Et le coq chantera trois fois - Hélène Cevin - E-Book

Et le coq chantera trois fois E-Book

Hélène Cevin

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Beschreibung

Épuisée par une existence monotone, Victoria rêve de se libérer des rôles standardisés de la société : fille modèle, mère irréprochable, amie loyale, employée parfaite. Aspirant à une évasion totale, elle quitte la France pour suivre son fils Hugo au Portugal, où il débute ses études. À Setúbal, Victoria s’immerge dans une nouvelle réalité, dégustant chaque instant comme une aventure inédite. Mais cette exploration de l’inconnu comporte ses risques. Chaque rencontre l’entraîne plus loin sur un chemin incertain, chaque instant lui dévoile une nouvelle vérité. Quels secrets et périls ce voyage lui réserve-t-il ?

À PROPOS DE L'AUTRICE

Influencée par la poésie, les livres de développement personnel et les romans policiers, Hélène Cevin se lance dans l'écriture pour scénariser des personnages et des événements de sa vie quotidienne, s'inspirant de ses propres expériences.

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Hélène Cevin

Et le coq chantera trois fois

Roman

© Lys Bleu Éditions – Hélène Cevin

ISBN : 979-10-422-4322-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Arrêtons d’être des copies qu’on forme.

Préface

Déphasée, dé-phrasée et déjantée

Arrêtons d’être des copies qu’on forme. C’est le titre de ma première notification sur les réseaux sociaux, jusqu’à ce que ce précepte résonne plus fort que tout.

Qui ne se réveille pas un matin en pensant : « aujourd’hui, je veux prendre ma vie en main ».

Victoria. Ce prénom évoque pour beaucoup force et courage. Gloire et triomphe. Réussite et respect. Nous sommes prédéterminés, dès la naissance, à devenir ce que les autres ont toujours voulu que nous soyons. À commencer par le prénom que nos parents nous attribuent… Avant que nous ayons le temps de pousser notre premier soupir.

Géniteurs souvent influencés par une soirée TV, où télé-réalité et séries policières sont à la croisée des Larousse des prénoms. Papa, en grignotant des chips saveur barbecue, entend un « Vic » crié par une commissaire de Police qui fait appel à son médecin légiste, sur une scène de crime. Maman s’extasie devant un jeune fessier brésilien dénommé « bunda1 » sur ses magazines people, fièrement mis en scène sur les bords d’une piscine appartenant à un baron de l’Amour et dont le surnom se finit par la lettre A, symbole d’exotisme.

Ils ont pensé quelques secondes que les deux sons réunis, présageaient d’un avenir radieux et sans embûches à leur progéniture, autoproclamée déesse du nouveau monde média.

Or, Victoria, marquée par son mémoire de dernière année universitaire sur l’EZLN (Mouvement des rebelles zapatistes pour libérer les indigènes du Chiapas au Mexique) et par ses lectures sur la révolution uruguayenne au temps de Pepe Mujica, a physiquement plus l’allure d’une jument haute sur pattes à la crinière emmêlée, que de Miss Brésil. De plus, tout ce qui se rapportait au milieu médico-légal et aux défilés de maillots de bain n’était pas son dada.

Héritière d’une nette tendance à l’exagération, elle profite de ce « qu’en dira-t-on » pour y glisser sa devise du jour : « en avant toutes ! » et hisse ainsi, tel un soldat se préparant à aller au front, le drapeau que toute guerrière arbore et assume fièrement. Il symbolise son triomphe pour une « Victoria » non encore remportée.

Il revêt alors une douce saveur dans ses pensées… Et au-delà de ce que ce slogan présage en termes de connotation féministe, il est destiné avant tout à proclamer le changement, tel le lancement d’une catapulte chargée d’un boulet prêt à exploser l’avenir de « badaboums » fulgurants. Parfois configuré en mode boomerang (Victoria ne maîtrise pas trop les nouvelles technologies !), la charge désaxe la tête du politiquement correct et lui revient en pleine face.

Les parents ne saisissent pas toujours la complexité de la nature humaine : nous tendons à nous émanciper de ce qui nous a été imposé par eux, puis par eux et encore par… Eux ! Oui, ingrats et rebelles, parfois nous voulons juste désobéir. Revendiquer notre appartenance à nous-mêmes devient notre obsession.

