Fêlures - Bénédicte Delattre - E-Book

Fêlures E-Book

Bénédicte Delattre

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Beschreibung

Ces histoires courtes pétries de nostalgie et d’angoisses, émaillées de séparations, font ressortir la fragilité de l’existence.

L’auteure donne à voir la vie, l’amour, la mort en résonance au drame d’une vie.

Certaines nouvelles ont pour cadre le monde anglo-saxon, et tout particulièrement une Amérique fantasmée qui a influencé passionnément sa famille. D’autres textes nous emmènent dans un passé où des destins individuels se heurtent aux drames de la grande Histoire.

Dans cet univers, l’auteure soigne le rythme, le suspens, prend le lecteur par la main pour le conduire vers des dénouements aussi originaux qu’inattendus.


À PROPOS DE L'AUTEURE


Bénédicte Delattre a travaillé dans le marketing, avant de vivre à l’étranger. Elle vit et écrit aujourd’hui à Rueil-Malmaison.

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Bénédicte Delattre

FÊLURES

Nouvelles

À mon Petit Prince, parti rejoindre son étoile…

Raconter des histoires, parcourir différents lieux, remonter le temps et faire revivre des images de l’enfance ou de l’adolescence… autant de facettes d’un rêve surgi du passé dont je vous invite à ouvrir les pages.

Fiction ou réalité, j’ai posé ces mots, compagnons de route tant aimés, parfois un peu fragiles ou illusoires, pour créer des atmosphères qui n’ont pour but que de vous emmener dans les contrées de mon esprit.

Il n’est de terreau fertile, substance de l’âme, que par les fêlures de l’existence.

Je vous demande la plus grande indulgence quant à l’exactitude chronologique ou spatio-temporelle des faits qui pourrait s’avérer imprécise et que des yeux experts sau- raient relever. Ma démarche se veut neutre, pacifique et purement littéraire.

Parce que certaines blessures ne se voient pas…

Janvier

L’heure des mamans

Je repose le journal, en état de choc. Parcourue d’un frisson, ma vue se brouille, je suis submergée par les émotions. L’information et les souvenirs se télescopent dans mon esprit, je ne parviens pas à les faire cohabiter. Tomber des nues. C’est exactement cela, je tombe des nues.

***

La rentrée des classes. En milieu d’année scolaire, après les fêtes de Noël. Dans cette nouvelle ville à l’étranger. Je ne connais personne. Je n’ai pas envie d’être là. Dans cette foule de nouveaux visages, pas beaucoup de regards auxquels s’accrocher, pas grand monde pour m’accueillir, pour ne pas dire personne. On est en janvier, dans cette capitale du Nord, il fait froid, humide. À la sortie de l’école, les mamans sont pressées, « tout va bien, mon chéri, voilà ton goûter, dépêche-toi, allons au chaud dans la voiture », on baisse le regard sous les parapluies, ne surtout pas entamer une conversation, on ignore la nouvelle venue, on n’a pas de temps pour elle. Toute une vie sociale à recréer. La timidité naturelle teintée de la déception de se rendre compte qu’on n’est pas attendue. Un sentiment de découragement, mais il ne faut rien montrer à l’enfant, ta maman est forte, elle ne va pas se laisser abattre, ce n’est pas grave. Chaque jour, recommencer la routine, se dire qu’enfin quelqu’un va faire attention à vous. Rien. Le brouillard, la pluie, la froideur et l’indifférence qui tissent autour de vous une toile hermétique.

Les semaines qui passent et qui ne changent rien. Des vacances. Enfin. On rentre en France. Je ne veux pas montrer mon abattement. Tout va bien, c’est formidable de vivre à l’étranger, on découvre tellement de choses. Je ne raconte pas que je me sens seule. Tellement seule. Personne à qui parler. Cela ne sert à rien. Je me tais.

Le retour après les vacances. Plus d’illusions. Je sais que je vais recommencer à être transparente.

Et puis à la sortie de l’école, contre toute attente, un visage inconnu. Lumineux. Aimable. Qui regarde autour. Qui semble chercher. Et qui trouve. Une nouvelle maman qui vient d’arriver. Terriblement souriante. Terriblement jolie. Charmante, gentille, douce, avenante. Tant de qualificatifs pour une seule personne. Et elle s’adresse à moi. « Toi aussi, tu es nouvelle ? » « Oui, depuis la rentrée de janvier. » On s’aperçoit que nos fils sont dans la même classe. Une classe surchargée où les deux derniers arrivés se sont naturellement trouvés. Eux aussi ont uni leurs solitudes respectives et sont déjà amis.

