Expiation - Jean-Michel Homassel - E-Book

Expiation E-Book

Jean-Michel Homassel

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Beschreibung

Rien ne laissait présager le chemin que Maurice allait emprunter. Suite à une erreur de jeunesse et s’étant promis de ne jamais replonger, il se voit pourtant accusé à tort d’un crime à sa sortie de prison. Pour échapper à cette injustice, il fait le choix radical de rejoindre la Légion étrangère en pleine guerre d’Indochine. Entre trahisons, combats, amitiés indéfectibles et amour, il découvrira des valeurs qu’il fera siennes et qui donneront un sens à sa vie et à sa réussite.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Jean-Michel Homassel, après une carrière en kinésithérapie et ostéopathie jusqu’en 2017, découvre une correspondance émouvante d’une employée de bureau sur la guerre d’Algérie. Fasciné, il se lance dans l’écriture, aboutissant à ce deuxième ouvrage où l’authenticité nourrit son imagination.

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Jean-Michel Homassel

Expiation

Roman

© Lys Bleu Éditions – Jean-Michel Homassel

ISBN : 979-10-422-4616-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À la mémoire de Pierre, amoureux de la littérature…

La honte de mourir sans avoir combattu.

Le Cid de Corneille (acte IV, scène 3)

Chapitre 1

Les cinq immeubles se jouxtaient. Trois étages, deux allées chacun. Formes cubiques d’un jaune terne, l’ensemble rappelait un casernement dont les fenêtres même semblaient empêcher toute lumière de rentrer. Quelques pots de dahlias ou d’hortensias, presque incongrus, tentaient vainement d’enjoliver les façades, ne faisant qu’aviver la laideur du tout. Rien d’épanouissant. Cette petite cité ouvrière située à deux pas de la gare de triage de Vaise n’offrait aucun charme à ses habitants. Beaucoup de cheminots bien sûr, mais également des manutentionnaires des usines Mack-Cormick, situées à l’opposé des voies de chemin de fer.

Maurice vivait à l’entresol du premier de ces bâtiments, dans un trois-pièces où une minuscule alcôve lui servant de chambre était séparée de la cuisine par la carrée de ses parents et un petit corridor. Un fenestron donnant sur la rue autorisait un peu de clarté diurne à rentrer, et le jeune homme à discrètement s’extraire pour ses échappées nocturnes. Une ouverture à mi-hauteur, destinée à la livraison du charbon dans les caves, lui permettait d’escalader le mur à son retour.

Après son licenciement, sa mère était tombée par ennui dans le piège de l’alcool. Affublée d’énormes lunettes de myope, elle passait ses journées à la fenêtre dès les premiers beaux jours, parlant aux passantes du voisinage. Elle traîna pendant des années un ictère et fut finalement emportée par une cirrhose du foie qui ne surprit personne.

Son père travaillait à l’entretien des voies ferrées, respirant à longueur de temps l’odeur forte des traverses de bois imputrescible, graissant et vérifiant le bon fonctionnement de l’aiguillage, l’écartement des rails et leur intégrité. C’était un « taupier », responsable de la sécurité de milliers de passagers, pourtant au plus bas de l’échelle des ouvriers de l’entreprise, et aussi le plus mal payé. Ancien résistant, ayant survécu aux interrogatoires de la Gestapo puis à son internement en camp de prisonniers, il n’avait jamais retrouvé, depuis son retour, la santé de sa jeunesse. Il était rare de le voir sans un mégot de tabac gris au coin des lèvres. Se rasant au couteau, il partait toujours travailler les joues agrémentées de quelques flocons de papier à cigarette, détournant son usage à des fins hémostatiques.

À bientôt seize ans, Maurice était un beau gaillard dont l’honnêteté était à géométrie variable. Sa mobylette à guidons bracelets, qu’il cachait de ses parents, ne lui avait rien coûté. Il était déjà loin, le temps où avec son copain Jean-Pierre, ils récupéraient de droite et de gauche les bouteilles de verre consignées et les portaient chez l’épicier de l’avenue de Saint-Cyr en échange de quelques pièces, réinvesties de suite dans des sucreries. Les deux compères se faisaient aussi quelques sous en allant pêcher l’ablette dans la Saône, de préférence à la sortie des égouts où elles étaient en abondance, afin de les vendre à des voisins bienveillants.

Depuis, ne rechignant pas à la bagarre, il s’était forgé chez les jeunes du quartier une respectabilité associée à la crainte. Certains le surnommaient «le Chat » tellement le coup de patte fulgurait avec élégance, toujours accompagné d’un déplacement en souplesse esquivant la riposte. Il devait cette aisance à ses entraînements réguliers de Boxe-française-savate dirigés par un professeur de gymnastique passionné par cet art. Bob Alix disposait alors d’une simple salle réservée, le reste du temps aux danses de salon, au dernier étage d’un immeuble dominant les quais de Saône.

Sec, la pommette haute soulignait un regard bleu pénétrant. Des lèvres charnues adoucissaient quelque peu ses traits. Le tout était couronné d’une tignasse foncée, drue et hirsute, rebelle à toute tentative de coiffure. Il connaissait un certain succès auprès des filles, mais restait fidèle à son amie Jocelyne.

Les copains d’abord, puis certains de leurs parents faisaient appel à ses services quand une quelconque pièce mécanique leur faisait défaut. Maurice n’était pas un inconnu alentour. Pour la police non plus d’ailleurs. Elle savait que la cité n’abritait pas que des anges. D’autant que le père Régent, gardien de la paix, habitait dans l’allée mitoyenne. Veuf et sans enfants, il avait vu grandir le gamin et, ami du père, et se considérant comme son proche parrain, il avait toujours minimisé les rumeurs.

Figure familière du secteur, ce dernier était atteint d’une maladie de Parkinson qui pouvait le faire passer pour alcoolique auprès de l’ignorant. Il avait été trépané avec succès. Il se disait que la pièce osseuse enlevée à cette occasion avait été remplacée par une plaque métallique. Rentrant chaque soir à bicyclette, képi enfoncé, il semblait voler sous sa grande cape qui flottait au gré du vent. « L’hirondelle » portait bien son surnom.

