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La course au pouvoir entraîne parfois des surprises. Lorsque des mages imprudents invoquèrent le seigneur du royaume des morts, ils entendaient s’en servir pour améliorer encore un peu la position de la guilde, et ne s’attendaient pas à ce que ce dernier se lance dans une croisade pour intégrer son peuple au monde des vivants… Mais ainsi est Gauldoth : naïf et fondamentalement bon, il ne rêve que de paix. Et qu’importe si les morts n’y comprennent rien ou si les vivants préfèrent tirer avant de parler. L’Empire des Six Galaxies s’apprête à trembler. Il se pourrait bien que son destin se trouve quelque part entre les mains d’un maître psychique à la poisse légendaire et celles d’un duo assassin-voleur aux facultés remarquables.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Valérian Christner apprécie les univers de l’imaginaire sous toutes leurs formes, en particulier la fantasy, la science-fiction et les dystopies. Influencé par des auteurs comme Terry Pratchett, il crée avec son premier roman, Gauldoth vient en paix, un monde doublement riche et satyrique, violent et humoristique.
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Valérian Christner
Gauldoth vient en paix
Roman
© Lys Bleu Éditions – Valérian Christner
ISBN : 979-10-422-3150-7
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
L’empereur Kahleo était heureux. Rien de plus normal : c’est en grande partie pour cela qu’on cherche à devenir empereur, après tout. Il observait distraitement une reproduction holographique de l’empire, les amas de planètes tournoyant, se déplaçant dans un ballet sage, les six galaxies rayonnant d’une lumière pâle, tantôt bleue, tantôt rougeâtre, parfois blanche. Dès les premiers jours de son règne, l’hologramme était devenu une sorte de trophée. Tout ce qu’il représentait était à lui, d’une certaine façon. Des centaines de mondes, des milliards et des milliards de vies, d’innombrables organisations administratives plus ou moins utiles et légitimes, tout lui appartenait. Et, assez paradoxalement, il n’avait jamais eu aussi peu à s’en occuper. Gravir les nombreux échelons de la classe politique, voilà qui avait demandé énergie et investissement – il avait même parfois fallu faire une croix sur les soirées arrosées jalonnant la semaine de travail, afin de préparer efficacement quelque dossier complexe nécessitant d’être à jeun. Les âpres joutes électorales, les débats enflammés, les convictions morales avaient côtoyé les inévitables alliances hasardeuses, concessions un peu floues et manœuvres de corruption discrètes. C’était là le jeu politique, et il était difficile de ne pas en suivre les règles, d’autant qu’elles étaient suffisamment ouvertes pour permettre à peu près tout et n’importe quoi – et même, surtout tout et n’importe quoi. Bien sûr, cela n’empêchait en rien l’éclosion d’une réelle volonté de faire changer les choses en suivant une voie qui paraissait juste. C’était même souvent une qualité que les électeurs – ou au moins une partie – recherchaient chez un candidat.
Depuis quelques années qu’il avait été élu empereur par ses collègues de la Chambre Impériale, Kahleo avait finalement découvert qu’une fois au sommet… eh bien, pour quoi continuer à se battre ? L’objectif était enfin atteint, et il y avait sous le faîte de la pyramide impériale une myriade d’organismes qui se pressaient de gérer l’empire. Et le faisaient très bien – du moins, suffisamment bien pour que personne ne s’affole plus que de raison. À présent qu’il disposait du pouvoir, Kahleo n’avait plus rien à faire qu’à ne pas trop l’utiliser et en profiter pour vivre comme il l’entendait. Et à bien y regarder, ce n’était que justice au regard des sacrifices qu’il avait dû consentir et du travail qu’il avait dû fournir pour en arriver là. Oui, les jouissances des résidences impériales étaient amplement méritées. Les fontaines, les climats artificiels, les croisières, les soirées alcoolisées – qui duraient des semaines, à présent : il fallait rattraper le temps perdu et le dépasser de bonnes longueurs, juste au cas où – et les danseuses dénudées provenant des quatre coins de l’empire n’étaient pas de simples caprices de puissant : c’était un juste retour des choses.
Et puis, encore une fois, l’empire tournait très bien sans qu’on y prête plus d’attention que ça. Les petits problèmes qui apparaissaient ici ou ailleurs se réglaient d’eux-mêmes, grâce à la bonne volonté de chacun, ou au moins à celle de ceux qui souhaitaient prendre l’ascenseur politique et travaillaient, s’investissaient, manquaient les soirées, etc. La mécanique fonctionnait parfaitement, inutile donc de la mettre en péril en innovant d’une quelconque manière.
Kahleo trempa ses lèvres dans la coupe de nectar orangé que lui avait apportée l’un des domestiques impériaux. Il grimaça en constatant que la boisson était sans doute un degré, peut-être un degré et demi trop fraîche. Puis il haussa les épaules et les sourcils, et descendit le verre d’un trait. Il ne faut pas toujours se formaliser du moindre désagrément, la prochaine coupe sera sans doute mieux tempérée.
Se tournant à nouveau vers la reproduction holographique de l’empire, il s’approcha de la sculpture lumineuse et tendit ses mains vers elle, tandis qu’un léger pli venait barrer son front. L’empire tremblota, puis commença à se déplacer au rythme des mouvements de l’empereur. Les amas planétaires grossirent, des astres disparurent de la structure à mesure que Kahleo réglait la vue sur un point précis. Zooms, translations et rotations se succédaient, tandis qu’il passait les systèmes en revue, étudiant quelques planètes en particulier, passant à la suivante en même temps que le pli de son front se creusait un peu plus.
L’empereur cherchait son prochain lieu de villégiature.
***
« Allez, concentre-toi encore. Essaie de percevoir l’objet au sein de l’univers qui t’entoure, puis comme en étant le centre. Tes pensées doivent ensuite te lier à l’objet, et te permettre de moduler son positionnement dans l’espace. »
Assis sur sa chaise métallique, les mains posées sur une grande table, le regard tendu et fixé sur la bouteille qui se dressait devant lui, le jeune Jyn se concentrait. Son maître l’observait, scrutait son attitude afin de déceler tous ses défauts.
Jyn essaya encore une fois. L’atmosphère se raidit presque imperceptiblement, le regard du maître passa de l’élève à la bouteille, de la bouteille à l’élève. Rien ne bougeait.
Elle est pourtant vide, cette satanée bouteille, se dit Vagran, un peu irrité par ces deux heures infructueuses. C’est pas possible d’être si peu doué… Si ça continue, il n’y arrivera jamais et je vais encore être la risée des professeurs de psyché, moi…
La bouteille sembla bouger. Le regard innocent de Jyn s’illumina. Celui de Vagran se fit fuyant et discret : c’était lui qui venait de faire vaciller l’objet, sans le vouloir, emporté par l’irritation et une pointe de désespoir.
« Heu… Bien, essaye à nouveau, tu y es presque. Relâche-toi complètement, et concentre-toi.
— Oui, Maître. »
Le jeune apprenti crispa ses mains sur la table, se concentra de toutes ses forces et fixa la bouteille, qui demeurait aussi immobile qu’un robot déchargé. Vagran fronça les sourcils. De fines gouttes de sueur perlaient au front du jeune élève, qui redoublait d’efforts. Et, au moment où le maître ne l’espérait plus, la bouteille oscilla. Légèrement, certes, mais cette fois le professeur n’y était pour rien. Un léger soupir de soulagement s’échappa de sa bouche, après y avoir été trop longtemps confiné.
Jyn continuait son effort, essayait de faire bouger la bouteille de façon plus significative. Mais mis à part un léger tremblement, il n’obtint rien de vraiment concluant.
« Bien, nous allons nous arrêter ici, si tu le veux bien, dit Vagran, désireux de mettre un terme à cette minable séance de télékinésie.
— Bien, maître Vagran.
— Toutefois, heu… il serait sage de t’exercer un peu chez toi. Peut-être avec un objet plus léger. Plus petit aussi, ajouta-t-il après une courte pause. Nous nous reverrons la semaine prochaine, et nous continuerons cette leçon.
