Fratricide obsessionnel - Kacem Madani - E-Book

Fratricide obsessionnel E-Book

Kacem Madani

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Beschreibung

Plongez-vous dans les récits captivants de cet ouvrage à travers deux nouvelles saisissantes. Dans la première, intitulée Fratricide obsessionnel, suivez l’histoire de deux frères dont les trajectoires de vie divergent. Tandis que le premier est entraîné dans les méandres de l’islamisme radical, le second poursuit une carrière intellectuelle et adopte une vision universaliste. Au cœur de la tourmente de la décennie noire en Algérie, le frère aîné se retrouve chargé d’une mission sinistre : éliminer son cadet au nom d’une cause divine. Plongez ensuite dans ISTN, Rendez-vous avec la mort qui dépeint le cercle vicieux dans lequel est piégé un Franco-algérien, empêché de retourner chez lui à Paris en raison d’une interdiction de quitter le territoire algérien. Entre suspense et rebondissements, ces nouvelles vous tiendront en haleine jusqu’à leurs dénouements.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Kacem Madani, professeur d’université à la retraite, partage son expertise à travers ses chroniques pour le journal en ligne Le Matin d’Algérie depuis 2007. Il est également l’auteur de cinq ouvrages en français, ainsi que d’un livre de physique en anglais, témoignant de sa diversité intellectuelle et de son engagement dans la diffusion des connaissances.

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Kacem Madani

Fratricide obsessionnel

Roman

© Lys Bleu Éditions – Kacem Madani

ISBN : 979-10-422-2686-2

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Dans le bus qui l’emmène de Larbaâ Nath Irathen à Bab-Ezzouar, Idir déplie la dernière livraison du quotidien Le Matin d’Algérie. Il ne maîtrise pas bien le français, mais le titre et l’auteur de l’article lui sont suffisamment intelligibles : son frère s’éloigne de plus en plus de la sirrat-el-moustaqim (le droit chemin d’Allah). « JE VAIS LE TUER ! » Cette formule résonne dans sa tête comme une symphonie de la mort qui le grise et ne le quittera plus.

L’enfance

Quand Tahar vient à la vie, son grand frère, le turbulent Idir, gazouille déjà et gambade dans la courette de la maison traditionnelle, essayant d’attraper le petit chat des voisins qui s’invite souvent quand les fumées et les odeurs de viande grillée s’épanchent pour envahir le voisinage. Il faut dire qu’en ces temps de disette, seule une maman qui vient d’accoucher a droit à des côtelettes et des biftecks au miel chaque jour pendant les deux à trois semaines de rétablissement qui suivent la procréation. Les autres, enfants compris, se contentent de rêver d’une prochaine fête au village pour espérer savourer quelque morceau de viande bouillie et un couscous garni. Mais, depuis la guerre, les fêtes se font rares et la chair animale aussi.

Le chat avait pris pour habitude de guetter les os ou les morceaux de graisse que la maman jetait dans la cour, s’en empare et grimpe avec son butin sur les toits pour les savourer tranquillement sous le regard amusé d’Idir qui s’émerveille de toute cette gymnastique féline.

Un jour, le bambin se rue sur le félin pour l’empêcher de se saisir d’un morceau de gras. Loin de se laisser impressionner, l’animal déploie la patte avant droite et griffe Idir avant de s’enfuir, la graisse entre les crocs. Idir pousse un hurlement si strident qu’il réveille son frère qui se met à hurler à son tour. La maman ne sait plus qui calmer en premier, mais Aldjia, l’aînée de la famille, surgit pour prendre son petit frère dans les bras. Il se calme mais ne s’arrête pas de pleurer pour autant. Il le sait, c’est l’unique façon d’attirer l’attention de cette maman qui le délaisse depuis trop longtemps.

Rassurée, Wardia vient consoler son gamin. Il en a vraiment besoin. Depuis que Tahar est né, elle ne s’occupe plus que de lui. Il le sent, il est délaissé et n’a plus droit qu’à des câlins furtifs. Il comprend vite que la seule façon d’attirer l’attention de sa maman est de se faire mal à en pleurer. Il fait tellement de bêtises qu’il exaspère Wardia. Elle est pressée de voir son petit dernier grandir, se disant que Tahar serait beaucoup plus sage. Même si Aldjia est difficile, son petit frère l’est davantage. Il est temps que les Cieux la ménagent en lui donnant un enfant moins turbulent. Mais elle n’est pas au bout de ses peines. Tahar sera une machine à bêtises que rien ni personne ne pourra arrêter. À tel point que Wardia s’en alla un jour à la mosquée prier tous les saints dont elle avait entendu parler pour les supplier de ne plus avoir d’enfants.