Ces oppositions et interrogations continuelles nous confrontent à une lutte intérieure permanente. Sans entrer dans la psychologie de comptoir (Jung en profiterait pour y glisser sa théorie de l’ego et me proposerait sa cure analytique), on cherche souvent une excuse auprès de facteurs extérieurs : la société, les entreprises, la famille, bref les autres.

Nous remettre en question serait un signe de faiblesse. Cet aveu de culpabilité romprait l’équilibre naturel des choses, qui consiste à penser que c’est la faute des autres. Nous sommes tous des « Valmont » dans les liaisons dangereuses, quand le vicomte déploie sa célèbre tirade : « ce n’est pas ma faute ». Ce qui a valu à Mme de Tourvel et à la Marquise de Merteuil de rester sur le carreau. Mais on ne connaît pas la vie sans se casser un peu la figure. À défaut de goûter le piment et de rester sur sa peur d’étouffer, ne peut-on pas seulement l’apprivoiser et toucher ainsi de près la sensation piquante d’avoir au moins essayé ?

Certains d’entre nous, dès lors qu’une introspection plus poussée s’impose, parviennent à briser cet équilibre. Beaucoup la qualifient plus communément de pétage de câble, apparentée depuis cette dernière décennie au burn out (en anglais, cela renforce le diagnostic !). Il s’agit d’un phénomène de plus en plus répandu parmi notre génération post-soixante-huitarde, héritière du grand bazar foutu par des géniteurs soucieux de nous léguer les vestiges de leur crise d’adolescence. Cependant, personne n’a les outils pour ranger la chambre et y dégager des encombrants. Malheureusement, il n’est pas non plus toujours possible de trouver le chemin de la déchetterie seul. Il est difficile de décider de quoi faire de cet héritage bâtard et, pourtant, certains veulent comprendre avant de renoncer…

Victoria, poussée par le lourd legs de son prénom, a bien eu envie d’ouvrir la porte verrouillée, afin de reprendre le flambeau rebelle de ses aïeuls. Au moment où ma plume s’emporte, l’envie d’un smiley malicieux s’inscrit fièrement en fin de phrase. Comme l’illustration d’un enfant se préparant à transcender les règles de vie, une petite main baladeuse se glisse dans la bonbonnière quelques secondes avant l’annonce du dîner familial.

C’est à cause de l’appel des bonbons, chargés de doux souvenirs sucrés et interdits, qu’un matin d’octobre le smiley malicieux fit son apparition au bureau de poste. Victoria tendit à la conseillère commerciale (autrement appelée dame du guichet) les deux recommandés qui allaient rajouter un peu de foutoir à une chambre trop bien rangée. Quand on fait le ménage, on peut dépoussiérer ce qui est déjà propre ou découvrir des choses tellement bien cachées, qu’on les découvre avec les yeux de l’enfant de la bonbonnière.

Dégagée d’un lourd fardeau, mais dont la chute au sol sera brutale, les conséquences de cet appel au changement ne seront pas immédiatement perceptibles. Les dégâts causés par cette forte envie de sucré se feront sentir, bien avant le doux plaisir d’imaginer la vie la main dans le sac de bonbons et bien après avoir cédé au doux péché de la gourmandise…

Mais avant cela…

Chapitre I

Le premier chant du coq

I.1

Vocalises matinales

12 avril 2018

— Maman je ne trouve pas mes lunettes ! hurle Thomas.

Ce matin-là je réalise que la terre est bien ronde, mais que je mettrais bien une tête au carré à ces maudits binocles, s’ils ne se manifestent pas en moins de trente secondes… Les précieux finissent par apparaître sous une commode que je ne dépoussière pas régulièrement depuis la naissance de mon deuxième garçon, mon petit Thomas, quinze ans, mais déjà immensément grand. Un physique imposant, avec des proportions de joueur de rugby, mais un amour inconditionnel pour le football. Ses petites lunettes rondes, sur ce que je qualifie debouille de bébé, lui confèrent une allure sérieuse. Ce qui est le cas. Le moins cogné du casque de la famille, l’enfant prodige destiné au cursus « maths sup » à huit ans. Je pourrais prétendre, avec une certaine fierté non contenue, qu’il tient de Maman, mais ce serait faux. Jamais de grands discours avec Thomas : juste pragmatique et factuel.

