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Le monde de la médecine se dévoile à travers ce recueil de nouvelles où le docteur Héniquez raconte des histoires uniques et profondément humaines. Chaque récit capture un moment privilégié entre le médecin et ses patients, mêlant espoirs, doutes, joies et parfois adieux. Tout en sensibilité et avec humour, le partage d’expérience est marquant, les réflexions et les leçons de vie puissantes.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Jacques Heniquez, médecin de famille durant de nombreuses années, estime que son métier est une espèce en voie de disparition. Il considère "Fantassin de la médecine" comme une plaidoirie pour sa profession.
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Jacques Heniquez
Fantassin de la médecine
Nouvelles
© Lys Bleu Éditions – Jacques Heniquez
ISBN :979-10-422-4426-2
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La figure emblématique de Collonges-au-Mont-d’Or est monsieur Paul, Paul Bocuse, bien sûr, comme il aimait qu’on l’appelle. Je l’ai soigné, aimé, conseillé parfois, pendant plus de quarante-cinq ans. Au moment de mon départ en retraite, il m’a demandé :
Je lui avais juré que je ne rapporterais rien de ce que nous avions vécu ensemble. Alors n’attendez pas de révélations, cela reste du secret professionnel !
Seule Raymonde, son épouse, restera pour moi une relation exceptionnelle. Je ne peux pas évoquer sa mémoire sans sentir quelques larmes pointer…
J’aime reprendre à mon compte un mot de Joseph Kessel quand on lui demandait s’il était superstitieux :
À quatorze ans, un ami d’alors m’avait invité à Lyon, car déjà c’était chaud chez moi. Nous avions fait route vers un petit village près de Cluny. Nous nous sommes arrêtés devant l’Auberge de Monsieur Paul, puis à Frontenas en Beaujolais où son père avait acheté un terrain. Après un repas de « Coq au vin » – extraordinaire – à la Roche Vineuse, nous sommes arrivés à Cortambert. Le parent de cet ami, gendarme en retraite, était l’adversaire farouche de la mairesse d’alors, mère d’une amie avec laquelle j’ai vécu des moments terribles.
Lyon est une ville qui monte et qui descend, avec une rivière qui fait ce qu’elle veut et un fleuve qui ne se calme qu’après la confluence, comme un mariage apaisant ! Moi qui venais d’Amiens, une ville entourée d’une campagne plate et arrosée, je décidais alors que je viendrais vivre ici à Lyon. Je n’ai su que plus tard que ces étapes d’alors jalonneraient ma vie.
À partir du village de Collonges-au-Mont-d’Or, j’ai voulu écrire sous forme de nouvelles des choses vécues. Je ne m’interdis rien.
Médecin de famille, fantassin de la médecine, j’ai été « le généraliste » de la commune pendant quarante-deux ans, mais, comme tous les soldats de première ligne, j’ai tout pris en pleine poire. Je suis toujours vivant !
Si vous faites une photo aérienne de la commune, vous aurez la surprise de découvrir la tête d’un canard dont le bec montre la Saône au Sud. Il n’y a jamais eu de centre du village et, au moment où cela aurait été possible, un maire vaniteux n’a pas eu le vrai courage de le faire. En bas, au bord de Saône, s’étend la plaine. En bas…
Puis, à mi-pente, le village avec une mairie très – très ! – proche de l’église, avec les écoles publiques et privées. Les grosses propriétés d’été des « Soyeux » sont cachées par des murs hauts – très hauts – afin de se dissimuler du commun des mortels, enceintes de pierre ocre jaune aux longues traînées noirâtres.
Le vieux Collonges, avec son église ancienne classée, qui préserve des logements sociaux, est LE quartier prisé. Le quartier chic.
Des maraîchers aussi ont fait fortune non par le fruit d’un travail difficile et âpre, mais par la vente de terrains qui ont vite coûté très cher.
Le décor est planté.
Lors de mon premier remplacement à Collonges-au-Mont-d’Or, j’avais rencontré pour la première fois mon futur associé. Cet homme bon et dévoué à sa patientèle ressemblait à Trotsky avec la pipe en plus. Il avait le cœur à gauche et le portefeuille à droite.
