Et si le hasard n'existait pas - Roland Carascossa - E-Book

Et si le hasard n'existait pas E-Book

Roland Carascossa

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Beschreibung

Vincent, le voyou au cœur tendre, et Marie, l’avocate au charme irrésistible, voient leur destin basculer après une rencontre inattendue. Une série d’aventures cocasses les entraîne dans un tourbillon imprévisible.


À PROPOS DE L'AUTEUR

Membre du jury du Livre Inter en 2017, Roland Carascossa a exercé diverses professions, de la banque à la presse. Et si le hasard n’existait pas est le résultat de ces multiples expériences.

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Roland Carascossa

Et si le hasard n’existait pas

Roman

© Lys Bleu Éditions – Roland Carascossa

ISBN : 979-10-422-1700-6

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Tu n’es plus là où tu étais

mais tu es partout là où je suis.

Victor Hugo (1802-1885)

La jeunesse n’est pas une période de la vie,

elle est un état d’esprit, un effet de la volonté,

une qualité de l’imagination, une intensité émotive,

une victoire du courage sur la timidité,

du goût de l’aventure sur l’amour du confort.

On ne devient pas vieux pour avoir

vécu un certain nombre d’années ;

on devient vieux parce qu’on a déserté son idéal.

Les années rident la peau ;

renoncer à son idéal ride l’âme.

Les préoccupations, les doutes,

les craintes et les désespoirs

sont les ennemis qui, lentement,

nous font pencher vers la terre

et devenir poussière avant la mort.

Jeune est celui qui s’étonne et s’émerveille.

Il demande, comme l’enfant insatiable « Et après ? »

Il défie les évènements

et trouve la joie au jeu de la vie.

Vous êtes aussi jeune que votre foi.

Aussi vieux que votre doute.

Aussi jeune que votre confiance en vous-même

aussi jeune que votre espoir.

Aussi vieux que votre abattement.

Vous resterez jeune tant que vous serez réceptif.

Réceptif à ce qui est beau, bon et grand.

Réceptif aux messages de la nature,

de l’homme et de l’infini.

Si un jour votre cœur allait être mordu

par le pessimisme et rongé par le cynisme,

puisse Dieu avoir pitié de votre âme de vieillard.

Samuel Ullman

Mot de l’auteur

Tout ce que j’ai pu écrire

Je l’ai puisé à l’encre de tes yeux

Francis Cabrel

Malheureusement, parfois l’encrier était vide.

***

Durant ces dix dernières années, j’ai pu écrire quatre romans. Celui-ci est celui qui a le plus souffert, car écrit au tout début, puis délaissé, renié, ridiculisé, remplacé dans mes espoirs et mes certitudes par un autre, lui aussi ignoré quelques mois plus tard, puis évincé à son tour par d’autres personnages, d’autres aventures.

Aujourd’hui, mes trois autres romans, récurés, pomponnés, bouclés, attendent impatiemment le clic d’une souris désireuse de les délivrer d’une icône déguisée en PDF, en écoutant Serge Reggiani chanter « Le temps qui reste ». Mais combien… combien de temps encore ?

Juillet 1987

Marie,

Je m’appelle Vincent. Ne cherchez pas, je ne fais pas partie de votre nébuleuse polluée de relations professionnelles, mondaines ou sentimentales sur laquelle vous régnez sans concession. Je ne suis pour vous qu’un parfait inconnu croisé il y a un peu plus de deux ans, un matin d’hiver à Paris sur un quai de métro. Certes, ce rappel peut vous sembler bien tardif, mais deux années m’ont été nécessaires, d’abord pour apaiser, puis éduquer un esprit voué à l’ignorance et à la désolation. Vous êtes avocate, aussi vous appeler Maître eût été certainement la règle conforme à toute bienséance, mais cela nous aurait, dès le début de cette correspondance, placé inéluctablement à des niveaux différents ; j’entends par là, vous en « Maître » et moi en requérant. Sachant que vous excellez dans ces rapports, il est bien sûr hors de question que je me plie à cet artifice qui vous attribuerait une illusoire autorité.