Pratique et peu salissante, ma maison ne me rend pas esclave des tâches ménagères. Ce qui m’arrange bien. Je priorise les activités ludiques avec mes petits géants. La poussière, bon vent ! Pas le temps d’être au four et au moulin ! J’avoue que je suis plutôt moulin que four, une bonne préparation cuisinée enchante mes soirées, dégagée de mon sentiment de culpabilité par le temps consacré à la pâte à sel, au monopoly, aux parties de foot et aux histoires du soir contées en pleine journée…

Tous nos matins sont rythmés par ce cérémonial : « je ne retrouve pas ci, je ne retrouve pas ça ». Il s’applique évidemment aussi à moi-même : au moment du grand départ matinal, quand les clefs de la voiture se volatilisent comme par magie. Le mode « stress max » est activé, accentué de surcroît par le cliquetis de mes talons sur le parquet, lorsque je dois courir pour les chercher, alors qu’elles sont déjà sur le contact. Je reste focalisée sur chaque seconde perdue, ce qui m’empêche de me concentrer sur l’objet mystérieusement disparu : « je vais me prendre le bouchon du centre commercial… Pas le temps de passer au tabac-presse… J’oublie le café avant mon 1er rendez-vous client… » sans compter les commentaires des deux élèves en retard à l’arrière du véhicule :

— Ohhh M’man du calme, elles sont quelque part comme d’hab !

Rythmé par ces pensées hautement anxiogènes, je finis par hausser le ton sans savoir pourquoi. Est-ce pour marquer une déception et une colère que je ne souhaite pas refouler ?

— Punaise, où sont ces misérables binocles ? Je vais péter un câble (smiley diable violet) !

Les influenceurs dégotés sur les réseaux sociaux nous prodiguent des pseudos bons conseils en psycho zen et surtout de la mauvaise conscience. En dépit de mon instinct maternel, qui est censé me guider, ma boussole se fixe sur ces phrases lues la veille, au moment où je suis emmitouflée sous la couette avec une tisane camomille-tilleul. Qui n’a jamais lu ces articles de psychologie féminine, qui nous font culpabiliser d’avoir haussé le ton devant nos chérubins ?

On sait pourtant tous que l’agressivité ne résout rien. Pour autant, mon envie de beugler et d’envoyer se faire voir les belles phrases douces et bienveillantes lues la veille au soir, est plus forte que tout. Mais au moment d’atteindre cet état de transformation colérique et verdâtre (tel Hulk en pleine mutation), qui aurait abîmé mon beau tailleur d’assureur et mon teint lumineux :

— Trouvées !

La pression retombe. Ambiance sereine en voiture sauf quand je découvre dans le cartable d’Hugo (première couvée de la fratrie), une quantité remarquable de goûters non ingérés, trônant en miettes entre les livres et les stylos. Qui n’a jamais eu le bonheur exaltant de ramasser les restes d’un fond de cartable, de sucer ensuite ses doigts d’un air dépité, faute de Kleenex au moment des faits ? (Je n’avais rien contre le petit goût madeleine chocolat qui me rappelait mon enfance). Qui n’a jamais eu l’expérience d’un stylo Bic sans capuchon, laissant passer tous les détritus nuisibles à la vie d’un élève ? Pourquoi ce détail n’est-il pas dans le manuel de parent en première page ?

Pardon, les manuels se font rares. Désormais, tout est sur internet. J’aurais dû simplement taper le mot clef range ton sac, sur mon moteur de recherche, pour éviter qu’Hugo se retrouve ennuyé par une brioche à la fraise collée dans son livre d’histoire et qu’il rate alors la leçon sur « Marie Antoinette qui se fait couper la tête pour moins que ça »… Ce constat m’a donc conduite à la lourde réflexion suivante : « met des bananes, des pommes ou un saucisson sec la prochaine fois… Ah non la banane va s’écraser et coller partout, la pomme va finir en compote… et… Les profs vont lui piquer le saucisson prétextant les nouvelles règles de diététique imposées par l’établissement. Ils seraient capables de s’empiffrer à l’apéro en trinquant à la santé de la maman d’Hugo », (smiley diablotin rouge).

Mes pensées, absorbées par cette problématique de fond, m’incitent à employer les grands moyens et non des moindres : plus de goûter ! Comment ne pas y avoir songé plus tôt ? S’ils se sont accumulés au fil des mois, c’est parce qu’il ne les mange pas, donc c’est qu’il n’a pas faim, donc… Le temps de finir cet abyssal raisonnement, j’arrive à mon travail.