Ma vie change. À « l’heure des mamans », j’ai enfin une personne à qui parler. Ce n’est plus grave d’attendre devant le portail, je ne suis plus seule. Moi aussi, je suis en pleine conversation, moi aussi, j’échange sur l’école, les devoirs, la maîtresse, ce que j’ai fait ce week-end, mes projets de vacances, mon prochain retour en France, où j’ai déniché ce joli manteau, l’adresse où trouver de bons fromages. Rapidement, elle m’invite à déjeuner chez elle avec mon fils. On s’entend tellement bien. Comme si on s’était toujours connues. Je viens pour le déjeuner, je repars à la nuit tombée. Le temps passe vite en sa compagnie, nous avons mille choses à nous raconter. Les garçons ne veulent pas se quitter, ils jouent des heures ensemble. Elle prend de l’importance dans ma vie. Mon quotidien d’exilée devient non seulement supportable, mais aussi plus doux. Moi qui suis toujours méfiante, j’entre dans cette relation sans crainte. Je me sens bien avec elle. Je ne me pose pas de questions. Cette nouvelle amitié qui s’offre à moi, je la saisis et j’en profite. Nous sommes souvent ensemble, bientôt on nous identifie comme un duo inséparable, comme nos garçons. Ils vont souvent dormir l’un chez l’autre, ils ont une deuxième maison, une deuxième famille. Si je suis retardée pour récupérer mon fils à l’école, je sais que je peux l’appeler et qu’elle sera toujours là pour me dépanner et l’accueillir. J’ai une totale confiance en elle, moi, la maman angoissée, quand mon fils est avec elle, je suis sereine, je sais qu’il se sent bien et qu’il est heureux dans cet autre foyer.

Je ne reste pas longtemps dans cette ville. Nous devons déjà déménager, changer de vie, de pays, d’amis, dire au revoir à cette amitié aussi intense qu’inespérée.

***

Dix ans ont passé. Je ne l’ai jamais revue. Je ne sais pas comment l’expliquer. Nos liens étaient forts, mais les circonstances de la vie ont fait que je ne suis jamais retournée dans cette ville du Nord et qu’elle ne m’a jamais rendu visite non plus. Il fallait aller de l’avant, inventer mon quotidien dans un nouveau pays à plusieurs milliers de kilomètres, et je n’ai pas pris le temps de cultiver cette amitié. Quelques mails plusieurs fois par an, une carte de vœux, histoire de ne pas perdre le fil et de donner des nouvelles. Elle ne m’a jamais contactée pour me dire qu’elle passait près de chez moi. C’est ainsi. Mais je ne l’ai pas oubliée. Son sourire lumineux, son regard pétillant et sa bienveillance restent associés à cette tranche de vie. Ils m’ont sauvée de la solitude et de la grisaille, et je lui en ai toujours été très reconnaissante.

Dix ans ont passé. Je ne l’ai jamais revue.

Je suis sous le choc. Le journal du jour annonce son décès brutal.

Et pour ajouter à la stupeur de la nouvelle de sa perte, je découvre ce qu’elle m’avait toujours caché.

Je ne sais pas ce qui me choque le plus : la savoir disparue, ou découvrir qu’avant de me rencontrer, elle avait purgé une peine de prison de quinze ans pour complicité d’assassinat.

Le progrès

1940

À la maison.

L’enfant est mort-né.

La mère vabien.

Ce sont des choses qui arrivent.

Vous êtes jeune, vous en aurez d’autres.

Ainsi va lavie.

1970

À l’hôpital.

Madame, madame, réveillez-vous.

Votre petit garçon est mort.

Il a arrêté de respirer.

On n’a rien pu faire. 

Elle n’a pas vu le corps.

Ils n’ont pas dit qu’ils étaient désolés.

On n’en a plus jamais reparlé.

Après tout, elle n’avait pas eu le temps de s’attacher.

Et puis elle en aura d’autres.

Ce n’est ni la première ni la dernière à qui cela arrive.

Elle a quitté l’hôpital le ventre et les bras vides.

2010

À la maternité.

Madame, madame, il faut venir. Je ne comprends pas ce qu’il se passe, mais votre petit garçon ne va pas bien.