Tout en étant restés amis, Jean-Pierre et Maurice, au fil des ans, s’étaient quelque peu éloignés. Le premier pensait ne pas avoir l’audace du second. Sans vraiment savoir ce qui le retenait, il n’avait pas encore réalisé que ses scrupules, qu’il interprétait comme de la couardise, n’étaient que le message inaudible de sa conscience. Mieux, puisqu’il n’assumait pas d’aller voler, il se refusait à bénéficier des forfaits de son ami. Et c’est en cela que le brigand respectait son compagnon, car il avait une logique dont il ne dérogeait pas. Il n’était pas à vendre. L’un et l’autre avaient donc leur moralité, l’un ne jugeant pas quand l’autre estimait.

La maman de Jean-Pierre, couturière, travaillait dans la cuisine où, entre les repas, la machine à coudre fonctionnait sur un coin de la table. Son père marnait à la C.I.M.A., l’usine de machines agricoles. Catholiques, issus d’une famille bourgeoise un temps aisée, ces gens avaient conservé affabilité et bienséance. Aussi avaient-ils quelque ambition pour leur rejeton qui, lui, n’en avait aucune. Il restait persuadé que l’arrivisme, la quête d’argent et de reconnaissance étaient des pièges jamais assouvis et généraient au contraire l’aliénation. C’est donc contre son gré qu’il fut poussé vers des études secondaires où seuls ses amis Balzac, Hugo et leurs semblables savaient tromper son ennui.

Un jour, l’inévitable arriva. La fourgonnette bleue arrêtée devant l’immeuble suscita d’abord une curiosité qui fit place à l’émotion quand Maurice fut embarqué menottes aux poignets. Outre les pièces détachées de deux roues et d’automobiles, la police découvrit dans la cave de nombreux objets volés. Son père fut effondré. Après la perte de son épouse, c’est un fils inconnu qui se révélait, autre que celui qu’il aimait.

Maurice découvrit ainsi la prison délabrée de Saint Paul, triste à souhait, bâtie à l’ombre de la gare de chemins de fer de Perrache. Inévitablement, il y croisa des gens peu recommandables, qui semblaient imperméables à ce contexte sordide de crasse et de violence. Il en fut traumatisé au point qu’il se jura de ne plus jamais avoir à faire ni avec la justice ni avec la police. Le destin, qui toujours décide, se jouera pourtant de ses vœux.

Outre sa « fiancée », les visites cachées de son copain d’enfance furent son seul réconfort, son père ayant décidé de ne pas aller voir cet inconnu. La peine fut heureusement légère, mais c’est un homme fait qui retrouva sa liberté.

Ayant séché les cours pour l’occasion, son ami l’attendait. Ils s’étreignirent, sans un mot, puis se dirigèrent vers l’arrêt de trolleybus le plus proche.

Dans la cité, il fut amusé par le comportement de ses clients d’hier. Si certains venaient la main tendue, peut-être reconnaissants de ne pas avoir été inquiétés comme receleurs, ou simplement ne jugeant pas, d’autres se faisaient malvoyants en l’apercevant de loin et se défilaient. Des voisins se drapaient dans une « bien-pensance » indignée, mais il fut pourtant touché par la réaction du père Régent qui pour la première fois le salua d’une poignée de main. Le flic estimait qu’il avait payé sa dette et que la page devait être tournée.

Mais seul l’accueil de son père lui importait vraiment.

Ce dernier était attablé et ne leva pas les yeux lorsque Maurice entra. Il fixait son verre vide tout en laissant une « roulée » se consumer entre ses doigts rugueux.

Le fils s’assit, face au père, finissant par rompre un insupportable silence :

— Je te demande pardon, papa…

Un long moment, Raymond resta muet, puis fixa brusquement son enfant d’un regard pénétrant.

—  Que doit penser ta mère, si elle te voit ?

À son tour, le garçon baissa les yeux.

—  Je suis désolé papa, je crois que j’ai compris.
—  Compris quoi ? gronda le père. Que depuis des années tu trahis notre confiance, ou compris que ce n’est pas bien de voler et qu’on se fait parfois taper sur les doigts ?

Maurice réalisa que la blessure était surtout d’amour.

—  Je ne me rendais pas compte que je vous trompais. Je vais trouver du boulot, je vais bosser. Je ne veux plus jamais retourner en prison. Mais surtout, je veux retrouver ton amour. Vraiment papa, je n’étais pas conscient.
—  Mouais… Nous verrons à l’usage…
— Papa…
— C’est bon, comme je te dis, on verra à l’usage…

Il n’y avait rien à ajouter, le jeune homme se leva et alla dans sa chambre. Les deux hommes étaient malheureux.

Tout en cherchant un travail moins pénible, il passa ses nuits à décharger les camions des halles. Peu à peu, les relations se normalisaient avec son père qui depuis quelque temps avait mal à la gorge en déglutissant.

Le matou avait également retrouvé sa dulcinée, Jocelyne, qui avait bénéficié en son temps de cadeaux dont elle connaissait l’origine. Elle aussi était restée fidèle et impressionnée lors de ses visites à la prison. C’était son homme et, malgré sa réelle beauté quelque peu gâtée par une mode lourde en cosmétiques, les mâles du coin, sensibles à ses charmes, ne se risquèrent pas à l’entreprendre.

Tout semblait vouloir rentrer dans l’ordre quand, le 14 juillet 1948, le destin décida de frapper.

Chapitre 2

Maurice croisa le chemin deson ami Jean-Pierre qui sortait acheter un paquet de Gauloises.

— Alors le bachelier, tu profites bien de tes vacances ?
— Oui, je tire ma flemme et prends du bon temps avec Marie.
— Elle est gironde ta copine. D’où tu la sors, je ne l’avais jamais vue dans le coin.
— Je l’ai rencontrée à la piscine Garibaldi, elle nage comme une championne.
— Avec les potes, on va au bal de l’Île-Barbe ce soir, ça te dit ? Il y aura un orchestre.
— Oui, pourquoi pas ? Elle doit me rejoindre vers dix-neuf heures et on ne savait pas quoi faire.
— D’accord alors, on se retrouve après dix-neuf heures et on rejoint les autres aux voûtes de Rochecardon.
— On fait comme ça. À tout à l’heure.

L’île-Barbe sépare la rivière en deux au nord de Lyon. On y accède par une passerelle qui rejoint les deux rives et s’ouvre en son milieu sur une descente en colimaçon. Le bas de la route offre une vaste étendue de pelouse bordée d’arbres s’abreuvant dans la rivière. La partie boréale est résidentielle avec de belles demeures historiques. Sur les quais se succèdent les guinguettes, où les citadins en quête d’un peu de fraîcheur viennent manger la friture les soirs d’été.