Plus Tahar devenait indocile, plus il accaparait l’attention de sa maman, et plus la jalousie d’Idir s’amplifiait. Un jour, profitant de l’inattention de sa génitrice, Idir prend une lame de rasoir qui traînait sur une étagère à sa portée et entreprit d’égorger son petit frère. Sans l’incursion et la vigilance d’Aldjia, la bêtise se serait transformée en meurtre. Ayant eu vent de l’affaire, le papa s’emporta furieusement contre sa femme et la roua de coups. Comment avait-elle osé laisser les deux bambins sans surveillance. On ne laisse pas un enfant qui marche encore à quatre pattes avec son frère qui était en âge d’aller à l’école pour se discipliner, si ce n’était cette maudite guerre qui avait tout chamboulé.

Les années passent, les enfants grandissent, et le benjamin devient vite la coqueluche du foyer. Quant à Idir, c’est désormais le sang qui le subjugue. Quand une poule est immolée, Tahar s’enfuit pendant que le grand frère se réjouit à en jubiler. Pendant les fêtes de l’Aïd, c’est le même scénario qui se reproduit, le sang du mouton coule à flots quand la pauvre bête est sacrifiée. Tahar s’en va toujours se cacher dans un coin pour pleurer à chaudes larmes et en silence. Son grand frère se moque souvent de lui, le traitant de peureux et que s’il continuait à pleurnicher comme une femmelette, il ne deviendrait jamais un vrai argaz (un homme) dont le pays avait besoin pour aller au front et combattre les Roumis (Français).

Les bêtises de Tahar n’en étaient pas moins nombreuses et dangereuses. Un jour, il s’enferma dans la chambre de ses parents. La clé enclenchée dans son loquet, il ne savait plus dans quel sens la tourner pour l’ouvrir. Il a fallu attendre que son oncle rentre pour donner des coups secs sur la serrure et la casser pour le libérer. Une fois, c’est une surdose de sirop d’un flacon qui traînait sur une étagère à sa portée qu’il avala en quelques gorgées. La dose en question était tellement forte qu’elle le plongea dans un sommeil si profond qu’on le croyait allongé pour de bon. Il apprit plus tard que ce sirop avait été prescrit à sa grand-mère pour calmer ses migraines. Une autre fois, à force de gigoter dans tous les sens, il se casse un bras. Un autre jour, c’est une casserole d’eau bouillante qu’il déverse sur lui, brûlant ses deux mains au premier degré. Par miracle, le visage n’avait pas été atteint. En ces temps-là, point de médecin, point de pharmacien, point d’infirmier. On fait appel à la vieille guérisseuse du village. Tahar en eut pour deux semaines de bandages et de surveillance rapprochée. Mais, comme toujours, c’est Wardia qui paie le prix fort. Elle eut droit à une sacrée raclée de la part de son mari. « Mais comment diable pouvait-elle surveiller ses deux enfants turbulents pendant qu’elle s’occupait seule de toutes les tâches ménagères ? » se défend-elle. Et ça, Ahcène ne le comprend pas. « Ah, si ce n’était cette marmaille, se disait souvent Wardia, je prendrais mes cliques et mes claques et retournerais vivre chez mes parents. J’en ai marre de ce mari qui passe son temps à me tabasser pour un oui pour un non et pour les bêtises de ses enfants ». Pour Wardia, en termes de génétique, les choses étaient claires : le mauvais comportement est hérité du père, et le bon, de la mère. Elle avait toujours été sage et docile, sa vie durant, avec une enfance et une adolescence des plus paisibles, et une grande maturité à l’âge de 13 ans, quand on décida de la marier à ce fainéant de mari sans lui demander son avis.

Dans ses rares moments de solitude, elle fait souvent le bilan de sa vie. Mariée à 13 ans, une fausse couche à 15 ans, Aldjia à 17 ans, Idir à 19 ans, et enfin ce Tahar qui gigote dans tous les sens, à 22 ans. Une vie qui ne lui a jamais donné le moindre répit, sauf quand sa mère lui rend visite pendant les périodes de fête.