Angoissée, elle suit le pédiatre de la maternité. Il ne lui plaît pas. Il n’a pas l’air franc. Il lui cache quelque chose.

Le SAMU est là, il règne une grande agitation.

Il a fait un arrêt respiratoire.

On a tout fait pour le réanimer.

On va le transférer dans un plus grand hôpital, on n’a pas le matériel qu’il faut ici.

On vous tient au courant.

Pour le moment, vous devez rester ici, vous n’avez pas la possibilité de le suivre. On ne sait pas ce qu’il se passe. Je ne peux rien vous dire de plus. 

Le silence a succédé au bruit.

Les médecins ont tout fait pour maintenir le bébé en vie le temps de faire les examens nécessaires ; les investigations ont montré qu’il était condamné.

Il a vécu deux semaines.

L’autopsie ne révélera rien.

L’enfant a été baptisé, on s’est occupé de lui comme on a pu, on l’a pris en photo, on lui a parlé, on l’a réconforté, parfois on a pu le prendre dans les bras malgré les fils qui le reliaient à la machine et donc à la vie, on a pleuré, on a espéré, et on a encore beaucoup pleuré.

Le temps va faire son œuvre.

On n’a jamais pu oublier.

2050

À l’hôpital.

Madame, madame, votre fils a eu un problème, mais il va bien. On a réussi à le maintenir, son cerveau est oxygéné comme il faut.

Il n’y aura pas de séquelles, mais ce qu’on lui a fait est provisoire. Il faut tenter quelque chose. On va lui implanter une puce dans le cerveau. Il y a des risques pendant l’intervention, mais on les maîtrise bien.

Il vaut mieux tenter l’opération.

Alors les parents ont ditoui.

Alors ils ont tenté l’opération.

Elle a marché.

L’enfant est sauvé.

Sans séquelles.

On n’a pas encore le recul sur ce genre de chirurgie, mais ils sont confiants.

L’enfant a quitté l’hôpital.

Il vabien.

Une surveillance les premiers temps, mais pas de précautions particulières.

Il se développera normalement.

Dans quelques mois, on aura tout oublié.

Il sera comme neuf votre petit garçon.

2090

À la maison.

Madame, le bandeau frontal qui lit l’activité des vaisseaux du cerveau a détecté que votre fils allait avoir un problème à six heures de vie.

On a pris les devants. On savait qu’il allait faire un AVC, on a réussi à traiter préventivement la zone qui allait être attaquée.

Rassurez-vous, tout va bien maintenant. C’est sous contrôle.

On va le garder en observation ; grâce au kit de surveillance, il sera en sécurité.

Les machines relèveront les constantes, les données nous seront directement transmises, enfin à l’ordinateur, qui se chargera de donner l’alarme le cas échéant.

C’est de la routine, vous savez.

Il est bien mignon votre fils. Vous devez en être fière.

Ce sera un robuste gaillard.

La médecine n’est pas une science exacte.

Février

La leçon de français

Cameron s’ennuie. Il a l’impression que la pluie n’a pas cessé depuis des jours. La campagne du New Jersey, quand il pleut, c’est amusant, à condition d’avoir le droit de sortir. Or, sa Granny l’en empêche, elle a peur qu’il prenne froid. Il y a bien les livres dans la bibliothèque de ses grands-parents, des ouvrages dévorés par son père quand il avait son âge. Mais il aimerait faire autre chose. Alors, il dessine. Des avions, des navires, des chars. Des guerres en papier avec des soldats tachés de rouge qui se battent dans des nuages denses et noirs. Il a toujours aimé dessiner la guerre. Il ne l’a pas vécue, mais elle est très présente dans son imaginaire.

Il reste patient. Il sait que d’ici une heure, Daddy va venir le voir pour l’inviter dans son grand bureau. Il va lui donner sa leçon de français. Le jeune garçon adore ce moment partagé avec son grand-père. C’est un rituel qu’ils ont instauré depuis quelques années. Tout petit déjà, son grand-père lui parlait français pour l’habituer aux sonorités et à la musique de la langue. Il prenait des livres d’images et nommait ce qui apparaissait sur les illustrations naïves, des scènes de la vie à la ferme, la poule, le canard, le cochon, la vache, le mouton, les pièces d’une maison où tout le confort moderne promettait à ses occupants une vie rêvée, des voyageurs dans des gares aux tons pastel avec des bagages rectilignes, une salle de classe, un aéroport, la caserne des pompiers, un zoo où les animaux étaient admirés par des enfants sages tenant une glace ou un beau ballon rouge, un paquebot majestueux dont la coupe transversale montrait l’intérieur luxueux.

