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Jeune kiné, Émilie est appelée auprès de madame Gontrand, propriétaires avec son époux d’un magnifique domaine. Malgré la sympathie qu’elle éprouve d’emblée pour la vieille dame, elle ne lui révèle pas le lourd fardeau qui l’accable. Apprenant la mise en vente prochaine du Manoir des Roses en viager, elle commence à s’imaginer pouvoir en faire l’acquisition. Seulement, ce rêve n’est accessible qu’à une condition : continuer à mentir.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Responsable d’un centre de jeunes,
Emma Bay a pu développer sa fibre sociale, tout en explorant diverses formes de créativité. Inspirée par Simenon et férue de romans à suspense, elle décide de se lancer dans l’écriture d’un, mettant en avant la psychologie de ses personnages.
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Seitenzahl: 376
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Emma Bay
Émilie
Roman
© Lys Bleu Éditions – Emma Bay
ISBN : 979-10-422-2196-6
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
La porte principale du « Manoir des Roses » est entrouverte. Émilie sait qu’elle est attendue, mais elle n’entre jamais chez les gens sans s’annoncer. Elle sonne à la porte. Un carillon, aux sonorités cristallines, en parfaite harmonie avec le concert matinal des passereaux environnants, retentit. Aussitôt, une voix lui parvient :
— Entrez, entrez, Émilie, venez, je suis ici, première porte à droite, dit la voix, un peu tremblotante, d’une vieille dame.
La jeune femme, plutôt grande, d’allure sportive, en jean et basket, les cheveux auburn retenus en queue de cheval, franchit le seuil de la porte et se dirige selon les indications fournies. Elle pousse la porte d’un boudoir où une vieille dame, aux cheveux argentés, est tranquillement installée dans une bergère placée devant une porte-fenêtre. Un plaid couvre ses jambes, un châle, ses épaules.
— La prochaine fois, Émilie, n’hésitez pas, entrez directement. Au fait, je peux vous appeler Émilie ? Ça ne vous dérange pas ?
La jeune femme, aux traits fins, au regard clair et à la bouche pulpeuse, lui répond poliment.
— Bien sûr, madame Gontrand, pas de souci.
— Tant mieux et, s’il vous plaît, appelez-moi Madeline.
— Madeline ?
— Oui, mon prénom est Madeleine, mais je trouve que ça fait trop « grenouille de bénitier » et moi, ça fait longtemps que je n’y crois plus, à toutes ces sornettes, aux saints et à leurs paradis.
Une ombre passe sur le beau visage ridé de la vieille dame. À ce moment, entre une femme, entre deux âges, corpulente, un plateau à la main.
— Ah, mon thé, merci Adrienne, posez ça là, s’il vous plaît. Vous prendrez bien aussi une tasse de thé ? demande la vieille dame à Émilie.
— Je ne bois pas de thé, que du café.
— Qu’à cela ne tienne, Adrienne, voulez-vous apporter un café à notre charmante kiné ?
— Bien, madame.
Adrienne sort de la pièce.
— Eh bien, allons-y. Comment voulez-vous que je me place ?
Madeline veut changer de position, mais Émilie intervient.
— Ne bougez pas, je vais m’installer sur ce tabouret, là. De la sorte, je serai très bien positionnée pour vérifier l’état de votre cheville.
Elle joint aussitôt le geste à la parole. Elle tâte avec précaution l’articulation du pied de la vieille dame et commence à la manipuler.
— Au fait, Émilie, savez-vous pourquoi je m’installe ici, devant la fenêtre ?
— Pour avoir vue sur le parc, j’imagine ?
— Oui, mais particulièrement sur le hêtre là, juste devant, vous le voyez ?
— Oui, il est magnifique.
— Oui, effectivement. Mais ce n’est pas lui que je regarde, enfin pas que.
— Ah oui ?
— Venez, approchez, regardez. Vous voyez ?
Émilie quitte un moment sa position pour s’approcher de la fenêtre. Elle voit alors ce que Madeline observe : le ballet incessant des mésanges qui nourrissent leurs petits.
— C’est là mon occupation préférée, tôt le matin. J’ai demandé à Guillaume, notre jardinier, d’installer un nichoir à cet endroit afin que je puisse les observer depuis mon fauteuil. Ça n’a pas été évident.
— Pourquoi ça ?
— Je voulais qu’il le place de façon que je puisse les observer, mais, dans un même temps, je devais veiller à ce que les occupants ne risquent pas d’être inquiétés par Balthazar, le chat de la maison. Là où ils sont, ils ne risquent rien. Le gros patapouf est bien trop fainéant que pour se hisser jusqu’au nid. C’est qu’elles s’en donnent du mal, ces petites bêtes, pour nourrir leur famille, n’est-ce pas ?
— Comme tous les parents. Ils donnent sans compter pour leurs enfants.
— Sans doute, sans doute. Je n’ai malheureusement pas eu la joie d’élever des enfants.
Mais vous, Émilie, vous avez des enfants ?
— Oui, un petit garçon de quatre ans, Martin. Vous voulez le voir ?
— Oh oui, certainement !
Aussitôt, Émilie ouvre son sac, sort son portefeuille d’où elle en extrait une photo sur laquelle on voit un homme grand, athlétique, aux cheveux couleur corbeau et aux yeux noisette, qui sourit à l’objectif. Son regard est empreint de douceur et de tendresse. Il porte sur ses épaules un petit garçon, aussi blond qu’il est noir, aux yeux clairs, qui rit aux éclats.
— Lui, c’est Jérôme, mon mari et notre fils, Martin.
— Ils sont très beaux tous les deux. Votre fils vous ressemble, ajoute Madeline.
Entre alors Adrienne, un plateau portant une tasse de café. Le délicieux fumet se répand alors dans la pièce.
— Buvez votre café tant qu’il est chaud !
Alors qu’elles dégustent leur boisson, Madeline demande :
— Et votre mari, il est kiné, comme vous ?
— Non, il est médecin. Bien, je suis désolée, mais je dois y aller. J’ai d’autres patients qui m’attendent. Si cela vous convient, je reviendrai jeudi, même heure.
— Oui, pas de souci, avec plaisir, Émilie, je ne bouge pas, de toute façon.