Lorsque la bande arriva, quelques regards furtifs traduisirent l’inquiétude. Il y avait toujours risque de bagarre quand un membre d’un de ces clans, ivre du bruit de l’usine où il s’abrutissait en semaine, de fatigue d’un travail pénible, d’une révolte inconsciente contre sa condition, libérait sa rancœur après quelques verres d’alcool. Car le groupe faisait corps, toujours.

L’espace était illuminé de lampions, égayé par une multitude de petits drapeaux tricolores. Sur le côté, une buvette était prise d’assaut et un orchestre jouait une java sur un air d’accordéon. Déjà beaucoup de monde. L’ambiance fut festive et bon enfant jusqu’aux alentours de minuit, quand arriva la bande de la Croix-Rousse, précédée d’une sale réputation. Au début, de brefs regards furent échangés, de loin. Maurice reconnut un méchant, qu’il avait vu en prison et qui le toisait. Il le savait plus ou moins proxénète, à coup sûr malsain. Hors de question de baisser les yeux. Il le vit parler à ses gars et leurs regards converger vers le groupe. Mauvais présage. Puis la horde s’avança lentement.

— Alors Maurice, on prend l’air. C’est bien Maurice ? C’est ça ?
— C’est bien Maurice…

La tension était palpable. Les copains, déjà sur leurs gardes, demandaient aux filles de s’éloigner. La petite frappe se tourna vers Marie.

— Pas mal la gonzesse, elle est comment au pieu ?

Jean-Pierre se raidit et tenta de rassurer sa compagne en lui prenant la main.

— C’est pas tes affaires, mon pote, on va finir la soirée tranquilles, d’accord ?
— Comme ils sont mignons tous les deux, pas vrai les gars.

Une rumeur fit écho dans son dos, des réflexions graveleuses fusèrent. Encouragé, le vaurien fit un pas en avant qui fit se lever les deux amis jusqu’alors assis. Les autres membres des deux clans commençaient à se toiser, choisissant leur adversaire. Alentour, les plus prudents ayant vu le manège commençaient à s’éloigner, alors que l’équipe de Saint-Rambert avait déjà pris parti pour les Vaisois restés paisibles toute la soirée.

La canaille frappa sans prévenir. Jean-Pierre s’effondra en se tenant le visage, le sang pissait déjà. Le salaud était armé d’un poing américain qu’il avait gardé caché. Maurice frappa simultanément, dans une rage folle, alors que Marie criait en se penchant vers la victime. Ce fut le signal de la mêlée, l’affrontement fit rage dans un climat de folie. Beaucoup fuyaient le chaos en courant. La buvette fut détruite, rasée, et certains s’armaient de canettes brisées. Les musiciens tentaient de protéger tant bien que mal leurs instruments des Ostrogoths qui se battaient jusque sur la scène.

Les policiers ayant voulu intervenir durent se réfugier dans leur fourgon que certains voulaient pousser dans la Saône. Déjà, on entendait les sirènes de leurs collègues alertés, qui arrivaient en renfort par les deux extrémités du pont suspendu, bloquant les issues.

Effarés, les clients attardés des guinguettes de la rive droite dont les terrasses surplombaient le bras de rivière plus étroit, assistaient muets à ce déferlement de violence.

L’intervention musclée des « cognes » calma peu à peu les antagonistes et les pompiers purent officier, soignant des blessés plus ou moins graves. Mais l’apprenti proxénète ne se releva pas. Tout le monde avait vu Maurice le coucher d’une droite fulgurante. On n’apprit sa mort que le lendemain. C’est le père Régent qui l’évoqua en venant prendre des nouvelles de Jean-Pierre. Ses parents étaient effondrés. Sa mère pleurait.

— Oh, ce n’est pas une grosse perte pour l’humanité. On le connaissait bien, il avait presque une carte d’abonnement chez nous. Une vraie teigne. Cela dit, une enquête est quand même en cours.

Dès que le policier fut parti et malgré la souffrance, le blessé descendit alerter son ami. Maurice faillit ne pas le reconnaître, tant son visage était déformé. Il parlait avec difficulté, son œil gauche était pratiquement fermé. Le père Raymond était présent, qui fut stupéfait par l’ecchymose.

— Bon Dieu Jean-Pierre ! Comme tu t’es fait arranger !

— C’est secondaire, monsieur. J’ai une sale nouvelle, Maurice. Notre agresseur ne s’est pas relevé, il est mort. Il y a enquête. Tôt ou tard, cela va remonter jusqu’à toi.

Père et fils blêmirent.

— Que s’est-il passé ? demanda l’ancien pas encore au courant des faits.

Les jeunes lui expliquèrent.

— Nous sommes tous témoins Maurice. Il était armé de ferraille, c’est lui l’agresseur. Tu devrais peut-être aller voir les flics.
— Non, j’ai trop peur de la taule, je ne veux pas y retourner. Plutôt crever.
— Jean-Pierre a raison fils, si tous les témoignages concordent.
— J’ai un casier papa, c’est jugé d’avance. Ah, c’est pas le moment. Merde !
— Pas le moment pour quoi ? demanda Jean-Pierre.

Les intéressés s’interrogèrent du regard.

— J’ai un cancer de la gorge, nous venons de l’apprendre. Garde ça pour toi.
— Oh, désolé monsieur Boyer.
— Faut pas, tu n’y es pour rien. Merci de nous avoir prévenus petit, retourne te reposer. Tu en as bien besoin.

Le jeune partit comme à regret. Il se sentit congédié, mais comprit que père et fils devaient se parler et respecta leur intimité.

Ce n’est que le surlendemain que le père Régent rendit visite à son ami.

— Bonjour Raymond, je ne te dérange pas ?
— Mais non, voyons, entre donc. Onze heures, tu bois quelque chose ?
— Non, non merci Raymond. Avec ma maladie, tu sais…
— Eh bien, assieds-toi au moins. Alors ? Quoi de neuf ?

L’un cachait sa tension sous une allure décontractée quand l’autre se regardait les mains en les frottant avec un savon imaginaire, dénonçant sa gêne.