Fière de résoudre une fausse problématique, j’esquisse un sourire triomphant en ouvrant fièrement la porte du lieu qui me sert de gagne-pain, comme si j’avais déjà remporté une première bataille. La gloire matinale que je commençais tout juste à ressentir est vite retombée. À peine arrivée, Karl s’empresse de me faire les deux bises traditionnelles du matin, avec les phrases copiées-collées de la veille :

— Salut Victoria, ça va, en forme ?

À cette sacro-sainte question de bienséance sociale, à laquelle on répond souvent sous format automatique, je rétorque sans grande conviction et avec nonchalance un simple :

— Oui, merci Karl, et toi ?

— Aussi, merci…

Mais cette fois vient s’ajouter un imprévu de bureau, comme un air de rébellion qui se fait sentir jusqu’à la machine à café du premier étage, qui ne parvient pas à camoufler l’odeur de la curiosité malsaine.

— Dis-moi, t’as un petit air détaché en ce moment, comme si tu pensais à autre chose, t’es sûre que tout baigne, Victoria ?

Il me vient l’envie de répliquer : « tu m’en diras tant », ou un « pourquoi si j’avais envie de sauter de la fenêtre du premier, tu masserais mon coccyx ? », ou un « j’adore l’idée de vendre des contrats d’assurance jusqu’à l’âge du déambulateur pour employés de bureau… C’est cool on se ferait des tops-là de pieds métalliques… »

Mais saisie d’une paresse verbale, sachant que ma salive allait vite devoir réagir dans les dix prochaines minutes (et ce pour une durée de 7h23 non-stop) à ma répartie commerciale avec mes clients, je lâche un petit : « Mi-oui mi-non ».

Je suis fière d’avoir tenu ma langue dans ma poche tout en maintenant le doute, et d’avoir ainsi préservé mes relations de travail, en évitant de m’engouffrer dans les méandres de la langue française.

Karl est un collègue discret et toujours serviable, voire galant. J’aime autant ce côté mystérieux de sa personnalité que ses blagues entre deux clients. Je n’ai pas envie d’être désagréable. Il n’y est pour rien dans l’histoire des binocles perdus et des miettes de brioches. Un jour, je penserai à lui demander s’il veut m’accompagner en afterwork, pour sortir des sentiers battus.

Je prends ma tasse encore fumante pour regagner mon trône de conseillère, celui de la Reine-mère de l’Assurance, au sens propre et au sens figuré. Une entreprise de taille, mais le tailleur était en phase de découdre ce qu’il avait cousu depuis des années de labeur, se demandant parfois si le format sur mesure n’était pas désuet.

Après moult cérémoniaux de bonjours matinaux avec mon équipe, je reste enfin seule devant mon écran lumineux. Subitement, celui-ci devient terne et opaque. Je ne parviens plus à entrer mes codes d’accès, chacun de mes gestes instinctifs s’évaporant comme les nuages que je vois défiler depuis ma fenêtre de bureau. C’était comme si le temps de la bonbonnière était réapparu. Karl avait visé juste, mais je ne le savais pas encore. J’allais bientôt l’apprendre à mes dépens.

***

Il faut dire aussi que je l’avais bien cherchée cette situation de « mi-oui, mi-non » :

Quelques mois auparavant, Hugo a eu une révélation quant à son cursus postbac. Il a décidé de s’exiler dans notre cher pays de sang : le Portugal. Depuis son intérêt précoce pour l’histoire (initié au stade embryonnaire), il lui semblait évident que son orientation prenait la forme d’une épopée du peuple lusophone. Le Roi Afonso Henriques l’avait appelé dans son sommeil. Il partait donc en expédition, presque en croisade, sur les traces de ses ancêtres et de son ADN, répondant à l’appel du Roi et détrônant mon statut de Reine, étant en retard de huit cents ans pour l’épouser. Portugaise de sang, j’avais omis de lui transmettre la langue de nos aïeux, supposément par flemme de léguer à ma progéniture un fardeau que je jugeais pesant.

