Honorine et les « Exilés » de la Caraïbe - Jean Marie Borderies - E-Book

Honorine et les « Exilés » de la Caraïbe E-Book

Jean-Marie Borderies

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Beschreibung

Après Victorine et les évadés de la Côte sous le vent, l’auteur poursuit la saga d’une famille antillaise au cours de la 2e moitié du 20e siècle. Il retrace le parcours d’Honorine, une jeune fille ambitieuse et courageuse, d’une île à une autre, puis son départ pour la métropole. Ce voyage d’une « exilée » relate en parallèle le chemin de vie de nombreux Antillais qui, de la départementalisation au Bumidom, ont connu plusieurs vagues d’exils vers « la Terre promise ».

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Jean Marie Borderies

Honorine et les « Exilés »

de la Caraïbe

Roman

© Lys Bleu Éditions – Jean Marie Borderies

ISBN : 979-10-377-7416-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivante du Code de la propriété intellectuelle.

À tous ceux qui m’ont encouragé

à écrire une suite à « Victorine »

À tous les témoins de cette période,

À tous les « exilés » qui ont vécu une des phases décrites.

Du même auteur

Un siècle de combats, Georges Raynal dit « Colonel Rabastens », Éditions Ophildespages, 2017.

Un siècle de laïcité… chrétienne, Du petit Père Combes… à l’Abbé Galy, curé citoyen, JDH Éditions, juin 2018.

Les couleurs de l’eau, Le mystère d’un petit point bleu sur mon épaule gauche, JDH Éditions, avril 2019.

Victorine et les évadés de la Côte sous le vent, en collaboration avec André Tanic, Le Lys Bleu Éditions, août 2020.

La couleur des rideaux, De la jalousie à la violence, Le Lys Bleu Éditions, janvier 2022.

Ce tableau exprime toute la mélancolie de « l’exilée de la Caraïbe » qui scrute l’horizon où l’on distingue dans le lointain brumeux la terre promise.

Merci à Patricia Vidal1 de m’avoir aimablement autorisé à reproduire une de ses œuvres pour illustrer la couverture de cet ouvrage.

Exil

Si je pouvais voir, ô patrie,

Tes amandiers et tes lilas,

Et fouler ton herbe fleurie,

Hélas !

Si je pouvais, – mais, ô mon père,

Ô ma mère, je ne peux pas, –

Prendre pour chevet votre pierre,

Hélas !

Dans le froid cercueil qui vous gêne,

Si je pouvais vous parler bas,

Mon frère Abel, mon frère Eugène,

Hélas !

Si je pouvais, ô ma colombe,

Et toi, mère, qui t’envolas,

M’agenouiller sur votre tombe,

Hélas !

Oh ! vers l’étoile solitaire,

Comme je lèverais les bras !

Comme je baiserais la terre,

Hélas !

Loin de vous, ô morts que je pleure,

Des flots noirs, j’écoute le glas ;

Je voudrais fuir, mais je demeure,

Hélas !

Pourtant le sort, caché dans l’ombre,

Se trompe si, comptant mes pas,

Il croit que le vieux marcheur sombre

Est las.

Victor Hugo,

Les quatre vents de l’esprit

Avant-propos

Nous avons laissé Victorine quelques mois après la libération de la Mère-Patrie.

Les « Évadés de la Côte sous le vent 2 » sont rentrés, la tête remplie d’images douloureuses mais aussi le cœur plein d’espoir.

Nous écrivions à la fin de notre précédent ouvrage 3 :

« Les Antillais avaient largement participé à la libération de la France. C’est fort de cette réalité qu’ils revendiquèrent d’être pleinement intégrés dans le territoire de France au même titre que les métropolitains ».

« La loi qui allait transformer les quatre vieilles colonies en départements français vint en discussion au Parlement, les 12 et 14 mars 1946 ».

Elle marquait l’aboutissement d’un long processus qui s’était étalé sur un siècle et avait conduit les Antillais à conquérir leurs droits de citoyens français. Le Régime de Vichy avait fait craindre une remise en cause des avancées obtenues.

***

Ce nouvel ouvrage a pour objectif de poursuivre l’histoire des Antilles au cours de la 2e moitié du 20e siècle.

Nous utiliserons le même procédé que pour le précédent en poursuivant l’histoire de la famille de Victorine tout en faisant apparaître de nouveaux personnages qui illustreront par leurs témoignages les différents événements marquants de cette période.

