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"François d’Ardenne" vous transporte en ce milieu du 19e siècle où les conditions de vie sont dures pour le petit peuple de la plaine du Forez, confronté aux calamités agricoles et à l’essor chaotique de l’industrie naissante. François, garçon de ferme dévoué, courageux, intelligent, n’entend pas se résigner et subir la fatalité de la servitude. Il est déterminé à échapper à sa modeste condition, prêt à quitter son village pour se trouver un nouveau destin. Mais il lui faudra affronter mille périls et dénouer de sombres intrigues.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Jean Mexis vous entraîne avec élégance dans les aventures captivantes de personnages hauts en couleur, vous tenant en haleine jusqu’à la dernière page. Avec un grand-père mineur et l’autre métallurgiste, il rend un vibrant hommage à ces hommes et femmes honorables et fiers, attachés à leurs valeurs.
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Seitenzahl: 356
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Jean Mexis
François d’Ardenne
Roman
© Lys Bleu Éditions – Jean Mexis
ISBN : 979-10-422-2842-2
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François
Six heures sonnèrent au clocher du bourg de Nervieux, portées jusqu’aux ravins de La Brèche par une brise légère. François se redressa brusquement, tiré de l’assoupissement dans lequel il s’était réfugié, se posa sur ses talons, remis ses sabots et jeta un regard interrogatif sur le ciel d’un bleu azur, offrant des teintes orangées et pourpres sur la ligne d’horizon.
Aucun nuage, aucun signe qui pouvait faire espérer un changement prochain du temps. L’été semblait s’éterniser, ne voulant pas céder la place à l’automne en cette fin de septembre 1853. Après les abondantes pluies de printemps, qui firent de gros dégâts dans les champs, noyant et emportant les semis sous des coulées de boues, succéda une longue période de sécheresse. Puis, dès le mois de mai, le soleil porta brusquement les températures à des niveaux jamais atteints qui progressèrent encore en juin. En juillet et août, une forte chaleur étreignit le pays faisant suffoquer les hommes et les bêtes qui ne trouvaient nul endroit pour se rafraîchir. Les mares, les ruisseaux, les puits se tarissaient. Les prairies, autrefois si vertes et si grasses, devenaient jaunes, stériles, n’apportant plus assez de nourriture au bétail qui dépérissait. C’était pitié de voir ces veaux, ces bœufs, ces vaches se piquer le museau sur les tiges sèches et dures. Les paysans ne pouvaient faucher et constituer ainsi le fourrage pour l’hiver. À peine les réserves encore disponibles dans les granges servaient-elles à compléter l’alimentation du moment. Agriculteurs, laboureurs, métayers, journaliers soupiraient, regardant l’avenir avec appréhension.
Ce n’étaient pas les prières et les invocations des curés des villages qui permettaient de retourner la situation et de faire tomber la pluie. Mais quand cela se produisait, c’était avec tant de violence et de rapidité que les sols trop secs, craquelés, n’absorbaient rien et l’eau, en dévalant les collines, finissait de dévaster les cultures. Quand ce n’était pas la grêle qui s’abattait localement avec fracas et moult dégâts dans les vignes et sur les maigres récoltes encore sur pied !
Ce beau pays du Forez sublimé par Honoré d’Urfé ne montrait plus que tristesse et désolation. Les notables, ces propriétaires nantis qui louaient leurs terres aux paysans éprouvés, compatissaient à leurs malheurs, se désespéraient aussi ou, pour certains, simulaient la compassion. Alors des distributions de pain s’organisaient ; le pain, nourriture de base du petit peuple et dont le prix avait fortement augmenté ces dernières années. Car les caprices du temps s’étaient enchaînés : mauvaises récoltes, maladies des animaux, grands froids avec d’abondantes chutes de neige pendant l’hiver 52. Les habitants subissaient avec fatalisme et en silence ces cataclysmes qui ravageaient les foyers dans les campagnes. La cherté et la rareté des denrées, les logements insalubres, glacés en hiver, les épidémies, tout concourait à la hausse sensible de la mortalité, principalement des enfants. Beaucoup d’entre eux ne dépassaient pas leur premier anniversaire, voire quelques mois ou quelques jours. Les abandons se multipliaient ; la Charité de Montbrison était submergée. Chaque semaine, les bonnes sœurs relevaient au moins un ou deux champis à la porte de l’Institution. Quand ils devenaient trop nombreux dans l’orphelinat, elles les plaçaient en nourrice chez des gens charitables. Mais tout aussi démunis et trop faiblement rémunérés pour leur entretien, les chérubins avaient bien peu de chance de survivre. Plusieurs familles de Nervieux et des environs accueillaient avec dévouement et générosité ces innocentes victimes qui leur étaient confiées temporairement.
Les hommes faisaient face cependant, et même accablés par les plus terribles malheurs, ils redressaient la tête avec fierté défiant encore et toujours la nature. Ils peinaient dans les champs du matin au soir, se donnant la main les uns les autres pour les gros travaux tandis que les femmes aidaient l’une, recueillaient les enfants de l’autre sans attendre les subsides, quand ils venaient, des maires de villages, des châtelains alentour ou de bienfaisants curés.
Bien maigres et insuffisants secours face au nombre croissant des miséreux, des mendiants soumis à l’obtention d’un permis pour tendre la main, aux jeunes filles délaissées après dépôt de l’infamante déclaration de grossesse.
Circène, Alcandre, Doris, Astrée, bergères dont la pâle beauté, le doux langage et la sagesse faisaient descendre la lumière et la prospérité sur cet enchanteur Forez, voyez quels ravages en a fait le temps et quelle nuit épaisse le recouvre !