Une version officielle explique également mon choix : l’automatisme verbal lié à la facilité de ne plus me casser la tête en rentrant chez moi. À tort ? Oui. Mea culpa ? Oui. Sentiment de mauvaise mère ? Non. J’attendais sans doute naïvement qu’une pluie de vocabulaire portugais tombe sur lui, ou bien que l’empire portugais qui, jadis (il y a plus de cinq cents ans), détenait la moitié du globe, décide d’annexer aussi notre maison et force l’apprentissage de la langue à mon rejeton. Je divague, mais c’est en repensant à ce manquement incontrôlé que les choses ont très vite pris une nouvelle tournure.

Il y avait une condition sine qua non à l’accomplissement de sa mission, susurrée dans son sommeil par le Roi Afonso :

Passer le fameux concours d’entrée à l’Université d’histoire…

Le Saint Graal est plus difficile à dégoter que dans les films d’Harrison Ford. Les grands rochers obstruant les portes de sortie ne sont pas en pierre. Ce sont d’autres formes de Rock qui vous tombent sous le nez de façon aléatoire et massacrante : les employés de l’administration lisboète !

Quelques mois plus tôt, Hugo avait entamé une discussion sérieuse sur son avenir, mettant les deux pieds dans le plat :

— M’man, faut qu’on parle.

— Oui, quoi ? Rien de grave au moins ?

— Non, rien de grave, je pars au Portugal après le bac pour étudier. Je ne sais pas encore comment on va gérer la situation… Mais il nous faut un plan solide !

En trois minutes chrono (le temps de cuisson d’un œuf à la coque), j’avais échafaudé le plan d’attaque pour briser la coquille sans détruire son contenu. Mon cerveau était tellement en ébullition qu’il semblait cuire l’œuf par télétransmission. Je n’ai pas ri jaune, je ne suis pas devenue blanche. Je suis restée couleur coquille, comme à l’accoutumée. Face à toute situation délicate, nous sommes des durs à cuire.

Le « ON va gérer » m’intrigue. Il m’implique et chamboule mes plans de rester tranquille chez moi, bien au chaud avec mon chauffage au sol, mes zinzins magazines, mes clients réclamants et mes charmants collègues… De rentrer à la maison, enfiler le legging de Zumba qui me rappelle qu’il faut arrêter les apéros charcuterie-fromage et les caïpirinhas. Sans compter les sorties du week-end en mode 48 h chrono, autant sur les rotules que sur le bitume. Et si je passais à côté du Prince charmant en décidant de quitter ce loft story ? J’ai bien quelques prétendants sous le coude dont je n’ai pas eu le temps de m’occuper ces derniers temps, malgré les remarques constantes de mes chères amies qui me rappellent ô combien l’horloge tourne !

— Je vais y réfléchir. Fais-moi confiance, ON va trouver une solution.

— Je te fais confiance, M’man, t’es la reine des plans D…

Nous avons déjà utilisé les B et le C dans d’autres situations similaires, mais moins contraignantes en termes de distance : lors de mon divorce huit ans plus tôt, quand j’avais racheté ma propre maison (étrange cette notion de racheter ce qui nous appartient, mais je suis nulle en maths alors je fais confiance à ma banquière et à mon avocate. Je suis comme elles, nos métiers sont connotés arnaques. Je reste donc solidaire de leur dépouillement à mon égard, sans broncher).

— Bien sûr qu’ON va trouver, mon chéri. Dors sur tes deux oreilles.

Je veux lui léguer un œuf dur demain, avec des paroles cuisantes, malgré toute l’effervescence et le frémissement que cela produira. Je vais créer un nouveau climat familial en constante ébullition. Le feu allumé sous ma fraîche pondaison de dix-sept ans et demi ne s’éteindra plus. Le poussin deviendra coq. Je décide de l’accompagner à son premier chant…

Le lendemain soir, j’annonce sans détour à mes poussins l’échafaudage du plan D. Comme ça, de but en blanc. Plus de temps à perdre : les braises de la veille sont encore chaudes et donnent l’aplomb de pouvoir revêtir le costume du diable dans la peau : les yeux enflammés avec la cape de super diablesse et la fourche en cas de résistance verbale de leur part… Le tout sous fond musical inspiré du métal allemand tant convoité par mes chérubins : Rammstein, « Du Hast ». Dois-je écouter la voix de l’ange ou du démon ? De la sagesse ou de l’audace ? De la couardise ou de la prise de risque ?