Tahar n’a que quatre ans quand Achène décide de prendre le chemin de l’exil. C’est la seule façon d’assurer la pitance et l’avenir des enfants, disait-il à ses parents pour les convaincre du bon choix de sa décision. Quant à sa femme, elle n’eut vent de ce projet que le jour du grand départ. Elle n’eut pas droit à la moindre parole. Personne ne pensa lui demander son avis. Elle obéit, elle se tait. Au fond d’elle-même, elle était déchirée entre la tristesse de se retrouver seule et la satisfaction de ne plus avoir affaire avec ce mari dur et insensible à ses malheurs.

Le matin du grand départ, on procède au rituel classique : on fait enjamber le seuil de la porte de la pièce principale au partant, pendant que sa mère s’adonne à des incantations en énonçant, par flux continus, la formule « aḥiwel aɣiwel ! » qui signifie « puisses-tu revenir vite et riche ! » C’est le rêve de toute famille kabyle.

Et riche, Ahcène ne tarde pas à le devenir. Pour prouver que le qualificatif de fainéant ne lui sied pas, il bosse dur. En quelques années de labeur en tant que marchand de tapis ambulant – le métier des « Monzami » comme les désignaient, de façon péjorative, les Français – il devient propriétaire d’une brasserie-hôtel à Nancy où il accueillera de nombreux exilés du bled qui fuyaient la guerre qui faisait rage au pays. En revanche, il se passa de nombreuses années avant le premier retour au bercail.

Cette année du premier retour, Idir allait sur ses 14 ans. Tahar venait de boucler ses dix printemps. Les choses étaient maintenant claires pour Ahcène. De ses trois enfants, le petit dernier lui paraissait bien plus futé que son frère et sa sœur. Il décide de l’emmener avec lui en France pour le scolariser. D’autant que pendant ses premières années de primaire à Larbaâ, il avait fait montre d’un tel engouement pour les études qu’il est premier de la classe. Cet enthousiasme pour les études, son frère aîné ne l’avait pas. Ce dernier étant plutôt assidu aux cours de récitation coranique qui étaient dispensés par un Cheikh Marabout dans la mosquée du village. Le Cheikh vint d’ailleurs féliciter le père pour la mémoire fabuleuse dont faisait preuve son fils. Puisque c’est ainsi, les choses se profilaient d’elles-mêmes. Idir continuerait ses cours de récitation de la parole d’Allah. Et, comme il est désormais adolescent, il pouvait dorénavant jouer le rôle de chef de famille (en Kabylie, qu’importe son âge, il est d’usage de considérer l’aîné d’une famille comme le remplaçant du père quand ce dernier est absent). Pour décharger la maman qui ne faisait que se plaindre, emmener Tahar avec lui ne pouvait que la soulager. De ce fait, Wardia ne vit aucun inconvénient à ce que son petit dernier s’en aille avec son père et la quitte. Au contraire, elle était plutôt rassurée. Ainsi, en présence de son fils, son mari n’osera pas prendre comme deuxième épouse une Tarumit (Française), ces mangeuses d’hommes, comme il se disait à l’époque. Mais les calculs de Wardia se révéleront faux. Ahcène convolera bien en secondes noces avec Christiane, une jeunette de 25 ans sa cadette qui lui donnera un premier fils dès que Tahar foulera le sol de l’Hexagone, pendant que Wardia se morfondait au bled et passait son temps à pleurer l’absence de son benjamin. Elle avait commencé à ruminer et à regretter de s’être laissé trop vite convaincre par le projet de séparation dont elle était la seule à souffrir.

L’adolescence

Au fur et à mesure que le temps passe, Idir supporte de moins en moins que son père ait fait de Tahar son préféré pendant que lui s’adonnait à toutes sortes de corvées héritées du père. C’est lui qui faisait trois kilomètres chaque jour pour se rendre à Larbaâ acheter le pain quotidien. Il profitait souvent de la petite monnaie que lui rendait le boulanger pour s’acheter et se régaler de quelques friandises bien méritées. Maigre consolation.

À 15 ans, il a déjà mué. Il connaît par cœur les soixante sections requises pour être considéré comme bon connaisseur du coran. Il fait désormais la prière, au grand bonheur du Cheikh qui passait son temps à gronder le reste de ses élèves, leur reprochant de ne pas suivre l’exemple de son premier de la classe.