— Voilà, tu sais qu’il y a eu une grosse bagarre pour le bal du quatorze sur l’île-Barbe. Il y a eu un mort, une saloperie. Le nom de Maurice revenait souvent, les collègues voulaient le coffrer.
— Je sais déjà cela Pierre. L’autre salaud a frappé Jean-Pierre avec un poing américain, Maurice a réagi. Les jeunes ne demandaient qu’à passer un bon moment.
— Oui, mais tous ces petits cons ont frappé des flics, il y a eu des blessés graves. Cela a braillé en haut lieu, ils voulaient des sanctions.
— Tu parles de tout ça comme si c’était du passé.
— Parce que l’affaire est réglée. Je me suis dit que vous deviez vous faire du mouron, alors je suis venu pour vous rassurer.
— Non !
— Si. En fait, l’apprenti barbeau a voulu mettre la sœur d’un gars de sa bande sur le trottoir. Le frangin a profité de la cohue pour lui mettre un coup de poinçon dans le cœur pendant qu’il était dans les vapes. Ni vu ni connu. Sauf qu’après, il a craqué et s’est rendu au commissariat. Le légiste a confirmé ses dires.
— Oh, c’est trop con !
— Oui, c’est moche. Mais Maurice est hors de cause maintenant. Vous êtes tranquilles.
— Mais non, on est pas tranquilles, ce qui est trop con, c’est qu’il s’est barré, Maurice ! Il avait trop peur de retourner en tôle.
— Ah, merde. Mais il va revenir, quand il saura.
— Mais non ! C’est pas possible ! Il est parti s’engager dans la légion !

À ces mots, le policier blêmit.

— Ah non ! Quand ?
— Hier, en fin d’après-midi.
— À tous les coups, il a signé maintenant. Merde, merde, merde ! Vraiment désolé Raymond. Je peux rien faire.
— Et que veux-tu faire ? Le mal est fait maintenant.

La veille, après le départ de Jean-Pierre, père et fils avaient longuement palabré.

— Vrai papa, maintenant que j’ai un casier, les juges ne me feront pas de cadeau.
— Je ne sais pas quoi te dire mon petit. Le sort semble vouloir s’acharner.
— Pour eux, je ne suis qu’un loubard de quartier qui aura tué un homme. Même si c’était un salaud, les circonstances atténuantes m’éviteront l’échafaud, mais je risque perpète.
— Je sais, et quand bien même tu sortirais dans quelques années, tu feras quoi ?
— Regarde-toi, papa. Tu t’es battu pour la France, pour ces gens. Tu as même été torturé. Ils ont fait quoi ? Une médaille et au boulot. Chef d’équipe ou poste à responsabilité ? Non, taupier. Y avait pas plus bas !

Les deux hommes se sont tus, chacun perdu dans ses réflexions. Il avait pas tort le gamin. Même s’il n’était pas rentré dans la résistance pour les autres, c’est vrai que la hiérarchie ne lui avait pas fait une fleur à Raymond. Il chassa vite sa rancœur. Cela n’apportait rien, et le problème, c’était le fils, pas lui. En sortant de tôle, il n’aurait rien. Et pour trouver du travail, avec son passé, nib. Les gens parlent, trop contents de cracher leur venin.

C’est lui qui pensa à la Légion. Un vrai crève-cœur, car il savait qu’il ne reverrait pas la seule personne qu’il aima vraiment avant longtemps, et qu’avec son cancer, il risquait même de casser sa pipe avant. Et puis engagé, c’était l’Indo, à coup sûr. Et apparemment, la guerre faisait rage. Il hésita à en parler. Et s’il envoyait son fils à la mort ? Mais rester pour quelle vie, entre les murs sombres et moisis de Saint-Paul ? C’est un choix difficile qu’il s’appétait à offrir.

— J’ai bien une idée mon grand, mais la décision t’appartient, elle est lourde de conséquences. Il faut bien que tu pèses le pour et le contre.
— C’est quoi ?
— La Légion.

Incrédule, Maurice regarda son père. Il n’y avait pas pensé. Un gars du quartier venait de partir. Simple appelé, il avait choisi l’Indochine en sachant qu’il en prenait pour bien plus longtemps que s’il restait en métropole. Il l’avait pris pour un fou.

— Mais ? Et toi ?

— Moi ? Tu me manquerais, c’est sûr. Mais si tu retournes à l’ombre, je serai malheureux et cela nuira à mes soins. Quand je serai à l’hôpital, nous serons tous les deux enfermés de notre côté, et de toute façon, tu ne pourras pas venir me voir. Ils ont raison les cocos, on est les cocus de l’histoire. Mais dans vingt ans, ils continueront à chanter « l’Internationale » sous l’œil amusé des autres qui continueront à nous manger la laine sur le dos. Faut pas rêver. Allons fils, ce ne sont pas les lois de quelques corbeaux que tu fuirais, c’est l’injustice de notre société.

Le fils prit son père dans ses bras, ils s’étreignirent à se faire mal.

— Oh papa, pardon. Je m’en veux tant.
— Pardon pourquoi ? Non fils, c’est écrit dans les étoiles, on y peut rien. Je préfère te savoir en danger, mais vivant, plutôt que déjà un peu mort à croupir dans une cellule.

Maurice ne voulut pas s’en aller sans faire ses adieux à son ami. Il grimpa les étages qui l’en séparaient et fut reçu par des parents désappointés qui ne savaient comment réagir face à ce garçon, victime et coupable, qui avait porté secours à leur fils.

— Bonjour messieurs dames, je viens voir Jean-Pierre, si vous le permettez.
— Va, il se repose, il est dans sa chambre, dit le père en montrant la pièce d’un geste de la main – puis il le rappela alors qu’il s’éloignait – Maurice ! Merci de l’avoir défendu.

Le jeune homme remercia d’un hochement de tête, frappa à la porte qu’il entrouvrit.

— Je t’ai entendu arriver, entre.

L’arrivant referma derrière lui.