Pour le premier chant du coq, il s’agit d’une sage décision. Maman poule a pris le temps de la réflexion et ne féconde rien à la légère sans en mesurer toutes les conséquences. Elle ne mettra pas en péril l’équilibre fœtal pour sa bonne évolution. Je ne suis pas championne de la gestation rapide de toute façon. J’en ai encore la trace sur mes hanches, le poids de l’œuf ayant craquelé ma peau, quelques jours avant l’éclosion de mes poussins.

Une pluie de bonbons s’était abattue sur ma tête. C’étaient sûrement ceux au caramel dur modèle météorite, que mes parents achetaient en Espagne, quand on traversait la frontière au mois d’août pour rejoindre notre mère patrie. Ceux qui font de gros trous dans les dents jusqu’à ce qu’une carie attaque le cortex préfrontal, responsable de nos coups de folie. Le caramel aurait-il mieux fait de m’assommer ?

D’après les spécialistes, c’était déjà trop tard. J’étais rongée par la tentation de la bonbonnière depuis longtemps, et ce, jusqu’au cervelet. Mais faute de n’avoir jamais fait de psychanalyse freudienne ni jungienne, cela est resté sans réponse. Se faire prendre la main dans le sac restera sans doute un fantasme inassouvi. Quand nous étions enfants, mon frère Gabriel et moi allions en famille chez tata Natalia. J’étais excitée à l’idée de fourrer ma main dans la bonbonnière orange modèle pomme (j’aurais préféré un modèle citrouille pour la contenance, mais les marketeurs de l’époque n’avaient pas encore de Master en design bonbonnière), sans savoir quel bonbon allait être tiré au sort. Il paraît que l’on garde le syndrome du plaisir de la découverte à vie.

Une question brûlante restait cependant en suspens :

— Alors M’man ON fait comment ? s’inquiète Hugo.

— Bon asseyez-vous, j’ai un plan.

— Ah je m’en doutais !

— Je crains le pire ! rétorque Thomas.

— Demain je passe une annonce.

— De ?

— On vend la maison et ON peut réaliser nos projets !

Eux deux en symbiose :

— Hein ? Mais t’es sérieuse ? On va vivre où ?

— Si tu te demandes comment tu vas te débrouiller au Portugal, c’est évidemment pour savoir si c’est réalisable financièrement n’est-ce pas ?

— Euh, oui, M’man… Et ?

— Je pense que la réponse est simple : si ON vend la maison, ON peut réaliser tes projets, oui ou non ?

— Bah, c’est un peu radical là quand même ! réplique Thomas, tentant de modérer le coup de folie.

— Je n’ai aucune idée de combien coûtent des études à l’étranger. Votre père n’en sera pas non plus garant, vu le haut standing de sa nouvelle vie en Polynésie française. Je prends donc les devants. Il faut payer un loyer, des frais de scolarité, et le reste. La bourse d’études, n’y comptez pas. L’argent ne doit pas être un frein à votre avenir. Toi Thomas, dans deux ans, ce sera aussi ton grand départ. Je dois anticiper vos besoins et y subvenir, du moins les premiers temps.

Ils restent un peu abasourdis à cette idée.

— Du coup, ON habiterait où en attendant ? s’interroge Thomas.

Me voilà soudain à repenser à ma chambre d’ado. À moi, en vieille fille dans mon lit de cent-vingt centimètres à barreaux, avec Moumoun, mon doudou en laine, tricoté de mes propres mains à l’âge de 10 ans.

Je replonge trente ans en arrière, pour me fondre dans mes doux souvenirs de ce village de bord de mer, près de La Rochelle, dont les vagues ont bercé mon enfance. J’hume encore l’odeur enivrante des algues à marée basse et je me remémore tous les bons moments passés sur notre kayak avec Gabriel.

D’ailleurs mes parents y vivent toujours. Les enfants les appellent Mamie et Glouglou, en référence au dindon qui trônait jadis dans le jardin, parmi les canards et les poules.

Je reprends le fil de notre conversation après cette parenthèse nostalgique :

— Chez Mamie et Glouglou bien sûr.

— Et que fait-on de toutes nos affaires ? s’inquiète Thomas.

Il est vrai qu’au fil des années, nous avions accumulé quelques bricoles. Même si la maison semblait vide, c’était en raison de sa taille et de ma façon de tout fourrer dans les placards intégrés.

— Mais enfin, tu ne vas pas revivre chez tes parents M’man ?