Idir est tellement pieux et dévoué à la parole d’Allah que pendant les fêtes de l’Aïd, nombreux sont les villageois à le solliciter pour le sacrifice du mouton. En tant que pratiquant, c’est lui qui débitait la formule qui précède et accompagne le rituel de l’immolation. Cela ne manquait pas d’épater les hommes et surtout les enfants de son âge. Le vénérable cheikh lui prédisait un avenir des plus prestigieux. Selon lui, personne d’autre qu’Idir ne pouvait prétendre le remplacer quand il s’en irait. La relève dans ce village était désormais assurée. Idir était donc promis au poste de Cheikh et, par la même, celui d’imam qui s’y prête. Oui, il deviendra l’homme le plus respecté du village. Ce sera sa revanche sur ce paternel qui lui a préféré ce petit frère peureux, incapable de supporter la vue de la moindre goutte de sang. À leur retour, il leur montrera que non seulement, en leur absence, rien n’a jamais manqué mais que désormais c’est un Argaz, un vrai.

Pendant ce temps, Tahar fait connaissance avec Christiane, la concubine de son père, ainsi que d’Ali, son demi-frère.

Pour accélérer sa scolarité et aussi pour l’éloigner de l’atmosphère de la brasserie, on décide de le placer dans une famille d’accueil chez la grand-mère de Christiane.

Tahar se remémore souvent le chemin parcouru depuis qu’il avait quitté son village.

Quel bonheur de prendre l’avion pour la première fois, à tout juste 11 ans. Direction Paris où l’attendait son père. Ils sont arrivés pile-poil à l’heure du déjeuner. Son paternel l’emmena au restaurant. Il commanda du vin pour lui et, à sa grande surprise, il en versa quelques gouttes dans son verre d’eau. Question de faire comme tout le monde. Le repas terminé, direction la gare de l’Est où ils prennent le train pour Nancy. Que d’émotions. Que de découvertes pour lui, en l’espace d’une journée. Dans le train, son père n’arrêtait pas d’ingurgiter de la bière, et il décelait en lui une lueur d’inquiétude dont il ne tarde pas à en découvrir la raison.

Arrivés à Nancy, il l’emmène dans un immeuble qui s’avéra être une clinique. Là, il le fait entrer dans une chambre où était allongée une jeune dame (il le sut plus tard, elle n’avait que 19 ans. Son père en avait 44) avec un bébé dans les bras. – « Embrasse-la ! » lui intime-t-il. C’était sa seconde épouse, et le bébé, prénommé Ali, son demi-frère. Il comprenait alors pourquoi son père avait besoin d’un remontant pour inhiber ses appréhensions. Il redoutait sa réaction. Que pouvait-il donc dire ou faire ? Évidemment, il a tout de suite pensé à sa petite maman laissée au bled avec sa sœur et son frère. Il ressentait un peu de chagrin que Christiane avait vite fait de dissiper par son attention exemplaire envers lui. Une fois reposée, elle se permettait souvent de solliciter une nounou pour garder Ali et l’emmener au cinéma ou au manège. Il était allé au cinéma une seule fois à Larbaâ, se remémore-t-il, pour voir un film avec Fernandel, mais cela avait été une escapade d’exception. Avec Christiane, les choses prenaient une allure de complicité subtile. Elle donnait l’impression de le considérer comme le petit frère qu’elle n’avait pas. Il ne se souvient pas de tous les films qu’ils ont vus ensemble, mais il y en a un qu’il n’a pas oublié : « Les trois mousquetaires », avec Jean Marais, dans le rôle d’Artagnan. Il lui arrivait parfois, quand Christiane était occupée, d’aller au cinéma tout seul. À l’époque, il y avait deux séances dans l’après-midi. Et quand vous rentrez à la première, vous aviez le droit de rester pour la seconde. Il en profitait alors pour passer toute son après-midi dans la salle obscure, juste pour vérifier que les séquences ne changeaient pas d’une séance à l’autre. Personne ne lui avait expliqué comment ces images animées se retrouvaient ainsi sur un écran, comme par magie. Il croyait naïvement que toutes ces histoires avaient été filmées au moment des faits. Comme si les caméras existaient du temps des mousquetaires, ou même de Jésus Christ.

Christiane et son père occupaient un petit deux-pièces situé au deuxième étage d’un immeuble de la rue Saint-Nicolas. Ce petit appartement ne contenant qu’une seule chambre, on a dû réorganiser la pièce qui servait de séjour et de cuisine pour y installer un fauteuil convertible, à son arrivée. Tout cet espace et un lit douillet pour lui tout seul, c’était du grand luxe pour un enfant. Il en était bien conscient.