Cameron aimait particulièrement les pages consacrées aux paquebots. Il savait que son grand-père avait servi sur l’un d’entre eux et qu’il avait mille choses à raconter sur le navire. Il nommait chaque détail et avait toujours une explication à donner. Cameron était ainsi devenu un expert du vocabulaire maritime, non seulement en anglais, mais aussi en français. C’était comme un langage secret entre lui et son grand-père. Des promesses de voyage, ces mots chargés de magie et d’exotisme, d’ailleurs. Encore aujourd’hui, il aimait terminer la leçon avec cet imagier pour vérifier qu’il connaissait bien chaque terme, qu’il n’en oubliait aucun.

Sagement, il attend que Daddy l’appelle. Il se perd un peu dans ses pensées. Il va chercher le globe terrestre posé sur une des étagères de la bibliothèque. Il regarde les grandes étendues bleues, les mers, les océans et imagine mille trajets, des circuits autour du monde, il se promet de tous les effectuer unjour.

Enfin, c’est l’heure. Daddy pénètre dans la bibliothèque avec un grand sourire. Il retire ses lunettes et se penche vers son petit-fils.

–Cameron, tu es prêt ? On y va ? De quoi veux-tu parler aujourd’hui ?

Cameron s’applique à répondre en français.

–Raconte-moi encore l’histoire avec le Normandie, Daddy…

–On ne dit pas le Normandie, mais juste Normandie, c’est comme un prénom, cela personnifie le bateau, rectifie doucement le grand-père pour qui le paquebot avait une grande importance dans la vie, espérant qu’il en serait de même pour son petit-fils.

***

–Cameron, tu es prêt ? On yva ?

La voix de sa cousine Lauren le sort de sa rêverie.

–Je sais que c’est difficile, mais il faut y aller maintenant, tout le monde t’attend.

À contrecœur, il la suit. Il sait que la journée va être difficile, il s’y est préparé. Il y a tellement de souvenirs dans cette grande maison. Le décès de son cher Daddy le rend inconsolable.

–Tiens, il a laissé ce carton pour toi, dit-elle doucement en désignant une boîte posée sur le sol. Il a dit à plusieurs reprises qu’on devait absolument te le remettre, que c’était très important.

Le jeune homme ouvre la caisse. À l’intérieur, l’imagier qu’ils ont utilisé tant de fois. Il a été tellement regardé à la page des paquebots que celle-ci s’ouvre naturellement sans qu’il ait besoin de la chercher. Sous l’imagier, le carnet de Daddy. Il se rappelle l’instant où il l’avait vu pour la premièrefois.

Ce jour-là, la leçon avait pris une tournure particulière. Après avoir énuméré le vocabulaire habituel, Daddy avait marqué une pause et avaitdit :

–Tu es assez grand désormais, je vais te montrer un trésor.

Les yeux du petit garçon s’étaient élargis et teintés d’un éclat d’intérêt grandissant.

Lui saisissant la main, il l’avait emmené dans le grenier. Cameron aimait cet endroit où il n’était autorisé à pénétrer qu’en présence d’un adulte. Le parquet vieillissant, les caisses posées les unes sur les autres, les toiles d’araignées et leurs occupantes constituaient des dangers plus ou moins réels que Granny ne voulait pas que Cameron affrontât seul. Cela ajoutait au mystère dulieu.

Courbé pour ne pas se cogner au plafond, Daddy s’était dirigé vers une belle malle de voyage. Elle portait des étiquettes aux noms évocateurs, chargés de rêve. Il l’avait ouverte et en avait sorti un carnet rouge en cuir. Dessus, une photo dentelée collée avec soin. Un paquebot.

Daddy avait articulé « pa-que-bot » avec un air complice. C’est ce jour-là qu’il lui avait appris d’où venait ce mot. De « packet boat », le bateau destiné à transporter du courrier et des paquets, vocation première du navire.

Il avait ensuite ouvert le carnet et montré page après page ce qu’il contenait. Des textes griffonnés, des croquis, des coupures de journaux, comme une version de l’imagier pour grands enfants, s’était alors dit Cameron émerveillé.

–Je t’ai déjà parlé de Normandie, n’est-ce pas ? Que te rappelles-tu à son sujet ?