— Comment te sens-tu ?
— Cela me fait un mal de chien, et j’ai mal au crâne. Mais à l’hosto, ils m’ont dit qu’il n’y avait pas de fracture.
— Quel salaud !
— Tu as le sens de l’oraison funèbre toi. Jean-Pierre tenta un sourire douloureux.
— Je suis venu te saluer. Je m’en vais.
— Où ça ? Tu ne seras tranquille nulle part !
— La Légion ne pose pas de questions. C’est une idée de papa. En fait, je crois qu’il ne veut pas que j’aie la même vie que lui, à se crever à la tâche pour des clopinettes.
— Je me sens fautif Maurice, je suis désolé.
— Ne dis pas ça. Tu n’y es pour rien. Quelle idée aussi, d’avoir une copine aussi jolie.
— Elle a vraiment eu très peur, je crois que je ne la reverrai pas de sitôt.
— Alors c’est que tu n’aurais pas pu compter sur elle. Pas de regret.
— Oh, mon ami. Comme je suis triste de ce qui t’arrive.
— T’inquiète, je vais voir du pays. Tu pourras suivre mon père s’il te plaît ?
— Je serai là, promis. Vous pouvez compter sur moi. Dis-le-lui.
— Merci. On s’embrasse ?
— On s’embrasse. Garde-toi bien.
— Je te fais suivre mes coordonnées dès que possible. Occupe-toi bien de mon vieux.
— Tu as ma parole Maurice.

Un coup de sifflet les figea un instant puis Maurice éclata de rire en regardant par la fenêtre.

— Non, c’est la 403 du père Martin qui vient livrer son lait. Tu as raison, en cavale ce serait terrible. Dernier service Jean-Pierre. Je ne veux pas trop me montrer dans le coin, tu pourras dire au revoir à Jocelyne de ma part quand tu iras mieux ?
— Je n’oublierai pas ta copine. Je lui expliquerai, elle comprendra.
— Allez, j’y vais cette fois.

Chapitre 3

L’officier recruteur jaugea le candidat qui se présentait. Belle petite gueule de caractère, le visage un peu marqué dénonçait le bagarreur, du moins un gars qui avait déjà fait le coup de poing. Lui-même n’avait pas une tête à faire la messe. Les questions furent sans détour :

— Pourquoi veux-tu t’engager ? Le jeune fut pris de court, il n’avait pas prévu cette question. Il ne pouvait avouer sa fuite, mais ne mentit pourtant pas.
— Pour changer de vie.
— Sous ton vrai nom ou rester anonyme ?

Devant la surprise du jeune, il précisa :

— Sous un nom d’emprunt, tu perds tous tes droits. Plus de vote, plus d’héritage, si tu fais un gamin, tu n’as aucun droit.
— Et sous mon vrai nom ?
— À partir du moment où tu as signé, tu entres dans la famille et tu n’es libre d’en sortir qu’à la fin de ton contrat. Ou d’en remettre une couche. Avec tout ce que cela comporte. Obéissance, esprit de sacrifice. Tu fais passer notre honneur et le tien avant ta vie. Tu es prêt à tuer et à être tué pour ta patrie, pour les copains. Les dégonflés n’ont pas leur place chez nous, tu seras vite jaugé.

Le gamin ne cilla pas.

— Et je peux prendre des nouvelles de mon père ?
— Affirmatif. Pas de ta mère ?
— Je ne l’ai plus. Je garde mon identité. Y a pas d’raison.

Ainsi fut fait. Une rapide enquête indiqua qu’il n’était pas recherché, et pour cause. De plus, l’armée avait bien besoin de sang neuf. Le soir même, Maurice dormit dans un casernement lyonnais puis fut dirigé sur Marseille, au camp délabré de Sainte-Marthe où dominait la puanteur. Il n’eut guère le temps de visiter. Un bâtiment, le « Sidi-Bel-Abbès » en partance pour Oran sembla ne plus attendre que lui pour appareiller.

Il découvrit un monde qu’il ne soupçonnait pas. D’abord la mer, d’un bleu sans fin, apaisant, rassurant, qui s’unissait au loin avec un ciel d’une nuance plus douce, l’un et l’autre se fondant dans un flou sans réelle frontière. Le regard s’ouvrait sur l’immensité. L’odeur du large était portée par la caresse du vent chaud de cette fin juillet, promesse d’aventure et de liberté. Tout prêtait à la plénitude malgré les corvées et une discipline de fer. Au matin du lendemain apparut la côte algérienne, qui s’approchait lentement. Ligne d’abord incertaine séparant le bleu du bleu, elle livra peu à peu ses couleurs exubérantes. Tout en haut de la falaise, la vierge de la chapelle de Santa Cruz qui domine la baie d’Oran ouvrait grand les bras en signe de bienvenue.

Puis ce fut le port, et sa brutalité. L’odeur de gasoil occulta celle du large, la sirène du navire émit une longue plainte, d’autres lui répondirent, comme en écho. Crissements de ferraille, lutte de l’acier contre la tôle. Suivit le grondement des GMC où s’entassèrent les militaires, qui furent emmenés au camp d’instruction de Sidi Bel Abbès. Là les attendaient six mois d’entraînement, d’épreuves physiques et mentales qui forgeraient les redoutables guerriers de la Légion.

Comme beaucoup de ses camarades, Maurice fut d’abord ébahi. Il s’attendait à un campement de Bédouins, il découvrait une grande et belle ville. Il pensait saleté et poussière, tout était propre, à l’image des képis immaculés de ses bâtisseurs. Car il apprendra que les légionnaires avaient largement contribué à sa construction, également qu’ils s’étaient grandement investis dans la mise en valeur des vastes étendues fertiles alentour. Avec ses palmiers et de grands ficus en guise de platanes, ses larges avenues s’ouvrant sur un ciel d’azur, cette cité grouillante de vie n’avait rien à envier « aux beaux quartiers » lyonnais.

Le casernement était à l’image de la ville. Trois corps de bâtiments disposés en fer à cheval limitaient une immense cour où trônait le monument aux morts du centenaire de la Légion étrangère. Magnifique réalisation en pierre d’onyx extraite, taillée et polie par les soldats eux-mêmes, où repose une mappemonde. Y figurent tous les pays du monde où ces troupes d’élite intervinrent.

Hors des murs, il fut amusé par la faconde des gens, leurs expressions entendues nulle part ailleurs, leur accent unique baigné de soleil. Au « Foot-Bar » ou au « Café du Commerce », tout le monde communiquait, d’une table à l’autre, évoquant, qui les pronostics du prochain match, qui les nouveaux films à l’affiche des cinq cinémas. Les terrasses étaient bondées et l’Anisette rajoutait à la chaleur ambiante.

Entre les murs de la caserne, le dépaysement était autre. De la rigueur, et des accents différents. Quand ils ne parlaient pas leur dialecte, les Allemands écorchaient sans malveillance la langue de Voltaire. Ils avaient été recrutés en nombre parmi les prisonniers de la zone française d’occupation, officiers, sous-officiers ou simples hommes de troupe.