Cette hypothèse de tout sacrifier, y compris mon équilibre personnel, me fait faire une moue qui laisse deviner un oxymore déroutant : un « si » apparenté à un « non ». Si, je vais le faire. Non, l’idée ne m’enchante pas. Je sais que mes chers poussins ne sont pas non plus enthousiastes. Cependant, c’est leur seul statu quo pour s’autoproclamer coquelet étudiant.

Hugo et Thomas se jettent alors dans mes bras, à la fois par Saudade2 de repenser à la maison du bonheur qu’ils vont quitter et où ils ont tant de fabuleux souvenirs, à la fois pour me remercier du sacrifice ultime : celui de retourner chez ses parents quand on est une vieille poule.

La maison avait été surnommée « maison du bonheur » par tous les amis et visiteurs occasionnels. Elle était le lieu idéal pour un café rapide ou une conversation de quartier. C’était également un lieu de fête : sa taille invitait aux soirées dansantes. Les copains arrivaient souvent à l’improviste avec des quiches, des chips, des bouteilles de vin, et les déhanchés se poursuivaient à plein régime jusqu’à l’épuisement.

Une maison vivante, de laquelle se dégageait une profusion de chaleur humaine. C’était ce dernier point que nous craignions de larguer. On peut tout avoir matériellement dans une vie, mais ce sont toujours les moments vécus qui restent gravés, pas le service en porcelaine de tante Natalia.

Les visites s’enchaînent, et la vente de lamaison du bonheur se conclut juste au moment où Hugo se prépare à partir pour sa nouvelle destinée. C’est sans compter sur la dernière idée brillantissime de leur maman poule et de ses quelques rebondissements non maîtrisés. On sait d’où on saute, mais on ne sait ni où ni comment on atterrit.

Le jeu de la catapulte est déclenché. Très joueuse et aussi quelque peu casse-cou et quitte à me faire plumer, je prévois de leur annoncer mon projet après la soirée raclette du samedi. Cette fois-ci le fado bouleversant de Catarina Wallenstein « o Prece » (traduction : la prière), adoucira mes arguments de diablotine pour les guider vers un chemin dramatique et poétique, rendant le moment à la fois solennel et théâtral (un héritage de Mamie, maître dans l’art des annonces ultimes à la manière de Carmen) :

— J’ai bien réfléchi à ce que nous allons faire et comment procéder en détail.

— Il faut qu’Hugo trouve un logement là-bas. s’inquiète à nouveau Thomas.

— Oui en effet, s’il fait son service civique européen à Setúbal, nous devons lui trouver un studio. Mais on regardera les petites annonces plus tard.

Hugo s’était inscrit sur une plateforme permettant aux bacheliers de travailler quelque temps dans un pays étranger avec un partenariat français. Il avait réussi à dégoter cette mission à Setúbal pour huit mois.

Setúbal est une péninsule située au sud de Lisbonne qui ne fait pas rêver que les dauphins. Un petit coin de paradis très convoité pour ses plages de sable fin, ses montagnes verdoyantes, son eau transparente, sa production locale (vin, huile d’olive, crustacés, poisson…). Elle est séparée de la capitale par deux ponts : le premier est celui du 25 avril, qui part du célèbre quartier de Belém (avec ses délicieux pasteis de nata si célèbres dans le monde entier), ressemble au pont de San Francisco. Le deuxième reliant Setúbal au quartier du Parc des nations de Lisbonne (où eût lieu l’exposition universelle de 1998) par le pont Vasco de Gama, le deuxième plus long d’Europe avec ses dix-sept kilomètres de parcours au-dessus du Tage.

— C’est-à-dire M’man ? Je pars bientôt. Dans trois mois ! Je dois commencer les recherches.

— En fait, je vais profiter de la vente de la maison et de ton départ pour prendre un congé sabbatique de quelques mois.

— Super idée M’man ! Oui, fais une pause, pense à toi et voyage un peu, dit Thomas enthousiaste.

— Tu viens à Lisbonne avec moi ? lance Hugo, étonné.

— Oui ! Je vais donc trouver un logement pour nous deux pour septembre. Ensuite, on aura le temps de trouver ton nid douillet à Setúbal pour novembre. Je connais mal le pays de mes origines, je veux le découvrir.

Ne connaître que mon petit village de cent-vingt-trois habitants, situé au Nord-Est du Portugal, c’était comme si j’avais toujours mangé des