Mais, ce qui l’a sans doute le plus marqué à Nancy, c’était la vie en communauté, au bar de son père. Cette brasserie était située à la rue des Sœurs Macarons, une voie à sens unique transverse à la rue Saint-Georges et la rue Saint-Nicolas. Dès l’instant où il en franchit le seuil, du haut de ses 11 ans, il réalise le caractère d’enclaves sociales – au cœur d’une France hostile – que représentaient ces espaces de vie où se côtoyaient les hommes du bled, venus, pour la majorité, des environs de Larbaâ Nath Irathen, bien que d’autres régions étaient représentées aussi.

Qu’ils fussent originaires de Béjaïa, de Sétif, de Jijel ou de Sidi Bel Abbes, tous ces hommes donnaient l’impression d’être liés par une camaraderie sincère, un pacte de survie à toute épreuve. D’ailleurs, même si la communication se faisait souvent en kabyle, l’arabe algérien s’invitait en toute aisance, dès qu’un arabophone faisait son entrée dans le groupe, comme pour lui signifier qu’il faisait partie de la même famille et embarqué dans la même galère, celle d’un exil de rassemblement optimal pour répartir la chaleur humaine, mais aussi les soucis et les tourments afin de mieux en supporter la charge.

Avec du recul, l’image la plus juste pour décrire une telle compacité parmi nos immigrés est celle de ces milliers de manchots serrés les uns contre les autres pour lutter contre le froid glacial de la calotte polaire du grand Nord, comme dans le film « La Marche de l’Empereur ». Tout comme ces groupes de pingouins liés par l’instinct de survie, arabophones et kabylophones étaient rassemblés dans des enclaves de fraternité, au sens le plus sublime que peut évoquer ce mot, en termes d’attachement et de soutien des uns envers les autres, sans que la moindre trace d’une quelconque distinction ne vienne en perturber l’harmonie.

Même si, au centre-ville de Nancy, d’autres brasseries servaient de refuges pour immigrés, celle de son père (que l’on surnommait Uḥric, le rusé – lui, le fainéant du bled – au sens noble du terme) avait quelque chose de spécial qui la différenciait de toutes les autres, et ce, pour une raison simple ; c’est que la générosité d’Uḥric en avait fait le centre attracteur de tout nouveau débarqué : – « Tiens ! Voilà la clé de ta chambre, tu peux prendre tes repas ici, tu paieras quand tu auras trouvé du travail ! » C’était une formule bien rodée que son père débitait à l’adresse de chaque nouveau venu, Kabyle ou « Arabe ». « Mais il est fou mon père ! » s’était-il souvent surpris à ruminer, plongé qu’il était dans l’égoïsme et l’inconscience de l’enfance. Non, Uḥric n’était pas fou. Il était juste généreux. Cette générosité aujourd’hui disparue de nos gènes de mutants « modernes » que rien ne fait plus vibrer, sinon le rêve de « l’avoir plein les armoires ».

Par ricochet, ces élans de charité du terroir étaient d’ailleurs bien ancrés en chaque client de la Brasserie de mon pays, cet endroit qui portait en lui une dose de poésie subtile enveloppée dans une invitation au voyage pour un retour au bercail. Combien de fois lui a-t-il été donné d’assister à une véritable surenchère d’empressement, pour exhiber portefeuille et billets pour payer le repas d’un nouveau débarqué.

Il faut dire que tout nouvel arrivé portait en lui un véritable almanach de nouvelles du bled dont les plus anciens, ceux dont le séjour se comptait en années pleines, s’acharnaient à en arracher les moindres détails. De ce fait, lui offrir un repas était le moyen rapide et efficace de lui tirer les vers du nez et lui arracher quelques confidences sur ce qui se tramait au-delà de l’horizon lointain d’un quotidien pénible et douloureux. Que d’interrogatoires à cœur ouvert n’avait-il pas surpris pendant d’interminables séances de questions-réponses pendant lesquelles les destins de nos villageois semblaient se jouer dans l’enceinte de ce bar, entre deux cuillerées de couscous et quelques gorgées de bière :

— Ihi Mohand neɣ yebɣa ad’yezenz tafarka bwada ? (Ainsi donc, mon frère Mohand veut vendre le verger d’en bas ?)

— Ihi akka babass yebɣa a ikess yellis ?(Alors, comme ça, mon beau-père veut récupérer sa fille ?)