Je dois cependant vous avouer, en toute humilité, que vous êtes la source de mon incroyable métamorphose. Sans vous, je serais certainement resté cette épave, ce rustre ignare, grossier et violent à qui vous avez aimablement souri. Je n’étais pas prédisposé à devenir l’homme que je suis aujourd’hui. Je vivais de larcins et de mauvais coups pour le compte de gens pour qui le respect et la compassion étaient des signes de faiblesse. Cette violence affichée avec démesure par souci de dissuasion me faisait parfois regretter mes séjours en prison. La vie y était simple, j’y avais mes habitudes et quelques amis. Mon casier judiciaire et mon physique engendrant le respect, j’y trouvais cette illusoire reconnaissance tant bafouée à l’extérieur. Libéré le matin même après avoir partagé pendant huit mois une cellule de vingt mètres carrés avec deux pauvres types trahis par une alarme malheureusement installée après les reconnaissances d’usage, je cherchais à retrouver d’anciens acolytes susceptibles de pouvoir m’aider à me renflouer quelque peu. Mon allure, ma tenue et mon vocabulaire ne laissaient planer aucun doute sur ma situation du moment ; ceci dit, la vôtre non plus. Souvenez-vous… Hiver mille neuf cent quatre-vingt-quatre, il y a un peu plus de deux ans ! La neige rendait glissant le quai de la station du métro Saint-Jacques, une des rares stations parisiennes à quais ouverts. Je pourrais reproduire au bouton prêt la tenue que vous portiez ce jour-là. Un manteau noir nonchalamment ouvert, malgré le froid, sur une robe suffisamment fendue pour laisser deviner la douceur d’une peau à peine démasquée par un bas tendu. Un serpent d’or fin enserrait votre cou pour plonger la gueule ouverte dans l’échancrure insolente de votre pull-over, gobant entre vos seins une perle noire criblée d’un empierrage de petits diamants ; parée de bottines à talons hauts, vous étiez d’une élégante et troublante sensualité. Albert, un vieux monsieur, peinait à avancer sur le quai enneigé. Tout en le gratifiant d’un sourire bienveillant, vous l’avez saisi par un bras avant qu’il ne glisse pour l’aider à monter dans le wagon. Je me tenais de l’autre côté de ce vieil homme, et bien qu’indifférent à ses difficultés, j’ai saisi rapidement son autre bras afin de rester proche de vous. Le métro était bondé, mais pour qu’il puisse s’asseoir vous avez ridiculisé quatre jeunes voyous en usant d’un esprit de dérision et d’un langage peu conforme à votre prestance. Je restai béat d’admiration devant votre sulfureuse attitude de délinquante mondaine, stupéfait qu’une femme affichant autant de distinction puisse dégager autant d’impudence. Vous deviez certainement dissimuler vos émotions derrière l’arrogance de votre regard gris bleu. Nerveux et mal à l’aise, je guettais l’occasion d’intervenir dans l’espoir de me valoriser à vos yeux, du moins le pensais-je alors, mais les quatre voyous cédèrent en riant face à votre aplomb. Un peu plus tard, à la sortie du métro, vous m’avez remercié pour ma présence qui vous aurait, paraît-il, rassurée et encouragée à affronter ces vauriens. Puis, certainement par politesse, vous m’avez posé quelques questions sur mon quotidien. Ayant du mal à l’époque à aligner plus de trois mots sans y intercaler les inévitables grossièretés qui viennent combler un vocabulaire défaillant, je suis resté muet, pétrifié de timidité et de crétinisme. Vous m’avez parlé durant encore quelques minutes, remercié de nouveau, encouragé, puis vous êtes sorti de ma vie. En vous regardant vous éloigner, je prenais conscience de la grisaille de mon existence puisqu’elle se prolongerait sans vous. De notre furtif entretien, je n’avais retenu que trois choses : Vous vous appeliez Marie, vous habitiez Montpellier où votre père dirigeait un cabinet d’avocats, vous terminiez vos études de droit. Notre rencontre a enflammé mon subconscient, depuis je partage avec vous une cohabitation virtuelle. Vous revoir m’était devenu une véritable obsession. Deux longues années m’ont été nécessaires pour chasser ces démons qui hantaient mon esprit. Certaines personnes de votre entourage jugeraient certainement notre rencontre inconvenante. En effet, si votre cursus est brillant, le mien reste illusoire. Votre famille possède un patrimoine inestimable, mon découvert bancaire ne m’autorise aucun caprice. Vos relations sont nanties et, pardonnez-moi, quelque peu infatuées, les miennes sont insolvables et bien peu recommandables. Si vos amours, bien que distingués et dociles, manquent de passion, les miens sont évaporés et frivoles. Pourtant, de telles disparités n’empêchent pas nos rêves de se croiser. Vous fêtez ce soir l’anniversaire de vos trente-quatre ans, entourée de vos amies, de quelques relations professionnelles et d’une horde de soupirants empressés, agités d’impatience. Vous êtes assurément la célibataire la plus convoitée de ce microcosme qui encombre votre quotidien. J’imagine sans difficulté tous ces mâles, au summum de leur arrogance, tenter de soudoyer votre attention par un marivaudage grand-guignolesque. Mon tempérament aguerri et rebelle s’accommode assez mal de ces panachés d’ambiance hétéroclite. Je vous souhaite néanmoins de passer une agréable soirée. Sans être un féru d’histoire, vous me faites penser à ces favorites qui répartissaient les rôles et distillaient les plaisirs. Cependant, je ne pense pas que votre ego se gonfle des flatteries de votre cour, je crois plutôt que le jeu vous amuse. Votre assurance, les angoisses, vos exigences les tourmentent, vos désirs les affolent. Je reste admiratif devant la manière dont vous jouez de leurs faiblesses, et consterné de constater cette affligeante résignation qu’ils vous manifestent. À l’affût du moindre bruissement de vos soupirs, ils en perdent leur force d’âme. Il est vrai que vous abusez d’un charme vénéneux qui, une fois infusé, annihile toute résistance. À la fois sentimentale et garce, angélique et impudique, votre impertinence fascine, votre sensualité ensorcelle. Vous êtes faite de vice et de vertu, vous jouez de passion et de débauche. Mais la femme que vous laissez apparaître au travers de ces simulacres de muse ou de femme fatale s’oppose à cette grandeur d’âme qui vous anime parfois et vient ternir cette invisible solitude qui vous entoure.

Ces préambules ont sans doute dû vous agacer, n’y voyez ni critique ni calomnie, mais simplement votre image telle que vous la cultivez avec un malin plaisir. Soyez toutefois rassurée, comparée à mon existence, vous êtes un parangon de vertu. N’allez toutefois pas vous méprendre sur mes intentions, vous séduire ne rentre bien évidemment pas dans le cadre de mes projets. J’espère seulement que votre curiosité ne résistera pas à la tentation de découvrir comment quelques brèves paroles des plus banales, prononcées à la sortie d’un métro, ont eu raison d’un esprit naïf, ignare et barbare, et détourné un destin sur le point de rendre l’âme.

Quelques mois après vous avoir croisée, j’ai rencontré Valentin. Ce fut la seconde rencontre déterminante de mon existence. Il m’enseigna la force et le pouvoir de l’esprit, et me traça le chemin pour atteindre mes rêves. À sa grande surprise, je n’avais qu’un seul rêve, qu’un seul espoir… vous revoir ! Je vous ai dépeinte comme une icône, une madone apparue sur un quai un soir d’hiver, une chimère torturant mon âme et hantant mes nuits. Il vous a alors déboulonnée du piédestal sur lequel je vous avais peut-être trop rapidement hissée, pour vous réincarner en avocate d’apparat pour faire plaisir à papa, jouant de son diabolique pouvoir de séduction afin d’assujettir les esprits vulnérables qui émasculent la plupart des hommes. Mais il rajouta toutefois que ce côté indomptable que vous affichez ostensiblement, devait certainement dissimuler une sensibilité qui vous encombrait, voire une faiblesse qui vous trahissait… Il avait raison ! Valentin m’a alors inculqué des règles de vie et des valeurs dignes de l’éducation d’un prince. À raison d’un livre par semaine, suivi de son exégèse, j’appris que la foi en soi était le fondement de toute réussite. Je prenais plaisir à démêler ces intrigues littéraires qui mènent au pouvoir, et ces complots qui le défont. J’y ai découvert le mystère et le pouvoir des femmes, les ferments de la trahison, les spectres de la jalousie. Après m’être durant plusieurs mois illusionné de fictions, Valentin me fit enfin découvrir la réalité du monde, son lot de convoitises, de médiocrités, d’immoralités, de misère et de corruption. Chaque voyage me renforçait. Chaque départ m’éloignait de vous. Mais j’avais, paraît-il, le cœur encore trop tendre pour affronter vos humeurs et vos jeux d’esprit. Puis étonnement, au fil de nos périples, votre présence se fit plus discrète. Je ne vous oubliais pas, je vous délaissais. La terre entière grouillait de femmes aux regards effrontés, aux sourires charmants, aux corps embrasés, à l’esprit vif et endiablé. La vie devenait un jeu, et le monde un éden. Vous étiez devenue une femme parmi tant d’autres, mais je vous devais ma métamorphose et je tenais à vous le faire savoir. Je suis donc parti un jour à la recherche d’une jeune femme se prénommant Marie, ayant fait des études de droit à Montpellier, et dont le père dirigeait un cabinet d’avocats. Vous trouver fut chose facile, pénétrer votre bulle également. Je vous ai trouvé suffisante, mais paradoxalement pourvue d’une grandeur d’âme que vous dissimulez derrière un orgueil démesuré. Sans vouloir faire preuve d’indiscrétion, puisque de toute façon vous l’affichez sans pudeur, je trouve que vous perdez trop souvent le fil de vos histoires d’amour. Pensez à mettre un marque-page entre deux chapitres de votre vie sentimentale, vous y retrouverez peut-être quelques soupirants égarés. Vous êtes riche, brillante, séduisante… mais votre solitude vous pèse ! Vous papillonnez et butinez sans prendre le temps de vous attarder sur les dégâts causés dans l’esprit des hommes que vous détruisez par indifférence, après les avoir comblés de fausses espérances. Mais je peux les comprendre, surtout si votre libido se montre aussi espiègle que votre esprit. Certains de ces imbéciles en rut seraient prêts à abandonner femmes et enfants en échange d’un serment d’exclusivité. Ils ignorent qu’ils vous lassent avec leurs avant-goûts de bonheur, leur jalousie, leur génuflexion, leur bienséance, leur conformisme. Ils rêvent de vous mettre en cage et de vous couper les ailes. Seulement, voilà, vous êtes une rebelle, une intrigante, une passionnée, une épicurienne, une aventurière. Je vous conseillerais toutefois de faire preuve d’un peu de retenue, car le temps qui s’écoule vous est préjudiciable. La précarité de votre sex-appeal vous rend en effet sensuellement biodégradable.