Blotti autour de son église au clocher court et massif, avec ses hameaux et ses fermes disséminés dans les vallons alentour, le village de Nervieux, comptant un millier d’âmes, s’étendait sur la rive gauche de la Loire en vis-à-vis de Balbigny, gros bourg où les rambertes chargées du charbon stéphanois venant de Saint-Just faisaient escale avant de repartir jusqu’à Roanne pour naviguer ensuite à destination de Nantes ou Paris. L’apparition du chemin de fer n’avait pas complètement tué le trafic fluvial au coût plus compétitif, mais autrement plus dangereux. Ces voies de passage, ces échanges généraient un dynamisme certain, synonyme d’enrichissement pour les habitants de cette étape, alors que de l’autre côté du fleuve, les nervieuxins vivaient modestement de l’agriculture, de l’artisanat et du travail à domicile que les brodeuses, les tisserands et autres ouvriers de la confection exerçaient avec adresse. Mais avec de si faibles revenus, les indigents secourus par la charité publique se comptaient par dizaines.
Au moment où François mettait ses mains en porte-voix devant sa bouche pour appeler la vingtaine de brebis cherchant leur nourriture à la lisière des futaies bordant la rivière Aix, un hurlement se fit entendre, venant de derrière la colline. Un hurlement long et plaintif, effrayant. L’enfant tressaillit, se raidit, son sang se glaça. « Un loup ! » Ce seul nom évoqua en lui une peur indicible, l’effroi, tant il avait ouï histoires vraies et légendes sur l’animal. Aussitôt après, des chiens aboyèrent, répondant au lugubre appel, lequel se termina dans un aboiement rauque. « Les chiens du père Bonnefond », pensa François qui reconnut vite sa méprise. « Mardia ! ce ne sont pas des loups ! Des loups, il n’y en a plus depuis longtemps de par chez nous ! » Il fut soulagé.
Ayant rassemblé les bêtes, il se mit en chemin pour rejoindre la grosse ferme qui l’employait située près du champ de foire au hameau de Grénieux à proximité de Nervieux. Placé depuis deux ans comme domestique, il s’acquittait parfaitement des tâches qui lui étaient confiées. D’une bonne constitution, âgé de quatorze ans, volontaire et acharné au travail, il portait des culottes longues pour protéger ses jambes des ronces, une blouse de grosse toile, des sabots garnis de paille en hiver et parfois un petit bonnet en maille serrée, adroitement confectionné par sa mère. Les mèches blondes de ses cheveux, avec des reflets roux selon la lumière, jouaient avec la caresse du vent qui les rabattait sur ses yeux vifs d’un bleu profond.
François se plaisait dans son rôle de garçon de ferme, et ses patrons, Antoine Thivolet et sa femme, bien que peu instruits, mais gens de bon sens, se montraient humains, respectueux, lui donnant quelque pécule lorsqu’ils étaient contents de lui et à l’occasion des fêtes religieuses du calendrier. Ce n’était pas grand-chose, mais la nature économe de l’enfant commençait à le persuader qu’il détenait le début de la richesse. Surtout, il s’estimait heureux par rapport à la plupart de ses semblables employés dans les exploitations alentour et qui n’avaient que le gîte et un mauvais couvert, parfois des reproches sévères et des coups de bâtons.
Au loin, les aboiements des chiens s’estompèrent. Ils avaient réveillé dans la mémoire du garçon ces souvenirs que la famille Veron entretenait et se transmettait de génération en génération : la peur viscérale des loups. Autrefois, au temps de l’Ancien Régime, ils infestaient encore les vals, les forêts et les chemins sombres, en meutes féroces, dévorant les gens qui s’y aventuraient imprudemment. Les enfants et les jeunes filles revenant des champs ou ramenant les bêtes à la tombée du jour se savaient des proies faciles, à la chair tendre ; aussi personne ne s’attardait pour rentrer.
François respira de toute la capacité de ses poumons pour expulser ces mauvaises pensées et revint à la réalité. On était samedi, la fin de sa semaine de travail. Il allait pouvoir rejoindre sa famille à Nervieux, jouer avec son petit frère Claude et sa sœur Benoîte, et surtout se régaler de la bonne cuisine de sa mère. Aucune comparaison avec ces repas tels qu’on se l’imaginait, servis dans une belle vaisselle dans les châteaux des notables du pays ; non ! ceux de la maîtresse de maison demandaient tant de patience et d’amour que les mets les plus simples devenaient un régal que renforçait l’appétit des convives.
Le jeune berger poussa ses brebis, frappant de son long bâton les pierres du chemin pour imprimer un rythme rapide à leur marche. Il rendit le petit troupeau à ses propriétaires, se débarbouilla la figure et les mains dans le grand bachat devant la maison quand la femme Thivolet le héla de la cuisine :
— Tiens, dit-elle avec un grand sourire, prends ce cremasson, j’en ai fait plus que de besoin.
François le roula dans le grand mouchoir à carreaux qu’il emportait toujours avec lui pour y transporter son repas de la mi-journée, l’enfourna dans son havresac et prit la route qui conduisait à Nervieux à moins de deux kilomètres.