Avant même que nous discutions des conditions financières, il me demanda d’aller vite consulter le fils de madame A., l’épicière du bourg. Ma fille avait fait une « méningite à nuque molle » au printemps, forme symptomatiquement rare de la maladie – les méningites classiquement font des nuques raides – et je retrouvais les signes de cette forme de méningite chez le jeune garçon. Je l’avais réexaminé pour vérifier mon diagnostic avec la même conclusion. J’avais alors dit à cette mère qu’il fallait l’hospitaliser immédiatement afin de lui faire une ponction lombaire. Elle m’avait répondu :
Heureusement, le médecin hospitalier lui avait un peu plus tard affirmé que j’avais été un bon médecin, car c’était un diagnostic difficile.
Un peu abasourdi par cet accueil, je retournai vers le médecin à remplacer qui me confia de nouveau une visite à domicile à faire auprès de monsieur R.
L’homme était vieux, très sale, pas rasé, couché sur des tas de « Progrès » (journal local) qui absorbaient les débordements de sa vessie. La famille enlevait la couche supérieure pleine d’urine pour fourrer les journaux récents sur la couche inférieure. La chambre était sombre, poussiéreuse, malodorante, le papier peint datait de la fin du 19e siècle. Par bonheur, ce patient avait l’intellect intact. Nous avions pu échanger sur l’escadrille « Normandie-Niemen » où il avait servi et connu un cousin courageux de mon père.
J’avais eu pitié de cet homme, de l’état de délabrement de sa chambre et je ne l’avais pas fait payer même si je n’étais pas bien riche.
Avec un rien de malice dans les yeux, mon confrère me questionna à mon retour :
Il éclata de rire et m’expliqua qu’il était certainement l’homme le plus riche du village voire du canton :
Nous avons pu alors enfin discuter des conditions du remplacement. Je dois dire qu’il avait été très généreux et surtout rassuré de pouvoir profiter de ses vacances. Il passait tout son mois de repos chez sa fille dans un bourg près de Neuville-sur-Saône. Il me laissait la jouissance de sa maison qui était attenante au cabinet médical avec une secrétaire qui connaissait parfaitement la patientèle. Une secrétaire à cette époque était d’un grand confort et même un luxe.
Je me destinais à être gynécologue-obstétricien et ne me doutais pas encore que j’allais « finir mes jours » dans ce village si surprenant.
Je soignais sa femme, ses filles qui se ressemblaient tant que parfois je me surprenais à échanger leurs prénoms. Son fils était en pension, toujours un peu étranger à sa propre famille. Lui est venu me consulter pour une petite bronchite, mais plus sûrement pour me voir, m’évaluer. Surtout savoir pourquoi son entourage féminin parlait de moi. Il me savait atypique, en sabot et jean. Lui était habillé « classique de l’époque » : costume gris clair ; chemise blanche ; cravate neutre. Il paraissait cassé, inhabité, ailleurs. En se déshabillant, il laissa voir un tatouage sur l’avant-bras gauche, ce qui ne manqua pas de m’étonner chez cet homme d’allure sévère, strict, avec des yeux clairs comme délavés. Il était écrit en lettres gothiques : Legio Patria Nostra.
Je l’auscultai, lui pris la tension artérielle – indispensable, la tension artérielle, même si vous avez fait le plus beau des diagnostics –, signai son ordonnance et le fis payer. Enfin je lui posai la question que j’avais contenue tout au long de mon examen :
Il fut instantanément transformé, même rajeuni. Le menton devint droit, les épaules rejetées en arrière.
Je me levai, fis claquer mes talons et me mis au garde-à-vous dans un magnifique salut militaire. Des larmes brillèrent dans ses yeux, il se mit debout et me rendit mon salut. Il murmura :
Il n’avait pas pu dire Docteur. Je n’étais plus son médecin, mais comme un frère d’armes. J’ai eu plus tard la même réaction avec Hélie Denoix de Saint Mars, mais c’est une autre histoire ! Nous étions étrangement liés sans que des mots le sanctifient.
Sa femme était ensuite régulièrement venue me consulter pour rien, peut-être un peu jalouse de la relation que j’avais avec son mari. Elle était belle et surtout très gaie, jeune, moderne. Elle me confia ensuite que malgré l’amour, voire l’admiration qu’elle portait à son mari, elle n’avait jamais pris de plaisir avec lui. Elle m’avoua qu’après le coït, quand son mari dormait, elle allait se finir dans la salle de bains. Elle s’en confessait régulièrement au curé de Collonges-au-Mont-d’Or – homosexuel revendiqué !