— Bien, la prochaine fois, nous tenterons de faire quelques pas.
Émilie prend rapidement congé de la vieille dame et repart.
***
Le jeudi suivant, à la même heure, Émilie se rend chez les Gontrand. Il pleut à seaux. La porte est entrouverte, comme la fois précédente. Aussi, comme lui a enjoint Madeline, la jeune kiné ne prévient pas de sa présence, pousse la porte et entre. Dans le hall d’entrée, des voix lui parviennent d’une pièce située sur la gauche. Deux personnes, un homme et une femme sont en pleine conversation. D’ordinaire, elle n’écoute pas les conversations aux portes, mais le ton de leurs voix lui fait tendre l’oreille.
« Je lui filerais bien de la mort aux rats, à ce vieux croûton ! Jamais content !
— Et moi, je la pousserais bien dans les escaliers, cette vieille peau de vache, tout le temps à me sonner pour un oui ou pour un non ! Pfutt !
— Allez, viens là me faire un petit câlin !
— T’es fou, on pourrait nous surprendre !
— Pas par eux, en tout cas ! Savent même pas faire un pas, préfèrent sonner ! Et puis, c’est excitant non ? »
La suite se perd dans des gloussements évocateurs.
Émilie n’a pas perdu une miette de leur échange. Elle s’interroge : « Tiens, tiens, je me demande bien ce que Madeline penserait si elle savait ce que son personnel dit d’elle et de son mari… »
Elle entre dans le boudoir. Madeline s’est assoupie devant la fenêtre. Émilie la regarde. Elle a dû être très belle dans sa jeunesse, pense-t-elle. Elle pose sa main sur son épaule et la pousse délicatement. La vieille dame se réveille.
— Oh, Émilie, vous êtes là ! Excusez-moi, j’ai dû m’endormir avec le bruit de la pluie sur les vitres.
— Pas de souci, Madeline, avec ce temps, il n’y a pas grand-chose d’autre à faire.
— Oui, effectivement.
— Bien, on va essayer de faire quelques pas ?
— Oui, oui, bien sûr. La vieille dame se met debout, aidée d’Émilie.
— Au fait, n’est-ce pas bientôt l’heure de votre thé ?
— Oui, vous avez raison.
— Et si nous allions le chercher nous-mêmes à la cuisine ?
Émilie pense que les voix qu’elle a entendues provenaient de cet endroit. Elle a bien envie de savoir qui en étaient les auteurs. Et l’idée d’y faire une petite incursion spontanée et, peut-être, d’y surprendre le personnel en pleins ébats la fait sourire. Aussitôt, elle se sermonne :
« Je ne devrais pas penser ce genre de choses… Et puis, flûte, j’ai bien le droit d’apporter un peu de couleur à mon univers si terne… »
Lorsqu’elles entrent dans ce qui, de fait, est la cuisine, deux personnes se trouvent devant la gazinière. Un homme se tient debout, appuyé au fourneau. Une femme est agenouillée devant lui. Au bruit que les deux femmes font en entrant, Adrienne se relève précipitamment, quant à l’homme, il se tourne rapidement et se penche vers le four.
— Tiens, Edmond, vous êtes là ?
— Oui, répond aussitôt Adrienne, le visage aussi rouge qu’une tomate, j’avais un problème avec le four et j’ai demandé à Edmond de venir y regarder.
— Ah bon ? Quel problème ?
— Ça va, c’est réglé, répond une voix bourrue, c’est encore ces saletés de bestioles qui ont rongé un câble électrique. Faudra racheter de la mort-aux-rats !
— Oh, oui, bien sûr, faites le nécessaire répond Madeline. Émilie, en son for intérieur, s’amuse de la naïveté de la maîtresse de maison. Elle a bien compris, elle, ce que faisaient Edmond et Adrienne…
— Vous désirez quelque chose ?
— Oui répond Madeline, c’est l’heure de mon thé et un café pour Mademoiselle, s’il vous plaît.
— Je vous apporte ça tout de suite, répond Adrienne qui se précipite vers la bouilloire électrique.
— Quelle superbe cuisine ! s’extasie Émilie, et magnifiquement bien équipée !
— Oui, répond Madeline. Adrienne a une passion pour l’électroménager dernier cri. Elle regarde les émissions de télé-achats et, à chaque fois qu’elle voit un appareil électroménager qui pourrait simplifier son travail, elle me demande de le lui acheter, dit Madeline malicieusement. Adrienne est tellement attentionnée à mon égard que je ne peux rien lui refuser !
Adrienne, à ces mots, ne sait que dire et pique un fard.
« Oh là, se dit Émilie, ma pauvre mamie, si seulement vous saviez… »
— Voilà qui est assez pour aujourd’hui, dit la jeune femme à Madeline. Venez, on retourne dans votre boudoir vous installer sur votre méridienne.
— Oui, vous avez raison, je me sens fatiguée.
Elles sont à peine installées qu’Adrienne entre, un plateau à la main. Elle le dépose sur un petit guéridon et lance, juste avant de quitter la pièce :
— Madame, ne vous fatiguez plus à venir jusqu’à la cuisine. Sonnez-moi, je suis là pour ça ! ajoute-t-elle avec un grand sourire. Émilie ne peut s’empêcher de rire intérieurement :
« Ben tiens, tu m’étonnes… »
Tout en sirotant son thé, Madeline demande à Émilie :
— Et comment va votre petit Martin ?
— Comme un charme ! Vous savez ce qu’il a fait hier après-midi ?
— Non, dites-moi.
— Je ne travaille pas le mercredi après-midi. Je vais le chercher à l’école à midi et nous passons notre après-midi ensemble. Nous étions à la maison et, tout comme aujourd’hui, il pleuvait des cordes. Je me suis dit : « il fait trop mauvais pour sortir, on va faire un bricolage ». Je me suis mise à chercher une idée sur mon ordinateur, Martin coloriait sagement, assis à sa petite table. Je n’ai pas vu qu’à un moment donné, il abandonnait ses crayons et qu’il quittait le salon. Au bout d’un moment, le bruit caractéristique des semelles des bottes en caoutchouc sur le sol m’a fait lever les yeux. Martin était planté devant moi. Il avait enfilé son petit ciré jaune et chaussé ses bottes en caoutchouc, à l’envers.