Comme nous l’avons dit en conclusion de « Victorine… » la loi de Départementalisation, dite « d’Assimilation » portée par Aimé Césaire et quelques-uns de ses collègues va constituer une nouvelle phase de l’évolution institutionnelle de quatre territoires ultramarins4.

Nous cheminerons ainsi avec Honorine, la petite sœur de Victorine et quelques-unes de ses amies jusqu’aux années Bumidom qui ont marqué de nombreux ressortissants de ces nouveaux départements.

À chaque vague de départ vers la Métropole, beaucoup se sont vus comme des « exilés » même si ce terme peut paraître choquant et peut-être pas totalement adapté au sens strict des définitions trouvées dans les dictionnaires5. Nous avons fait le choix d’utiliser ce qualificatif, certes provocateur, pour montrer qu’il pouvait y avoir, dans tous ces départs vers la « Métropole », un caractère forcé dû, la plupart du temps, au contexte économique social ou politique dans lequel ils se trouvaient, d’où le titre de cet ouvrage : Honorine et les « Exilés » de la Caraïbe.6

***

Nous ferons dans un premier temps l’exégèse de la loi dite « d’assimilation », sa mise en application et ses conséquences plus ou moins positives sur la population concernée.

Nous nous attarderons sur les premiers départs vers la « France »7, qui ont suivi la départementalisation en reprenant de nombreux témoignages issus de quelques documentaires diffusés par la télévision8.

Nous ferons le récit détaillé d’un épisode dramatique qui a vu, à la veille de Noël 1959, mourir trois jeunes martiniquais.

Nous évoquerons la mobilisation de ces « Domiens » qui ont connu un nouvel exil pour venir une nouvelle fois au secours de la Mère-Patrie

Nous terminerons par un dernier « exil » qu’ont constitué les années Bumidom9, cette politique d’immigration mise en place par le gouvernement du général de Gaulle sous la houlette de Michel Debré.

Nous conclurons par une analyse de la diaspora issue de ces vagues successives d’Antillais débarqués en Métropole pour s’y fixer pour certains définitivement, pour d’autres avec l’espoir toujours vif de revenir au pays.

Je tiens à remercier toutes les personnes qui ont bien voulu témoigner pour me permettre de donner à cet ouvrage toute l’authenticité possible avec un remerciement tout particulier à Jeanine, à Brunette et à encore à Suzette dont les souvenirs de toutes ces périodes nous est toujours aussi précieux et pertinent qu’il l’avait été pour mon précédent ouvrage10.

La vie d’après

Un retour progressif à la vie « normale »

Petit à petit, tout le monde a repris sa vie normale avec ses fêtes et ses cérémonies traditionnelles interrompues par plus de cinq années de guerre.

Les membres de la famille de Victorine,chacun à sa manière,ont essayé de se reconstruire pour laisser, loin derrière eux, les pires moments qu’ils venaient de vivre.

***

Victorine a été heureuse de retrouver ses frères. Elle espérait qu’ils pourraient l’aider à s’occuper de ses parents qui se faisaient vieux.

Elle était fatiguée de devoir tenir non seulement sa maison mais également d’être seule à aider ses parents à retrouver petit à petit la vie d’avant, celle « d’An tan lontan11 ».

Malgré tout, elle s’efforça de reprendre une part active aux festivités de Noël qui commençaient selon la tradition par les « chanté Nwel »12aux côtés de sa famille et de ses amis.

***

Sylvestre et Turenne étaient rentrés dans les mois qui avaient suivi la fin de la guerre.

Ils étaient sains et saufs mais meurtris dans leur tête par les horreurs qu’ils avaient vécues, par les brimades qu’ils avaient essuyées.

Ils revenaient au pays avec la crainte de l’avenir.

Allaient-ils trouver un travail sur place ?

Allaient-ils devoir repartir en Métropole et laisser leur famille en prise au rationnement qui durait toujours ?

Ils durent s’adapter à la vie « normale » alors même qu’ils avaient envie de bouger.

Pour se changer les idées, ils se lancèrent avec les amis du quartier aux préparatifs du Carnaval qu’ils espéraient retrouver aussi festifs qu’avant la guerre.

Leur participation aux défilés dominicaux leur permit d’oublier les atrocités qu’ils venaient de vivre13.

***

Sylvestre demanda à rentrer dans la fonction publique mais son niveau d’études interrompu par la guerre ne lui permit pas d’être admis malgré ses antécédents glorieux au service de la France.