En passant devant la chapelle élevée quarante ans plus tôt par la famille Palluat, il amorça le signe de la croix sur sa poitrine, mais se ravisa aussitôt ; « ces gens ne le méritent pas ! » pensa-t-il. D’ailleurs, il n’éprouvait aucun sentiment pour la religion et encore moins pour les nobles qui en usaient pour asservir les pauvres en vivant grassement de leur travail. Et puis, cette chapelle n’avait-elle pas été construite à la force des bras des paysans et des domestiques au service de ce seigneur d’un autre temps ? Il pouvait bien se l’attribuer, ce symbole de piété posé sur sa butte arrogante pour mieux attirer les regards et lui faire accroire que Dieu en éprouvât une jouissance céleste !
François courait presque pour arriver avant la nuit. Enfin au bourg, il s’engouffra dans le chemin de Sugny, dépassa les premières maisons puis s’arrêta devant une masure un peu en retrait. Au rez-de-chaussée, derrière une porte en bois délabrée, l’abri pour les chèvres et les poules, au sol défoncé, jonché de paille, de branches, de gamelles renversées et d’objets hétéroclites posés çà et là. Au-dessus, l’habitation, accessible par un escalier extérieur aux marches branlantes que l’enfant gravit en quelques bonds. Il poussa la porte ouvrant sur une pièce basse de plafond, sombre, exhalant les effluves d’une cuisine sans raffinement. Il appela :
— Mémé Toinette, tu es là ?
— Que oui, mon grand ! entre-donc !
Veuve depuis treize ans d’un Pierre Veron, frère du grand-père de François, Antoinette Taragnat, accueillait toujours avec joie ce petit-neveu qui égayait un moment son foyer. Son dernier fils habitant Sainte-Foy–Saint-Sulpice depuis son récent mariage, la vieille vivait seule, encore très alerte pour ses cinquante-sept ans, et toujours bergère, comme à dix ans, car il fallait bien gagner sa vie. Elle louait ses services dans différentes fermes, au gré des besoins des éleveurs. Elle ne savait ni lire ni écrire, mais elle gardait ce bon sens terrien qui lui permettait de comprendre vite les choses et d’affronter l’adversité avec pragmatisme. Quoique se situant au plus bas de l’échelle sociale, chacun dans le village la respectait et admirait son courage, sa ténacité. Elle ne se plaignait jamais malgré ses douleurs permanentes, toujours de bonne humeur même lorsqu’elle se laissait gagner par la nostalgie et la lassitude en se remémorant le temps passé, le temps des grandes tablées avec son mari et leurs quatre enfants dont deux ne dépassèrent pas l’adolescence. Elle se contentait de peu : du lait de ses deux chèvres, des œufs de ses poules, quelques fruits glanés çà et là, des légumes de son petit lopin derrière la maison, rarement de la viande. Petite, le corps trapu, le visage ridé comme un parchemin, les doigts noueux et déformés, sa démarche était chaloupée, conséquence de ses diverses infirmités dues aux rhumatismes que les dures conditions de vie ravivaient en permanence. Entièrement vêtue de noir, un vieux fichu noué sur la tête cachant ses cheveux blancs, chaussée de sabots crottés claquant sur le plancher mal ajusté, elle pouvait inspirer la pitié aux gens de passage. Mais elle ne s’en souciait guère, à la fois orgueilleuse et résignée, menant une existence simple et monotone avec ses bêtes pour compagnie. La vision même de la pauvreté, à la limite de la misère. Le sort de la plupart de ces femmes de la campagne que les travaux domestiques et le temps ont épuisées, rompu les reins, crevassé les mains, fatigué les yeux, desséché la peau. Ces poitrines négligées, tombantes, ces ventres pesants, ces joues flasques autrefois désirs des hommes, n’attiraient plus, repoussaient même, passé les quarante ans. Et pourtant, combien ces chairs en déshérence ont-elles engendré d’enfants, de futurs hommes, de futures femmes qui à leur tour sont venus grossir ces bataillons de paysans, d’ouvriers, de travailleurs indispensables à l’essor économique de la France en ce milieu du dix-neuvième siècle ? Ces millions de femmes doublement affectées par le poids des maternités et par celui du travail, quel bénéfice en tiraient-elles, quelle considération, quelle reconnaissance ?
— Tu veux du fromage de mes patrons, mémé ? dit l’enfant à sa vieille parente en lui tendant son paquet.
— Juste un peu, mon François, vous en avez autant besoin que moi.
La lame ébréchée du couteau détacha un morceau du cremasson qu’Antoinette plia dans un vieux papier jauni et le posa sur le coin de la table où couraient des mouches bruyantes. Elle essuya l’outil entre le pouce et l’index qu’elle porta à ses lèvres pour n’en rien perdre, puis frotta sa main sur un pan de son tablier usé et luisant de crasse affichant toute une palette de restes de repas. Puis, d’un geste assuré, elle se servit un verre de vin de couvent qu’elle avala d’un trait, versa un peu d’eau dans la coupe rougie par les dépôts de tanin et la vida d’un coup sec sur le sol maculé de taches sombres. François replia son mouchoir, déposa un baiser sur la main de l’ancêtre et reprit son chemin.
Une centaine de pas suffirent pour rejoindre la maison familiale où l’attendait avec impatience sa mère qu’il embrassa respectueusement. Le père, Gabriel Veron, trente-quatre ans, déjà presque chauve, exerçait le métier de mousselinier, tailleur d’habits, autrement appelé poétiquement gigue à banc dans le patois local ; il était aussi un peu chiffonnier, complétant ses maigres revenus par la revente de cotons, tissus et autres déchets textiles récoltés à droite et à gauche. Avant, jusqu’à son mariage, il fut cultivateur, plus exactement journalier, allant s’embaucher dans les villages à l’entour au rythme des travaux saisonniers. Outre que ces emplois agricoles fussent pénibles, mal rémunérés, ils étaient précaires et aléatoires, laissant toujours planer l’incertitude du lendemain. Dès l’âge de dix ans, son père l’avait placé dans une exploitation. C’était le passage obligé, le parcours type de quasi tous les rejetons mâles issus des familles pauvres de ce monde paysan.