Si vous trouvez que cette lettre est un ramassis d’indiscrétions, de commérages, de médisances et de calomnies, alors déchirez-la sans aucune hésitation avant de retourner vous cloîtrer dans votre tour d’ivoire. Si vous souhaitez par contre approfondir quelques remarques ou sous-entendus qui vous auraient troublée, alors appelez-moi, je serai ravi de pouvoir vous aider à satisfaire votre curiosité.

Vincent

***

Tout en marchant, Marie relisait pour la troisième fois ce condensé d’injures reçu ce matin. Qu’un parfait inconnu, un voyou, voire peut-être un maître chanteur, ait pu percer quelques failles de sa personnalité, l’agaçait profondément. Mais qui donc était ce type, se disait-elle, qui se permettait de la juger sur un ton délibérément impertinent et donneur de leçons ? Jamais personne ne s’était permis de l’interpeller ainsi… Mathilde, peut-être !

Ses amies l’adoraient, ses collaborateurs l’estimaient, ses adversaires la redoutaient, ses amants la décevaient, sa famille la supportait. Marie régnait sur son monde en imposant ses règles, sans trop se soucier des dégâts occasionnés par une assurance farouche, une audace déconcertante, ni de l’encombrement de ses frasques sentimentales. Pourvue d’un esprit acéré, volontaire et brillant, Marie se montrait en général peu disposée à la complaisance, encore moins à la clémence. Pour elle, chaque passé méritait son présent, donc demain dépendait forcément d’aujourd’hui. La faiblesse et la médiocrité n’étant pas gravées dans les gênes, de l’apprenti au patron, chacun pouvait vivre ses passions ; il fallait juste vaincre ses doutes et sa peur, assumer ses choix, ses erreurs et ses échecs.

Tentée dans un premier temps de déchirer cette lettre, Marie s’en ravisa rapidement. Que ce type veuille la sauter après l’avoir croisée… pourquoi pas ! Qu’il utilise, pour tenter d’arriver à ses fins, un stratagème du genre paumé qui reçoit la révélation sur un quai de métro… c’est nul, mais original ! Par contre, étaler ainsi sans vergogne des médisances sur des pseudorelations adultères menant au burn-out familial, voire au divorce, la rendait folle de rage. Mais ce qui l’exaspérait le plus était cette part de vérité intercalée habilement entre les lignes. Persuadée que faire fi de ces propos la laisserait à portée d’injures de ce pervers anonyme rôdant autour de sa vie, le rencontrer, par contre, lui permettrait de mettre un visage sur ce condensé de diffamations, d’en connaître ses sources afin de les confondre, et de dissuader vivement ce type de toute récidive. Elle ne fera qu’une bouchée de ce mythomane… du moins le pensait-elle alors !

***

Juillet 1987

Montpellier quelques jours plus tard

Une chaleur accablante, moite et suffocante écrasait la ville en ce début d’été, incitant les flâneurs à longer la partie ombragée des rues piétonnes de l’écusson, centre historique de la ville. Vincent avait privilégié le calme de la place Saint-Roch et l’ombre de ses pins centenaires, pour inviter à déjeuner son ami d’enfance fraîchement retrouvé : le docteur Louis Servat. Inséparables de la maternelle au collège, puis séparés lors de l’exode des pieds-noirs après l’indépendance de l’Algérie en mille neuf cent soixante-deux, les deux amis se retrouvaient enfin, à l’initiative de Vincent, une vingtaine d’années plus tard. Louis avait grandi dans un milieu familial avide de reconnaissance, pressé de gommer au plus tôt cette image de rapatriés qui les stigmatisait. Si le déchirement restait cruel, la famille en fit rapidement le deuil. Comme tous les gens simples, honnêtes et réservés, les parents de Louis lui inculquèrent des règles et des valeurs bien trop embarrassées d’humilité et d’asservissement. Au début du repas, Louis se montra discret sur ses sentiments, il paraissait presque heureux. Vincent pensa pourtant qu’il avait la consistance d’une ombre, et qu’il était en proie à d’indicibles tourments. Plus petit que Vincent, trapu et bedonnant, le teint pâle, le regard fatigué, les cheveux noirs frisés coupés courts, d’une élégance ordinaire, il restait discret, la bouche serrée. Une musique animée enjouait les ruelles. Sur la table, une bouteille de vin rosé trempait dans un seau plein de glace. Mais ils ne buvaient pas, ils se regardaient en souriant, cherchant entre deux rides leurs visages d’enfants. Vincent évoqua le premier les souvenirs heureux de leur entrée en sixième au lycée Lamoricière d’Oran, des cours de catéchisme en l’église du Saint-Esprit dominant la place de la Bastille, des premières filles et de leurs prénoms démodés. Puis il écouta longuement, avec émoi, son ami lui raconter en détail son arrivée en France métropolitaine, l’indescriptible cohue sur les quais du port de Marseille, son tumultueux trajet en car jusqu’à Nice, ville où son père s’était vu proposé un poste de chef comptable dans une grande banque nationale. Il s’exprimait avec nostalgie et effroi, d’un accent pointu, comme sorti d’un film. Un petit rire timide lui échappait parfois. Passant laconiquement sur une adolescence visiblement dominée par la prépotence maternelle, Louis poursuivit son récit par une jeunesse étouffée de tendresse, passée à épier une vie familiale isolée du reste du monde. Une mention très bien au bac lui permit de quitter enfin le giron familial pour poursuivre de brillantes études de médecine à la faculté de Marseille. Interne, il y rencontra Clara, sa merveilleuse épouse qui, par convenance, immola sa maîtrise d’histoire de l’art sur la table à langer de leurs deux enfants. Abordant ensuite de manière pisse-vinaigre les sacrifices financiers imposés par l’ouverture de son cabinet médical, il s’appesantit de façon mercantile sur les longs et difficiles mois qui en suivirent, avant de pouvoir se constituer enfin une clientèle digne de ses compétences et de ses ambitions. Soudain, tout son corps se crispa et des larmes coulèrent de ses yeux. Il parut hésiter, puis revint en vainqueur pour décrire ce magnifique chalet situé dans les Alpes du sud, acquis au prix d’interminables journées passées à écouter battre des cœurs faiblissant et à pronostiquer d’alarmants taux de cholestérol, voire d’artères condamnées à une urgente désobstruction. Cuirassé alors d’une froideur apparente, il fit part à Vincent de son soulagement de pouvoir rester seul à Nice, alors que sa famille passait tout l’été à la montagne à l’abri du chalet familial. Il profitait de ce célibat estival pour se consacrer davantage à ses patients. Il n’aimait pas l’été. La ville se trouvant envahie de hordes de touristes bruyants et irrespectueux, il préférait la fraîcheur et le calme de son cabinet à ce bord de mer surpeuplé. De toute façon, il était hors de question de prendre en consultation, sauf urgence bien sûr, un de ces touristes irrespectueux et pressés, vêtu d’un short et de tongs, parsemant du sable dans le cabinet sans la moindre gêne. Il avait bien eu aussi quelques occasions de pouvoir participer à certains congrès internationaux, mais l’idée même de voyager l’angoissait profondément. Il ne semblait à l’aise que dans l’oubli des autres, mis à part ses patients bien évidemment. Louis mit fin à ses confidences, non sans pouvoir s’empêcher de dénombrer les multiples options de sa dernière voiture.