— Bien, maître Vagran. »
Vagran regarda le jeune apprenti ranger ses affaires, se lever et quitter la pièce après un salut confus. Une fois seul, il tendit machinalement la main vers la bouteille qui vint naturellement s’y loger avec une fluidité parfaite. Il se tourna ensuite vers un petit placard métallique qu’il ouvrit d’une simple impulsion mentale, et y déposa la bouteille vide près d’un jeu de cartes, lui aussi destiné aux exercices des apprentis.
« Mouais… C’est pas demain la veille qu’on pourra jouer aux cartes avec celui-là, maugréa Vagran. »
Pourtant pas compliqué de faire bouger un objet pareil. Et il lui a fallu plus de deux heures. Et les deux séances précédentes.
Six heures, quoi.
Tout en prononçant ces quelques mots, il faisait trembler la bouteille, mécaniquement, la balançant de droite à gauche par la seule force de son esprit, comme pour appuyer ses paroles. Après quelques instants, il referma finalement le placard et quitta la pièce pour se retrouver dans un petit bureau, où l’attendaient quelques dossiers. Il prit le premier de la pile. Il émanait de la direction de la guilde.
Oulà. Mauvais signe, ça, pensa Vagran. Il lut lentement, comme pour s’assurer qu’il comprenait bien chaque mot inscrit sur les feuilles de papier.
Tetra. Ils m’envoient sur Tetra.
Tetra était une planète logeant dans le système solaire Teshura. Aussi éloignée de l’endroit où Vagran se trouvait actuellement qu’un vaisseau spatial Condor de l’armée pouvait l’être d’une charrue à bœufs. Vagran se recroquevilla dans son fauteuil, le regard perdu, la bouche ouverte comme si le mécanisme de fermeture s’était brusquement mis en grève. Il laissa tomber ses bras le long de son corps, qui exprimait tout entier la détresse, l’incompréhension et le fatalisme.
Pourquoi moi, pensait-il. Pourquoi est-ce que ce genre de truc n’arrive jamais qu’à moi ?
La réponse à cette question était aussi simple qu’une partie de cartes télékinétique. Si l’on occultait le fait que le hasard avait toujours choisi le camp où Vagran ne se trouvait pas – encore que ce point fût également en grande partie responsable du malheur actuel du personnage –, la raison principale de ce nouvel acharnement du destin était la guilde des mages.
Cette guilde était probablement la plus récente de toutes les guildes officielles, mais elle n’était pas la moins puissante. Depuis la découverte – certains parlaient même de redécouverte – de la magie, il y avait de cela plusieurs siècles, les fondements de l’Empire, à l’origine basés sur les sciences et la technologie, avaient été profondément chamboulés. La découverte de la psyché avait déjà provoqué de grands bouleversements, mais au moins elle était scientifiquement explicable. Puis, après quelques années, ou quelques décennies suivant les planètes, les démonstrations scientifiques prouvant que les parties jusque là non utilisées du cerveau humain étaient capables de générer des ondes, elles-mêmes capables de déplacer des objets ou de communiquer sans l’aide de la parole, avaient fini par convaincre tout le monde ou presque, et la guilde psychique avait pu naître tranquillement. Ou presque. En revanche, lorsque les premiers mages apparurent, ce fut comme si l’univers entier venait de prendre une gifle donnée par son créateur. Tout ce sur quoi les civilisations s’étaient appuyées pour se développer fut remis en question – alors que tout continuait à fonctionner normalement, d’ailleurs, mais cela personne ne sembla le remarquer. Des êtres doués de pouvoirs inexplicables apparurent un peu partout, capables de réaliser des choses invraisemblables, comme se téléporter ou lancer des boules de feu sans utiliser de briquet. Pourchassés dans un premier temps, on s’aperçut vite que les sorciers, comme on les appelait à ce moment-là, étaient beaucoup plus puissants qu’on ne l’avait cru au départ. Avec beaucoup de courage, on prit donc peu à peu sur soi pour les accepter et on leur donna le titre de mages, ce qui était moins péjoratif. Ainsi naquit la guilde des mages, dans un contexte quelque peu tendu où la plupart des gens se forçaient à sourire lorsque leur voisin leur confiait, entre deux voyages intersidéraux : « J’en suis. »
À présent, après quelques siècles d’acclimatation, la guilde des mages était réellement acceptée et reconnue, et sa puissance était incontestée, ce qui ne gâchait rien. Mais cette puissance représentait une menace pour une guilde en particulier : la guilde psychique. En effet, il y avait de cela quelques années, un mage illuminé fit remarquer au conseil de sa guilde que les mages étaient capables, à l’aide de formules, d’incantations ou de gestes, d’effectuer la quasi-totalité des spécialités de la guilde psychique. Dès lors, une idée commença à germer dans l’esprit du Conseil : pourquoi ne pas englober cette guilde rivale ? Les deux entités, s’occupant de domaines a priori paranormaux, étaient effectivement régulièrement en conflit sur la moindre transaction, la moindre opinion. Si la guilde psychique soutenait la révolution des peuples lunaires dans le système Solaris, la guilde des mages développait des stratégies de répression pour maintenir le pouvoir en place. Si les mages soutenaient que l’alimentation industrielle était la meilleure, les psys prônaient les vertus d’une alimentation traditionnelle, les mages aimaient le vert, les psys, le rouge, etc.
L’idée d’englober la guilde psychique, plus faible, avait donc séduit nombre de mages ambitieux. Et depuis près d’un an, les réunions du conseil des mages se succédaient pour mettre au point une stratégie efficace qui permettrait aux mages de dominer enfin les psys.
La stratégie en question avait probablement été décidée, car cela faisait maintenant plusieurs semaines que les mages harcelaient la guilde psychique afin de réunir un conseil extraordinaire pour débattre de l’utilité d’une guilde psychique quand celle des mages pouvait faire aussi bien, sinon mieux. Les psys étaient donc légèrement à cran, et toute la hiérarchie de la guilde était tenue de se mobiliser pour contrer cette mesquinerie. Et il ne fallait pas faire d’erreur, car la moindre faiblesse pouvait permettre aux rivaux de gagner la partie.
Il fut ainsi décidé, en hauts lieux et pour le bien de la guilde, que les éléments douteux risquant de faire échouer les négociations seraient écartés des débats. Vagran était de ceux-là, et il contemplait à présent son billet sidéral pour Tetra, loin de se douter qu’il était finalement victime d’une machination politique.
***
Dans le système Teshura justement, à l’autre bout de l’Empire, sur un astéroïde de taille respectable, et plus précisément à l’intérieur d’une sorte de petit temple aménagé au fond d’une caverne, cinq silhouettes se tenaient debout, formant un cercle. Elles portaient toutes de grandes robes noires et étaient encapuchonnées, ce qui, dans la pénombre, leur donnait un aspect lugubre.
Les bras écartés, les mains se frôlant, les formes humanoïdes entonnaient une sorte de chant. Autour d’elles, les parois de la grotte qui les abritait étaient couvertes d’inscriptions étranges, sortes d’écritures mystiques qui avaient été peintes à même le roc. Quelques tentures pendaient çà et là, sur lesquelles étaient représentées d’inquiétantes bêtes qui semblaient sorties du plus profond des ténèbres. Des torches éclairaient faiblement la salle, et leur lumière vacillante produisait sur les tentures un jeu d’ombre qui donnait vie aux créatures abominables qui y logeaient. Sur le sol, pourtant, le sable s’ennuyait.
Le chant des mages s’élevait jusqu’au plafond du petit temple, où bloqué, il faisait demi-tour en écho, à la recherche d’une sortie quelconque. Les flammes des torches dansaient paisiblement, et leur clarté ténue conférait à la scène un air inquiétant.
Et puis, soudain, durant quelques secondes, le chant fit place au silence. Les flammes s’immobilisèrent. Le sable aurait tendu l’oreille si son anatomie le lui avait permis.