Les filles, pareillement, se retrouvaient domestiques au même âge, mais plus sûrement dans quelque château, grande demeure ou grosse ferme pour s’échiner du matin au soir aux cuisines, dans les salons et les chambres glacés en hiver. Elles n’étaient pas à l’abri des réprimandes, des sévices de maîtresses jalouses, orgueilleuses, acariâtres, ni même des gestes déplacés, voire des abus de leurs maris, nobles aux noms à particules, commerçants ou fermiers, et tout autant de leurs fils qui se croyaient tout permis et intouchables.
Les bergères étaient sans doute plus libres, plus heureuses au creux des prairies si ce n’était les dures conditions de vie, exposées à tous les temps.
François déposa son paquet sur la grande table de chêne qui trônait au milieu de la pièce formant un grand carré. La mère s’affairait devant le fourneau sur lequel une grosse marmite en terre cuite noircie par les flammes laissait s’échapper une suave odeur. Il effleura d’un baiser la nuque bouclée de son petit frère Claude qui jouait à l’opposite de l’entrée, puis se pencha sur le berceau où dormait sa sœur Benoîte, tout juste deux ans. Les bambins affichaient les traits caractéristiques des Veron, le cheveu blond et léger, les yeux d’un bleu limpide. Dans une petite pièce contiguë, éclairée par une haute fenêtre donnant sur la rue, il trouva son géniteur affairé sur le métier de bois qui faisait entendre le son régulier et sec de la navette courant d’un côté à l’autre d’un ouvrage de mousseline légère et vaporeuse. Il s’approcha, tapota l’épaule du chef de ménage, lequel lui lança un regard bienveillant et esquissa un sourire. Le garçon lui rendit son sourire, mais ne dit pas un mot. Inutile pour l’heure où le travail exigeait une attention extrême et parce que Gabriel Veron n’entendait pratiquement plus. Cette infirmité lui était apparue au cours de ces dernières années avec le bruit incessant du métier à tisser la délicate fibre de coton. Si cela ne l’empêchait pas de travailler et même de donner entière satisfaction à ses donneurs d’ordre, ce handicap le pénalisait lourdement au sein de son foyer. Mais chacun s’en accommodait. Surtout, cela lui faisait fuir les rencontres, les réunions, les discussions avec les gens du voisinage. Aussi ne sortait-il que rarement de la maison et préférait-il se plonger dans son petit monde de douceur. Comme à une multitude de ménages de Nervieux et des environs, le fil et la matière lui étaient apportés par les négociants, fabricants et manufactures installés à Tarare, ville industrieuse et florissante sur la route de Roanne à Lyon. Puis, les représentants repassaient dans les jours ou semaines suivantes pour récupérer les articles finis que les mains habiles avaient confectionnés. Ces travaux à domicile étaient très prisés dans les campagnes, car réguliers et n’entraînant aucun déplacement pour l’ouvrier. Mais, ils exigeaient une assiduité permanente, de longues journées sur l’ouvrage et, cela va de soi dans cette époque préindustrielle, des rémunérations extrêmement basses.
François ouvrit le gros coffre de chêne qui trônait près de l’entrée, en tira une chemise de chanvre, une culotte de Serge épais et une paire de sabots légers, et sortit de la maison. Comme à son habitude, en revenant de la ferme Thivolet il se défaisait des vêtements grossiers, crottés et sans attrait qu’il avait portés toute la semaine pour troquer, après une bonne toilette sur la margelle du puits derrière la maison, ceux, plus ajustés, plus frais et plus confortables que sa mère lui tenait bien propres dans le précieux coffre. Il réapparut ainsi transformé.
— Eh bien ! Te voilà tout beau, mon François ! s’exclama sa mère. Mets-toi à table, tu dois avoir faim. Va chercher ton père, il est sur le métier depuis midi.
L’enfant glissa un « papa, à table ! » à l’oreille du maître des lieux, tirant sur sa manche pour l’inciter à venir. Gabriel Veron, d’un caractère docile et patient, mais rigoureux, ne se fit pas attendre. Il se leva promptement et après un léger temps d’arrêt pour détendre ses jambes et ses bras ankylosés par des heures d’immobilité, il rejoignit sa progéniture. Françoise Mollon, sa femme, les cheveux noués relevés en un gros chignon sur la nuque, le corps élancé et sec serré dans un large tablier recouvrant une longue jupe de chanvre aux reflets dorés, finissait de mettre le couvert sur la table encadrée de deux bancs brillants et lisses comme le marbre à force d’y frotter culottes et pantalons. Immuablement, chacun à sa place : le père le plus près de la porte d’entrée, François à sa gauche, la mère à proximité du fourneau et le petit Claude à côté d’elle. Pour qu’il soit à la bonne hauteur, on avait glissé une épaisseur de bois sous ses fesses. Même avec cet appoint, il lui était difficile, à cinq ans, d’attraper aisément la nourriture, aussi était-il souvent sur les genoux de sa génitrice. Benoîte, mangeant avant tout le monde, dormait dès après, laissant ainsi un peu de répit à la mère qui prenait ses repas en même temps que chacun, sur la table commune. Et ce, contrairement à beaucoup de familles de la campagne où les femmes se sustentaient après le service, parfois debout dans la cuisine ou devant l’âtre. Sans doute aussi Françoise occupait-elle une place privilégiée au sein du foyer en raison de l’infirmité de son mari, l’obligeant à prendre sur elle les responsabilités et les initiatives notamment vis-à-vis des tiers, des voisins comme des fournisseurs et des donneurs d’ordre.