— Oh, trop mignon ! dit Madeline en riant.
— Oui ! Il m’a dit d’une voix déterminée : « Maman, je veux aller dehors ! »
— Il fait vraiment trop mauvais pour sortir, mon cœur, lui ai-je répondu. J’ai tenté de le faire changer d’avis, en lui faisant des propositions, plus alléchantes les unes que les autres, mais il n’en démordait pas. Il voulait sortir. J’ai donc fini par céder. Je lui ai remis ses bottes à l’endroit, vérifié que son manteau était bien fermé, ai serré les cordons de sa capuche autour de son cou. Aussitôt, il s’est élancé dans le jardin. Je le regardais depuis la fenêtre de la cuisine. Je l’observais. Et c’est là que j’ai vu son manège.
— Quel manège ?
— Il ne s’est pas, comme à son habitude, dirigé vers le toboggan ou le filet d’escalade que Jérôme lui a installé dans le jardin, non, du tout.
— Ah ? Qu’a-t-il fait alors ? demande Madeline, intriguée.
— Vous ne devinerez jamais ! Il s’est dirigé vers mes plates-bandes où je fais pousser mes fleurs. J’ai failli intervenir. Je ne voulais pas qu’il piétine les tulipes et les narcisses qui viennent tout juste d’éclore. Mais, au moment de me précipiter, j’ai vu qu’il faisait, justement, très attention à ne pas les abîmer. Alors, je suis restée là où j’étais et j’ai continué à l’observer. Je l’ai vu ramasser quelque chose et le mettre dans sa poche, puis il a recommencé son geste, encore et encore…
— Qu’était-ce ? Des petits cailloux ?
— Je ne distinguais pas trop d’où j’étais, mais je voyais les poches de son petit ciré se gonfler de plus en plus. Au bout de quelques minutes à peine, il est revenu dans la cuisine. J’ai compris qu’il rentrait parce que sa quête était terminée. Je l’ai accueilli sur le pas de la porte, trop contente qu’il rentre avant d’être complètement trempé. Je lui ai ôté ses bottes et puis son petit ciré et là, au moment où je prenais son manteau en main, j’ai senti, au niveau de la poche, quelque chose bouger, puis lentement, en sortir…
— Qu’était-ce ?
— Un escargot !
— Il avait rempli ses poches d’escargots ?
— Oui. Et ils étaient tous occupés à vouloir recouvrer leur liberté. J’ai regardé Martin et c’est là qu’il m’a dit : « Madame Sophie nous a parlé des escargots à l’école ce matin. Tu sais, maman qu’ils se promènent avec leur maison sur le dos ? » Et il m’a raconté tout ce qu’il avait appris sur ces gastéropodes, le matin même.
Je l’ai écouté et puis je lui ai dit :
— Mais c’est super, ça, mon cœur, tout ce que tu apprends avec madame Sophie ! Puis j’ai enchaîné : mais tu sais, mon trésor, on ne va pas pouvoir les garder à la maison ! Les escargots ont besoin de vivre à l’extérieur !
— Non, non, maman ! m’a-t-il répondu, très sûr de lui, madame Sophie nous a dit qu’on peut les observer à l’intérieur aussi ! On peut les mettre dans un « va, na, vi, nariium », enfin, un truc comme ça… Et leur donner de la salade…
— Un vivarium, mon Loup, mais…
— Oh, maman, s’il te plaît !
Il avait l’air d’y tenir tellement. Je me suis souvenue alors que j’avais remisé, à la cave, l’aquarium dans lequel on avait mis « Maurice », le poisson rouge, mort quelques semaines plus tôt. Mais ça, c’est une autre histoire que je vous raconterai peut-être un autre jour… Et donc, je lui ai dit : « Viens, suis-moi. » Nous sommes allés à la cave, avons remonté l’aquarium. Vous auriez vu ses yeux ! Il était aux anges. Je suis sortie sous la drache chercher un peu de terre et nous avons aménagé un espace de vie pour ces petites bêtes.
— Bon, maintenant, il faut leur donner à manger ! a-t-il alors décrété !
— Et vous savez quoi, Madeline ?
— Non !
— J’ai été jusqu’à sacrifier de jeunes pousses de salade de ma serre pour nourrir des escargots. C’est le monde à l’envers, non ? Mais mon petit bonhomme était si heureux… Et ça, ça n’a pas de prix…
À ce moment, un voile de tristesse passe sur son beau visage et ses yeux hazel s’embuent de larmes. Elle se reprend aussitôt.
— Je parle, je parle, mais je dois y aller.
Elle prend rapidement congé de Madeline et sort précipitamment du manoir. Elle entre dans sa voiture, met le contact et démarre sur les chapeaux de roue. À peine est-elle sortie de la propriété des Gontrand qu’elle stoppe sa voiture sur le bas-côté. Elle n’y voit plus rien, les larmes dégringolent sur ses joues.
***
Elle vient tout juste de passer la porte de sa maison, qu’elle entend le téléphone sonner.
— Émilie, c’est moi. Tu ne répondais pas sur ton portable, alors j’ai tenté le fixe… Quelque chose ne va pas ?
— Mary, j’étais en consultation ! Je ne veux pas déranger mes patients avec des appels intempestifs. Il était en mode silence.
— Oui, mais j’essaie de t’appeler depuis le matin !
— Effectivement, j’ai oublié de réactiver le son… Pfutt… Mary, s’il te plaît, arrête de m’appeler tout le temps comme ça ! Je vais bien, je t’assure !
— Je ne suis pas si sûre… As-tu bien fait de reprendre le travail si vite ?
— Mary, c’est la psy qui m’a dit que j’étais prête et puis, tu sais, ça me fait du bien de penser à autre chose. Enfin, de me forcer à penser à autre chose…
— Bon, OK, mais n’hésite pas, hein ? Si tu as le moindre souci, appelle-moi !
— Oui, Mary, promis… À plus.
Sans même attendre la réponse de sa sœur, Émilie raccroche.
La semaine se poursuit tant bien que mal. Émilie peine à supporter le regard de ses patients, empreints de compassion. La seule à ne pas se comporter de la sorte, c’est Madeline. « Mais c’est logique », réfléchit-elle.