Il postula à un emploi de manutentionnaire à l’aéroport. Son passé de combattant et des amis qu’il avait rencontrés pendant la guerre lui facilitèrent l’accès à cet emploi.

***

Turenne, qui était plus jeune, put préparer une formation d’agent hospitalier et partit en Métropole pour faire une carrière dans les hôpitaux de la Région parisienne.

***

Honorin, le père, qui allait sur ses 70 ans, n’était plus en mesure de cultiver ses terres.

Seuls, quelques avocatiers et quelques manguiers émergeaient des champs envahis par les mauvaises herbes dans lesquels venaient brouter les piètres animaux qui avaient pu échapper aux mutilations et à l’appétit des voyous, ces « sauvages » qui s’introduisaient dans les enclos pour couper leurs oreilles et leur queue, allant parfois jusqu’à les abattre et à les débiter sur place14.

Il avait longtemps espéré qu’un de ses enfants puisse lui succéder mais la terrible période de pénurie n’était pas propice à envisager un avenir radieux pour l’agriculture familiale.

***

Hortense, la mère, épuisée par ses nombreuses grossesses, était partie très vite pour un autre monde laissant à Victorine, sa belle-fille, la charge d’élever ses plus jeunes enfants.

***

Philomène, la rebelle, s’était remise aux études. Elle prépara après son baccalauréat un diplôme universitaire.

Toujours attirée par l’aventure, elle partit au Canada où elle rencontra un Américain qu’elle épousa. Elle s’installa un peu plus tard à New York avec son mari. Après quelques années de vie commune avec son « Yankee », elle revint au pays et entama une carrière de professeur dans son île natale.

***

Anselme, le mari de Victorine, s’était éloigné du cocon familial et passait plus de temps avec ses copains à refaire le monde, jouant aux dominos devant un verre de rhum, plutôt qu’à s’occuper de ses proches. Aucun enfant n’était né de leur union et il n’avait guère envie de venir en aide à sa belle-famille.

N’ayant plus d’emploi sur le port, son patron n’avait pas souhaité le garder, il vivait de petits travaux de maçonnerie ou de peinture.

Honorine

Nous retrouvons donc une famille de Victorine en proie aux difficultés.

Les frères quittent peu à peu la maison familiale pour fonder leur propre foyer. Il reste quelques-uns de ses petits frères et de ses petites sœurs15.

Elle va s’attacher plus particulièrement à l’une d’entre elles, Honorine, qui n’a encore qu’une quinzaine d’années.

Savivacité d’esprit l’avait fait remarquer par ses professeurs. Elle avait l’assurance de son âge et respirait la joie de vivre. Elle savait se servir de son charme et n’hésitait pas à en jouer pour séduire les hommes en quête d’aventures plus ou moins éphémères.

Ce caractère n’avait pas que des avantages et son esprit d’indépendance inquiéta rapidement Victorine qui décida avec l’accord de leur père de la prendre en charge.

Mais la vie était difficile et très rapidement Honorine dut arrêter sa scolarité et chercher du travail en ville.

Elle ressentit à cet instant une sensation de liberté qui la conduisit rapidement à s’éloigner de la sphère familiale et du joug que Victorine faisait peser sur ses épaules.

Les Fêtes traditionnelles avaient repris avec la même ferveur que celles que les Antillais avaient vécues avant la période troublée de la Seconde Guerre mondiale16.

Les cérémonies religieuses donnaient l’occasion de se retrouver entre parents et amis. Honorine n’était pas la dernière à s’amuser, à danser, à faire des rencontres.

Elle était malgré tout restée sous l’étroite surveillance de Victorine, sa grande sœur, qui l’obligeait à respecter les règles en vigueur dans la famille. Elle devait en particulier respecter les rites de la religion catholique.

Nous étions dans un contexte où l’Église avait une forte influence. Elle s’érigeait en contrepoids des communistes qui dominaient la vie publique sous la houlette d’Aimé Césaire et de ses « camarades ».

La guerre avait été une période d’affrontements entre ces deux « institutions » du fait du rôle jugé ambigu de certains dignitaires religieux qui s’étaient ouvertement rangés du côté du Régime de Vichy.

La famille de Victorine, comme la plupart des familles populaires, avait toujours su faire la part des choses.

Si les idées politiques les orientaient à adhérer souvent aux grandes options politiques du Parti communiste, les rites catholiques étaient scrupuleusement observés et les fêtes religieuses donnaient l’occasion à de grandes cérémonies suivies d’agapes où toute la famille dégustait les plats traditionnels.

