir à l’attitude qu’il faudrait adopter lors du passage de son épouse. Se montrer avenant, serviable et de bonne humeur. Voilà ce qui arrangerait bien les choses, mais jamais il ne parviendrait à masquer sa tristesse. Cette séparation lui paraissait insurmontable, la dernière chance qui lui restait de sauver son couple arrivait dans quelques heures et il devait absolument la saisir après, il serait trop tard. Tout s’embrouillait dans sa tête, il bondit sur ses jambes et à nouveau parcourut de long en large les pièces de son appartement. Lui qui détestait se mettre en avant et bien, ce soir, s’il entendait garder une petite chance de retrouver son épouse, il serait obligé de se vendre. Pour la convaincre de rester près de lui, Bongard envisageait même de se jeter à ses genoux.

Non ! Quelle stupide idée, encore un truc de faible, cette histoire de l’implorer à ses pieds.

Pour une fois dans sa vie, il lui fallait se conduire en homme, un gars qui ose prendre des décisions, s’exprimer avec une belle assurance, lui parler comme jamais il ne l’avait fait jusqu’à ce jour.

En théorie, ces résolutions paraissaient des plus simples, quoi de plus facile que d’entretenir une conversation avec son épouse ? Seulement là, on parlait de Bongard, celui qui tout au long de sa vie, par peur de représailles verbales, n’osait jamais contredire la moindre personne et encore moins un de ses proches.

Mais ce soir, par tous les moyens, il devait tenir bon, rester maître de ses nerfs, surtout ne pas s’énerver afin de canaliser ses crises d’angoisse. Une dernière chance s’offrait à lui pour ne pas finir sa vie seul, il lui fallait à tout prix la concrétiser.

Rassuré sur ce point, Bongard parut trouver un peu de sérénité et il s’étendit à nouveau sur son lit. Certes, ses brûlures ne lui permettaient pas encore un repos total, mais l’espoir d’un possible retour de sa femme près de lui le tranquillisait. Plus il y réfléchissait, plus il arrivait à la conclusion que personne ne se sépare de cette manière, sur un coup de tête, simplement parce que l’on ressent une certaine lassitude, ce genre de choses n’arrive que dans les films.

Bien sûr, maintenant il y avait cet homme connu récemment, mais cela ne l’inquiétait pas trop, car sa femme traversait un moment de fragilité et ce prétendant abuser de la situation en profitant des doutes de son épouse. Ce soir, il lui expliquerait combien il tient à elle, en lui promettant de changer. Elle désirait un peu plus de vie autour d’elle ? Alors, il se jura de la sortir plus souvent.

Maintenant, un large sourire se dessinait sur son visage. Il gardait une grande confiance en sa femme, jamais elle ne le quitterait pour un autre ; son épouse ne se mélangeait pas avec ce genre de personnes qui divorcent pour quelques malentendus.

Ah ça oui, il la connaissait sa reine comme il l’aimait à l’appeler, et personne ne pourrait la lui voler, ni aujourd’hui ni demain !

Peu à peu, tous ses doutes s’estompaient, la confiance lui revenait : jamais il ne finirait sa vie seul, c’est aux côtés de sa femme qu’il passerait ses prochaines années, et ceci jusqu’à sa mort.

Une lumière venait de s’allumer au fond de son esprit, lui procurant un sentiment de bien-être ; il ne ressentait même plus les méfaits de sa douche bouillante. Maintenant, une joie enfin retrouvée lui traversait tout le corps, une totale confiance l’animait et il se traitait d’imbécile d’avoir pu imaginer que son épouse puisse le quitter.

Il sauta du lit, assez de jérémiades, le temps était venu de passer à l’action. Les heures tournaient et s’il ne se prenait pas rapidement en main, sa femme, à son arrivée, le trouverait comme elle l’avait toujours connu, un mort-vivant, blanc comme une merde de laitier et complètement voûté sur lui-même.

Sortir, prendre l’air, donner des couleurs à cette peau si pâle qui lui couvre ses maigres os.