Le silence était surnaturel. Durant ces quelques secondes, ce fut l’absence de bruit, l’absence de mouvements, l’absence de tout. Les mages se tenaient toujours debout, les bras écartés, leur esprit sillonnant les méandres du chemin qu’ils venaient d’ouvrir.
Après ce très court instant, lorsque les cinq esprits se rejoignirent simultanément, l’absence se brisa, avec une force titanesque. Aussitôt le chant reprit, plus dense, plus fort, comme relayé par des dizaines de voix irréelles. Un vent venu de nulle part se leva, joua avec les flammes et le sable, probablement heureux d’être enfin sollicité. Les tentures ondulaient, et les monstres qu’elles représentaient avaient à présent l’air de vouloir sortir de leur prison d’étoffe. Sur les murs, les étranges inscriptions luisaient, comme si elles s’étaient soudainement changées en néons.
Au centre de la salle, les sombres silhouettes continuaient de chanter, de plus en plus vite et toujours de façon synchrone. Et, brusquement, au milieu du cercle formé par les mages, des étincelles apparurent, qui fusèrent au loin après quelques joyeux crépitements.
Le vent s’intensifia, manquant de souffler les torches. Les mages restaient solidement ancrés au sol, et le pouvoir qui s’était formé devant eux grandissait. Parmi les tourbillons de sable, une petite boule de lumière jaillit du néant et se matérialisa au centre du cercle. La lumière était indéfinissable, entre le vert blafard, le blanc immaculé et une teinte terriblement sombre, comme si les ténèbres avaient pu produire une lumière noire. Sur les murs, les inscriptions brillaient maintenant de mille feux.
La boule de lumière lévitait doucement, trônant au milieu d’une salle dévouée à sa naissance. Elle s’étira lentement, prenant une forme ovoïde, puis de plus en plus effilée. Le chant magique s’était tu pour faire place à une scansion vaguement répétitive – voire complètement. La lumière grandissait encore, et avait pris la forme d’une énorme pupille de chat extrêmement allongée. Lorsqu’elle eut fini de s’agrandir, la lumière se fit plus sombre et les mages changèrent de litanie :
« Gauldoth, viens à nous ! Gauldoth, viens à nous, répétaient-ils inlassablement. »
Immobiles, leurs yeux fixaient le passage dimensionnel qu’ils tentaient d’ouvrir.
Alors, après s’être toutefois fait attendre encore un peu, Gauldoth vint finalement à eux.
Des pans de lumière semblèrent s’écarter lentement, comme si la réalité se déchiquetait. Comme si la lumière n’était en fait qu’une déchirure, qui pour un instant reliait le monde à une sorte d’univers parallèle. Un univers parallèle où les êtres étaient visiblement humanoïdes, à en juger par la main – décharnée, parsemée de lambeaux de peau séchée, mais comportant cinq doigts agencés de façon très caractéristique – qui émergeait lentement de la plaie de lumière. Une seconde main apparut, suivie de deux bras, tout aussi décharnés. Puis ce fut un torse, rongé par on ne savait quoi, presque squelettique, qui précéda de peu une tête irréelle, qui s’apparentait d’ailleurs plus à un crâne qu’à une tête. Quelques rares tissus nécrosés reliaient encore certaines parties du squelette, mais ils faisaient plutôt office d’intrus qu’on aurait oubliés là par négligence. Les orbites étaient vides, et la bouche n’était qu’une mâchoire où saillaient deux rangées de dents qui figeaient le visage – si l’on pouvait appeler cela un visage – en un rictus effrayant.
Le corps était à présent sorti de la déchirure. Il aurait pu s’agir d’un humain à un stade plus qu’avancé – voire carrément déraisonnable – de décomposition. Il était vêtu de quelques haillons bruns qui se confondaient avec les rares lambeaux de chairs séchées qui pendaient nonchalamment. Derrière lui, la déchirure béait, s’ouvrant sur des ténèbres insondables.
Les cinq mages observaient le cadavre ambulant se déplacer lentement, tout en restant concentrés sur le sort d’invocation. Ils avaient réussi. Gauldoth était venu.
« Ô Gauldoth, seigneur du monde des ténèbres, nous t’invoquons. »
La liche leva vers le mage des orbites vides. Un léger tremblement anima brusquement les corps bien pourvus en chair des cinq mages. Celui qui avait parlé brisa à nouveau le silence qui tentait de s’installer, l’air de rien.
« Ô Gauldoth, donne-nous ton pouvoir, et apporte-nous ton aide. »
Les orbites tressaillirent. Le crâne se pencha très légèrement sur le côté, comme pour marquer un moment de réflexion. Derrière lui, la déchirure ne se refermait toujours pas.
Les mages se demandèrent, l’espace d’un court instant, si une liche multimillénaire seigneur des ténèbres parlait leur langue. La réponse à cette question tardive ne se fit pas attendre. Écartant lentement ses deux rangées de dents, Gauldoth prononça ces mots, d’une voix sépulcrale pleine de douceur :
« Je pense plutôt que c’est vous qui allez m’aider. »
Les mages sursautèrent. Voilà qui n’était pas prévu. Et pour ne rien arranger, le portail vers l’autre monde avait irrévocablement décidé de ne pas se refermer. Le plus courageux finit par dire :
« Heu… C’est-à-dire…
— Je comprends bien votre étonnement, mes amis, fit la voix de Gauldoth d’un ton apaisant. Mais vous devez également me comprendre. Moi, je suis enfermé dans ce monde obscur depuis des millénaires. Certes, j’en suis le maître, ce qui procure un certain nombre d’avantages indéniables, je vous le concède. Et puis à vrai dire, les ténèbres ne sont pas pour me déplaire. Je les trouverais même plutôt chaleureuses… Toutefois, je n’ai pas vu votre monde depuis si longtemps… Oh, bien sûr, vous n’êtes pas les premiers à tenter de m’invoquer. Mais en général, le portail ne s’ouvre jamais suffisamment. Je suis là, derrière, j’attends, mais je ne peux pas passer. Parfois nous échangeons quelques mots, et c’est tout. Moi, malheureusement, je n’ai pas le pouvoir d’aider les charmantes personnes qui tentent de relier nos deux univers, alors je reste dans mon monde, et je gouverne. Enfin, je règne, pour être plus précis. Vous devez donc comprendre que je n’ai pas attendu des millénaires pour devenir le serviteur de quelques mages ambitieux trop pressés de monter les marches du pouvoir.
— Mais… commença un mage qui sentait l’affaire lui échapper.
— Oui, oui, le coupa Gauldoth sur un ton maternel. J’imagine bien votre déception. Vous avez probablement effectué de nombreuses recherches pour découvrir le sort d’invocation de portail interdimensionnel que vous avez utilisé pour m’appeler, pris de gros risques pour vous réunir ici en secret et tenter cette invocation. Vous pensiez certainement qu’avec le pouvoir que je possède, vous pourriez accéder à vos rêves les plus secrets… Oui, je comprends tout cela. Le problème c’est que moi, je suis le seigneur des Ténèbres. Et que, par conséquent, outre le fait qu’il serait insultant pour moi de me mettre au service de qui que ce soit, j’ai un peuple à diriger. »
À peine avait-il terminé sa phrase, devant des mages paralysés par la peur et une pointe de dégoût – non seulement lié au fait qu’un projet de près de dix ans s’effondrait en une minute parce qu’ils n’avaient pas considéré le fait que Gauldoth pourrait refuser de les servir, mais aussi parce que ce dernier était tout bonnement repoussant – que la déchirure, derrière lui, s’écarta encore et grossit soudainement. Puis des mains et des bras en émergèrent. Par dizaines.
Les mages étaient immobiles, incapables du moindre mouvement. Gauldoth les contrôlait, les forçait à maintenir le passage ouvert. Des créatures apparaissaient, les chairs putréfiées, la stature déséquilibrée. Des zombies, des liches, des squelettes… Le royaume des Ténèbres se déversait lentement à travers le portail d’invocation. La salle se remplissait rapidement. Les nouveaux venus traversaient le cercle des mages, se postaient derrière eux et observaient leur maître, qui trônait au milieu de l’intense aura magique. Son visage inexpressif se balançait lentement de droite à gauche, comme pour signifier la joie immense qui le submergeait.