Le dépistage du cancer se faisait à cette époque par l’auto-examen du sein. Au cours de ses pérégrinations nocturnes, elle avait découvert une boule dans son sein droit. À l’examen, la texture de cette tumeur ainsi que des adénopathies axillaires confirmèrent la nature de cette découverte.
Elle fut très courageuse d’autant qu’à cette époque les oncologues ne faisaient pas dans la dentelle : mastectomie totale droite avec curage axillaire ; radiothérapie ; chimiothérapie. Elle avait un thorax grillé.
Pendant cette période, je l’ai consultée souvent, car elle avait passé longuement la phase classique du : « pourquoi moi » ; « quelle faute ai-je commise » ; « pensez-vous que ce soit mes pratiques sexuelles » ? Je l’ai rassurée, car je n’aimais pas cette culture du péché qu’impose la religion catholique. Au bout de cinq années de traitement hormonal, elle avait retrouvé sa joie de vivre, son sourire, mais toujours pas de plaisir – d’autant que l’hormonothérapie avait attisé ses désirs.
Les filles avaient organisé pour les dix-huit ans de la benjamine un rallye-mot bourgeois chic pour soirée, boum. Les parents étaient présents, mais claustrés dans leur chambre. La fête battait son plein. Notre ancien légionnaire dormait profondément. Pas sa femme !
Elle sortit pour soulager sa vessie ! En sortant des toilettes, elle se cogna à un grand jeune homme qui s’excusa en italien : Scusi ! Elle lui sourit. Prit-il cela comme une invite ? Toujours est-il qu’il l’avait basculée dans les manteaux et foulards des invités. Elle ne se défendit pas, bien au contraire elle participa… Et pour la première fois de sa vie, elle eut un orgasme.
Elle l’avait revu régulièrement. Elle en était folle. Bien sûr, elle me contait ses turpitudes :
Un jour, elle vint m’annoncer qu’elle partait vivre avec lui. Il avait un petit appartement dans Lyon. J’avais bien essayé de la dissuader avec des injonctions immorales du type :
Mais les femmes sont entières… Elle a vécu trois ans avec lui pendant qu’il achevait ses études. Son mari n’avait pas voulu divorcer. Il était tout à fait sûr qu’elle reviendrait. Notre bel italien se trouva, après son diplôme, une jolie femme riche…
Elle est rentrée chez elle où son mari l’accueillit sans un mot de reproches. Les filles ne lui ont jamais pardonné. Elles poussaient même leur père à la mettre à la porte. Il répondait invariablement :
En revanche, ils n’ont plus eu jamais un contact et faisaient chambre à part.
Je l’ai accompagnée jusqu’au bout dans une explosion métastatique. Elle me tenait la main quand elle a commencé à agoniser… Avant son dernier soupir, elle m’a soufflé : je ne regrette rien.
C’est elle qui a consulté en premier. Toute en rondeurs elle arborait un beau sourire. Ses cheveux noirs, naturellement, encadraient des joues rouges, les joues des gens de la campagne. La solide monture de ses lunettes masquait mal un regard de myope, un regard bleu clair, innocent avec quelque chose de matois. Elle parlait un français approximatif, mais ampoulé. Elle m’avoua :
Nous cherchons les marchés huppés, des gens de la haute, pour monter les prix avec de la belle marchandise. Je viens parce que nous voulons faire un bébé.
Avant que j’ouvre la bouche, elle plaça :
Elle défit sa blouse bleue, avec un chandail dessous, puis une combinaison épaisse. Elle se déchaussa de bottines fourrées et resta en chaussettes de laine. La culotte et le soutien-gorge en coton étaient décorés de petites fleurs roses. Son corps dépouillé montra – à mon grand étonnement-quelle avait ce qu’il fallait où il fallait…
Je l’ai examinée, n’ai rien trouvé de particulier. J’ai demandé des examens complémentaires classiques (en particulier hormonaux), lui ai expliqué la prise régulière des températures. Surtout j’ai prescrit un spermogramme pour le mari.
Quinze jours plus tard, elle vint avec son époux pour les résultats. Il m’a fallu expliquer à ce dernier qu’il avait une oligo-asthéno-spermie. Il me demanda :
Moi :
Devant son regard interrogatif, j’ai cru bon d’ajouter avec ma verdeur habituelle :