Elle posa la lourde marmite fumante devant les hommes et servit d’abord le père : la grosse louche de bois déversa par deux fois sa ration dans l’écuelle en terre cuite. Puis ce fut au tour de François qui se précipita sur cette soupe faite de légumes divers, carottes, pommes de terre, raves et herbes parfumées ramassés dans le jardin. Le pain, déjà dur de plusieurs jours, fut cassé et trempé, donnant plus d’épaisseur et de consistance à l’unique plat de ce frugal dîner. Gabriel Veron, comme à son habitude, aspirait bruyamment le précieux liquide et s’interrompait de temps en temps pour jeter un œil attendri sur Claude et lui tapoter sa petite main lorsque l’enfant ramassait quelques miettes ou attrapait une lièche mise à sa portée. Quand son assiette fut vide, le paternel y déversa la moitié d’un verre de vin, une piquette des coteaux de Trélins, et l’avala d’un trait, s’essuyant les lèvres d’un revers de manche. Avec son couteau, toujours posé à sa droite, il coupa un morceau de fourma qu’il porta à sa bouche avec la pointe de l’outil. De satisfaction, il fit claquer sa langue et un discret sourire illumina son visage barré d’une épaisse moustache.
— Tu ne veux pas du cremasson des Thivolet ? lui dit François au creux de l’oreille et en poussant le fromage vers lui.
— Non ! répondit le paternel, je préfère celui-ci.
Encore quelques menues denrées, noix ou noisettes glanées sur les chemins, et une pomme pour finir le repas. Dimanche, le menu sera plus copieux et savoureux : la soupe agrémentée d’un morceau de lard ou, mieux, le fameux patia qui tient au ventre, et le pain plus léger et plus blanc que celui de la semaine, composé de farine de blé et de son.
La mère se levait pour ramener les couverts dans la cuisine quand elle s’arrêta net et, se retournant vers François :
— Demain, il faudra que tu passes chez ton oncle Jean-Pierre pour l’aider à rentrer son bois. Depuis quelques mois il est fatigué et ce n’est pas la Marguerite qui peut l’aider.
— Bien sûr ! répondit l’enfant que la tâche à venir n’effrayait pas.
— Tu emporteras quelques légumes de chez nous, car tu sais combien leur jardin a souffert de cette sécheresse qui n’en finit pas.
— Je voudrais être déjà demain pour voir ma gentille cousine.
— Comme tu l’aimes cette petite Jeanne ! reprit Françoise d’un air attendri, comment ne pas aimer ce petit ange !
— Mais j’aime tout autant notre Claude et notre Benoîte !
— À la bonne heure !
Le père était déjà parti, ne participant pas à ces discussions qu’il suivait difficilement du fait de sa surdité, et retourné à son ouvrage pour mettre en ordre un lot de pièces de mousseline dont la livraison devait se faire dans quelques jours. La maîtresse de maison finissait de ranger les ustensiles après les avoir plongés et lavés dans une bassine. Rien n’étant perdu, elle versa l’eau de vaisselle où le gras surnageait à la surface, dans une petite auge à l’extérieur ; elle y ajouta une poignée de son pour épaissir la bouillie que venaient aussitôt picorer à grands coups de becs les poules et les oies battant des ailes au risque de blesser les mains délicates de cette mère nourricière.
La nuit s’invitait au-dehors, plongeant la maison dans l’obscurité. Sur les murs chaulés se mouvaient de grandes ombres au rythme des inclinaisons de la flamme d’une bougie plantée sur la table. Chacun irait bien vite se coucher pour réparer les fatigues et oublier, le temps du sommeil, les misères quotidiennes. François rejoindrait le père dans la pièce qui leur était réservée, la mère couchant avec le petit Claude et Benoîte dans le lit clos, vis-à-vis du gros fourneau qu’elle se devait de maintenir allumé en permanence les longues journées d’hiver. Le froid, tant redouté des habitants des campagnes et des pauvres, le froid, avec son cortège de maladies, d’infirmités, qui vous prenaient au dehors lors des travaux agricoles ou même dans les demeures perméables aux vents violents. Aussi, dès la fin de l’été, les hommes s’affairaient pour couper et entreposer le bois près du seuil et les femmes allaient chercher les menues branches et les babets pour allumer et relancer le feu quand l’absence ou l’oubli l’avait éteint. Mais en cette fin septembre, le temps était encore très clément et nul besoin de souffrir la besogne.
Le lendemain, dimanche, François se leva de bonne heure, comme à son habitude. Gabriel Veron l’avait précédé, finissant une rapide toilette à l’extérieur après avoir rempli le bachat d’eau tirée du puits. Sans un mot, le père et le fils prirent un frugal déjeuner, un croûton de pain trempé dans un bouillon de soupe de la veille, quelques miettes de fromage et une pomme ratatinée. Puis le chef de ménage versa le traditionnel verre de vin dans son écuelle et le but d’un trait. Il se leva, glissa une bûche dans le fourneau et sortit pour s’affairer sur un meuble branlant qu’il s’entêtait à remettre en état en dépit de ses piètres talents de menuisier.
La mère apparut avec ses deux derniers qui réclamaient déjà leur première pitance de la journée.