Après des millénaires et des millénaires, l’heure était enfin venue. La peur et la haine avaient créé leur monde, ils étaient nés des cauchemars des vivants. À présent, enfin, ils allaient pouvoir vivre, eux aussi. Même s’ils étaient déjà morts.
***
Les basses rues de Grêvk, ville principale de la planète Tetra, étaient réputées être aussi peu sûres qu’un portail interdimensionnel créé par un mage novice en état d’ébriété. Entendez par là qu’on en revenait rarement. On y trouvait des assassins, des voleurs, des voleurs-assassins, des bandes organisées ou non, et une foule d’êtres aussi peu recommandables que le portail hypothétique précité. On y trouvait également pas mal de victimes.
La ville s’élevait vers un ciel perpétuellement grisâtre. Les bâtiments, hauts de plusieurs centaines de mètres, ressemblaient à de gigantesques aiguilles dont on ne voyait jamais la pointe, perdue dans les nuages gris. Des véhicules de tout genre traversaient les rues volantes à toute allure, et les nombreuses passerelles aériennes étaient constamment arpentées par des milliers de gens.
Grêyk ressemblait à une formidable fourmilière, grouillant d’une foule hétéroclite qui faisait son possible pour gravir les étages en même temps que les échelons de la société.
La cité s’élevait vers le ciel. Au sommet de ses innombrables buildings vivaient les riches, les maîtres de guilde, les personnalités influentes. Et tout en bas, au sol, les pauvres gens tentaient de survivre au milieu de rues où la lumière du soleil ne pénétrait jamais. Ils erraient dans ces rues sombres, inquiétantes, où les néons diffusaient leur pâle et froide lueur, où l’on pouvait seulement apercevoir parfois l’ombre d’un voleur. Ou d’un assassin.
Ou des deux, ce qui était d’ailleurs plus fréquent. Car en fin de compte, la survie dans les basses rues de Grêyk dépendait très vite du mode de vie que l’on adoptait. Plus précisément, si l’on voulait avoir de réelles chances de survivre plus d’une semaine, soit l’on devenait voleur, soit l’on devenait assassin. Et pour optimiser leurs chances de survie, nombreux étaient ceux qui cumulaient les deux statuts.
Le problème, c’est que personne n’ignorait ce qui se passait dans les basses rues. Par conséquent, personne n’osait y descendre, et à dire la vérité, personne n’en avait besoin. Les voleurs et assassins qui y vivaient étaient donc condamnés à tenter de brèves – et souvent infructueuses – infiltrations dans les étages supérieurs, ou alors à se voler et s’assassiner entre eux. Curieusement, c’est la deuxième solution qu’ils semblaient préférer, et au fil du temps on assistait donc à un recyclage permanent des biens volés, qui faisaient le tour des voleurs au fur et à mesure que ceux-ci travaillaient. Recyclage qui ne pouvait évidemment pas être appliqué aux assassins, puisque l’objet de leur travail se trouvait être à usage unique.
Li-Ân était un voleur. Tout juste âgé d’une vingtaine d’années, il avait grandi dans ce contexte fataliste des basses rues et n’avait pour ainsi dire j’aimais rien connu d’autre. Vingt années lui avaient suffi pour développer une dextérité hors norme, doublée d’une vitesse d’exécution remarquable. Il était passé maître dans l’art de dérober les objets les plus inattendus.
Très jeune, il avait été enrôlé plus ou moins de force chez les Bûûs, un des nombreux clans installés dans les basses rues. Faire partie, ou au moins être sous la protection d’un clan était primordial pour espérer survivre. Aussi, lorsque les Bûûs étaient venus le trouver, il avait accepté de les rejoindre de bonne grâce, d’autant qu’il n’avait pas réellement eu le choix. Il travaillait depuis sur de petites missions de reconnaissance ou de petits vols ponctuels.
La plupart du temps, il était secondé dans ses missions par Gardyl, un homme d’une quarantaine d’années bâti comme un roc, qui présentait la caractéristique d’être un humain modifié : son bras gauche était en réalité un bras bionique, et une petite plaque métallique ornait le sommet de son crâne, dissimulant maladroitement une partie de cerveau altérée. Des souvenirs du temps où il avait servi dans l’armée impériale. Gardyl s’était retrouvé dans les basses rues après avoir échappé à la police et à l’armée, qui avait mal pris sa décision de déserter. Il avait trouvé refuge tout en bas, là où les forces de l’ordre ne descendaient jamais, et s’était fait engager par le premier clan venu en proposant ses services. Des services pour clients à usage unique.
Les deux hommes avaient beaucoup travaillé ensemble depuis, d’abord parce qu’ils avaient été assignés à des missions communes, puis parce qu’ils avaient sympathisé.
Ils se trouvaient à présent tous deux dans une vieille carcasse de ce qui avait probablement été un véhicule terrestre à une autre époque, et observaient le plus discrètement possible une petite porte rouillée de l’autre côté de la rue, qui selon leurs informations était l’entrée d’une planque d’un clan rival. Peut-être.
Allongés sur la poussière et quelques détritus, ils avaient tiré sur eux une vieille bâche afin de ne pas être repérés, et guettaient depuis plusieurs heures les allées et venues. Ou plutôt leur absence.
« J’suis sûr qu’y a rien ici, soupira Li-Ân. Ça fait plus de trois heures qu’on est là… J’ai une crampe à la jambe.
— Tais-toi.
— J’ai faim…
— Tais-toi.
— Comment tu fais pour rester calme, comme ça ? Y a pas un truc vivant qui est passé devant nous en trois heures ! En plus la soi-disant entrée du repère de Styx, elle est toute rouillée. Ça s’voit que personne utilise cette porte. On devrait rentrer faire notre ra…
— Chut ! C’est déjà assez chiant comme ça, cette planque, sans avoir à supporter tes jérémiades. On reste encore un peu. Il fait nuit depuis à peine deux heures. Ils peuvent encore arriver.
— Ouais, et moi je peux encore retourner dans mon appartement des hauts quartiers… En plus ça rime à quoi ? On est même pas sûr qu’ils préparent quoi que ce soit ! Je veux dire : imagine qu’en fait, Leya se trompe, et que les gars de Styx préparent absolument rien contre nous. Ben si on se fait choper en train de les espionner, sûr qu’ils vont s’y mettre, à préparer un truc !
— Ouais, c’est pour ça qu’on est planqué, Li. Pour pas se faire choper. Tout ce qu’on fait, c’est repérer les différentes planques du clan de Styx. S’ils préparent rien et que Leya se goure, tant mieux. S’il a raison, on saura au moins quels endroits surveiller.
— Mhmm… Tu parles… S’il a vraiment raison, on ferait mieux de s’casser vite fait. Le clan de Styx est au moins deux fois plus nombreux que les Bûûs. Si y a vraiment une guerre de clan qui éclate, on fait sûrement pas partie des vainqueurs.
— Ça, c’est pas totalement faux… Mais les boss vont sûrement négocier des alliances avec d’autres clans… Et le fait qu’on soit moins nombreux justifie le fait de chercher des informations, comme on est en train de la faire. Donc si ça ne te gêne pas trop, ferme -là et tiens-toi tranquille encore deux ou trois heures, et après on rentre. »
Les deux hommes n’attendirent pas deux ou trois heures. Une vingtaine de minutes à peine après leur courte conversation, un léger bruit se fit entendre, venant de l’entrée de la ruelle où ils se trouvaient. Puis ils entendirent des pas, qui se rapprochaient. Gardyl guettait, et décela le premier une silhouette qui se découpait dans l’ombre projetée par la faible clarté de vieux néons. Son œil gauche, électroniquement modifié, zooma sur la personne qui s’approchait et prit quelques photos. Pas de doute possible, il s’agissait bien d’un gars de Styx.