Madeline est une nouvelle patiente, elle ne sait rien de mon drame… Et je me suis bien abstenue de le lui révéler…
***
Ce jeudi-là, le soleil est revenu. Il y a, dans l’air, un avant-goût de la douce saison qui s’annonce, la préférée d’Émilie, celle du renouveau. Elle surprend, en se regardant dans la glace de la salle de bains, l’ébauche d’un sourire se dessiner sur son beau visage. C’est, presque, avec le cœur moins lourd, qu’elle arrive au « Manoir des Roses ». Elle retrouve celle qui est devenue sa patiente préférée, à sa place habituelle.
— Quelle belle journée, n’est-ce pas, Émilie ?
— Radieuse, oui !
— Votre petite famille va bien ?
Émilie n’a pas envie de s’aventurer à nouveau sur cette pente trop glissante. La journée est trop belle, elle ne veut pas l’assombrir avec des souvenirs… Si douloureux. Elle élude :
— Très bien, oui, merci et vous Madeline, quels sont vos projets pour la journée ?
— Ah, mais le jeudi est une journée particulière dans ma semaine, vous savez ?
— Non, je l’ignore, racontez-moi.
— C’est ma journée « petits fours, papotes et ragots ».
— Qu’est-ce donc, ça ?
— Une fois par semaine, nous nous réunissons, mes amies et moi, à l’heure du thé, tantôt chez l’une, tantôt chez l’autre. En principe, ce n’était pas chez moi, cette semaine, mais vu ma chute… Elles viennent tout à l’heure.
— Sympa, ça !
— Oui ! Mais surtout, ce qui est « sympa », comme vous dites, c’est ce qu’on se raconte.
— Ah bon ?
— Oui, je vous explique : au début, c’étaient toujours les mêmes sujets ronflants qu’on abordait… La rougeole du petit fils de l’une ou le souci de l’autre avec sa femme de ménage. Et puis, un jour, je me souviens très bien, c’est Adélaïde qui est venue avec ça…
Intriguée, Émilie demande :
— Avec quoi ?
— Adélaïde adore les ragots, en tout genre, et plus c’est… Hum, croustillant, plus elle aime. Un jour, elle est arrivée presque en courant, essoufflée et toute rouge et nous a dit : « Les filles, j’ai un truc dingue à vous raconter, je tiens ça de Josette (Josette, c’est sa femme de ménage, qui est très amie avec Francine, la femme de ménage des Hubert). »
— Et qu’avait-elle de si « dingue » à vous raconter ?
— Eh bien, la femme de ménage des Hubert, en nettoyant un placard chez ses patrons, y a découvert, au fond, une fausse cloison, derrière laquelle elle a trouvé… Hum, une panoplie un peu particulière : des menottes, un fouet… Vous imaginez ? Je ne vous dis pas l’après-midi succulente que nous avons passée… Alors, depuis, et bien, nous avons instauré une sorte de jeu… C’est à celle qui apporte de quoi savourer ensemble, lors de nos rencontres du jeudi… Et là, je ne parle pas que des petits gâteaux que nous dégustons par la même occasion…
— Ça alors, Madeline !
— Ouiii, et j’avoue, j’adore ! Il y a juste un hic.
— Lequel ?
— J’ai un peu de mal à frayer avec le personnel. J’estime que chacun doit rester à sa place. Je sais, c’est un peu vieux jeu, mais ça vient probablement de mon éducation.
Émilie repense à la conversation qu’elle a surprise entre la cuisinière et l’homme à tout faire de la maison. Il lui vient une idée.
— Je sais ce qu’il vous faut ! Des micros espions !
— Quoi, qu’est-ce que c’est ?
— Ce sont des micros, pas plus gros que des têtes d’épingle, qu’on sait cacher très facilement. Je le sais, parce que mon amie, Suzon, en a placé chez elle… Elle habite un endroit isolé et voulait pouvoir, à tout moment, visionner les pièces de sa maison. Elle se les est procurés sur le net… Et ça ne coûte quasi rien ! Vous voulez que je lui demande les références ?
— Oh oui, ce serait super, comme vous dites !
— OK, je fais ça ! Bon, il faut que j’y aille. N’oubliez pas de faire les quelques exercices que je vous ai montrés, ça accélérera le processus de guérison !
Sur ces entrefaites, Émilie quitte la propriété des Gontrand… Décidément, cette vieille dame lui plaît de plus en plus… Ça lui rappelle qu’elle aussi, elle aimait s’adonner à un certain genre de divertissement, certes, différent… Avec son partenaire de jeux préféré, Ben, son frère… Mais ça fait si longtemps de cela…
***
Les visites qu’elle rend au manoir des roses coupent Émilie de son quotidien terne et sans attrait. Elle apprécie la franchise de la vieille dame et son côté peu conventionnel.
Ce jour-là, lorsqu’elle arrive à la propriété des Gontrand, elle croise, sur le perron, un homme très distingué, un attaché-case à la main. Il la salue et s’éloigne. Lorsqu’elle pousse la porte du boudoir, Madeline ne s’y trouve pas. Elle reste, un moment, interdite sur le seuil, puis entend la voix de la vieille dame qui s’élève derrière elle :
— Entrez, entrez, Émilie, j’arrive.
Elle se retourne et voit Madeline sortir d’une pièce qui semble être un bureau. Elle vient vers elle, s’appuyant sur ses béquilles.
— Nous étions occupés avec notre notaire, Maître Lombard. C’est lui qui va s’occuper de la vente en viager de notre propriété. Mais asseyons-nous.
Les deux femmes prennent place à leur endroit habituel. Une fois installée, Émilie se met à manipuler la cheville de la vieille dame, tout en faisant, elle lui demande, avec étonnement :
— Vous vendez votre propriété ?
— Oui. Vous savez, nous nous faisons vieux, mon mari et moi. Il est temps de décider ce qu’il adviendra du « Manoir des Roses » après nous. Nous n’avons malheureusement pas de descendance, comme je vous l’ai dit. Après mûre réflexion, nous avons choisi d’avoir recours à la vente en viager.
— En viager ? Pourquoi ?