— Voilà Vincent ! Tu vois, j’ai une vie vertueuse et irréprochable. Tu dois sans doute me trouver casanier, mais détestant les imprévus, je suis méthodique et rigoureux. À toi, maintenant… j’ai hâte de savoir ce que tu as fait durant toutes ces années.

— Cela va sans doute te paraître stupide, mais en t’appelant Louis, j’aurais l’impression de m’adresser à un inconnu. J’ai beau fouiller désespérément dans les souvenirs de mon enfance, je n’y trouve pas le moindre Louis à qui parler. Nous étions voisins, j’entendais ta mère crier ton nom à longueur de journée : Loulou par-ci… Loulou par-là ! Je frappais à ta porte dès le matin et nous partions en courant retrouver nos copains devant l’école. Nous partagions les mêmes jeux, les mêmes amis, passions nos vacances ensemble sur les plages de Bouiseville, baratinions les mêmes filles à la sortie de l’église le dimanche matin. Fils uniques, nous étions plus que des frères. Durant la dernière année de la guerre d’Algérie, nous jouions aux résistants, un pistolet à plombs dans la poche. Puis vint la signature des accords d’Évian, l’indépendance pour les Algériens et l’exode pour nous. Parqués comme des chiens sur le port avant de pouvoir embarquer pour cette traversée qui allait nous séparer pour la première fois de notre vie, j’ai hurlé ton nom jour et nuit jusqu’à en perdre la voix, mais j’appelais Loulou… pas Louis ! Une fois arrivé en métropole, j’ai vécu des moments difficiles où, bien souvent, le ridicule et le cocasse atténuaient le tragique. Parfois, du fond de mes galères, recroquevillé la peur au ventre dans une planque douteuse, ou allongé dans la promiscuité d’une cellule, dans mes errances nostalgiques je murmurais ton nom… Loulou ! Tu vois… Louis… c’est pas gagné !

— Tu devras t’y faire, Vincent. Une fois débarqués à Marseille, mes parents pensèrent, à raison, que m’appeler Louis plutôt que Loulou, me faciliterait une intégration qui s’annonçait difficile. À Oran, les diminutifs de prénoms étaient légion. À Nice, pour faciliter notre assimilation, nous devions nous débarrasser de certaines habitudes jugées trop exubérantes : Le parlé fort, certaines expressions, l’accent… Loulou !

— Je comprends. Malheureusement pour moi, cette évidence ne m’est apparue que bien trop tardivement. À ma décharge, je dois dire que nous n’avions pas la même vision du monde. Tu assurais ton avenir, tandis que je tentais de survivre à mon quotidien. Ta vie semblait programmée par avance, tu n’avais qu’à en suivre le tracé en respectant les points de contrôles imposés par tes parents : diplômes, mariage, enfants, plan épargne, patrimoine immobilier. Pas le moindre écart susceptible de mettre en péril ce bonheur, pourtant bien fragile à t’entendre l’évoquer.
— C’est ce que tu as ressenti ?
— Oui. Je n’ai perçu aucun enthousiasme dans tes propos, aucun désir, aucune ivresse, aucun projet, aucun rêve. Tu affiches un bonheur trop parfait qui me paraît en totale discordance avec les mots employés, ton regard révélant par contre de douloureuses éraflures.
— C’est incroyable. On ne s’est pas vu depuis vingt ans, et tu me juges sur la base de quelques paroles qui ne s’harmoniseraient pas avec ma vie telle que tu la ressens…
— Pardonne-moi. Je fais preuve d’indécence… on va en rester là !
— Surtout pas, Vincent… C’est bien triste à avouer, mais tu es dans le vrai ! Ma remarque n’est en rien un reproche, bien au contraire. Je suis simplement surpris par cette perspicacité qui te fait découvrir au travers de quelques confidences tous les paradoxes de ma vie. Je n’ai jamais pu faire une introspection objective qui m’aurait sans doute permis d’entreprendre une thérapie. Qui sait, peut-être pourrais-tu m’aider…
— C’est ridicule ! Je viens de passer plus de vingt ans à écumer les bouges et les prisons de ce pays. J’étais l’homme de main d’inquiétants malfrats, la plupart des flics me connaissent. Franchement, Loulou, je suis certainement le plus mal placé pour te donner des leçons de vie. Oublie ce que je t’ai dit.
— Je t’en prie, Vincent… nos retrouvailles sont peut-être une chance pour moi, une opportunité inespérée, une véritable providence ! N’ayant aucun véritable ami, je n’ai jamais pu confier mes états d’âme à personne. J’ai besoin de savoir à quoi je ressemble… s’il te plaît !
— Vois-tu, j’ai traversé une bonne partie de ma vie sans espoir et sans garantie du lendemain. Cette précarité quotidienne m’a donné goût à l’improvisation. C’est pourquoi je n’envie pas l’austérité imposée pour de trop lointains projets. Je pense que tu subis un quotidien qui te ronge. D’année en année, tes souvenirs se ressemblent, seul varie le nombre de bougies sur les gâteaux d’anniversaire de tes enfants. Chaque année au volant d’une nouvelle voiture, tu roules à vie sous garantie. Tu passes depuis dix ans deux week-ends d’été à la montagne, même date, même côté du lit. Je suppose que tu invites ta femme à dîner invariablement dans le même restaurant deux fois par an, pour la « Saint Valentin » et pour votre anniversaire de mariage. Ta vie privée est encombrée de monotonie, ta vie professionnelle est peuplée de malades vieillissants. Ton avenir est à l’image de ton passé. Il se pourrait que tes réveils t’angoissent, que tes jours te pèsent, que tes soirées t’oppressent. Tu programmes tes journées à l’excès pour éviter tout contretemps que tu serais incapable de gérer. En vivant ainsi, tu te prives des faveurs que le hasard met à ta disposition. Certaines circonstances d’apparences anodines comme une clé oubliée, un réveil qui ne sonne pas, un simple accrochage, un train raté peuvent provoquer des rencontres déterminantes et parfois changer radicalement le cours d’une existence. Une raison corrompue par un manque d’audace engloutit les rêves, alors que nos convoitises sont source d’énergie. Je pense que ta vie est un âcre désenchantement. Voilà ce qui transpire de tes confessions Loulou. Tu t’y retrouves… ou pas !
— Je partage en partie ton analyse, mais je suis surpris d’être aussi transparent. Si tu arrives à pénétrer mes failles aussi facilement, je suppose que certains de mes patients ont pu le faire également lors de nos entretiens. Il est vrai que l’inconnu m’effraie. J’ai besoin de certitudes, mais rêver ne ferait qu’aggraver mes angoisses. Je vais t’avouer quelque chose d’horrible… je me déteste ! Je suis pleutre et docile, une sous-marque, un label déprécié de la médecine. J’ai bien tenté de me tirer de cette torpeur, mais j’ai dû renoncer par manque de volonté et de courage. Je ne trouve rien à dire à mes enfants, je ne touche plus ma femme depuis longtemps, je ne suis bien que dans mon cabinet.
— Dans ton cabinet, le pouvoir t’appartient. Personne ne peut te contredire, c’est toi qui décides pour les autres. Tu ne risques aucune contradiction, toute erreur de diagnostic est invisible, et en cas de complication, un spécialiste prendra la relève. Les gens viennent te voir pour être rassurés, ils te respectent, ils te remercient. Ton sentiment de supériorité est à son paroxysme, alors qu’à l’extérieur, tu te sens vulnérable. C’est une forme de paranoïa.
— Je n’avais jamais encore parlé de mes angoisses à personne. Ni à mes parents, encore moins à ma femme. C’est humiliant de vivre perpétuellement dans l’inquiétude de l’inexplicable.
— Rien n’est figé à tout jamais… j’en suis la preuve vivante ! Pauvre d’esprit, je ne possédais rien. Mes lendemains dépendaient du bon vouloir de mes commanditaires. Je rognais les déchets qu’ils me jetaient en se marrant. J’étais une cloche, une aubaine pour des salauds qui ne voulaient pas se salir les mains. Un tour dans une belle voiture, quelques francs dans la poche, et je me prenais pour le parrain. Quelques tapes dans le dos et j’exécutais avec zèle de basses besognes.
— Pourtant, à te voir et à t’entendre, tu fais preuve d’une assurance qui en impose.