— Ihi waqila Mokrane enni yettou d’nek i d babass ! (Si je comprends bien, Mokrane oublie que je suis son père !)

Etc.

En quelques jours, tous les secrets de famille se retrouvaient étalés là, sur quelques nappes de restaurant.

Les samedis étaient particulièrement intenses, en termes d’enchaînements et de réactions incontrôlables que quelque nouvelle déplaisante provoquait chez nos exilés. La bière coulant à flots, le juke-box devenait le centre d’attraction où toutes les souffrances se rassemblaient pour fusionner en douleur et en larmes.

Oui, il a vu des hommes pleurer quand la voix de Bahia Farah surgissait du juke-box, en complaintes cruelles, celles de la femme délaissée, restée au bled pour ne rien faire d’autre qu’attendre le retour de son bien-aimé parti au loin pour décrocher lune et fortune : A’uzyin tex’da3d iyi… (Ô, mon bel homme, tu m’as trahie…). Dépit et larmes s’intensifiaient quand le timbre de Slimane Azem déclinait, en lamentations tout aussi cruelles, ses propres souffrances, celles d’un exilé malmené qui n’a aucun contrôle sur sa propre destinée : A tuzyint ur d im xedmaɣ, d zhar ay xussaɣ… (Ô, ma belle, je ne peux rien pour toi, c’est ma chance qui ne me sourit pas…) Un règlement de comptes à distance dans un glossaire de mots simples entre un exilé et sa bien-aimée laissée au pays. Un échange si poignant qu’il était impossible pour l’immigré de ne pas frissonner et larmoyer en l’écoutant, tout en maudissant tous les saints de l’univers pour cette dure vie d’exil qu’on croit, au pays, être le paradis. C’était tout cela, le titre Aṭṭas ay-sebraɣ (j’ai trop patienté), chanté par Slimane Azem et Bahia Farah.

La justesse des paroles de ce titre d’anthologie amplifiait les souffrances et les tourments d’un exil implacable pour l’ensemble de ces communautés qui vivaient en autarcie dans des hôtels-brasseries souvent froids et insalubres.

Il se souvient que, par il ne sait quel truchement de la douleur partagée, les arabophones se laissaient envahir par le même désarroi en écoutant un titre du regretté Boudjemâa El-Ankis. Une chanson tout aussi émotionnelle qui racontait à peu près la même chose : Rah dam3i jra wa elwahch zad… (Que de larmes ont coulé, amplifiant la nostalgie…)

Avant de connaître le succès et la gloire qu’on lui connaît, Slimane Azem faisait des tournées à titre bénévole, non pas dans des salles de spectacles mais dans des bars de la région du Nord-Est, du temps où il n’était que simple ouvrier à Longwy. Tahar n’y était pas encore. Toutefois, il avait retrouvé les traces par transmission orale, car juste avant son arrivée, Dda Slimane s’était produit à la Brasserie de mon pays pour y déclencher des vagues d’émotions et laisser bien des stigmates chez nos émigrés.

Avec la voix passionnelle, extraordinairement délicate, de Bahia Farah, Aṭṭas ay-sebraɣ est, sans nul doute, le titre qui a le plus marqué les générations d’exilés kabyles de l’après-guerre. Compactés dans des enclaves de bars-hôtels, leurs vies se consumaient à petit feu, loin de leurs familles. Suspendus au rêve d’un retour en fanfare à la terre natale et à l’espoir de finir leurs jours auprès des leurs, une fois récoltés toutes sortes de magots. Chimères que tout cela. Car, malheureusement, bien souvent, le retour se faisait, comme il se fait encore de nos jours, dans un corbillard.

Le dimanche matin, c’était un autre type d’excitation qui animait la brasserie. Tout le monde s’affairait autour des grilles du tiercé. Le décrocher dans l’ordre amplifiait l’espoir d’un retour imminent au pays. On le sollicitait souvent pour suggérer des numéros. Malheureusement, la seule fois où il avait deviné la combinaison dans l’ordre, personne ne l’avait misée. Seul son oncle maternel avait réussi l’exploit d’une combinaison gagnante dans l’ordre, avec un pactole conséquent qui lui permit de rentrer au pays pour de bon, au début des années 1960.