L’homme marchait lentement, l’air décontracté, jetant quelques regards aux alentours sans vraiment prendre de précautions particulières. Il s’arrêta naturellement devant la fameuse porte rouillée, et marqua une pause. D’une main, il frappa alors deux coups brefs qui résonnèrent dans la ruelle. Dans son autre main, il tenait une petite mallette noire, que le néon éclairait par intermittence, au gré de son grésillement.
« Bingo, chuchota Gardyl.
— Pfff… Je m’demande si c’est pas encore plus chiant que si on avait rien trouvé… »
La porte s’entrouvrit, laissant jaillir un mince filet de lumière qui éclaira quelque peu la rue, mais également la carcasse dans laquelle se terraient les deux apprentis espions. Li-Ân et Gardyl se recroquevillèrent afin de ne pas être repérés. Ils ne purent apercevoir le visage de la personne qui avait ouvert, mais il n’y avait plus de doute possible. Les renseignements qu’on leur avait fournis étaient fiables, Styx avait bien une planque ici.
« Bon, qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? demanda Li-Ân, de plus en plus pressé de quitter les lieux.
— Simple, on attend un moment, histoire d’être sûr de pas tomber nez à nez avec un gars quand on sortira de notre cachette, et on rentre faire notre rapport à Leya.
— Super… Vraiment, ce genre de mission, je trouve ça génial.
— Tais-toi, on a bientôt fini. »
Ils décidèrent d’attendre un quart d’heure avant de quitter discrètement leur planque, mais au bout de dix minutes, la porte s’ouvrit à nouveau. Un homme émergea de la lumière, qui semblait plus petit que celui qui était rentré peu auparavant. Il avait sous son bras une mallette similaire à celle que tenait l’autre homme, et le regard qu’il posait sur les environs semblait inquiet.
Il scruta la ruelle sombre, mais ne sembla pas voir les deux espions habilement cachés sous leur bâche poussiéreuse. Puis il partit en pressant le pas, se retournant régulièrement, comme pour vérifier qu’il n’était pas suivi. Une fois qu’il eut disparu à l’angle de la ruelle, celle-ci redevint calme et silencieuse.
« Bordel, murmura Gardyl.
— Quoi ? C’est bon, on peut y aller ? J’ai faim, moi. Me faut un truc pour me caler.
— Le gars qui vient de sortir, là. Je l’ai déjà vu.
— Ha ouais ? Ben il doit être enregistré dans tes fichiers, là… Tu sais, dans la boîte de conserve qui te sert de cerveau…
— Non, non, non… C’est pas ça. Ce mec, c’est un gars de chez nous. C’est un Bûû.
— Hein ? Qu’est-ce que tu racontes ? Un gars de chez nous qui traîne dans une planque de Styx ? Impossible.
— Pourtant j’en suis sûr. Comme tu dis, la boîte de conserve qui me sert de cerveau a pris un cliché quand il est sorti. Le matos est usé, mais je te parie qu’on verra que ce mec est de chez nous. Et je parierais aussi que la mallette qu’il portait était la même que celle qui est entrée un quart d’heure avant.
— Merde… Tu veux dire que Leya avait raison ? Qu’on vient d’assister à un genre d’échange ?
— Ouais. À mon avis, nous on a découvert une planque, mais Styx vient d’acheter des infos à un traître. Y a bien une guerre qui se prépare. Et visiblement on est encore plus mal barré que ce qu’on pensait, si y a des fuites au sein du clan. »
Le silence s’installa doucement, tandis que les deux hommes s’apprêtaient à quitter leur position. Lentement, ils sortirent de leur cachette et s’éloignèrent discrètement. Ils marchèrent sans dire un mot, jusqu’à atteindre une rue qui descendait plus bas dans la ville. Chacun réfléchissait à la tournure qu’allaient prendre les évènements si une guerre éclatait réellement, ce qui ne semblait plus faire de doutes à présent. Leya leur avait fait part de ses soupçons, qu’il avait étayés de quelques faits non négligeables, comme l’achat d’armes par le clan rival, et à présent ils assistaient en direct à une transaction qui ne pouvait pas être une coïncidence, et qui était de très mauvais augure.
« Gardyl ?
— Ouais ?
— Heu… tu sais, comme on l’a dit tout à l’heure, dans le cas où une guerre de clans éclaterait, on serait sûrement pas le camp le mieux placé, hein ?
— Ouais, c’est ce qu’on a dit. Et on avait raison. Surtout s’il y a des fuites chez nous. Et ça semble être le cas.
— Ouais, justement… Je m’disais… Ben… Tu vois… Que ce serait peut-être bien le moment de s’barrer…
— Quitter les basses rues ?
— Ouais. Quitter les basses rues. Quitter Grêyk. Quitter Tetra et… tu vois, démarrer une meilleure vie autre part…
— Mhm, fit Gardyl après un soupir. C’est sûr que si on reste ici, on va visiblement pas faire long feu. Mais en même temps, comment veux-tu qu’on quitte cette planète ? Je veux dire, on ne pourra même pas quitter les basses rues ! Tous les accès vers les hauteurs sont gardés en bas par les clans, et en haut par les flics. Les clans n’accepteront de nous laisser passer que contre beaucoup d’argent – et je te rappelle qu’on est raides –, et les flics nous tireront à vue. Sans parler du fait que si la guerre éclate, les accès seront purement et simplement condamnés. Et quitter les Bûûs sur un coup de tête nous les mettra à dos. Donc on pourra pas monter, et on sera plus les bienvenus chez nous…
— Alors on va rester là à attendre que Styx attaque un de nos bâtiments ? On va attendre tranquillement qu’un groupe d’un clan rival vienne nous buter ? Surtout que si tu dis vrai, ça pourrait même être des gars de chez nous qui se chargeront de ça…
— Li…
— Je sais bien qu’on a peu de chances de sortir d’ici, mais on a peu de chance de rester vivants de toute façon…
— Écoute… On rentre faire notre rapport. On analyse les clichés que j’ai pris. Si le gars qu’on a vu est bien un mec de chez nous, et s’il tient bien la même mallette qui est entrée auparavant avec un gars de Styx… Alors je veux bien tenter quelque chose. Mais seulement à ce moment-là. N’importe comment, si on en arrive là on sera foutus, alors on pourra tenter ce que tu voudras… »
Les deux hommes arrêtèrent de converser lorsqu’ils arrivèrent devant le repère des Bûûs où les attendait Leya. D’ici quelques instants, ils allaient être fixés sur l’orientation qu’allait prendre leur avenir. Et ils ne se faisaient déjà plus beaucoup d’illusions.
***
C’est à peu près au moment où Li-Ân et Gardyl envisageaient le fait de quitter Tetra que Vagran y débarqua. Le voyage avait été long, mais la guilde psychique avait tout de même fait un effort en offrant un billet en première classe à l’infortuné maître. Son séjour en hyperespace avait donc au moins eu le mérite d’être confortable, à défaut d’être véritablement agréable. Vagran avait passé son temps à maugréer et à se plaindre, et les hôtesses s’étaient peu à peu mises à l’éviter le plus possible, feignant de ne pas entendre ses appels par peur d’avoir affaire à ce passager antipathique qui ne semblait pas savoir faire autre chose que s’apitoyer sur son sort.
Arrivé à l’un des spatioports de Grêyk, Vagran se sentit un peu perdu. L’endroit était immense, et chaque quai vomissait des myriades de voyageurs qui alimentaient une foule compacte comme un bol de gêlik – sorte de gelée industrielle dont le but officiel était de nourrir le peuple, mais qui, en raison d’une densité peu commune, pouvait tout à fait servir également à consolider les fondations de certains bâtiments, à fabriquer des murs, voire à renforcer des blindages.
Tetra était une planète vaste, mais peu peuplée. On ne comptait qu’une vingtaine de grandes cités sur toute sa surface. Mais ces quelques villes étaient gigantesques. Et Grêyk était de loin la plus grande, la plus peuplée, la plus tout. On se sentait en son sein comme une étoile dans l’immensité de l’univers : seul et désorienté – ou un point lumineux au milieu d’une étendue sombre, pour les plus optimistes ou les plus narcissiques. Vagran était de ceux qui se sentaient irrémédiablement perdus dans un monde qui fonctionnait très bien sans eux. Et même, sans doute mieux.