–Tu m’as dit que c’était un navire magnifique qui appartenait à la France. Qu’il avait battu le record de rapidité de traversée de l’Atlantique, que c’est pour cela qu’il a eu le « Ruban bleu »… Qu’il était somptueusement décoré… Et qu’il n’a navigué que très peu de temps.

–C’est exact, confirma Daddy. Et tu vois, dans ce carnet, j’ai recueilli tout ce qui concerne ce bateau au destin tragique.

–Que s’est-il passé ? demanda le jeune garçon qui buvait les paroles de son grand-père. Il se rappelait l’accident, mais il souhaitait entendre le récit de la bouche de Daddy qui choisissait toujours ses mots avec soin. Il ne lui parlait jamais comme à un enfant.

Daddy s’était alors assis par terre. Il avait gardé le carnet dans une main et de l’autre avait approché de lui le jeune garçon en le prenant par la taille. Il avait alors raconté.

–C’était en février, février 1942, pendant la guerre. Le bateau était resté à quai à New York après sa dernière traversée en août 1939. Il avait effectué le trajet à la fin du mois d’août et était encore à New York quand la guerre avait éclaté. Il n’était pas question de le faire rentrer en France. La majeure partie de l’équipage a été rapatriée et il est resté sur le navire ce qu’on appelle un « skeleton staff », c’est-à-dire une équipe très réduite, encadrée par des Américains qui surveillaient qu’il n’y ait pas d’acte de sabotage. Pendant plusieurs mois, il est resté à quai. Et puis, après l’attaque de Pearl Harbor et l’entrée en guerre des États-Unis à la fin de l’année 1941, les autorités ont décidé de l’utiliser pour transporter des troupes. On estimait que Normandie transformé pour cet usage aurait pu acheminer quinze mille hommes. Il a donc fallu entamer des travaux de métamorphose, car le paquebot avec ses décors luxueux ne pouvait être utilisé tel quel. Ce triste jour de février, un ouvrier découpait au chalumeau un élément mural d’un salon de la première classe. Très affairé, ou très négligent, ou les deux, il ne s’est pas rendu compte qu’une étincelle malheureuse avait jailli et enflammé les gilets de sauvetage rangés de l’autre côté de la cloison. Particulièrement inflammables, parce que faits de liège et d’une matière destinée au garnissage qu’on appelle du « kapok », les gilets se sont embrasés. Le feu s’est propagé très rapidement. Dès lors, la confusion et la désorganisation furent telles que la seule façon de lutter contre l’incendie fut d’actionner les bateaux-pompes du port qui ont littéralement noyé le navire sous des tonnes d’eau. Normandie a tangué, on l’a cru stabilisé pendant quelques heures, mais sous l’effet de la marée suivante, il s’est couché. Il n’a jamais pu se redresser. C’était un désastre.

La voix de Daddy s’était alors légèrement voilée, et Cameron, même s’il n’avait pas encore une grande expérience des sentiments, l’avait deviné très ému. Et alors qu’une lueur un peu inquiète assombrissait son regard, le petit garçon avait fixé son grand-père très sérieusement :

–Mais, je ne comprends pas… Je pensais que nos soldats étaient les plus forts ? Ils n’ont pas pu sauver le navire ? Dis-moi, Daddy, nos soldats et nos pompiers ce sont toujours les plus forts, pas vrai ? Pourquoi ils n’ont pas pu éteindre le feu plus vite ?

–Oui, sauf qu’aucun d’entre eux ne parlait français et que les consignes de sécurité du navire étaient en français… Normandie a coulé parce que les personnes présentes au moment de l’incendie n’avaient jamais appris le français et n’ont pas pu faire fonctionner convenablement les dispositifs de lutte contre l’incendie.

À cet instant, Cameron se fit la promesse de ne jamais arrêter la pratique du français.

La dédicace

Ce matin, je m’y mets. Je range.

Armée d’un courage inédit chez elle, Élisa est très motivée. Il fait froid dehors, la neige a recouvert les toits et les trottoirs, tout s’est figé. Même les bruits sont amoindris, amortis par cette ambiance ouatée. Aucune activité humaine n’est encore venue abîmer la couche blanche. C’est un dimanche de février, le moment idéal pour ranger. Il n’y a rien d’autre à faire.