Pour revenir à Slimane Azem, il faut ajouter que pendant qu’il faisait pleurer les émigrés de France ; en Algérie, il fut interdit d’antenne, dès les années 1960, par Boumediene et ses affidés, du simple fait de glorifier et de chanter taqbaylit (le kabyle). Une taqbaylit dont les tons et les timbres harmonieux ne cadraient pas avec la gamme et les sons perceptibles par des tympans formatés par la prestigieuse Université d’El-Azhar (semble-t-il) à du t’berbir (chant narcotique religieux) mecquois.

Côté scolarité, Tahar fréquentait l’école Aury. Un établissement situé à la périphérie du centre de Nancy, sur le prolongement de la rue Saint-Nicolas, à quelques dizaines de mètres de la Brasserie de mon pays. Il était inscrit en CM1. Les choses se déroulaient plutôt bien. Il ne présentait pas de grosses lacunes par rapport à ses camarades. Ou s’il y en avait, il avait vite fait de les combler. Mis à part son accent kabyle (que quelques camarades avaient confondu avec l’alsacien), côté expression, il se débrouillait plutôt bien.

Aux vacances de Pâques 1963, pour l’éloigner de l’atmosphère (peu attrayante pour un enfant) du bar où s’entassaient, comme nous venons de le voir, les hommes du bled qui ingurgitaient de la bière à qui mieux mieux pour noyer leur chagrin, son père décide, en concertation avec Christiane, de l’envoyer chez la grand-mère maternelle de celle-ci.

Direction Héricourt, en Haute-Saône (que l’on appelait, pour sa proximité avec le massif montagneux, Héricourt des Vosges) par train. Tahar ne sait plus s’il avait effectué le trajet tout seul ou si Christiane l’avait accompagné. Toujours est-il que c’est avec beaucoup de joie mêlée de curiosité qu’il débarque dans cette famille gauloise pure souche. Il n’a pas fallu plus de deux semaines pour que l’ensemble de la famille fasse preuve de beaucoup de bienveillance à son endroit, surtout la grand-mère de Christiane. Elle l’avait totalement adoptée. À tel point, qu’au fur et à mesure que la fin de son séjour se précisait, elle lui proposait de rester chez elle, de l’inscrire à l’école primaire qui se trouvait à une centaine de mètres, à peine, en amont de son chalet, et de le garder comme s’il était son propre petit-fils. Son père donne son aval. Il est vrai qu’il était rassuré de le savoir éloigné de l’atmosphère de la brasserie. Et c’est ainsi que les vacances de deux semaines se sont transformées en un séjour de dix-huit mois.

Dans cette avenante famille d’accueil, en plus de Mémé, il y avait Pépé, un ancien combattant de la Seconde Guerre mondiale qui passait son temps à grogner contre les Boches, raconter ses hauts faits d’armes et son séjour dans un camp de concentration. Il y avait Violette, la fille de 24 ans, une dame charmante, mais « néanmoins » mère célibataire de deux enfants, Paulette, 9 ans, et Marcel, 5 ans. Cette notion de mère célibataire était nouvelle pour Tahar. Il ne comprenait pas qu’une femme aussi belle et aussi élégante puisse vivre sans un homme pour la soutenir, l’aimer et la protéger. Pendant son séjour, il avait assisté à quelques demandes en mariage, mais Violette remballait à chaque fois ses prétendants. Des aspirants trop gauches, trop entreprenants, ou tout simplement trop moches pour une dame qui ne manquait pas de grâce. Il y avait aussi Jean-Jacques, le fils de 19 ans qui bossait déjà à l’usine (Violette aussi travaillait dans une usine de textile). Un garçon d’une grande gentillesse, coiffure et allure à la Johnny. À chaque fin de mois, quand il recevait sa paye, il se faisait un plaisir de lui donner quelques pièces d’un franc pour aller au cinéma. À ce foyer, se rajoutait une sœur aînée, dont Christiane était la fille unique. Il ne l’a jamais vue. Elle était déjà décédée quand il est arrivé dans la région. Violette était une inconditionnelle fan de Johnny Hallyday. Elle l’écoutait avec un recueillement quasi religieux. Pas question de lui parler ou de la déranger, sous quelque prétexte que ce soit, lorsqu’elle savourait le son qui sortait de son transistor. Pour ses rares apparitions à la télé, l’excitation atteignait le sommet de l’Everest. Tahar ne le savait pas encore, mais par un phénomène de douce contagion, il venait de rentrer dans l’univers de M. Hallyday. Une passion qui a duré de son vivant, et qui durera plus tard sept années après sa disparition.