Ses bagages lévitant docilement devant lui, il entreprit de se fondre dans la masse grouillante afin de rejoindre une sortie quelconque. Après s’être fait copieusement bousculer, il finit par en atteindre une, et il se dirigea vers une passerelle.
Le spatioport où Vagran était descendu se trouvait au cent soixante-quinzième étage. Dans cette cité où l’altitude était synonyme d’importance sociale et de pouvoir, cela signifiait qu’il se trouvait au niveau des classes aisées de la ville, dont les bâtiments les plus hauts atteignaient les deux cents étages. Des passerelles, disséminées régulièrement sur toute la hauteur des buildings, reliaient ces constructions titanesques et permettaient à la masse populaire de se déplacer. Évidemment, l’un des grands drames lorsque l’on était riche et que l’on vivait à Grêyk, c’était d’avoir le vertige.
Vagran ne l’avait pas, mais il évitait de regarder à travers la vitre. Par précaution. Il n’aurait de toute façon pas vu grand-chose, la pollution des basses rues, qui montait jusqu’aux quartiers de moyenne classe, masquant les étages les plus bas d’un épais voile de fumée gris sombre. Il avançait d’un pas alerte, se dirigeant vers le bâtiment A-178, où une chambre d’hôtel était réservée à son nom, le temps de trouver où s’installer durant les quelques mois que devrait durer sa mission.
Pour une fois, la guilde n’avait pas été ingrate. L’hôtel était à la fois beau, grand et luxueux, et Vagran avait rarement eu l’occasion d’utiliser ces trois adjectifs ensemble. Sa suite était à l’image de l’hôtel, et cette mission sur Tetra prit alors un aspect plutôt agréable. On l’avait écarté et envoyé à l’autre bout de la galaxie, mais au moins il se retrouvait bien logé, et il disposait même d’une somme d’argent intéressante, allouée par la guilde.
D’une pensée agile, il envoya ses bagages se ranger dans un coin, puis retira sa tunique et s’allongea dans le grand lit en souriant bêtement. Il passa en revue les quelques points qu’il devait régler rapidement concernant sa mission, et s’endormit paisiblement.
Le jour ne s’était pas encore levé lorsqu’il se réveilla. Vagran se leva lentement et s’habilla, fouilla un instant dans ses bagages à la recherche d’un document, le trouva, et partit en claquant la porte négligemment. Les bureaux de la guilde, où il devait se rendre, se situaient non loin de l’hôtel. Une porte en imitation bois, coincée entre un bar d’où s’échappaient des sons dont la dissonance aurait fait rougir un pianiste aveugle et manchot et la vitrine d’un marchand de gêlik aromatisée, permettait d’accéder au cœur de la guilde psychique. Vagran se fraya sans peine un chemin jusqu’à la porte, pria pour ses pauvres tympans et entra.
C’était la première fois qu’il venait sur Tetra, aussi ne s’étonna-t-il pas de ne reconnaître aucun visage. Une demi-douzaine de personnes étaient présentes, certaines attablées devant une sorte de jeu de plateau, d’autres confortablement installées dans un canapé, un livre flottant gracieusement devant elles. Vagran salua, observa qu’on ne s’intéressait pas plus à lui qu’à un lacet défait, et se dirigea rapidement vers l’une des deux portes du fond. Il entra dans un petit couloir qui donnait sur une pièce carrée, où trônait un bureau métallique recouvert de disques holographiques. On pouvait distinguer derrière le matériel électronique un jeune homme renversé dans son siège, dormant comme un bébé.
« Heu… » fit Vagran avec tout l’à-propos dont il était capable.
Le jeune homme sursauta légèrement, leva les yeux vers son interlocuteur et fit de gros efforts pour tenter de se remémorer son visage.
« Bonjour, continua Vagran. Je viens remplacer Maître Rûr. Je dois m’occuper de l’organisation de la conférence sur les Aspects Physiologiques du Psychisme appliqué en Hyperespace. Mon nom est Vagran.
— Ah… Attendez un instant… Oui, j’ai bien votre nom dans les fichiers… Bonjour, maître Vagran. J’espère que votre voyage a été agréable. Voici le disque holographique contenant les instructions laissées par maître Rûr. Il a dit que vous sauriez quoi faire.
— Oh… J’imagine que oui… Où se trouve son bureau ? Je vais rester ici un bon moment, alors…
— Il est juste à côté, répondit le jeune homme en désignant une porte à gauche de Vagran.
— Bien. Je vais m’installer et regarder ça rapidement, puis j’irai faire connaissance avec mes nouveaux collègues. Continuez à travailler comme si je n’étais pas là. »
Aussitôt Vagran entré dans son nouveau bureau, le jeune homme reprit sa sieste là où il l’avait laissée.
Le bureau de maître Rûr était luxueux, mais complètement en désordre. Des papiers et des disques jonchaient le sol, des livres tenaient en équilibre sur des étagères pleines à craquer, des ordinateurs étaient posés par terre… Vagran se dirigea difficilement vers un fauteuil, s’y installa et alluma l’hologramme. Maître Rûr apparut, quelque peu altéré par la compression holographique, et mit Vagran au courant de tous les détails concernant la conférence.
Au bout d’une petite demi-heure, Vagran se réveilla et, après un léger grognement, sortit du bureau et alla rencontrer les membres de la guilde, se présenter et expliquer le pourquoi de sa venue.
Le maître passa ainsi quelques heures au sein de la guilde, puis il rejoignit son hôtel, où il fit une sieste autrement plus confortable que dans le bureau de maître Rûr. En s’endormant, il pensait à sa mission. La conférence ne devrait pas poser de problème, Rûr lui ayant donné presque toutes les instructions. Les archivages et toute la paperasserie, en revanche, s’annonçaient bien longs et pénibles. Sans parler des tests qu’il devait faire passer à plusieurs aspirants afin de déterminer une éventuelle promotion. Rien de bien passionnant en somme, et surtout rien qui n’aurait pu être fait par quelqu’un d’autre.
Quelle poisse…
Il sombra dans le sommeil.
Un peu décalé par son voyage en hyperespace, il ne parvint toutefois pas à dormir bien longtemps, ce qui était d’ailleurs peut-être également dû au fait qu’il en était déjà à sa troisième sieste depuis son arrivée. Il se redressa sur le lit et décida de se rendre à nouveau à la guilde, bien conscient de l’avoir quittée quelques heures plus tôt et que son attitude reflétait déjà l’ennui que lui inspirait le travail qui lui avait été confié. Mais après tout, autant s’y coller le plus rapidement possible. Sa mission devait durer deux ou trois mois. Si le travail était mené à bien plus tôt, peut-être qu’on le laisserait rentrer chez lui plus rapidement, ou qu’il pourrait faire un peu de tourisme.
À son retour à la guilde, après avoir poliment salué les membres présents, qui répondirent d’un hochement de tête, il s’enferma dans son nouveau bureau et entreprit de commencer les archivages qu’on lui avait demandés concernant les psys de Grêyk, les factures et un tas de documents administratifs. Il n’était pas aisé de s’y retrouver dans un tel désordre, mais après une heure passée à chercher dans quel tiroir, dans quel dossier ou dans quel disque Rûr rangeait ses documents, Vagran commença à vaguement comprendre le système de classement anarchique de son prédécesseur. Il fut étonné, lorsqu’il mit la main sur la liste des membres de la guilde, de voir que ces derniers étaient si nombreux à Grêyk même. Plus de cinq mille, même dans une grande ville, ce n’était pas courant. Quinze grands maîtres, presque une centaine de maîtres… Grêyk était en fait un bastion de la guilde beaucoup plus important qu’il ne l’avait pensé.
Méticuleusement, il vérifia que les fichiers concordaient, que chaque membre était bien répertorié et que les renseignements dont disposait la guilde sur lui concordaient. Il mit plusieurs membres à contribution, et bientôt tout l’étage fut assigné à la vérification des dossiers.