François enfila ses galoches, enroula une bande de toile sur ses mollets pour se protéger des ronces et buissons et enfila des vêtements serrés sur sa taille qui affinaient encore sa silhouette. Avec des parents habiles à travailler laines et tissus, l’enfant pouvait leur demander de confectionner, avec des chutes, diverses tenues, parfois bizarres, fruits de son imagination.
— À tout à l’heure, maman, je vais voir mes collets avant de passer chez oncle Jean-Pierre.
— Tu ne vas pas à la messe ? s’inquiéta Françoise.
— J’ai pas le temps et tu sais bien que je n’aime pas, répondit le garçon.
Puis, dehors, en tirant sur un pan de la veste de son père, il lui fit signe qu’il partait en direction du château de Sugny.
— Je vais chez ton frère, dit-il d’une voix forte.
Le mousselinier acquiesça de la tête et dans un grand sourire :
— Bien fils !
François s’engouffra dans le chemin du Garnier, une crose étroite et raide bordée de hautes futaies lugubres et inquiétantes ; les téméraires qui l’empruntaient à la nuit tombée sursautaient quand le vent bruissait dans le feuillage ou lorsque se faisaient entendre des craquements sournois, des frôlements d’ailes, le roulement d’une pierre sur le chemin. Le diable lui-même, disait-on, refusait de s’y aventurer et les quelques riverains de cette tranchée isolée se claquemuraient jusqu’au lever du jour. Le garçon courait de toutes ses forces, s’arrêtait, puis repartait en haletant, pressé de remplir toutes les tâches que la journée lui réservait.
Avant de se jeter dans les ravins de la Brèche, il fit une pause sur un bloc de granit au sommet d’une colline. Il leva les yeux sur le ciel toujours sans nuage et découvrit le paysage alentour. Sur sa droite, à l’ouest, les monts du Forez couverts jusqu’à mi-hauteur de forêts denses entrecoupées de pâturages. Au-dessus, les Hautes Chaumes, vastes étendues sauvages que le froid figeait pendant les longs mois d’hiver. Pour l’heure, les vaches à l’estive se régalaient des herbes parfumées qui donneront à leur lait ce goût et ce parfum subtils transmis à la fourma longuement affinée dans les jasseries éparpillées sur ces sommets volcaniques. Puis, devant le jeune berger, le pays d’Urfé avec, en son centre, le pic de Montverdun émergeant comme un îlot au milieu de la plaine avec ses nombreux marais où se cachaient fièvres et maladies, mais aussi son cortège de créatures de légende qui faisaient frémir de peur les petits enfants lors des veillées. La traversant en son milieu, du sud au nord, le grand fleuve s’étirait paresseusement en ce début d’automne. Au loin, sur sa gauche, à l’est, apparaissait la ligne basse et vallonnée des monts du Lyonnais. Derrière ces paisibles reliefs, commençait le département du Rhône. On parlait avec une certaine crainte et un profond mépris de ses habitants, plus industrieux, plus riches, plus fiers que ceux de la Loire. La querelle ne venait pas uniquement des évènements sanglants de 1793 qui amenèrent la partition territoriale, elle tenait aussi et surtout des conditions de vie, du niveau social, des salaires autrement plus satisfaisants dans le Lyonnais. Là-bas c’était la soierie, le commerce, l’aisance, le luxe ; ici, les travaux agricoles, la mine, le charbon, la sidérurgie, la misère.
François ne connaissait pas tout cela. Son destin s’inscrivait au creux des vallées, dans les champs et les bois, parmi les bêtes ; la pauvreté, les privations, le travail, voilà son horizon, son quotidien, et rien ne pouvait le changer.
Il dévala la pente et se dirigea vers un bosquet où la veille il avait posé deux collets. Il fouilla à travers les ronces pour découvrir le premier. Il était toujours en place, vide. Pas de prisonnier cette fois. Il repositionna la corde, la recouvrit de quelques brindilles et poussa quelques mètres plus loin. À l’endroit où il avait installé son deuxième piège, l’herbe était foulée, courbée sur un large espace. Le collet avait disparu, ne restait que le bout d’une ficelle, coupée. « Mardia ! le lapin s’est débattu et sauvé, pensa-t-il. À moins que quelqu’un ne se soit servi ! » Grande était sa frustration et une sourde colère montait en lui. Il s’assit sur ses talons, scruta du regard chaque recoin alentour quand il entendit un froissement de branches à quelques pas de lui. « Un animal ou quelqu’un. » Il se releva d’un bon et se précipita vers l’origine du bruit.
— Bonjour mon garçon ! dit l’inconnu affichant un large sourire et tenant par les pattes de derrière un lièvre d’au moins six livres.
— Cette bête est à moi ! répliqua François d’un ton décidé, se redressant de toute sa hauteur et prêt à affronter ce concurrent, tout au moins par les mots.
— Comment ça, à toi ? C’est moi qui l’ai trouvée. Elle n’appartenait à personne quand je l’ai prise.
Son sourire avait disparu et son regard ombrageux scrutait son vis-à-vis.
— À moi, je vous dis ! elle était prise dans mon collet, il est encore à son cou, je le vois bien. Vous n’allez pas voler ce qui était dans mon piège ?
— Tu m’accuses d’être un voleur ?
— Vous serez un voleur si vous ne me rendez pas ce lapin !
L’intrus avait été pris quasi sur le fait et c’eut été de la mauvaise foi que d’en contester la propriété à cet enfant bien décidé à défendre son droit.
— J’en ai besoin, poursuivit-il, je l’ai promis à mon oncle… heu ! à mon grand-père.