— Tu te souviens, Loulou… ce mois de juillet 1962 ? La canicule qui s’abattait sur le port d’Oran faisait fondre le bitume par endroit. Nous étions parqués comme des bestiaux dans l’attente d’un hypothétique embarquement. Je revois encore ma mère pleurer, assise sur une valise contenant sa jeunesse, ses souvenirs, sa misère, le missel de ma première communion, la carte d’identité de mon père, exécuté deux ans plus tôt dans une sombre affaire de règlement de compte entre activistes de l’O.A.S. Était-il ce courageux résistant adulé par mon grand-père, ou bien ce voyou flamboyant, coureur de jupons, amour ineffaçable dans le cœur de ma mère. L’inconscience de ma jeunesse m’empêche à cet instant de disséquer mes sentiments. J’ignore alors que mon destin se grippe, que cet exode censure mes illusions. Des rumeurs aussi terribles qu’alarmantes circulaient parmi cette foule angoissée, déchirée, terrorisée. Des appels désespérés couvraient les pleurs des enfants, fatigués et crasseux. Trois jours que les candidats à l’embarquement se morfondaient dans l’espoir du fatidique départ, sous le regard déconcerté des militaires français responsables de la sécurité du port. Dès l’annonce de l’indépendance de l’Algérie officialisée par les accords d’Évian, les Arabes prirent possession de leur pays… normal ! Par camions bondés empanachés de drapeaux vert et blanc, au son des youyous des fatma, cette population manifestait sa joie. L’heure de la vengeance avait sonné. Faux barrages, enlèvements, égorgements, charniers accompagnaient cette allégresse populaire. Durant un siècle, deux Algérie s’étaient superposées : la Française, des villes, des écoles, des terres cultivables, de l’administration, du pouvoir, de l’arrogance ; l’autre, la musulmane des bidonvilles, douars, casbahs et autres gourbis, analphabètes sous-exploités. Des quais du port, envahis par les désespoirs et les blessures intérieures béantes pour l’éternité, montait un appel douloureux et pathétique implorant le mythe… O.A.S… O.A.S... Certains hystériques illuminés, responsables en partie de leur malheur, croyaient encore à la possibilité d’un retour à la maison. Mais où donc étaient-ils ces valeureux combattants de l’ombre ? Le peuple qui les soutenait, les admirait, se faisait massacrer, rejeter. Triste fin d’une population humiliée, manipulée, coupable d’égocentrisme et d’indifférence. Pour moi, la vie était belle, l’avenir plein d’espoir et de conquêtes. Ton père avait réussi à nous faire embarquer, ma mère et moi, sur le même bateau que vous. Destination Marseille, puis Rouen où nous devions retrouver un ancien ami de mon père, disposé, paraît-il, à nous accueillir. Tu te souviens Loulou… tu me jurais sur la tête de ta mère que les filles en France elles pensaient qu’à niquer et que Rouen, c’était juste après Nice ! Nous nous étions donc juré sur la tête de nos mères respectives de nous retrouver tous les dimanches pour niquer des Françaises impatientes de nous voir débarquer. C’était la vision plutôt restreinte que nous avions, toi et moi, du pays où mon enfance allait se décomposer dans la violence et l’humiliation. Séparés lors de la traversée, perdus de vue après le débarquement, nous nous retrouvons enfin, vingt-cinq ans plus tard. Très honnêtement, je ne t’aurais pas reconnu. Tu as…

— Quelques rondeurs ?

— À ce stade, c’est de l’obésité.

— Salaud… tu fais ton beau ! Comment fais-tu pour avoir cette silhouette de jeune premier ?