Aimé Césaire avait mis en garde ses compatriotes en prononçant, le 18 juin 1945, un magnifique discours pour célébrer le 5e anniversaire de l’Appel du Général de Gaulle17. Il concluait en les invitant à poursuivre le combat contre l’injustice sociale :

La bataille à laquelle nous conviait le Général de Gaulle le 18 juin 1940 n’est pas encore terminée.

Elle n’est pas encore terminée, car l’exacerbation des impérialismes risque encore d’imprimer au monde de dangereuses secousses.

Elle n’est pas encore terminée, parce que ni le nationalisme économique, ni nationalisme sentimental ne sont morts. Elle n’est pas encore terminée parce que cette guerre n’est pas seulement une guerre nationale et une guerre mondiale, qu’elle est aussi… une guerre sociale.

Elle n’est pas encore terminée parce que la bataille de la justice sociale continue. Parce que la bataille pour le progrès continue elle aussi, et que tant qu’il y aura une bataille pour le progrès et la justice, il y aura une bataille pour la France et pour son Empire.

C’est pourquoi, hommes et femmes de la Martinique, aujourd’hui 18 juin 1945, je vous demande de communier dans le souvenir d’un passé proche et déjà légendaire.

C’est pourquoi je vous demande de dédier une pensée particulière à ceux qui se sont dévoués, à ceux qui se sont battus, à ceux qui sont morts pour la liberté de la France et du monde.

C’est pourquoi, hommes et femmes de la Martinique, je vous demande de puiser dans ce souvenir comme dans cette pensée et la foi qui inspire et la résolution qui agit et l’espérance qui fait moins dure la route.

Vive la France ! Vive la Martinique !

Victorine et Honorine fondaient beaucoup d’espoir sur l’évolution institutionnelle que les politiques s’apprêtaient à mettre en œuvre sous l’impulsion d’Aimé Césaire.

La départementalisation devait donner aux anciens territoires d’Outremer de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Guyane et de la Réunion un statut identique à celui de la France métropolitaine.

La Loi de départementalisation

dite « d’assimilation »

Le rapport et le vote du 19 mars 1946

En effet, ces territoires s’interrogent sur leur devenir institutionnel.

La période est difficile. Pour illustrer la situation, nous nous référons au rapport présenté par Aimé Césaire18 en préambule du vote de la Loi de Départementalisation votée le 19 mars 1946.

« Tous les observateurs sont d’accord pour affirmer que les problèmes sociaux se posent à la Martinique, à la Guadeloupe, à la Réunion avec une acuité telle que la paix publique en est gravement menacée.

La raison en est que presqu’aucun effort n’a été fait pour assurer au travailleur antillais ou réunionnais un statut économique et social en harmonie avec le statut politique dont il jouit depuis un siècle19 (…) Dans un pays à salaires anormalement bas et où le coût de la vie se rapproche très sensiblement du coût de la vie en France, l’ouvrier est à la merci de la maladie, de l’invalidité, de la vieillesse sans qu’aucune garantie lui soit accordée.

Pas d’indemnité pour la femme en couche ;Pas d’indemnité pour le malade ;Pas de pension pour le vieillard ;Pas d’allocation pour le chômeur…

… Mesdames, messieurs. C’est là un fait sur lequel il convient d’insister : dans ces territoires, où la nature s’est montrée magnifiquement généreuse, règne la misère la plus injustifiable.

Il faut en particulier avoir visité les Antilles pour comprendre ce qu’il y a de faux dans la propagande officielle qui tend à les présenter comme un paradis terrestre. En réalité, dans des paysages qui comptent parmi les plus beaux du monde, on ne tarde pas à découvrir des témoignages révoltants de l’injustice sociale. À côté du château où habite le féodal (l’ancien possesseur d’esclaves), voici la case, la paillote, son sol de terre battue, son grabat, son humble vaisselle, son cloisonnement de toile grossière tapissée de vieux journaux. Le père et la mère sont aux champs. Les enfants y seront dès 8 ans… La tâche est rude sous le soleil ardent ou parmi les piqûres de moustiques. Au bout de quelques années, pour celui qui s’y adonne, et qui n’a pour tromper sa faim que les fruits cuits à l’eau de l’arbre à pain, il y a la maladie et l’usure prématurée.