Plus légère, la mélodie italienne équilibrait l’accent rugueux des Teutons. Les ex-fascistes et anti-fascistes, parfois enrôlés avant la fin de la dernière guerre, se côtoyaient sans rancune du passé, l’instinct grégaire favorisant cette paix des braves.

Mais quelles que soient leur force, leur volonté, leur dureté, tous ces hommes, à un moment ou un autre, cédaient aux tentations d’Aphrodite. Alors ils se rendaient dans le faubourg Bugeaud, où les belles leur accordaient tendresse, caresses et autres divertissements allégeant d’autant leur solde. Ce quartier réservé proposait de nombreuses maisons de plaisir transformées en « hôtels » depuis l’intervention de Marthe Richard, de « la Lune au Soleil », en passant par « le Sphinx », « La Grande Maison » ou encore « La Favorite ». Tout un programme…

Maurice tomba sous le charme de cette ville lumineuse… et de Clara, jeune femme dont les grands-parents andalous étaient venus chercher du travail sur cette terre prometteuse. Elle en avait gardé, malgré une mère alsacienne, ce feu propre au bassin méditerranéen, qui animait les personnes de caractère.

Tout avait commencé par une infime bousculade à laquelle le militaire n’avait pas prêté attention.

— Eh là, militaire, vous ne pouvez pas vous excuser !

D’abord prêt à en débattre, il se retourna brutalement quand il croisa un regard féminin.

— Heu, de quoi mademoiselle ?

Amusée devant le rapide changement de comportement, elle en rajouta.

— Comment de quoi ? Vous vous croyez sur un terrain de foot ? Je vais avoir un bleu au bras maintenant !
— Je suis vraiment désolé, mademoiselle, j’étais distrait. Si je peux faire quelque chose ?
— Et bien maintenant que j’ai mal au bras, portez mes provisions !

Il aurait rompu là toute discussion si la jeune fille n’avait pas été aussi belle et n’avait pas eu tant de malice au fond des prunelles. Aussi acquiesça-t-il, faisant mine d’être penaud.

— Donnez-moi ça, je vais vous raccompagner.

Deux soirs plus tard, et pour finir de se faire pardonner, il invitait la jeune femme au cinéma Vox. Depuis peu à l’affiche, « Une Place au Soleil », lui sembla opportun. En attendant « Un Tramway nommé désir »…

En temps voulu, il avait écrit à Jean-Pierre afin de lui donner l’adresse de son casernement. La santé de son père le préoccupait beaucoup, mais il reçut rapidement une réponse.

Vaise, le 12 août

Cher Maurice,

J’espère que ma lettre te trouvera toujours en bonne forme.

Je t’apporte de bonnes et de mauvaises nouvelles. D’abord ton papa que j’ai appris à connaître au fil des jours. Je crois qu’il est content de mes visites. Il me parle souvent de toi et je vois comme il t’aime. De te savoir militaire le rend très fier, lui qui fut prisonnier de guerre. Certains de ses amis communistes lui ont pourtant tourné le dos depuis qu’ils savent que tu vas partir combattre leurs camarades en Indochine. Mais il s’en fiche.

Je dois te dire que son état de santé s’est aggravé. Il a été opéré la semaine passée et doit avoir des rayons. Mais le moral est bon et les toubibs estiment que c’est important. Ils sont d’ailleurs optimistes et ont accepté de me considérer comme un membre de la famille sur insistance de Raymond (on s’appelle maintenant par nos prénoms et il m’a demandé de le tutoyer).

Mais une chose me désole. Que tu sois parti alors que tu as été totalement lavé des soupçons qui pesaient sur toi. Le fameux Martial (j’ai appris son nom dans le journal) n’est pas mort de ta châtaigne, mais a été froidement assassiné d’un coup de poinçon dans le thorax. C’est le médecin légiste qui a découvert la plaie discrète qu’il avait sur le côté. Ton père l’a appris de la bouche de monsieur Régent, mais tu étais déjà loin. En fait, ce salaud avait voulu mettre sur le trottoir la sœur d’un gars de sa bande qui lui a discrètement réglé son compte. Alors on s’est dit avec ton père qu’il fallait quand même que tu le saches, au risque que tu regrettes un départ précipité.

Je croise parfois Jocelyne. Elle est triste et espère de tes nouvelles. Depuis que tu es parti, cela bourdonne pire qu’une ruche autour d’elle. Mais elle n’en a que pour toi.

Pour ma part, j’ai décidé de m’inscrire à l’école de police de Saint-Cyr-au-Mont-d’Or à la rentrée. C’est ton histoire qui m’a motivé et qui m’a donné l’envie d’être un bon flic. La quête de vérité doit être passionnante afin d’éviter les injustices.

Cher Maurice, nous espérons avoir bientôt de tes nouvelles. Raymond m’a demandé de bien t’embrasser et je t’assure de ma fidèle amitié.

Bien à toi.

Jean-Pierre

Maurice répondit le soir même, ou plus précisément la nuit même, après avoir été de corvée de nettoyage des jeeps, puni pour une broutille.

Sidi Bel Abbès, le 14 ou peut-être le 15…

Merci pour ta lettre JP,

cela m’a fait plaisir d’avoir des nouvelles de papa et de toi. Je voudrais lui écrire et tu pourrais peut-être relever son courrier. Dis-lui bien que je pense à lui tous les jours, que j’ai confiance dans son rétablissement parce que je le sais solide, et que je l’aime autant qu’un fils peut aimer son vieux.

Surtout n’ayez pas de doutes concernant ma nouvelle vie. Je n’ai aucun regret, au contraire. Elle n’est jamais facile, mais passionnante. Pour la première fois, j’ai le sentiment d’en faire quelque chose, d’avoir un idéal. Je réalise que j’aurais végété en restant dans notre quartier, sans projet d’avenir. Mais l’aventure commencera vraiment après ma formation, avec sa dose d’inconnu. Tu t’en rends compte ? Je vais découvrir l’Indochine, moi qui n’avais jamais vu la mer avant de venir en Algérie. Ce pays est magnifique. J’espère avoir une permission avant de partir pour ce long voyage afin de pouvoir embrasser papa. De toute façon, je dois repasser par la France pour le grand départ. Avant, je voudrais faire la formation des parachutistes. Ici, les chefs auxquels on obéit sans rechigner sont de vrais chefs. Ils commandent, mais partagent ton quotidien sans avantages ou privilèges.