— Pendant de nombreuses années, j’ai dû réduire sensiblement le train de vie de mon estomac. Et puis évoluant dans un milieu où régnait la loi du plus fort, ma survie dépendait de mon physique. Les muscles adoucissent les coups.
— Qu’avez-vous fait ta mère et toi une fois arrivés à Rouen ?
— Après une année passée dans la promiscuité d’un hôtel sordide situé sur les quais de seine, année durant laquelle je fis un apprentissage proche du chemin de croix, ma mère fut embauchée comme vendeuse dans un grand magasin. Nous pûmes alors louer un petit appartement proche de la place du vieux marché dans le centre-ville. Juste un aparté pour t’annoncer que cette même année, le vingt-six juillet mille neuf cent soixante-trois, à Montpellier, une petite fille nommée Marie fêtait ses dix ans ! Son père, avocat à la présence rassurante, vit retenu en otage, partagé entre une ambition démesurée et la fortune de sa femme, beauté refroidie par un snobisme exubérant. Soucieux des apparences, ce couple très uni en société partage une intimité frigide et vénale.
— Qui est cette Marie pour toi, Vincent ?
— Une jeune et redoutable avocate qui, sans me connaître encore, doit peut-être déjà me maudire. Pour en revenir à Rouen, j’étais une bête curieuse pour mes camarades de classe. À les entendre, mes parents étaient de riches colons servis par des Arabes exploités, nous méritions notre malheur. De ces discussions débouchaient des bagarres et une mise à l’écart systématique qui me privait de l’amitié et de l’affection dont j’avais tant besoin. Pour agrémenter mes épineuses relations, mon accent pied-noir me complexait par-dessus tout, déclenchait l’hilarité générale de la classe, professeur inclus, rendant ainsi mon intégration des plus difficiles. Déjà redoublant, je me suis rapidement trouvé en situation d’échec scolaire. Je vacillais, aspiré dans une irréversible dérive. Dans le même temps, ma mère, d’une santé fragile, perdit son emploi, rejetant la responsabilité de notre situation sur une hypothétique malédiction familiale. Une odeur de misère envahit et imprégna la maison. Nous étions sans aucun doute des gens doués pour le malheur. Je devinais les larmes cachées de ma mère, perdant sur moi toute autorité et pressentant des lendemains sans lendemain. Elle disparut peu après avec son chagrin comme seul compagnon. J’avais dix-huit ans, elle en avait trente-cinq. Je ne possède aucune photo de ma mère, et j’ai du mal aujourd’hui à me souvenir de son apparence. Elle restera toujours vieille et triste dans ma mémoire. La semaine dernière, pour la première fois depuis sa disparition, je lui ai parlé, honteux comme un gamin envahi de ridicule. Je lui ai parlé de Marie.
— Vincent… vas-tu enfin te décider à me dire qui est Marie ?
— Une fille sublime, brillante, pétillante, insolente, passionnée, riche, sensuelle en diable. Une fille qui hier encore ignorait mon existence.
— Et toi, tu la connais depuis quand ?
— Environ deux ans.
— Pourquoi avoir attendu si longtemps ?
— J’étais une loque, Loulou. Je me trouvais dans un état de décomposition cérébral avancé. Deux longues années ont été nécessaires à ma métamorphose. Quand je me suis enfin senti prêt, je lui ai écrit une lettre dans laquelle je ne cachais rien de mes origines et de ma situation, et dans laquelle je lui proposais de nous rencontrer.
— Et alors ?
— Elle est d’accord.
— Comme ça… sans rien savoir de toi ! Tu aurais pu lui raconter n’importe quoi dans ta lettre.
— C’est une femme intelligente, forte, curieuse et romanesque. Je la crois désabusée par la couardise des hommes qui l’entourent. Aussi, quand elle s’entend dévoiler sa nature profonde par un illustre inconnu, elle ne peut que vouloir le rencontrer, ne serait-ce que pour le désavouer.
— J’envie ton assurance Vincent. J’ai reçu une éducation chargée de pénitence et de respect. Je marche les yeux baissés par crainte de profaner le souvenir familial.
— À vivre constamment dans la retenue, tu resteras toujours témoin du temps qui passe. Tu vis en permanence dans la peur de l’échec. Le souci du regard des autres conditionne ton quotidien. Tu sais, les gens te voient tel que tu te vois toi-même. Tu n’as jamais rêvé d’être pourvu de qualités qui te font défaut ?
— Bien sûr que si… le soir, sous mes draps ! Mais dès la sonnerie du réveil, mes angoisses resurgissent pour disparaître derrière la porte de mon cabinet, jusqu’au départ de mon dernier patient.
— Je vais te donner un bon tuyau qui à première vue peut paraître naïf, mais qui pourtant se trouve être d’une parfaite efficacité. Crée-toi mentalement un personnage virtuel. Physiquement, cet homme te ressemble bien sûr, mais il possède les qualités qui te font défaut. Glisse-toi dans sa peau dès ton réveil, et devant chacun de tes doutes ou difficultés, demande-toi comment lui réagirait. Nombre d’acteurs de théâtre te diront qu’ils seraient bien incapables d’agir comme les personnages qu’ils interprètent, mais que leurs rôles les protègent et les aident à vaincre leur timidité.

— La mise en pratique de cette théorie nécessite au départ une sacrée dose de volonté qui me fait horriblement défaut.

— À toi de voir ! Mais de toute façon, le simple fait de mettre en place cette dualité te fera poser les bonnes questions. Ce sera ta première victoire ; et puis à deux, on est plus fort.

— Je tâcherais d’y penser. Mais revenons à ton histoire s’il te plaît… tu venais de perdre ta mère !

— J’avais dix-huit ans, une expérience musclée des maisons de correction, aucun espoir d’échapper à ce dénuement, à cette misère, aucune foi dans l’avenir. Ma diction, bien trop expéditive, forçait ma langue à trancher les mots regroupés à la glotte.

— J’aime bien tes métaphores Vincent, mais nous ne sommes pas dans un salon littéraire. Pourquoi ne dis-tu pas tout simplement que tu bégayais ?

— J’étais, paraît-il, doté sans le savoir d’une prodigieuse mémoire. À raison de deux livres par semaine, j’ai dû emmagasiner un vocabulaire digne d’un encyclopédiste. Alors de temps en temps, pour m’amuser, je me venge d’une époque où je pensais que la vulgarité dissimulait l’ignorance. Mais rassure-toi, bien que je prenne un plaisir fou à jouer avec les mots, je m’efforce de rester au niveau de mes interlocuteurs.

— Salaud ! C’est fou comme tu as l’art de faire planer le doute. Blagues-tu, ou bien ta superbe t’aveugle au point de me considérer comme un demeuré ?

— Un demeuré, comme tu y vas ! Non, je penserais plutôt à un petit médecin de campagne qui soigne aussi bien la vache que la patronne.

Tu devrais te mettre aux bouquins policiers pour atténuer ton style bel esprit. Donc tu bégayais…

— Oui. Affublé de surcroît d’un caricatural accent pied-noir qui accentuait la grossièreté de mon vocabulaire, j’éprouvais mille difficultés à terminer mes phrases. Pensant alors que le type en face de moi ne comprenait strictement rien à ce que je lui racontais, j’accélérais le débit de mon élocution pour en finir au plus tôt.

— Savais-tu écrire ?

— Pas vraiment. Lire consistant déjà pour moi à déchiffrer des mots totalement inconnus, l’écriture représentait la quintessence de la culture.

— C’est incroyable ! Mais de quoi vivais-tu ?