Voilà la vie que mènent les trois quarts de la population de nos îles ».

La mise en œuvre

Cette Loi de dite « d’assimilation » a fait l’objet de nombreuses exégèses. Nous citerons par exemple un long article de Jacques Dumont20 intitulé « La quête de l’égalité aux Antilles : la départementalisation et les manifestations des années 1950 ».

Cet article examine plus particulièrement la dynamique de la période qui suit immédiatement la transformation de colonie en département. Il évoque en préambule « la conquête de la liberté marquée par l’abolition de l’esclavage ». Mais cette recherche d’égalité va durer « bien après ce qui devait être son aboutissement, la transformation statutaire de colonie en département votée le 19 mars 1946 ».

Jacques Dumont poursuit :

« En effet, la départementalisation réclamée, attendue, enfin mise en place, génère rapidement des désillusions. La période qui suit cette loi dite d’assimilation est particulièrement riche en manifestations, protestations, grèves. Elles naissent de la lenteur des aménagements espérés, des errements politiques durant cette période de reconstruction française et surtout des inégalités persistantes et reconduites.

La période de l’immédiat après-guerre s’ouvre aux Antilles sur un rejet : le système colonial a montré ses limites.

Économiquement, ces “îles à sucre” subitement privées des échanges réglementés avec la métropole depuis le temps de “l’exclusif21” ont été obligées de développer des formes d’autosuffisance et de se tourner vers d’autres fournisseurs, comme les États-Unis.

Politiquement, la demande ancienne de statut départemental apparaît comme la seule évolution concevable. Elle correspond à la situation particulière de ces vieilles colonies insulaires, où tous les habitants sont déclarés citoyens à l’Abolition de l’esclavage, mais des citoyens qui restent colonisés pendant un siècle. Le statut de département apparaît comme la garantie d’une inscription définitive dans un ensemble distant.

Socialement enfin, la reconnaissance attendue passe par les signes d’une véritable égalité. Mais celle-ci doit être entendue, comme l’a souligné Alain Blérald22, sous le double sens d’une arithmétique et d’une justice, autrement dit à la fois une équivalence de traitement et le sentiment d’une réelle prise en compte ».

***

C’est dans ce contexte que toute la famille de Victorine va affronter la situation décrite dans cet article.

Ils feront partie de « cette armée de travailleurs de la canne, de petits propriétaires, obligés de se louer une partie de l’année à l’usine ou à la distillerie voisine et de marins pêcheurs ».

Sur le plan politique peu de changements. Les préfets n’entrent en fonction qu’à partir de juillet 1947. Autrement dit, pendant près de dix-huit mois, alors que la loi est votée, les nouveaux départements restent administrés par l’ancienne organisation coloniale.

L’espoir suscité par le vote de cette loi reste théorique et ne se traduit pas visiblement dans les faits.

Les Antilles qui ont rejeté le régime de Vichy depuis juillet 194323 attendent impatiemment de véritables changements.

Jacques Dumont précise :

« Cet alignement statutaire, calqué sur l’organisation de n’importe quel département de l’hexagone, n’est pas sans conséquences de fonctionnement pour des îles éloignées des centres de décision.

Le rapporteur de la loi dite “d’assimilation” du 19 mars 1946 avait demandé une extension des pouvoirs du préfet dérogeant au strict alignement administratif compte tenu des conditions géographiques dans lesquelles se trouvent les nouveaux départements. »

Espoirs déçus

Mais les dérogations imaginées par Aimé Césaire n’avaient aucun rapport avec la réalité des faits.

Sur le plan social, l’extension attendue des droits sociaux n’est pas mise en place dans les Antilles.

Pour Honorine comme pour de nombreux habitants des nouveaux départements, la loi du 19 mars 1946 laissait espérer l’accès à des droits et à une existence moins malheureuse.

Des rapports officiels justifient la déception de nombreux Ultramarins : « l’application dans les départements d’outre-mer des textes relatifs à la Sécurité sociale est très partielle et inefficace ».

Rappelons que l’objectif central de la mise en place de la Sécurité sociale24 est de « débarrasser les travailleurs de l’incertitude du lendemain qui crée chez eux un sentiment d’infériorité qui est la base réelle et profonde de la distinction des classes ne semble pas se poser sous les mêmes conditions dans ces nouveaux départements ».