Il ôta son training pour passer ses vêtements, mais au moment où il prit son pantalon, un doute le fit hésiter. Depuis leur mariage, jamais il ne sortit habillé autrement que vêtu de ses complets-cravates. Tous les jours de la semaine, et même le week-end, toujours tiré à quatre épingles dans ces trois pièces de laine fine. Alors une idée mûrit dans sa tête. Il conservait un carton d’habits rangé à la cave qui datait de ses vingt ans. Il se dit qu’il n’avait pas vraiment changé depuis cette époque et que la paire de jeans qui s’y trouvait devrait certainement encore lui aller. Sans perdre plus de temps, il descendit à la recherche des vêtements de sa jeunesse.

Il n’eut aucune peine à les trouver, Bongard, toujours très méticuleux, gardait un grand sens du rangement et en quelques secondes, il mit la main sur le carton. Une réelle excitation se percevait chez lui, on aurait dit un enfant qui retrouve ses jouets après quelques jours de punition. Il sortit la paire de jeans qu’il plaqua le long de ses jambes et put constater avec plaisir que la longueur de ses membres était toujours identique au pantalon bleu. Fouillant dans le reste de ses habits, il mit la main sur une chemisette aux couleurs vives. Il se souvint qu’elle lui avait été offerte par ses parents lors d’un séjour au Tessin, une des rares fois où Bongard les avait accompagnés, car lui ne se plaisait que dans sa ville natale. Déjà qu’il ne supportait pas la société, alors en plus, se trouver dans un endroit où il ne comprenait pas la langue, cela devenait un véritable cauchemar.

Bon, l’heure ne se prêtait pas aux rêveries, rapidement, il regagna son logement. Les aiguilles de l’horloge tournaient et Bongard n’avait encore mis aucune de ses grandes résolutions en pratique.

Bien décidé à ne rien laisser aux hasards pour reconquérir sa femme, il commença par changer de tenue vestimentaire.

La chemise ne lui posa aucun problème, mais le pantalon se montra un peu plus récalcitrant. Il dut tirer de toutes ses forces sur les deux bouts du jeans pour parvenir à le boutonner, notre homme avait malgré tout pris quelques kilos.

Une fois prêt, il se plaça devant le grand miroir du hall d’entrée et pris le temps de s’admirer sur toutes les faces. Bongard paraissait un peu gêné d’être vêtu de la sorte, il ne semblait pas complètement à l’aise dans cet ensemble d’habits plutôt conçu pour les jeunes. Pourtant, il dut bien se l’avouer, ça le rajeunissait de quelques années, mais plusieurs détails ne lui convenaient pas.

D’abord, les manches de sa liquette montraient des signes beaucoup trop visibles de vieillesse, pas qu’elle fût usée, mais plutôt de couleurs passées, donnant un air terne au vêtement. Alors, il eut une idée. Comme il portait le jeans à sa convenance, il décida simplement de prendre une chemise garnissant sa garde-robe et de l’échanger contre cette guenille pour « babas-cool ».

En moins de deux minutes, le troc fut fait.

Puis, en partant bien à plat du poignet, Bongard retroussa les manches de son nouvel habit en les repliant soigneusement en deux fois jusqu’au bas du coude, cherchant à paraître le plus décontracté possible.

Voilà, maintenant, il commençait à montrer une certaine satisfaction de son apparence. Bongard, à nouveau devant son miroir, prit encore le temps de corriger sa posture, redressant ses épaules au maximum. Il déboutonna encore les deux premiers boutons de son col et cette fois, c’est avec un large sourire qu’il se contemplait dans la glace.

Heureux de sa première véritable résolution pour séduire sa femme, il se sentit d’humeur à descendre au bord du lac pour en arpenter les quais d’Ouchy. Le temps ne pressait pas, son épouse ne serait pas à la maison avant dix-huit heures et le soleil lui ferait un bien énorme.

C’est donc l’esprit serein que Bongard quitta son appartement, pleinement rassuré que ce soir, sa femme se blottirait dans ses bras.

Les aiguilles de l’horloge tournaient d’un mécanisme lent au son monotone et les heures semblaient se figer sur elles-mêmes.

Pourtant, la journée eut un goût de vacances pour Bongard. Son périple sur les rives du lac Léman le fit partir de la piscine de Bellerive pour se terminer à l’entrée de Pully. Sa balade fut agrémentée de quelques pauses dont il profita pour donner des restes de pain sec aux cygnes. Bongard semblait porté par un sentiment d’allégresse, heureux du changement apporté à sa personne et surtout, très impatient de retrouver sa femme.