— Nous souhaitons que notre bien se perpétue après nous, qu’il soit la scène de vie d’une autre famille. Nous ne voulons pas qu’il atterrisse dans les mains de n’importe qui, et certainement pas d’une de ces horribles agences immobilières qui s’empressera de tout raser et de construire dieu sait quelle atrocité à la place. Nous voulons donner la possibilité, et c’est là notre souhait le plus cher, à une famille, d’y couler des jours heureux et prospères.
— Oh, quel beau projet ! Mais j’imagine que vous allez demander un capital de départ, disons, substantiel ?
— Oh, vous savez, le capital de départ, c’est juste pour nous rassurer sur le fait que les personnes qui en feront l’acquisition, ne sont pas démunies. Nous ne pouvons pas nous permettre de laisser partir ce bien, sans un minimum de garanties quant à la capacité qu’auront les futurs acquéreurs de maintenir le domaine en l’état.
— Oh, bien évidemment. Mais auriez-vous une idée du montant de ce capital ?
— Nous en avons quelque peu discuté et pensons demander un bouquet situé entre 500 000 et 800 000 euros.
À l’énoncé de ces chiffres, le visage d’Émilie s’illumine.
— Et en ce qui concerne la rente mensuelle, vous avez une idée ?
— Pas encore. Nous y réfléchissons.
Émilie devient songeuse. Madeline voit le visage de sa kiné, si souvent sombre, pour une si jolie personne, s’éclairer.
— Oh, Madeline, je ne sais pas si je peux me permettre… Avance timidement, Émilie.
— Allez-y, dites-moi, l’invite gentiment à poursuivre Madeline.
— Vous voyez, Jérôme et moi, aimerions faire l’acquisition, un jour, d’une belle propriété et y aménager des chambres d’hôtes. C’est un projet qui a vu le jour l’été dernier. Nous étions partis en vacances en Bretagne. Habituellement, nous séjournons à l’hôtel, mais la veille de faire notre réservation, nous avions des amis à dîner à la maison. Au fil de la conversation, ils nous ont dit avoir été enchantés par leur séjour précédent en chambre d’hôtes. Ils ne tarissaient pas d’éloges sur le lieu, mais aussi sur les hôtes, des personnes charmantes, qui se coupaient en quatre pour leur faire plaisir. Ils nous ont convaincus. Nous avons pris contact avec les propriétaires de l’endroit et, au final, y avons réservé notre séjour. Nous n’avons pas été déçus ! Nous y avons passé des vacances extraordinaires. À tel point qu’au moment de quitter l’endroit, mon mari m’a dit :
« Tu sais ce qu’il me plairait de faire plus tard, quand nous stopperons nos activités professionnelles ? »
J’avais déjà compris où il voulait en venir. Je lui ai répondu, tout de go :
« Acheter une propriété qui nous plaise et y faire des chambres d’hôtes.
— Exactement ! »
— Ça alors ! s’exclame Madeline.
— Oui, et puis, il y a autre chose…
— Autre chose ?
— J’ai, contre toute attente, fait, l’hiver dernier, un héritage assez conséquent.
— Ah oui ?
— Oui, d’une vieille tante, du côté de maman, sans enfant, très fantasque. J’ignorais qu’elle m’aimait à ce point. C’est vrai que la vieille dame était charmante et que j’adorais, depuis mon tout jeune âge, me rendre chez elle avec maman. Alors que ses autres petits-neveux semblaient s’y ennuyer à mourir, moi j’appréciais vraiment sa compagnie. Je me souviens de son rituel. Dès que nous avions franchi la porte, elle nous faisait des baisers sonores sur les deux joues, puis nous emmenait dans son salon, tout en nous demandant de nos nouvelles. Elle nous faisait asseoir dans de vieux fauteuils tout usés, aux ressorts cassés, d’où il était difficile de s’extraire, une fois assis. Ensuite, elle nous faisait apporter, par sa bonne, son éternelle limonade maison aux vertus soi-disant médicinales. C’était une vraie purge ! Heureusement, nous avions trouvé un moyen de nous en débarrasser sans devoir la boire !
— Ah oui ? Et comment ça ?
— Nous profitions qu’elle se dirigeait vers son buffet, d’où elle extrayait de vieux albums photos, tout racornis, à force d’avoir été compulsés, pour vider le contenu de nos verres dans le bac à plantes à nos côtés. Et je dois dire que même les plantes ne semblaient pas apprécier le breuvage. J’entends encore grand-tante Emma nous dire : « Je ne sais pas ce qu’il se passe avec ces plantes, mais elles n’ont pas l’air en bonne santé ! »
— Oh, comme c’est amusant !
— Oui, enfin, si on peut dire…
Devant le regard interrogateur de Madeline, Émilie poursuit :
— Attendez la suite ! Ma grand-tante, une fois revenue vers nous, avec un album pris au hasard, l’ouvrait à n’importe quelle page, choisissait une photo, selon des critères connus d’elle seule. Elle restait, ensuite, quelques instants sans parler, concentrée sur le cliché. Nous respections scrupuleusement ce moment. Puis, sans crier gare, elle se mettait à en raconter l’histoire, ou devrais-je dire, une histoire.
— Comment ça, une histoire ?
— J’y viens. Nous l’écoutions, quasi religieusement. Nous étions fascinées par ses talents de conteuse. Car, très vite, malgré mon jeune âge, j’avais compris que tout ce qu’elle racontait n’était qu’invention. Au fur et à mesure de nos visites, je revoyais passer les mêmes photos, déjà commentées auparavant, être le point de départ d’une tout autre destinée… Mais j’avoue que je m’en fichais éperdument. J’aimais trop l’écouter. Chez elle, le temps filait à toute vitesse et, lorsque maman décidait qu’il était temps de prendre congé, ma grand-tante Emma disait : « Je te raconterai Émilie, la prochaine fois, comment… » Maman devait me tirer par la main pour que je la suive. Le moins qu’on puisse dire est que grand-tante Emma avait une imagination hors du commun, mais je parle, je parle… Bref, lorsqu’elle est décédée, j’ai été très triste.
— Oh, et de quoi est décédée votre grand-tante, de vieillesse, j’imagine ?
— Non, du tout ! Sa limonade miracle, et bien, elle contenait de la sauge officinale qui, il est vrai, a des vertus thérapeutiques, mais seulement si on en prend à dose raisonnable. Mais grand-tante Emma en avait fait sa boisson de prédilection et ne buvait rien d’autre… Ça l’a tuée.