L’introduction progressive du régime des prestations est bien prévue dans les textes, mais l’application se heurte à de nombreux freins car la loi du 22 août 1946 unifiant en France les textes régissant les prestations familiales ne rentre pas immédiatement en vigueur dans les départements d’outremer, puisqu’elle n’a pas fait l’objet de décrets d’application pour ces nouveaux départements même si ces retards dans la parution des décrets d’application peuvent se comprendre par la nécessité d’évaluer les conséquences financières d’une telle mesure à appliquer à ces territoires.

Une autre explication est avancée, elle concerne les grands patrons d’entreprises qui font pression pour des raisons économiques. 

Tous ces arguments, justifiés ou pas, sont interprétés aux Antilles comme « une volonté de différer le passage d’une égalité formelle à une égalité réelle », comme le souligne Césaire le 12 janvier 1949.

La lenteur avec laquelle cette loi se met en place va susciter de graves mécontentements qui entraîneront plusieurs années de luttes syndicales.

C’est seulement en mars 1948 que l’allocation aux vieux travailleurs est étendue à l’outre-mer.

En ce qui concerne les prestations familiales, l’auteur de l’article, cité en référence, nous dit pour justifier les écarts avec la Métropole :

« La croissance longtemps très modérée de la population est vite perçue comme un péril. 770 000 habitants sont dénombrés dans les DOM en 1954, mais avec un taux d’accroissement beaucoup plus fort que celui de la France hexagonale.

Les projections de 1960 menacent de faire passer la population des Antilles de 539 000 individus en 1960 à 694 000 dix ans plus tard…

Pour faire face aux surcoûts occasionnés par cette croissance démographique, le principe de la “parité globale” est retenu et institué.

L’intégralité des prestations n’est pas versée directement aux individus ou aux familles, mais 47,3 % seront placés dans un fonds d’action sanitaire et sociale obligatoire, le FASSO25, dont la mission est de répartir ces sommes en fonction d’investissements prioritaires, face au manque de structures ».

***

Pour ce qui concerne les salaires, les mesures mises en place en Métropole ne sont pas immédiatement appliquées dans les Départements d’outremer.

Le SMIG, ou salaire minimum sera institué aux Antilles dans les années 1970 et restera inférieur de 18 % à celui de l’hexagone, malgré un coût de la vie beaucoup plus important.

Les grèves de 1950 et 1953

Le maintien de nombreuses inégalités

La morosité ambiante ne laissa pas indifférente Honorine qui venait de sortir de l’inconscience de son adolescence. Elle s’était laissé porter par l’ambiance plutôt festive qui avait suivi la fin de la guerre.

Elle pensait trouver facilement un emploi dans le contexte politique et social que promettait la Loi dite « d’assimilation ».

À l’heure où elle dut songer sérieusement à son avenir, elle comprit que sa situation ne lui permettrait pas de prendre facilement son indépendance.

En effet, entre les propos d’Aimé Césaire, à l’occasion des débats et du vote de la loi dite d’assimilation, et ceux, virulents, du discours sur le colonialisme quatre ans plus tard, se sont rapidement glissés la déception puis le sentiment d’une « confiance trahie ».

Les écrits d’Aimé Césaire, les analyses diverses menées durant cette période, les articles de cette presse souvent liée à un parti ou à des hommes politiques permettent de suivre l’évolution d’un sentiment d’adhésion vers une montée d’un amer ressentiment.

La départementalisation, qui tarde à être effective, ne modifie pas fondamentalement la relation de dépendance face à des siècles de mise sous le joug des classes dominantes.

L’économie de ces territoires reste liée à la culture de la canne organisée autour des « plantations ».

Nous nous référons une nouvelle fois à l’étude de Jacques Dumont26 qui pose en préalable l’objet de ses réflexions :

« L’objet de cet article n’est pas d’effectuer, la genèse des mouvements sociaux aux Antilles mais plutôt, à l’occasion de différentes mesures sociales et de leurs effets entre 1948 et 1953 en Guadeloupe et Martinique, d’examiner les logiques à l’œuvre, les lignes de fracture que les revendications ou les justifications révèlent et la bascule rapide qui s’opère. »

Jacques Dumont développe ensuite quelques pistes justifiant la montée des mouvements sociaux de cette époque :

Cette montée des désillusions, le sentiment de trahison et souvent d’impuissance face au système entraînent une coupure bien étudiée dans la littérature politique : que le gouverné, qu’il soit sujet ou citoyen, cesse de se reconnaître dans le système institutionnel avec lequel il s’était jusqu’alors plus ou moins tacitement identifié…