— Oui ! Oui ! Ton grand-père Claude, de Sugny ! dit l’homme d’une voix plus douce après un temps de réflexion. Tu es François, le fils de Gabriel, domestique chez Thivollet, c’est bien ça ? Et comment vas-tu, mon garçon ?
L’individu n’était pas un inconnu sur la commune bien qu’il résidât dans le village de Cléppé sis à quelques kilomètres ; la quarantaine, pâle de figure, d’une taille moyenne, mince, voire plutôt maigre, on le voyait souvent sur les chemins ici ou là. Il portait un pantalon de velours trop large retenu par une corde de chanvre, une veste élimée sur un gilet d’un bleu délavé et des brodequins qui résonnaient sur les pierres.
— Et vous… Jean, le fils de… ? L’enfant hésita, chercha ses mots et comme gêné de poursuivre, se tut en tendant le bras vers le gibier que son interlocuteur balançait à la manière d’un encensoir.
— Jean, Jean-Cadet, fils au Jean Jacquet, tu me reconnais ? Tiens, le voilà ton lapin. J’espère que ta grand-mère Benoite en fera un bon civet.
François attrapa la bête par les oreilles, la soupesa avec un sourire de satisfaction, tira sur le poil soyeux et, sans un mot, tourna les talons et gravit prestement le mamelon pour redescendre vers le village.
Ce Jean Jacquet, le garçon l’avait rencontré plusieurs fois sans lui prêter attention, notamment lors de visites à la famille qu’il fréquentait à certaines occasions. Son père Jean n’avait-il pas été le témoin de mariage d’Antoinette Taragnat en 1816 ? Qui s’en souvenait à part elle, et quelle importance maintenant ? C’était si vieux ! Mais aussi, qui ne pouvait pas connaître dans le canton ce Jean-Cadet et ne pas jaser sur son passage en le regardant du coin de l’œil ? En fait, personne ne le connaissait vraiment, car sa vie était plutôt une énigme, même pour les plus anciens. Marié depuis une dizaine d’années à Antoinette Roche, une femme du proche village de Bussy, il avait d’elle un fils de neuf ans, une fille de onze et une dernière de quelques mois, enfants auxquels il ne semblait pas vraiment s’intéresser. Journalier au moment des travaux agricoles, le reste du temps il exerçait le métier de colporteur, voiturier, d’où ses allées et venues sur les routes, parfois avec une petite charrette à bras, allant de village en village pour acheter ou vendre selon les opportunités, les foires, les saisons. Si le garçon avait marqué un temps d’arrêt en l’apostrophant, c’est que souvent les gens employaient de façon complaisante, mais surtout méprisante, le surnom de « fils de Barbe-Bleue » en parlant du pauvre homme. François avait bien fait de ne pas employer ce sobriquet entendu plusieurs fois sans en comprendre ni le sens ni l’origine. Cela lui était égal d’ailleurs ; les enfants ne se permettent pas de poser des questions sur les adultes et sur ce qui ne les regarde pas ; mais les circonstances allaient bientôt lui révéler l’origine de ce sobriquet.
Sur le chemin du retour, il glana quelques fruits préservés par le beau temps : des noix, des pommes, des poires difformes, quelques coings pas tout à fait mûrs qu’il enfourna dans son havresac.
Tout en cheminant, François repassait dans sa tête cette rencontre avec ce Jean Jacquet, cet homme contre lequel il avait tenu tête avec hardiesse. Il en était tout étonné, même fier, lui ce gringalet de quatorze ans qui, ordinairement, ne montrait pas un tel courage. Il se sentit alors plus fort, plus grand, plus sûr de lui et prêt à affronter les pires difficultés.
Si sa victoire était due à son audace, son effronterie, elle résultait surtout de l’attitude passive et conciliante de son interlocuteur qui n’aurait rien eu à gagner à léser cet enfant pour qui tous les villageois auraient pris le parti, rejetant alors et pour longtemps ce colporteur sans attaches, uniquement accepté pour les produits bon marché et les nouveautés qu’il apportait dans les foyers.
En passant devant le cimetière, François aperçut, montant le raidillon qui y menait, sa tante, la femme de son oncle Jean-Pierre, accompagnée de sa fille Jeanne âgée de quatre ans. La fillette se précipita vers ce cousin qu’elle adorait et réciproquement.
— Ah ! Te voilà donc, mon François, où vas-tu ainsi ? demanda Marguerite Veron.
— J’allais chez toi, ma tante. Maman m’a demandé d’aller aider ton mari pour rentrer le bois.
— Oui ! C’est vrai ! tu seras le bienvenu. Nous allons faire une prière sur la tombe de ta grand-mère. Tu viens avec nous ?
Le garçon leur emboîta le pas et poussa la grille du cimetière qui grinça sur ses gonds rouillés. Il prit la main de sa cousine et tous les deux coururent dans les allées pour rejoindre l’endroit où reposait l’ancêtre. Une simple dalle de granit surmontée d’une croix en fer avec un cœur en son milieu où figurait le nom de Françoise Barge, la date de sa mort, 1830, à l’âge de quarante-quatre ans.
La prière fut vite expédiée par les enfants, Jeanne balbutiant quelques mots entendus à la messe tout à l’heure. Elle tira François par la manche, l’invitant à monter un peu plus haut dans l’enclos pour jouer entre les arbres d’une parcelle non encore investie par les défunts. La fillette courrait se blottir derrière les troncs ou dans les angles des murs, intimant au garçon l’ordre de ne pas bouger avant son appel pour l’aller chercher dans sa cachette où il la trouvait bien vite, le visage couvert de ses petites mains. Il se prêtait avec plaisir à ce cérémonial connu d’avance qui avait le mérite de la faire rire aux éclats et d’éloigner ses pensées de cet environnement lugubre, figé dans le temps.