Vagran travailla près de sept heures sans interruption. Il remplissait les fichiers de l’ordinateur, consultait les listings, appelait les membres concernés, distillait des ordres aux personnes qu’il avait mises à l’œuvre. Au bout de ces sept heures, certains rentrèrent chez eux, ou allèrent vaquer à d’autres occupations. Vagran était toujours dans son bureau, en sueur, faisant de constants allers et retours pour tantôt chercher un dossier, tantôt en replacer un autre.
Dans le bureau, des dizaines de papiers flottaient dans les airs, faute de place sur les étagères. Les claviers d’ordinateurs semblaient fonctionner tous seuls, et Vagran avait du mal à tenir mentalement toute cette mécanique. Son esprit était scindé en une multitude de parties qu’il parvenait à diriger à grande peine : taper sur deux claviers, classer les papiers qui lévitaient, aller chercher la facture D-678 attribuée à l’exercice 21-04-F, appeler Sofita Hepna pour vérification d’adresse…
Après neuf heures de travail acharné, le maître se retrouva seul dans son bureau. Celui-ci était à présent presque rangé, et l’on pouvait espérer marcher à l’intérieur sans rien écraser. Tous les membres qui avaient aidé avaient été congédiés, et Vagran put enfin souffler un peu. À ce train-là, l’archivage et les vérifications de dossiers ne prendraient certainement pas plus d’un mois. Mais, évidemment, ce mois s’annonçait horriblement ennuyeux – quoique stimulant concernant les exercices psychiques.
***
Cent soixante-quinze étages plus bas, Gardyl et Li-Ân étaient à présent absolument persuadés qu’il leur fallait quitter Grêyk, et Tetra par la même occasion. Les clichés pris par l’œil de Gardyl s’étaient révélés d’une qualité suffisante pour confirmer l’identité de l’homme qui était sorti du bâtiment que surveillaient les deux amis. Leya avait presque jubilé, voyant ainsi sa théorie du complot, qu’il défendait avec acharnement depuis plusieurs mois, se confirmer enfin.
Les yeux fixés sur les photos, il ne parvenait pas à dissimuler un rictus traduisant une immense satisfaction personnelle.
« Je vous l’avais dit. Je leur avais dit à tous… Depuis le début, je le savais. Ça crevait les yeux, d’ailleurs, je comprends pas pourquoi j’étais le seul à le sentir venir… Hein, les gars, depuis combien de temps je vous le répète ? Les mecs de Styx préparent un truc, ça fait trois mois que j’essaie de prévenir tout le monde ! Mais non ! On pense que Leya est parano, qu’il raconte n’importe quoi… Haha ! Ils vont bien voir maintenant ! Moi, le danger, je le sens… Je sais interpréter les signes ! Ça ne pouvait pas être autrement ! Il y a trois mois j’ai commencé à ressentir ça… qu’on nous observait… En tout cas qu’on m’observait, moi. Des mecs m’ont filé dans la rue… Mais je m’en suis rendu compte ! Et croyez-moi, je leur ai pas laissé le temps de se faire plus discrets !
— Heu, chef, on sait, vous nous avez déjà raconté…
— Ils étaient trois… Mais ça m’a pas impressionné ! Je leur ai fait face et je les ai eus tous les trois ! Et c’est là que je m’en suis aperçu… Trois gars… qui me filaient moi, Leya, un membre important des Bûûs… Dans les basses rues, quand on travaille par plus de deux, c’est qu’on fait partie d’un clan. Et ces mecs-là, je peux vous dire qu’ils étaient de chez Styx ! Je l’ai tout de suite vu au plus grand, un blond… Il avait une espèce de collier avec un drôle de pendentif, en forme de S ! Haha ! Je l’ai quand même interrogé, mais ces gars étaient bien entraînés, ils ont rien dit… M’enfin, dommage qu’ils aient claqué avant que je les amène ici, les autres membres du clan auraient pu les interroger aussi et voir que j’avais raison !
— Heu… Ouais, c’est sûr…
— Bon, maintenant en tout cas, y a plus de doute permis. On va enfin pouvoir commencer sérieusement les préparatifs. D’abord vous allez me convoquer vite fait ce traître. Moi je vais faire venir les grands pontes du clan, comme ça ils pourront l’interroger directement. Haha ! Ils vont bien voir que Leya n’est pas fou !
— C’est nous qui devons amener le gars ? Pourquoi nous ?
— Parce que vous êtes là ! Ça vous pose un problème ?
— Non, non, heu… on sera ravi de la faire, pas vrai, Gardyl ?
— Ouais.
— Bien, parfait ! Mais évidemment, vous faites en sorte qu’il ne se doute de rien… Haha ! Je veux voir sa tête quand je lui dirai que je l’ai démasqué ! Que je sais depuis le début ce qu’il trame avec Styx !
— Et heu… on fera quoi après ça, chef ? Je veux dire, une fois que tout le monde saura à quoi s’en tenir ? Notre clan est trop peu nombreux pour espérer réellement…
— Pffff… On verra ça plus tard ! L’important, c’est que Leya avait raison, et que les autres avaient tort de ne pas l’écouter ! Vous, vous amenez le gars fissa, et vous rentrez chez vous le temps qu’on décide quoi faire. Haha ! Allez, en route ! »
Lî-An et Gardyl étaient donc partis chercher le fameux traître, qui n’allait probablement plus vivre très longtemps. D’ailleurs, s’ils ne voulaient pas finir eux aussi par faire partie des nombreuses victimes des basses rues sous peu, ils allaient devoir rapidement mettre au point un plan viable pour quitter les lieux.
La première solution, celle qui paraissait la plus simple, aurait été de trouver de l’argent pour gravir quelques étages jusqu’à un spatioport où l’on pouvait trouver des navettes bon marché. L’ennui était que la somme d’argent nécessaire à une telle entreprise dépassait de loin ce que les deux hommes pouvaient espérer gagner en plusieurs années. Et puis avec la guerre qui s’annonçait, le clan verrait sûrement une désertion d’un très mauvais œil, surtout qu’il n’aimait déjà pas beaucoup ça en temps de paix. Voire pas du tout. Et pour ne rien arranger, les points d’accès aux étages supérieurs étaient de toute façon gardés par les différents gangs des basses rues. Bref, ce n’était probablement pas de cette manière qu’ils parviendraient à monter les premiers étages de la cité.
Le meilleur moyen était certainement de se faire justement désigner comme gardiens d’un ascenseur et de profiter de la confusion inévitable qu’engendreraient les évènements liés au futur conflit pour s’échapper discrètement, en abandonnant sans regret les Styx qui les auraient tués parce qu’ils faisaient partie des Bûûs, et les Bûûs parce qu’ils les trahissaient. Après cela, il leur suffirait de monter cinq étages en fraude, jusqu’aux quartiers défavorisés. Là, les gangs ne seraient plus un problème, car les forces de l’ordre les empêchaient de remonter à ce niveau. L’ennui étant que, par voie de conséquence, il allait donc falloir composer avec les flics.
La sécurité à Grêyk était un système particulier. Tout était fait pour favoriser les hauts quartiers et les classes aisées. Aussi, si l’on pouvait descendre vers le bas de la ville sans aucun problème, la montée était, elle, extrêmement réglementée. Mais cette réglementation prenait des formes différentes suivant la hauteur à laquelle on se trouvait. Les cinq premiers étages bénéficiaient d’un statut particulier : en effet, aucune force de l’ordre, de quelque nature qu’elle fût, n’y mettait jamais les pieds. Les basses rues de Grêyk s’autogéraient, ou plus exactement étaient gérées par les gangs. Ceux-ci faisaient ce que bon leur semblait, et comme cela consistait généralement à tenter d’éliminer les gangs rivaux, la police de Grêyk avait décrété que les gangs travaillaient finalement dans son intérêt. En conséquence elle s’arrangeait pour que les criminels qu’elle ne parvenait pas à arrêter descendent dans les basses rues, et elle laissait aux différents clans le soin d’enrôler les nouveaux venus, ou de les dessouder, selon leur humeur. Évidemment, les gangs avaient un autre point de vue quant à leur rôle concernant la régulation des criminels de la cité.