Tahar s’adapte très vite à sa famille d’accueil, et son parler français progresse à une allure fulgurante. Quand on est petit, le cerveau est comme une éponge qui absorbe tout fluide à sa portée. Le tout est d’en être bien irrigué.

Côté école, la bonne formule trouvée par ses nouveaux professeurs – après lui avoir posé quelques questions, fait résoudre quelques exercices de calcul, et fait écrire une dictée au tableau pour jauger de son niveau – est qu’il soit admis directement en CM2 pour y passer le dernier trimestre de l’année en cours et y rester l’année d’après. Ce qu’il fit, non sans difficultés au tout début. Mais à la rentrée suivante, c’était autre chose. Il reprend le programme en même temps que ses camarades, et il n’eut pas trop de mal à suivre et rattraper son retard. D’autant que pour combler ses lacunes en français, Mémé n’avait pas hésité à l’inscrire à des cours de soutien dispensés par son professeur à son domicile, avec son propre fiston. Il se débrouille si bien qu’en fin d’année, il fait partie du groupe de tête ; les cinq premiers qui étaient dispensés de l’examen de 6e. Ce qui ne manqua pas de ravir son paternel et d’attiser la fierté de Mémé. C’est vrai que c’est grâce à cette plongée dans la France profonde qu’il avait autant progressé et terminé son cycle primaire avec prouesse. Ajouté à cela, en l’espace de dix-huit mois, il avait bien su intégrer les différences sociétales entre une France de progrès et une Algérie à la traîne, « par la grâce » de tous les conquérants qui l’ont assujettie depuis la nuit des temps.

Vinrent les grandes vacances de l’été 1964. Son père lui propose de les passer au bled. Il avait compris que malgré toutes les attentions du monde de la part de sa famille d’adoption, sa famille génétique lui manquait terriblement. À cette proposition, la réaction de Mémé ne fut pas des plus joyeuses. C’est comme si son monde allait s’effondrer quand son petit Tahar serait parti. Il avait beau la rassurer, lui promettant de revenir après les vacances, rien n’y fit. – « Reste avec moi Tahar ! Je t’adopterai comme mon propre fils ! » – « Mais je reviendrai, Mémé ! » essayait-il de la rassurer. Ces échanges s’étaient transformés en un rituel presque quotidien. Une fixation obsessionnelle pour elle. Jusqu’à ce début août où son père débarque pour l’emmener à Nancy et organiser ses vacances au pays. Pour quelques semaines, avaient-ils convenu. Mais les choses ne se passèrent pas comme envisagé, car arrivé à Alger, en ce début août 1964, il retrouve toute la famille qui avait emménagé depuis dans un appartement spacieux du boulevard Zirout Youcef, avec une vue extraordinaire sur la mer et le port d’Alger. Par ailleurs, sa mère ne voyait plus du même œil un nouveau départ, une nouvelle séparation avec son petit dernier. D’autant qu’en moins de deux ans, il était devenu monolingue. Il avait totalement oublié le kabyle. Ne parlons pas de l’arabe. C’est fou ce qu’un enfant peut apprendre vite et oublier tout aussi vite. À tel point que lors de ses premiers échanges avec sa mère et sa tante, il fallait un interprète, son frère. Celui-là même qui, quelques années plus tôt, voulait retarder son inscription à l’école. Il n’ose imaginer la suite de son cursus et de sa vie, s’il ne s’était pas révolté au bon moment.

La rentrée arrive. Son oncle appelle son père et lui fait savoir qu’il avait décidé de rester à Alger. Le paternel fut déçu. Ne parlons pas de Mémé, laquelle, il l’apprit plus tard, en était affectée à se rendre malade. Il était vraiment triste pour elle, mais que pouvait-il faire sinon lui envoyer une carte postale quand il en avait les moyens ? Ce qu’il ne fit pas très souvent.

Les années post-adolescence

l’école pour l’un, la mosquée pour l’autre

Quand Tahar revient au village, c’est l’effervescence parmi ses copains d’enfance. Rares étaient ceux qui le comprenaient. Il ne s’exprimait désormais qu’en français. –« Yuɣal d Arumi » (il est devenu Français) commentaient souvent certains de ses camarades.

C’est vrai qu’en moins de deux ans, il est devenu un francophone quasi parfait. Il avait totalement oublié le kabyle. Ne parlons pas des quelques notions d’arabe qu’il avait assimilé avec le Cheikh