Il fallait rentrer. Marguerite appela les enfants d’une voix énergique ; ils rappliquèrent promptement et tous reprirent la direction du bourg d’un pas léger. Sur leur chemin, ils repassèrent devant l’église écrasée par son clocher massif ; dans son ombre, sur le parvis, se tenaient encore quelques groupes de fidèles tardant à rejoindre le domicile, ainsi que les trois religieuses de l’école de filles, en discussion avec le curé Rousset. Plus loin, assis bien droit sur son siège de cocher, le fouet à la main, bottes de cuir impeccablement cirées, habit sombre et grand chapeau de feutre enfoncé sur sa tête difforme, le Toine, attendait patiemment que la famille Meaudre ait pris place dans la calèche, pour la ramener chez elle.
Les quatre filles et leur mère finissaient de fermer le petit panier dans lequel était serré le fruit de la quête faite à la sortie de la messe, oboles destinées aux bonnes œuvres de l’Église, c’est-à-dire l’aide aux indigents de la commune ou pour payer l’enterrement d’un pauvre sans le sou, ou encore la fourniture de quelques langes d’un nouveau-né.
En passant à leur hauteur, Marguerite leur adressa un « bonjour » respectueux, Jeanne marmonna de même et François fit mine de lever un couvre-chef qu’il n’avait pas en se fendant d’un sonore « bonjour mesdemoiselles ! ». Son salut relevait à la fois des convenances et d’un brin d’insolence dont le jeune Veron n’était pas dépourvu. Ne disait-on pas « leurs demoiselles » en parlant de la progéniture de monsieur Meaudre, maire de la commune et de surcroît propriétaire du château de Sugny ? Les jeunes filles âgées de dix-sept à vingt ans affichaient leur insolente beauté dans de délicieuses tenues blanches et bleues, mains gantées et élégants chapeaux de paille pour abriter du soleil ces délicates frimousses. Leurs souliers se voyaient à peine sous les frous-frous des robes, mais on les devinait propres et vernis ; rien de comparable avec les sabots ou les galoches crottées des gueux du village ! François admirait d’un œil vif et rapide ces créatures fraîches et souriantes sorties d’une planche de mode de l’Illustration, magazine de référence pour toute femme de la bourgeoisie naissante en Forez. Il s’attarda sur le visage de la cadette, Léonie, laquelle répondit par un regard interrogateur et l’esquisse d’un sourire comme savent les distiller les coquettes pour aguicher et plaire à leur entourage. Mais « mademoiselle » était loin de connaître les jeux subtils de la séduction et du désir, tant sa vie s’insérait depuis toujours dans les voies étroites du paraître qu’exigeait son milieu social.
La petite troupe des Veron força le pas et tourna à droite après l’église pour prendre la route de Cléppé dénommée « chemin de Sugny ». Au moment où ils dépassèrent le pigeonnier en brique qu’un gros négociant du village avait fait construire juste après l’abolition des privilèges, ils entendirent le bruit des fers d’un cheval frappant les cailloux, accompagné du roulement de la calèche : la voiture de la famille Meaudre !
— Holà ! Holà ! Rangez-vous ! criait le Toine d’une voix forte, fier dans son costume neuf, se croyant investi d’un rôle important, d’une mission exceptionnelle qui le démarquait du reste des habitants.
Marguerite et ses protégés se plantèrent sur le bas-côté, le souffle coupé, regardant passer le bruyant convoi qui soulevait un nuage de poussière blanche. Léonie se tenait à l’arrière avec sa sœur Isabelle. Elle ne put s’empêcher de jeter un regard tout aussi bienveillant que celui de tout à l’heure, plus insistant cette fois, à l’adresse de François. Surpris de cette marque de sympathie inattendue, il fit un léger signe de la main que personne ne releva. Et, comble de bonheur ou de provocation, la fille du châtelain laissa pendre son bras au dehors de la calèche, et le garçon pouvait alors distinguer son gant immaculé s’agiter doucement et discrètement comme pour dire « au revoir ». Le jeune Veron ne montra pas son trouble. Sa belle constitution, sa vivacité, son port fier et élancé, sa chevelure blonde, légèrement bouclée et ses yeux d’un bleu limpide n’étaient pas pour déplaire. Que signifiaient donc ces signes d’attention nouveaux, provocateurs même ? Léonie était déjà une jeune femme quoiqu’affichant encore les traits juvéniles d’une enfant préservée, choyée ; les rigueurs du climat, le froid, le soleil brûlant, les fatigues, les tâches ménagères lui étaient épargnées. Elle offrait un visage épanoui, des joues fraîches et roses, un corps souple, aucune marque ou blessure sur ses doigts agiles ; rien de comparable avec les mains usées, crevassées, rugueuses des femmes de la campagne ou des lavandières exposées à la froidure hivernale et à la chaleur moite de l’été, penchées sur la pierre du lavoir. Rien ne la rapprochait non plus de ce garçon de basse classe, qu’elle connaissait à peine, seulement de visu et auquel personne ne s’intéressait. Sitôt passé l’effet de surprise de ce bref et insolite épisode, François n’y pensa plus, serrant fort la petite main de sa cousine qui commençait à s’essouffler et dont les pieds fragiles butaient sur les pierres du chemin.