— Mais c’est terrible ça dites-moi !
— Oui, horrible, même. Heureusement que maman et moi n’en buvions pas…
— C’est inouï ce que vous me racontez là Émilie !
— Oui, oui, complètement. Ah, pauvre grand-tante Emma… Donc, lorsqu’elle est décédée, quelques jours après l’enterrement, j’ai été contactée par son notaire en personne, qui me demandait de me rendre à son étude. J’y suis allée comme demandé, et là, j’ai appris que j’étais l’unique héritière testamentaire de ma grand-tante. Et, ce que j’ignorais totalement, jusque-là, c’est que ma grand-tante était riche, très riche. Elle avait hérité de la fortune de son défunt mari. J’ai donc, à mon tour, hérité d’une somme rondelette. Mon notaire, maître Lacoste, m’a conseillé de ne pas placer mon argent en banque, mais de faire un investissement immobilier. C’est de loin ce qui, d’après lui, est le plus sécurisant et le plus intéressant. J’avoue que, jusqu’à présent, je ne voyais pas trop bien vers quelle acquisition me tourner… Jusqu’à ce que vous me parliez de votre magnifique propriété.
— Et vous pensez que cet endroit pourrait vous convenir ?
— Je pense, oui. Le cadre est magnifique. Il est très bien situé, pas trop loin de la mer, un peu à l’intérieur des terres. C’est d’ailleurs, la raison pour laquelle nous avons acheté notre maison dans ce coin. Nous voulions élever nos enfants à la campagne et nous donner la possibilité, lors de nos jours de congé, de faire une ou l’autre excursion sur la côte. Bien évidemment, nous ne sommes pas pressés. Nous adorons notre métier, mon mari et moi, mais nos activités professionnelles sont très prenantes. Et on se dit que, le jour où nous aurons envie de lâcher un peu de lest, et bien, ce serait sympa d’imaginer ce projet pour notre reconversion. Maintenant, je ne sais pas si votre propriété nécessiterait beaucoup de travaux, afin de le reconvertir…
— C’est vrai que vous n’en avez encore vu qu’une petite partie…
— Madeline, je peux vous proposer quelque chose ?
— Dites !
— Votre cheville commence à aller beaucoup mieux. Nous allons donc pouvoir passer à l’étape suivante, qui est celle de la revalidation. Nous devons la réhabituer à la marche, mais sans aide ! Plus question de béquilles ! Aussi, je vous propose que lors de mes prochaines visites, vous me fassiez faire le tour du propriétaire.
— Mais voilà qui est une idée excellente ! Nous allons ainsi pouvoir joindre l’utile à l’agréable. Ça vous permettra de vous faire une idée précise de notre bien.
Émilie termine son traitement, alors qu’entre Adrienne, un plateau à la main. Elles sirotent leur boisson, chacune perdue dans ses pensées, lorsqu’Émilie demande :
— Vous pensez que vous pourrez définir rapidement le montant du loyer mensuel ?
— Je vous le promets. Nous allons en rediscuter, mon mari et moi, très prochainement. Je vous tiens au courant.
— Bien, il faut que je file, dit Émilie en se levant.
— Oh, déjà ? s’exclame la vieille dame.
— Eh oui, mes patients m’attendent. Et au fait, c’était comment votre séance de papotages, jeudi dernier ?
— Oh, il faut que je vous raconte, c’est trop cocasse… Mais une autre fois, je ne veux pas vous mettre en retard… Allez, filez.
Émilie, dans un geste qui la surprend elle-même, se penche vers la vieille dame et lui fait un gros baiser sur la joue. Madeline semble tout aussi surprise par le geste de sa kiné, mais alors qu’Émilie se confond en excuses, elle lui dit, un grand sourire aux lèvres :
— Vous êtes vraiment une charmante personne, Émilie.
Cette dernière, encore rouge de confusion, quitte le « Manoir des Roses ». En chemin, elle se perd dans ses pensées :
« Qu’est-ce qui m’a pris de raconter ça ? C’est vrai que nous avions ce projet, Jérôme et moi… Mais c’était… Avant… Avant… L’accident… Et puis, cette histoire d’héritage et de vieille grand-tante originale… C’est du n’importe quoi ! Oui… Mais il fallait bien que je trouve une explication à l’origine de mon argent… Je n’avais pas trop le choix… C’est dingue, quand j’y songe, ça faisait une éternité que je n’avais plus inventé d’histoire… Depuis nos jeux, à Ben et moi, en fait… Plus de 18 ans ! Et là, pouf, d’un coup, cette faculté revient avec un tel naturel ! Comme si j’y avais encore joué hier… »
***
Après sa journée de boulot, une fois rentrée chez elle, Émilie se met à son ordi et pianote à la recherche du site spécialisé sur lequel elle avait, elle-même, commandé des micros espions. Elle se souvenait de son retour à la maison, après son séjour à l’hôpital. Sa maison si vivante, si pleine de bruits, était devenue muette. Seuls lui parvenaient parfois des bruits étranges qui la faisaient sursauter : une porte qui grince, un plancher qui craque. Elle avait pris peur… Elle avait fait des recherches sur le net et fait l’acquisition de quelques-uns de ces micros espions, qu’elle avait placés ici et là dans l’habitation. Au bout de seulement quelques clics, elle retrouve le site et imprime le document.
À ce moment-là, son portable sonne.
« Oh, j’espère que ce n’est pas encore Mary », rumine Émilie. Elle regarde de qui vient l’appel, le nom de Suzon s’affiche.
— Bonjour, ma belle.
— Bonjour, ma chérie.
— Quelles nouvelles ?
— Ça va…
— La reprise du boulot ?
— Pas facile comme tu imagines… J’ai d’abord dû faire face aux regards pleins de compassion de mes patients. J’avoue que c’était ce qui m’était le plus insupportable. Je sais que ça vient d’une bonne intention, mais c’est très lourd…
— Je me doute…. Et tu arrives à te concentrer ?
— Oui, ça me fait du bien, finalement, ça m’empêche de penser, ce qui est une bonne chose.
— Bien.
— Et toi ?