À partir du cinquième étage commençaient les bas quartiers, ou quartiers défavorisés, et avec eux l’apparition de nombreux agents de police, cyborgs-flics et infrastructures élaborées dans le but d’empêcher les gangs de venir s’installer plus haut que les basses rues qui leur étaient allouées. Des contrôles systématiques de chaque individu avaient ensuite lieu tous les cinq étages dans le sens de la montée. N’étaient autorisés à gravir les étages de Grêyk que les résidents des quartiers supérieurs, les forces de l’ordre, et les personnes assez riches pour pouvoir s’offrir un pass. Et les pass coûtaient horriblement cher, n’étaient délivrés que par la police, et étaient – très – difficilement falsifiables.
La cité parvenait ainsi à repousser ses déchets vers le bas, jusqu’aux basses rues, et les empêchait de remonter. La conséquence directe de cette vérification systématique des montants et des contraintes que l’on rencontrait lorsque l’on désirait s’élever à Grêyk était que peu à peu, au fur et à mesure que l’on montait, la concentration en cyborgs-flics et en policiers diminuait, faute de criminels.
Or, il fallait que Gardyl et Li-Ân montent. Et pour eux, qui partaient du rez-de-chaussée, se posait donc en plus le problème des clans. L’entreprise était risquée et avait peu de chances de bien se terminer. Mais après tout, guère moins que d’être éliminé par le gang de Styx ou ses alliés, alors… autant essayer.
Les deux amis arrivèrent devant ce qui tenait lieu de résidence à l’homme qu’ils étaient venus chercher, au fameux traître. Gardyl vérifia sur le plan que leur avait donné Leya, puis frappa à la porte pour s’annoncer. Une voix se fit entendre, et voulut s’assurer que les visiteurs faisaient bien partie des Bûûs, par le jeu subtil de mots de passe convenus et néanmoins incongrus :
« Le brouillard est épais, aujourd’hui.
— Comme chaque jour, convenez-en.
— J’en conviens, mais le temps semble s’assombrir, ne trouvez-vous pas ?
— Vous avez raison. Prendrez-vous un bol de gêlik ? »
Après quoi la porte s’ouvrit.
Li-Ân et Gardyl expliquèrent ce pour quoi ils étaient venus, ou plutôt mentirent sur les raisons de leur présence. Ils convièrent leur hôte, de façon très officielle, au quartier général des Bûûs. Intrigué, et se sachant légèrement coupable d’actes non moins légèrement répréhensibles s’ils venaient à être connus, l’homme fit mine d’hésiter et feignit un brusque mal de crâne afin de reporter cette invitation, charmante au demeurant.
« Allons, fit Gardyl avec un large sourire. Ne vous en faites pas, je doute qu’il s’agisse de mauvaises nouvelles pour vous. Leya avait l’air plutôt enthousiaste, hein, Li ?
— Ça oui, content comme il était, m’étonnerait pas que ce soit une bonne surprise, même. Sûr que j’aimerais bien être à ta place !
— Et puis, de toute façon, Leya a dit qu’il fallait venir le voir ce soir, parce qu’il n’était pas certain d’être là demain. Allez, venez avec nous ! »
L’homme accepta donc à contrecœur, et partit chercher quelques affaires dans la pièce d’à côté. Li-Ân en profita pour dérober quelques objets sans grande importance, et haussa les épaules devant le regard réprobateur de Gardyl, l’air de dire « de toute façon il sera mort dans quelques heures, qu’est-ce que ça peut lui faire que je lui prenne son épilateur laser ? »
Une fois prêt, le traître rejoignit les deux hommes, puis ils sortirent.
« Vous êtes sûr que vous n’avez pas d’idée sur la raison pour laquelle je suis convoqué ?
— On nous a rien dit à ce sujet… Mais encore une fois, vu l’état de Leya quand on est parti, je serais pas étonné que ce soit pour une promotion ! »
Les yeux plissés par un sourire qui se voulait apaisant, Gardyl ferma la porte derrière eux.
***
À quelques centaines de milliers de kilomètres de Grêyk, sur une petite lune de Tetra du nom de Mÿn, de bien étranges évènements se produisaient.
Après avoir remarqué qu’une sorte d’immense portail dimensionnel s’était matérialisé au sommet du mont Lü – le terme mont était quelque peu abusif, le relief dépassant à peine la centaine de mètres, mais c’était tout de même le point le plus élevé de toute la lune –, l’officier de garde de l’observatoire était allé réveiller le sergent qui couvait tranquillement l’alcool qu’il avait gagné au jeu un peu plus tôt dans la soirée. Ce dernier s’était levé non sans mal et avait titubé jusqu’à la porte, pris son arme et dit, d’un air très convaincu :
« Or ed ages ! An vé heu… an vé heu appan, ha, aüti ysé agie anhan aieste ! »
Ce que l’officier de garde, qui était rompu à l’exercice, avait automatiquement traduit par :
« Encore les mages ! M’en vais… M’en vais leur apprendre, moi, à utiliser la magie pendant ma sieste ! »
Les deux hommes, qui faisaient partie des cinquante vies recensées sur Mÿn, s’étaient ensuite rendus sur place pour y voir toute une foule de squelettes et de zombies qui sortaient d’un grand portail incandescent. Stupéfaits, ils assistaient au déversement sur la lune de dizaines et des dizaines de corps humanoïdes, dont certains semblaient tomber en morceaux… Les êtres sortant du portail se déplaçaient lentement et prenaient place autour de la déchirure luminescente, calmement, sans se soucier des deux nouveaux arrivants. Une espèce de grande liche, qui se tenait près du portail et avait l’air de trôner au milieu des cercles concentriques formés par les morts qui s’extirpaient inéluctablement de leur monde, s’était ensuite approché d’eux, souriant de toutes ses dents.
Elle s’était ensuite adressée au sergent, d’une voix à la fois douce et calme :
« Bonjour à vous, créature vivante, je suis… »
La voix avait été coupée par le fusil laser du sergent, qui venait de cracher un jet d’énergie qui avait séparé instantanément la tête du corps de la liche. L’officier de garde ouvrit de grands yeux affolés et recula d’un pas tandis que les morts-vivants se retournaient brusquement vers les nouveaux venus en faisant le plus grand silence. Des centaines d’yeux toisaient les deux perturbateurs, dont l’un venait de faire ostensiblement preuve d’hostilité envers leur chef. Quelques grognements se firent entendre, encore mal assurés, comme pour se demander ce qu’il fallait faire en cas de décès du seigneur des morts-vivants.
Le sergent ne semblait pas impressionné. Il dit – ou plutôt il cria :
« Ed avres y arle, ha éantère ! »
« Des cadavres qui parlent, c’est pas réglementaire », traduisit presque malgré lui l’officier de garde, qui regrettait amèrement le jour où il avait dit à sa femme « Tu verras, Mÿn c’est absolument formidable, et puis c’est tellement romantique… »
La liche restait debout, imperturbable et sans tête. Puis elle se mit à chercher son crâne à tâtons. Un silence éprouvant s’était fait, tandis que les doigts décharnés réussissaient à saisir le crâne par ses orbites vides. Quelques applaudissements, venant de l’assemblée des défunts, se firent entendre. Le sergent grimaça de dégoût et l’officier de garde s’enfuit sans demander son reste lorsque le squelette déposa sa tête sur le sommet de sa colonne vertébrale, et se remit à parler, comme s’il ne s’était rien passé.
« Je disais donc, chère créature vivante, que je suis Gauldoth, seigneur du peuple des Ténèbres.
— Ké ? fit le sergent, traduisant habilement son étonnement. »
La voix chaleureuse de Gauldoth avait repris, plus douce que jamais, tandis que son peuple continuait de se répandre sur le mont Lü :
« Auriez-vous l’extrême obligeance de me dire comment se nomme l’endroit où nous nous trouvons et où se trouve l’instance politique la plus proche ?
— Eke… Heu… Itique ? Oukoi fre ? »