Pour Jocelyne, dis-lui qu’elle ne doit pas m’attendre et qu’elle n’hésite pas si elle croise un gentil gars. L’armée est une maîtresse exigeante et possessive, mais je crois que je suis heureux dans son giron. J’y découvre confiance et solidarité. Tu vas faire un bon flic Jean-Pierre. Tu as le bien en toi et tu seras à ta place au service des autres. J’ai confiance.

Voilà mon vieux camarade, toutes les dernières nouvelles. Je vais pioncer un peu, car le clairon du réveil sonne à six heures. Dans quatre heures, bon Dieu !

Encore une fois, embrasse bien papa pour moi et dis-lui bien que je l’aime.

À bientôt avec mon amitié.

Maurice

Si Maurice aimait cette vie, elle n’était pas pour autant facile. Outre une discipline sans complaisance et les nombreux travaux auxquels les hommes étaient assignés, c’est à la guerre qu’ils étaient venus se préparer. L’immense plaine de Kherrata, isolant la ville, se prêtait tout à fait à une préparation opérationnelle où les situations d’insécurité collaient à la réalité. Il apprit à tirer, à jouer du poignard, à se battre à mains nues contre un camarade armé. Comment tuer également, de moult façons possibles.

Le capitaine Laboudie responsable de sa section fut très clair sur le sujet.

— Messieurs, comprenez bien que dans quelques mois, vous serez en enfer. Les Viet feront aussi peu de cas de votre vie que de la leur. Je parle en connaissance de cause. J’en ai vu un se jeter dans un abri et se faire exploser, tuant trois de nos camarades. Alors je veux que vous deveniez des machines, que vous ripostiez à une attaque avant d’avoir réfléchi, et que vous frappiez toujours pour éliminer, sans hésiter. Sinon, c’est vous qui y passerez. Et l’ennemi qui vous aura occis sera en mesure d’abattre de vos compagnons. Autre chose, je ne vérifierai jamais vos armes. Si vous les négligez, qu’elles s’enrayent ou je ne sais quoi à cause de votre incurie, et que vous vous faites descendre, je ne vous plaindrai pas.

Le temps passa ainsi, mettant à dure épreuve les volontés, l’endurance, repoussant l’extrême. À dessein, certaines situations voulaient se jouer de la camaraderie, du sens de la solidarité, sous l’œil scrutateur de l’instructeur qui estimait la valeur des hommes. Ce dernier savait jusqu’où aller trop loin, quand le moment était venu de « lâcher la bride ». Alors le soldat pouvait enfin se poser, boire l’anisette avec les copains, aller au quartier Bugeaud ou retrouver « sa fiancée », à l’image de Maurice. Quand il n’était pas puni, pour une broutille. Car au-delà de la force physique, la capacité à maîtriser l’exaspération et la tension nerveuse pouvait aussi s’avérer vitale.

Quand la formation parachutiste fut proposée, le jeune Lyonnais se porta immédiatement volontaire. À ses débuts, une partie de l’état-major s’était opposée à cette initiative, craignant les désertions. Mais l’expérience avait montré qu’il n’en était rien. Des hommes lâchés en terrain hostile étaient bien conscients que leur survie dépendait plus de leur regroupement que d’une stupide tentative de se faire la belle.

Pour la première fois il prit l’avion, un énorme et bruyant C-47 Skytrain, utilisé depuis la dernière guerre, et dont il dut sauter avec tout son barda. Ainsi, toute cette ferraille vibrante et assourdissante pouvait voler ! Et même apporter une sensation de légèreté au décollage. Il se jeta plus tard dans le vide, non sans une certaine appréhension. Alors que l’avion s’éloignait, il éprouva un sentiment de paix, favorisé par le silence et l’apesanteur. Le choc fut pourtant rude en arrivant au sol, et les sauts de nuit qui suivirent firent plusieurs blessés parmi ses camarades.

Arriva enfin le moment du départ, et de faire ses adieux aux amis, et à Clara qui, en la circonstance, avait perdu de sa superbe. Pas de cinéma ce soir-là, ni de restaurant. Simplement quelques heures d’étreinte passionnée dans une discrète chambre d’hôtel qui aurait pu témoigner de tout ce qui fait la vie d’un couple, de la tendresse au déchirement, quand, dans une confusion extrême, l’amour et la haine se confondent.

De retour à la caserne à l’heure réglementaire, alors que vingt-trois heures sonnaient au clocher de l’église Saint-Vincent de Paul, Maurice salua le sous-officier de poste chargé de vérifier la bonne tenue des permissionnaires de nuit et surtout, surtout, le digne port de leur képi.

Tout bascula le lendemain quand Maurice, en milieu de matinée, reçut l’ordre de se rendre au bureau du colonel Servier, encadré par deux ordonnances. Interloqué, il fut directement introduit chez l’officier supérieur où deux civils, assis face au bureau, se tournèrent vers lui à son entrée. Le bidasse fit le salut réglementaire et resta au garde-à-vous.

— Repos soldat. Ces messieurs sont de la police et voudraient vous poser quelques questions.
— À vos ordres mon colonel.

— Pouvez-vous nous parler de votre soirée d’hier ? attaqua l’un des deux sans ambages.

— Oui ? Eh bien, je l’ai passée avec ma fiancée.
— Mais encore ? intervint le second.
— Ben, vous voyez quoi. On s’est dit adieu.
— Et votre « fiancée », c’est mademoiselle Clara Hernandez ?
— Oui, mais pourquoi …
— C’est nous les questions ! dit abruptement un des deux policiers.
— Mon colonel ? sollicita Maurice incrédule.
— Répondez aux questions, c’est tout.
— Et pour quelle raison vous êtes-vous disputés ?
— Mais ? On ne s’est pas disputés ! Pourquoi voulez-vous ?
— Allons, videz votre sac, vous serez soulagé.
— Mon colonel, que se passe-t-il ?
— Répondez à ces hommes !
— À vos ordres !

Maurice était perdu et de plus en plus inquiet.