— Oui, ça commence à bien tourner. J’ai une foire le week-end prochain, du côté de Biarritz et je me demandais si tu pourrais t’occuper de Noé. Je peux le prendre avec moi, mais ça ne sera pas très agréable pour lui…
— Mais bien sûr ! Ça me fera super plaisir de m’occuper de mon filleul adoré !
— J’avais peur de te demander…
— Non, je t’assure ! Tu veux que je vienne le chercher quand ?
— Quand tu sais, vendredi, après ton boulot, ça irait ?
— OK, ça marche !
En raccrochant, Émilie ressent quelque chose de très ténu, de très diffus, qu’elle ne parvient pas, dans un premier temps à définir. Elle se souvient qu’en art-thérapie, la psy lui proposait de transposer ses ressentis en images, lesquelles servaient alors de base au processus créatif thérapeutique. Devant ses yeux apparaît tout d’abord un ciel tout noir, lorsque, soudain, une éclaircie l’illumine.
***
Trois jours plus tard, lorsqu’elle arrive chez Madeline, pour son traitement bi hebdomadaire, à peine a-t-elle salué la vieille dame, que celle-ci lui demande :
— Alors Émilie, vous avez toujours envie de visiter notre maison ?
— Oui, plus que jamais ! répond celle-ci avec un entrain qui la surprend elle-même. Mais auparavant, tenez, lui dit-elle.
Elle lui remet le document qu’elle a imprimé quelques jours auparavant. Devant le regard en points d’interrogation de la vieille dame, elle s’explique :
— Ce sont les références et les prix des micros dont je vous avais parlé, vous vous souvenez ?
— Oui, bien évidemment ! Oh, c’est palpitant ! J’ai hâte qu’ils soient installés. Ça va pimenter mes journées !
« Ah ça, pour les pimenter, ça va les pimenter, ça va même être sacrément piquant ! » sourit intérieurement Émilie.
Sur ce, Madeline plie le papier, le met dans la poche de son gilet, se lève, se met à faire quelques pas et dit :
— Regardez, Émilie, sans béquilles !
— Bien, très bien, Madeline ! Faites quelques pas devant moi, afin que je vérifie votre posture.
Madeline obtempère.
— Ça a l’air bon, on peut y aller, mais doucement, hein ? Au fait, je peux faire des photos ? C’est pour montrer à mon mari !
— Oui, bien évidemment, faites !
Madeline se dirige alors à petits pas encore hésitants, dans le hall. Elle s’arrête et frappe à la porte située à côté de son boudoir. Une voix un peu bourrue lui répond : « Entrez. »
Madeline pousse la porte. Son mari est assis à son bureau, devant son ordinateur, des piles de documents bien rangées, à ses côtés.
— Je ne te dérangerai pas longtemps, Henri, c’est juste que je fais visiter la maison à Émilie.
Le vieil homme lève les yeux de son ordi. Sa voix s’est radoucie et un sourire s’affiche sur ses lèvres, quand il dit :
— Oui, oui, bien sûr, faites, je vous en prie…
« Son changement de ton est-il en relation avec le fait que Madeline lui a fait part que, peut-être, Jérôme et moi serions intéressés par l’achat en viager du manoir ? … Et que cette éventualité l’agréerait ? » extrapole la jeune femme.
Elle suit Madeline dans la pièce. Celle-ci est spacieuse. Ses murs hauts supportent, sur trois côtés, des étagères qui s’élèvent jusqu’au plafond. Une échelle coulissante y est accrochée, permettant d’accéder aux étagères du haut. Elles sont aussi imposantes que celles du château qu’elle avait visité lors d’une escapade avec Jérôme et Martin. Comment s’appelait-il déjà ? Ah oui, le château de Serrant. Elle parcourt rapidement des yeux les rayonnages. Visiblement, ils ont été organisés par époque.
— Eh oui, vous lisez bien, Émilie, l’interpelle gentiment Madeline. Toute l’histoire se trouve dans ces rayonnages et, plus particulièrement, l’histoire de France. C’est la passion de mon mari, qui en a fait son métier, puisqu’il était professeur d’histoire à l’université.
— C’est impressionnant, s’exclame Émilie, tout en continuant à laisser ses yeux vagabonder sur les étagères.
Elle remarque alors que tout un rayon a été dédié à une catégorie à part. Un long frisson lui parcourt l’échine, lorsqu’elle en lit l’intitulé : « Les grands meurtriers à travers l’histoire. »
Elle a envie d’en savoir plus, mais la voix de Madeline s’élève :
— Venez voir, Émilie, la vue que l’on a d’ici !
Émilie se sent tout à coup gênée de s’être montrée si curieuse.
Elle rejoint aussitôt la vieille dame près d’une des trois belles portes-fenêtres. La vue que chacune d’entre elles donne à voir est époustouflante, quelle qu’en soit la direction. Elle en profite pour vérifier l’état des huisseries. C’est un réflexe qu’elle a acquis lorsqu’ils ont décidé, son mari et elle, d’acheter une maison. C’est elle qui s’est occupée de tout, à l’époque. Elle faisait des recherches sur les biens mis en vente, aussi bien par les agences que par les particuliers. Elle programmait les visites et avait même trouvé, sur le net, une liste exhaustive des critères à évaluer avant de se lancer dans une acquisition. De fait, elle savait d’emblée, à présent, où porter son regard et comment faire une évaluation à la fois rapide et objective.
« Cette pièce est tout à fait parfaite », conclut-elle. « Je ne sais pas encore la destination que je lui attribuerais, mais sûr, je trouverais… »
Émilie se met à canarder le bureau avec la fonction « appareil photos » de son portable. Elle choisit différents angles de vue et vérifie ensuite la qualité de ses prises, dans la galerie. « C’est dingue comme on peut faire de bonnes photos avec ce petit engin. Une vraie révolution dans le monde de la photographie. Plus besoin de se trimballer avec tout un attirail pour parvenir à faire de bons clichés… Enfin, sauf pour les perfectionnistes et les professionnels, bien sûr… » s’enchante-t-elle.
— Nous poursuivons notre visite ? demande alors Madeline.
— Oui, allons-y.