Le bureau. Ce bureau tant aimé, déniché aux Puces de Bruxelles. Repeint, il devait être l’élément phare de la pièce dédiée au travail. Mais rapidement, il a été recouvert de papiers, de dossiers. Il ne ressemble pas à l’idée qu’Élisa s’en était faite. Elle adore découper les reportages dans les magazines de décoration. Elle en fait des collages qu’elle ressort régulièrement pour s’en inspirer et les transposer dans sa réalité. Qui ne correspond jamais exactement aux visuels de papier glacé. Qu’importe. Elle ne se décourage pas, et réaménage son intérieur en se promettant à chaque fois de réaliser des miracles pour faire disparaître le bazar qui l’empêche d’atteindre la sérénité rêvée.

Si je veux commencer ma nouvelle vie, il faut d’abord que je range, pense-t-elle.

Connaissant son sentimentalisme, elle sait qu’il va lui falloir beaucoup de volonté pour ne pas s’attarder sur chaque souvenir réveillé par la prise en main de tel ou tel document ou objet.

Son mug de café brûlant entre les mains, elle ferme les yeux un instant et savoure le réconfort que lui procure la chaleur de la faïence. Le café, ce breuvage un peu magique qu’elle avait analysé pendant un semestre entier dans le cadre de ses études. C’était le sujet de son année universitaire, tous les étudiants avaient dû plancher dessus. Elle avait fait de nombreuses découvertes qui avaient surtout confirmé son goût pour cette boisson dont la couleur à elle seule évoque tant de mystères. D’ailleurs, elle a conservé le panneau présentant son projet d’étude et il orne encore son bureau, un souvenir parmi d’autres.

Elle prolonge l’instant.

Je suis la seule à décider de pouvoir rouvrir les yeux et commencer à ranger, songe-t-elle.

Elle adore ce genre de pensées. Avoir la capacité de décider, des choses aussi infimes soient-elles, cela lui procure un sentiment de toute-puissance très agréable. Si j’ai envie, je peux garder les yeux fermés autant de temps que je le veux. Le temps de rassembler mes forces et j’ouvre lesyeux.

Maintenant.

Elle ouvre les yeux et laisse la tasse à regret sur le bureau. Ne jamais poser les tasses, les verres ou les bouteilles à même le bois. Cela fait des marques. Elle a bien retenu la leçon entendue toute son enfance. Et même si le désordre règne en maître sur son bureau, elle a adopté cette maniaquerie. Elle ne pose jamais de vaisselle directement sur une surface fragile.

Cette fois-ci, le mug se retrouve sur un vieil exemplaire du Monde. Elle avait dû le garder parce qu’un article l’avait intéressée et par négligence, l’avait laissé là, incapable de prendre une décision quant à son devenir. Je garde, je jette ? Elle se rappelle une formation qu’elle avait suivie, où on lui avait appris comment ranger les choses. Une prise en main, une décision. C’était peu ou prou le message qu’elle avait retenu. Elle l’avait mémorisé, mais pas mis en pratique. Et les magazines, les journaux, les papiers, les documents s’étaient accumulés sur son bureau.

Le meuble se situe dans une petite pièce qui lui est dédiée. Du parquet, des murs blancs, quelques moulures au plafond. Appuyé contre un mur, il est perpendiculaire à la fenêtre qui donne sur le boulevard. Une chaise métallique vient se nicher dans l’ouverture centrale, sous un grand tiroir. De part et d’autre, d’autres tiroirs, plus petits, alignés par colonne de trois.

Sur le dessus, son ordinateur occupe la majeure partie de l’espace. À gauche et à droite, des piles. Harmonieuses, elles semblent plutôt ordonnées si on se contente de les regarder de l’extérieur. Mais Élisa sait bien qu’à l’intérieur des pochettes cartonnées choisies dans différents tons de gris, règne un mélange hétéroclite de papiers n’ayant rien à faire les uns avec les autres. Leur seul point commun, c’est justement de ne pas avoir de place attitrée. C’est d’ailleurs l’objectif de la séance du jour : trouver un rangement logique et cohérent pour chaque document.

Adossé au mur, un range-courrier en bois. De grande taille, il accueille toutes sortes de livrets, lettres, faire-part, prospectus, dessins, photos. Un bric-à-brac coloré formant une nature morte du vingt-et-unième siècle.

À côté, une corbeille métallique.

Entre le range-courrier et la corbeille, un interstice.

Et dedans, un papier qui attire son attention.

Ce n’est pas un papier. C’est une enveloppe en papier kraft qui ne lui dit rien du tout. « Tiens, qu’est-ce que c’est que cette enveloppe ? »