— Entre deux contrats, je vivais à petit feu sur le revenu de quelques magouilles.

— Rassure-moi… qu’entends-tu par contrat ?

— Un service contentieux plutôt dissuasif.

— Allant jusqu’où ?

— Non, rassure-toi, je n’ai jamais tué personne !

— Pourquoi n’es-tu pas venu me voir plus tôt ? J’aurais pu t’aider, te loger, te trouver un vrai travail.

— J’en suis certain, mais aussi surprenant que cela puisse te paraître, je ne regrette rien. Ma vie est peuplée de personnages atypiques, violents, minables, cupides et corrompus, mais parfois attachants. Je me suis trouvé dans des situations où le ridicule côtoyait bien souvent le cauchemardesque. L’univers carcéral, violent et fraternel à la fois, m’a appris des hommes ce qu’aucun psychologue n’aurait jamais pu m’enseigner. J’ai fréquenté la mort, écouté ses confidences et ses désespoirs, en évitant toutefois une certaine promiscuité. Après avoir croisé Marie puis rencontré Valentin, je ne me suis jamais senti aussi confiant.

— Parle-moi un peu de cette Marie, comment l’as-tu rencontrée ?

— Il y a un peu plus de deux ans, à la sortie d’une station de métro. Elle m’a dit trois mots, m’a souri, m’a envoûté, puis s’en est allée. Bien plus tard, avec l’aide de Valentin, je me suis lancé dans une rocambolesque et inconvenable traque.

— Qui est Valentin ?

— Ma providence !

— Je croyais que c’était Marie ?

— Non. Marie est mon étoile, Valentin est ma providence.

— Je vais tâcher de suivre avec attention sans rater un épisode. Nous en étions donc à tes dix-huit ans, tu habitais encore Rouen et tu magouillais lamentablement pour survivre.

— Plus pour longtemps. Lors d’une énième convocation auprès d’un juge assisté d’une assistance sociale, je fis part pour me disculper de mes scrupules à devoir, par nécessité alimentaire, recourir à l’intimidation pour inciter le bourgeois, pleutre et solitaire, à contribuer à mon bien-être quotidien. Je me portais garant de sa sécurité moyennant une substantielle obole.

— En quelque sorte… tu rackettais !

— Disons que je les aidais à soulager leur conscience en les poussant à faire preuve de mansuétude à mon égard.

— Tu penses toujours la même chose aujourd’hui ?

— L’égoïsme des uns engendre la misère des autres. Un geste de compassion ne nuit à personne.

— J’ai du mal à partager ce genre de raisonnement un peu trop simpliste qui fait de la victime l’exploiteur. Je ne vais tout de même pas culpabiliser d’une réussite durement acquise…

— C’est l’exemple même du comportement petit-bourgeois. Personne ne te demande de culpabiliser, Louis. Pense simplement qu’au départ les chances ne sont pas équitablement réparties. Il m’a fallu attendre de longues années pour que quelqu’un me fasse prendre conscience de mes potentialités. J’avais un gros handicap par rapport à tous ces étudiants gâtés, choyés, nourris, logés, sans soucis du lendemain. C’est quand même plus facile d’étudier le ventre plein et le cœur au chaud.

— À quoi ressemblait ton quotidien à cette époque ?

— Pour le couvert, la grivèlerie me permettait de me sustenter sans abus, rare étant le serveur qui se hasardait à me retenir dans l’attente de la police. Par contre, occuper un gîte à titre gracieux s’avérait délicat, les tenanciers, plus méfiants, exigeant un paiement d’avance.

— J’adore… Que t’a dit le juge ?

— J’étais prêt à tous les sacrifices pour éviter une condamnation arbitraire, poussant même mon hypocrisie à soumissionner pour un travail compensateur accompagné de soins psychologiques. Devant autant de bonne volonté affichée, le juge me proposa, comme projet thérapeutique, de devancer l’appel sous les drapeaux. Une sorte de « séjour vacances » en cohabitation avec accès gratuit à la cafétéria. Dans cette éventualité, j’assurais mon avenir à moyen terme avec, pourquoi pas, la possibilité, dixit le juge, d’intégrer cette grande famille qu’était l’armée en rempilant pour cinq ans à l’échéance de la durée normale du service obligatoire. Confronté à l’impossible choix, j’acceptais pour me donner bonne conscience d’entraver ma liberté sous certaines conditions.

— Pour faire simple, tu as fait ton service militaire. Sans vouloir te vexer, ton héroïsme est puéril. À l’époque, il fallait être cul-de-jatte pour être exempté. Je l’ai fait également, mais bien plus tard que toi, une fois ma médecine terminée. J’avais la planque comme médecin militaire à la base maritime de Toulon. Sous-lieutenant, s’il te plaît ! Je passais tous mes week-ends à la maison. Et toi, dans quel régiment étais-tu ?

— Un mètre quatre-vingt-dix pour quatre-vingt-quinze kilos, j’avais les mensurations idéales pour les commandos parachutistes. Toutefois, la perspective de me diriger vers une mort certaine dans des conflits pour lesquels je n’avais personnellement aucun intérêt ne me réjouissait en rien. L’officier assis en face de moi sût me convaincre, en m’assurant que seuls les engagés volontaires sacrifiaient leurs vies à la nation, les appelés se planquant le plus souvent dans le soutien logistique… Va pour la logistique ! Seize mois plus tard, après une cinquantaine de sauts, largué de jour comme de nuit sur des zones de manœuvres en Corse, en Bretagne ou bien en Allemagne, quelques jours passés aux arrêts de rigueur pour insubordination et manquement à la discipline, un permis de conduire voitures et poids lourds, le soldat de première classe Vincent Esposito, commando, tireur d’élite et nageur de combat fêtait sa quille. J’avais toutes les qualités requises pour interpréter 007 à condition de me faire doubler pour les textes. Avec moi, ce n’était pas : Je m’appelle Bond… James Bond ! Mais plutôt : Ma parole… C’est moi, putain ! Tu me reconnais pas ou quoi ?

— Je suppose que tu n’as pas rempilé ?

— Non. De préjudiciables rencontres m’avaient alléché par des projets foireux… Les chemins de la vie ! Au début de l’année soixante-huit, j’arrivais en gare de Sète avec en poche suffisamment d’argent pour vivre trois jours sans folies. Je devais retrouver Jean Claude, de trois ans mon aîné, camarade de régiment libéré quelques mois auparavant. Nous avions en commun le même souci de satisfaire dans des jeux pervers les appétits sensuels de quelques jeunes femmes émoustillantes. Le jeu consistait à gagner leurs faveurs en éloignant par la brutalité et le ridicule leurs compagnons du moment. Une forme de génocide des cocus. C’est fou comme la violence excite les femmes !

— Les petites garces grouillant dans un certain milieu, certainement, pas les honnêtes femmes.