Elles quittent toutes les deux le bureau d’Henri. Madeline ouvre d’autres portes dans le hall et commente la visite :
— Ici, les toilettes, là, un placard de rangement, là, la buanderie… Émilie a vite fait d’en faire le tour. Tout est parfait, rien à redire, à la fois fonctionnel et en très bon état. Elle prend soin de faire des photos de chacun des endroits visités.
— Bien, nous allons maintenant aller voir de l’autre côté du hall. Ce faisant, Madeline ouvre une double porte qui donne sur une salle à manger, elle-même suivie par un salon. La pièce aux hautes huisseries est baignée de la lumière matinale. Le bas des murs est recouvert de boiseries, les plafonds sont ornés de moulures et de rosaces. Les fenêtres comportent des volets intérieurs rétractables, en chêne. De chaleureux tapis persans ornent le parquet en chêne. Dans les deux pièces, les meubles de pur style Louis XV ont été recouverts du même taffetas de soie, bordeaux et doré, que les rideaux. Émilie est sous le charme.
— C’est vraiment magnifique, dit-elle. Qui a fait la déco ?
— Oh, en fait, la déco, c’est mon dada. J’aurais pu en faire mon métier. J’ai d’ailleurs longtemps songé à reprendre des cours en architecture d’intérieur. J’ai fait l’histoire de l’art, mais n’ai jamais travaillé. J’ai rencontré mon mari alors que j’étais aux études. Il terminait son doctorat. Nous nous sommes mariés très vite. Henri tenait, de ses aïeux, cette propriété et souhaitait que nous nous y installions. Dès le départ, c’est moi qui me suis occupée de la décoration. Bien sûr, celle-ci a évolué au cours du temps et a été refaite à plusieurs reprises. Ce que vous voyez date de l’an dernier. J’ai voulu tout refaire. J’ai trouvé un artisan local qui a tout réalisé selon mes souhaits.
— Oh, Madeline, on peut dire que vous êtes très douée, c’est tout simplement superbe !
— Merci, vous êtes gentille. Venez, on poursuit la visite. Bien, vous avez déjà vu la cuisine, nous allons donc passer à l’étage.
Madeline précède Émilie dans le grand et majestueux escalier central. À l’étage, un vaste hall de nuit dessert cinq chambres.
— Chaque chambre dispose de sa propre salle de bains, commente Madeline, mais allez-y, entrez, faites comme chez vous.
Émilie visite chacune des chambres. Elle est sous le charme. À l’instar des pièces du bas, tout y est parfaitement harmonisé, tant au niveau du mobilier que des objets de décoration, des tapis, des tentures. Les salles de bains sont, quant à elles, à la pointe de la modernité et du confort. Émilie jubile intérieurement : « Serait-ce possible que tout ça m’appartienne un jour ? Je pourrais même, de cette façon, envisager ma reconversion plus tôt que prévu… » Puis, consciente de son engouement prématurément excessif, elle se sermonne : « Oui, mais ne nous emballons pas trop vite, comme dit l’adage : il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs ».
— Voilà, dit alors Madeline. Il reste le grenier, mais je vous laisse y aller seule. Je me sens fatiguée, je vais m’asseoir sur cette liseuse. Allez-y, je vous attends ici.
Elle joint le geste à la parole.
Émilie grimpe les marches qui accèdent au dernier étage de la maison. Elle y découvre un vaste grenier qui fait toute la superficie du bâtiment. Elle se sent aussitôt plongée dans l’univers édulcoré d’un de ses livres d’enfants qu’elle affectionnait tant. Elle est « Martine », lorsque l’héroïne de la bande dessinée découvre les trésors cachés que recèle le grenier de la maison familiale. Émilie fait quelques pas dans la pièce. Des meubles et des bibelots ont été relégués là, en attente d’une décision quant à leur devenir. Elle y découvre des canapés, des meubles, recouverts de plastiques transparents, des malles, des coffres, des tringles portant des vêtements protégés par des housses. Elle vérifie l’état de la charpente. « En très bon état », constate-t-elle. Elle s’apprête à quitter les lieux lorsque son regard est attiré par un objet situé sous une pente du toit, placé là, comme s’il y avait été dissimulé, caché. Elle en distingue les formes, qui lui font d’emblée penser à quelque chose de bien précis. Elle s’en approche. Au fur et à mesure qu’elle avance, elle discerne de mieux en mieux de quoi il s’agit. Le meuble est recouvert d’un grand drap. Elle le soulève et découvre un magnifique berceau de style Thonet, garni de dentelles à l’ouvrage délicat.
Elle reste, un instant, interdite. Que fait ce berceau ici ? À qui appartient-il ? Madeline lui a dit ne pas avoir eu d’enfant… En y repensant, elle se souvient exactement des termes que la vieille dame avait utilisés lors de leur conversation. Elle lui avait confié ne pas avoir eu la chance d’élever des enfants… Cela signifiait-il que Madeline avait été mère, mais que son enfant n’avait pas vécu ? Serait-il possible que cette charmante dame ait partagé la même douleur qu’elle, à la mort de son unique enfant ? Elle se sent subitement très mal. Elle peine à refreiner ses larmes. Ne pas penser à ça, surtout pas ! Elle ferme les yeux et s’oblige à se concentrer sur sa respiration, comme elle l’a appris lors de ses séances de méditation de pleine conscience, se recentrer sur l’ici et maintenant. Au bout de quelques instants, elle se sent mieux. « Je dois redescendre, sinon Madeline va se demander ce qu’il se passe », se hâte-t-elle.
Lorsqu’elle arrive au niveau de la vieille dame, celle-ci la regarde. Son visage a changé. Il est devenu grave et ses yeux sont emplis de tristesse.
— Vous l’avez vu n’est-ce pas ?
— Oui.
— Il n’a malheureusement pas eu l’occasion de servir, mais venez, ne restons pas là.
Madeline se lève et redescend vers son boudoir. Malgré son port toujours altier, la vieille dame semble s’être tassée, « sous le poids d’un souvenir trop lourd à porter », pense la jeune kiné. Émilie la suit. Une fois installée, Madeline sonne sa domestique et lui demande de leur apporter leurs boissons habituelles. La gouvernante sortie, Madeline se confie.
— C’était il y a longtemps, maintenant, très longtemps même, mais, à chaque fois, le souvenir ravive des moments très douloureux.
Émilie ne veut pas l’interrompre.