— Donnez-nous votre couteau !
— Mais je n’ai pas de couteau !
— Mon colonel, nous devons emmener cet homme au commissariat.
— Pas question, messieurs. Le soldat Boyer sera aux arrêts, mais chez nous.
— Mais, mon colonel, il s’agit du meurtre d’une civile et c’est le principal suspect !
— Un meurtre ! Clara a été assassinée ? cria presque Maurice, soudain blême.
— Cet homme appartient à l’armée, messieurs ! répondit l’officier sans tenir compte de la réaction du garçon.
— Mon colonel ! Il appartient à la justice !
— Non ! Il appartient à l’armée ! Et vous êtes la police, pas la justice !
— C’est ce que nous verrons !
— Ce sera tout pour aujourd’hui ! Gardes ! Raccompagnez ces messieurs. Ils s’en vont !

En rage, les deux policiers se levèrent et sortirent sans saluer, alors que Maurice restait figé, blafard et flageolant sur ces genoux. La belle Clara était morte ! Assassinée ! Et on l’accusait !

Une fois seuls, le Colonel Servier questionna.

— Alors Boyer, rien à dire de plus ?
— Mon colonel, vous avez ma parole d’honneur de Légionnaire que je suis innocent. Le sergent m’a vu rentrer à vingt-trois heures, il pourra témoigner. Clara et moi ne nous sommes pas disputés, vous avez ma parole.
— Je dois vous mettre quand même aux arrêts.
— À vos ordres mon colonel.

Les deux ordonnances accompagnèrent le malheureux à sa cellule.

L’officier était dubitatif, tous les rapports concernant ce Boyer concordaient vers un profil courageux et solidaire de ses camarades. Il semblait sincèrement surpris.

Encore bouleversé, ce n’est que plus tard que le regard du prisonnier s’arrêta sur le cadre. Un trou de cinq mètres carrés, agrémenté d’un bas flanc bétonné en guise de couchette. Lors des trois repas quotidiens, il eut droit au même régime maigre que les autres prisonniers, à savoir un bouillon d’eau chaude où flottaient quelques croûtons de pain, qu’il dut pourtant prendre au garde-à-vous, front appuyé contre le mur et sanctionné d’un coup de cravache sur les reins en cas de manquement. La seule distraction était obligatoire et épuisante. Elle consistait à courir sans interruption jusqu’à la pause de midi, puis à recommencer sans s’arrêter jusqu’au souper. Mais Maurice préférait cela à cogiter dans sa cellule.

Trois jours passèrent pendant lesquels Maurice, épuisé et amaigri, pensa plus à Clara qu’à lui-même. Il avait du mal à concevoir cet assassinat. Que s’était-il passé ? Qui avait pu s’acharner sur elle, la poignardant avec la férocité d’un barbare ? Y pensant, il ressentait une haine aveugle et impuissante envers cet inconnu. Il savait ses obsèques prévues dans la matinée et suivait le cortège en pensée. S’autorisant parfois un sourire amer, il ruminait l’ironie d’un destin qui l’avait fait fuir un crime dont il était innocent pour retomber dans un scénario identique. Tout ça pour ça, comme disaient les pieds-noirs.

Tout en courant comme une machine, il ressassait ces sombres pensées quand un des gardes l’appela.

— Suis-moi, on vient te chercher.

Quand l’ordonnance du colonel l’accueillit, il pensa immédiatement aux deux policiers. Venaient-ils l’arrêter ? Il suivit son guide. Pas un mot. Le gars lui tourna le dos jusque chez l’officier supérieur qu’il salua réglementairement. Il était seul.

— Repos Boyer.
— À vos ordres mon colonel ! dit Maurice, soulagé. Si je peux me permettre, ils ont retrouvé l’assassin ?
— Non, mais vous bénéficiez de témoignages sans failles. Vous êtes libre. Rompez !

Il apprit plus tard que le sergent chargé de contrôler la ponctualité et la tenue des permissionnaires avait témoigné de son retour à 23 heures précises après ses adieux à la victime repartie tristement.

Il fut touché quand les copains, de retour dans sa chambrée, vinrent lui donner une tape amicale sur l’épaule ou le dos.

L’un d’eux, Lucas, peu apprécié du groupe sans raison avérée, le prit par les épaules.

— Nous sommes au courant, personne n’a douté de toi.

Trois jours plus tôt, alors qu’il se préparait à rentrer lui aussi au casernement, ce dernier aperçut le couple qui se séparait. Ce fut plus fort que lui, il suivit la jeune femme de loin et se rapprocha lentement. Sentant une présence, Clara se retourna et fut rassurée en voyant un légionnaire, plutôt beau gosse d’ailleurs, au visage angélique. Il ne sembla pas se préoccuper d’elle. Elle poursuivit son chemin, nostalgique du départ de Maurice, perdue dans ses pensées. Alors qu’elle entrait dans une zone d’ombre, elle fut soudain happée par une main qui la bâillonna, l’empêchant d’appeler, alors qu’un bras puissant l’immobilisait. Terrorisée, elle sentit le froid d’une lame sur sa joue et fut plaquée sans ménagement face au mur, s’y cognant le visage.

— Ta culotte !
— Mmmh…
— Enlève ta culotte putain !

Fébrilement, elle acquiesça de la tête et s’exécuta tout en gémissant.

— Tu trembles bien ma garce, c’est bon. Continue à couiner ! J’aime.

Des sanglots la secouèrent. Elle sentit une main soulever sa jupe. L’homme tâtonna, puis une violente brûlure lui transperça les reins. Elle gémit d’autant sous la douleur de cette agression bestiale, quand l’agresseur se libéra soudain, tout en relâchant son étreinte.

Elle mordit alors cette main qui l’étouffait. De surprise, Lucas enferra sa victime. Puis, la tournant face à lui avec hargne, plongea encore l’acier par deux fois dans le ventre de la moribonde, en direction du cœur. Cette dernière s’affaissa, morte avant d’avoir touché le sol. Il essuya son couteau avec le bas de sa robe et s’éloigna rapidement.

Éloigné de la caserne, il fallait qu’il rentre au plus vite. Arrivé, il patienta longtemps avant que le sous-officier de garde, s’absentant enfin un instant pour un besoin pressant, lui laisse le champ libre. Profitant de ce bref abandon de poste, l’assassin alla se déshabiller dans les douches, avant d’entrer le plus silencieusement qu’il put dans la chambrée où ses compagnons semblaient dormir.

Chapitre 4

Maurice quitta l’Algérie avec le regret d’un pays qu’il aimait et la frustration de ne pas connaître la vérité sur l’assassinat non élucidé d’une personne aimée.