— Honnêtes ne signifie pas forcément résignées. Nombre de tes « supposées » honnêtes femmes demeurent dans l’espoir du frisson oublié ; aucune classe sociale ne détient le monopole de l’orgasme. Les femmes, davantage que les hommes, voilent leurs illusions. Et puis la violence n’est pas que physique. Le pouvoir aussi est une forme de violence. Les décideurs, les politiques, les artistes, les gens d’esprit abusent de leur pouvoir pour satisfaire leur libido. Comment qualifierais-tu ces bourgeoises bon chic bon genre qui succombent au charme frelaté du pouvoir… honnêtes ou garces ? Tu ne séduiras jamais une femme en l’anesthésiant, mais en l’enflammant.

— C’est de cette façon que tu comptes séduire Marie ?

— Le but n’est pas de la séduire, mais de l’affronter sur son terrain de jeu favori : celui de la dérision, de l’indifférence, du rapport de force. J’improviserai en temps voulu. J’ai l’avantage de connaître la plupart de ses désirs qui s’impatientent au fond de son âme !

— C’est ton ami Jean-Claude qui t’a enseigné l’art de la séduction ?

— Oh que non ! Jean Claude était un truand sans envergure, pas un séducteur. J’avais pourtant pour lui une réelle affection. Docker encarté sur le port de Sète, il était censé m’héberger, me trouver un job et me présenter les plus belles garces du bord de mer.

— Tu avais quand même de drôles d’amis…

***

Sète 1968

Comme prévu, Jean-Claude attendait Vincent sur le quai de la gare, flanqué de deux acolytes. De son visage anguleux se dessinaient de profondes ravines creusées par un vent marin alourdi de sel, irrigué de pastis. Son large torse, taillé par le poids des sacs, l’assurait d’une certaine quiétude. Dans un simulacre de fratrie sans retenue, leurs retrouvailles furent agrémentées d’accolades et d’embrassades, pimentées de vulgarités destinées aux femmes réputées faciles, toutes ces diablesses en furie affolées par l’espoir d’un assaut collectif. Puis il présenta à Vincent les deux comparses qui l’accompagnaient : Roger, la trentaine bien ronde, fines lunettes, genre intello, seulement le genre, vu le niveau de ses premiers mots de bienvenue. Engoncé dans un blouson de cuir marron trop étroit, René se montra navré de se présenter en pantoufles, mais une récente opération d’un pied le faisait encore souffrir. Vincent compatit, puis serra la main de Cosimo, Italien à la quarantaine irascible, nez aquilin, cheveux noirs gominés, sorti tout droit d’un quartier du Bronx des années trente, une véritable bijouterie ambulante, costume et chemise noirs rayés de blanc, cravate épinglée, boutons de manchettes, gourmette et montre en or, chevalière au petit doigt. Arrivés sur le parking de la gare, Jean-Claude broya le dos de Vincent d’une tape violemment démonstrative. Dans l’hilarité générale, ils prirent place dans un cabriolet Peugeot 403 de couleur beige, intérieur en cuir rouge, gagné, dixit Jean-Claude, par intimidation dans une mémorable partie de poker. Roger, joueur professionnel aux revenus illicites, conduisait prudemment ; Jean-Claude à ses côtés jouait au guide touristique, annonçant tour à tour les noms des quais, des bassins, des rues. Le pont face à la gare avait tourné pour laisser passer quelques plaisanciers. Cette manœuvre s’effectuait plusieurs fois par jour à heures fixes. Via la traversée d’un grand canal, les navires pouvaient ainsi s’amarrer le long de quais situés proches du cœur de ville. Tous les acteurs de cette industrie humaine s’offraient en spectacle aux touristes ravis. D’énormes grues plongeaient dans les cales béantes des cargos à quai, pour y extraire des palettes de marchandises diverses, déposées ensuite délicatement devant les hangars, à la disposition d’équipes de dockers parfaitement rythmées. Pour prendre le large, les bateaux devaient passer trois ou quatre ponts-levis ou ponts tournants, chacun d’eux se fermant tour à tour à la circulation, provoquant ainsi d’interminables embouteillages, au grand désespoir des automobilistes. Le jeu consistait, dès le verrouillage d’un pont, à le contourner au plus vite par les quais afin d’atteindre le suivant juste avant qu’il ne se ferme à son tour. Roger, indifférent aux sarcasmes de ses deux copains, jugea préférable d’attendre, le moteur éteint, le passage du cargo. Deux chalutiers fermaient le convoi. Il était dix-neuf heures, Roger remit le moteur en marche, direction l’apéro. La traversée de Sète fut pour Vincent une véritable révélation. Captivé, percevant au travers des rues et des quais une population hétéroclite propice aux affaires prohibées, il découvrait une ville insolite et mystérieuse. Outre les ponts mobiles, d’autres ponts, plus petits, enjambaient les canaux qui pénétraient la ville. Chaque rue les éloignait d’un quai pour les rapprocher d’un autre. Le spectacle était partout. Ici, des pêcheurs déchargeaient des caisses de sardines destinées à la vente à la criée ; là, un chalutier appareillait. Des cargos battaient pavillons inconnus, nom et port d’attache inscrits à la poupe. Des villes du bout du monde : Singapour, Malte, Panama, Valparaiso, Chypre… Autrefois, l’âme possédait la ville et le port. Aujourd’hui, ce sont deux entités qui cohabitent avec un sentiment de fatalité dans un long et pesant silence. Le port s’est prolongé vers le sud en gagnant sur la mer, les cargos ne remontent plus le canal, les quais intérieurs sont déserts, les hangars à l’abandon attendent le bon vouloir des promoteurs. Les pêcheurs ont résisté, refusant l’exode sur Frontignan. Les thoniers et les sardiniers s’amarrent toujours dans le canal, la criée aux poissons anime encore les quais de la marine bordés de restaurants à touristes. Jean-Claude, frimeur, sortit Vincent de ses rêves.

« Vincent, tu vois tous ces marins ? C’est notre business… nos fournisseurs le jour, nos clients le soir ! ». À voir son air dubitatif, il rajouta : « Je t’explique petit. Ils nous vendent des bouteilles d’apéro et des cartouches de cigarettes à un prix export sans concurrence sur le marché. Avec ce fric, ils viennent boire un coup chez Dédé, notre associé, qui leur vend leverre de pastaga ou dewhisky deux chouia supérieur au prix du marché local. Normal ! On a des charges à payer et des bouches à museler ».

Vincent le reprit avec morgue : « Tu veux dire des bouches à nourrir ».

« Hé, bleu bite ! Quand je parle, évite de jouer au plus con avec moi. Je t’explique petit. Des bouches à museler ça veut dire payer des mecs pour qu’ils ferment leurs gueules sur nos affaires. D’accord ? Je continue. À l’arrivée des premières vapeurs d’alcool, Roger leur propose un petit poker, histoire de les plumer avant que Cosimo leur présente son staff de salopes qui finiront de soulager leurs bourses… leurs bourses ! T’as compris petit ? » Nouveaux éclats de rire gras devant son air décontenancé.

— Qu’est-ce qu’ils claquent ces cons, rajouta Roger.