Introduction à l'ésotérisme chrétien - René Guénon - E-Book

Introduction à l'ésotérisme chrétien E-Book

René Guénon

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Un ouvrage fondamental sur l'ésotérisme chrétien Dans "Introduction à l'ésotérisme chrétien", René Guénon, figure majeure de l'histoire intellectuelle du XXe siècle, expose sa vision de l'ésotérisme chrétien, cette dimension cachée et intérieure du christianisme. Métaphysicien et penseur de la tradition, Guénon cherche à mettre en lumière les aspects méconnus de la spiritualité chrétienne, en les reliant à ce qu'il considère comme la Tradition primordiale universelle. Une tradition ésotérique au coeur du christianisme Pour Guénon, le christianisme possède indéniablement une dimension ésotérique, c'est-à-dire un enseignement réservé à une élite spirituelle capable d'en pénétrer les mystères. Cet ésotérisme chrétien s'enracine dans la tradition apostolique et patristique, avec des figures comme Denys l'Aréopagite, Clément d'Alexandrie ou Origène. Il se perpétue au Moyen-Âge à travers des courants comme la chevalerie spirituelle, l'hermétisme chrétien ou l'alchimie. Symboles et rites initiatiques Guénon décrypte la signification profonde des symboles et des rites chrétiens, y décelant les traces d'un enseignement initiatique. Le baptême, l'Eucharistie, la Transfiguration ou la Parousie sont interprétés à la lumière de la doctrine métaphysique traditionnelle. Les cathédrales gothiques, avec leur symbolisme architectural et iconographique, apparaissent comme de véritables "livres de pierre" destinés à l'instruction des initiés. Controverses et débats La thèse d'un ésotérisme chrétien soulève des débats parmi les théologiens et les historiens. Certains contestent la vision de Guénon, estimant qu'elle projette sur le christianisme des schémas néo-platoniciens ou orientaux qui lui sont étrangers. D'autres saluent sa tentative de renouer avec la profondeur spirituelle des origines, au-delà des dualismes et des rationalismes modernes. Un livre essentiel pour comprendre la pensée de Guénon Au-delà des polémiques, "Introduction à l'ésotérisme chrétien" reste un ouvrage fondamental pour comprendre la pensée de René Guénon et sa conception de la Tradition. C'est aussi une invitation à redécouvrir la richesse symbolique et spirituelle du christianisme, au-delà d'une approche purement exotérique ou sentimentale. Une oeuvre dense et exigeante, qui ouvre des perspectives stimulantes pour un dialogue renouvelé entre christianisme et traditions spirituelles universelles.

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Seitenzahl: 170

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Sommaire

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER

CHAPITRE II

SECONDE PARTIE

CHAPITRE III

CHAPITRE IV

CHAPITRE V

CHAPITRE VI

CHAPITRE VII

CHAPITRE VIII

CHAPITRE IX

PREMIÈRE PARTIE

STRUCTURE ET CARACTÉRISTIQUES DE LA TRADITION CHRÉTIENNE

CHAPITRE PREMIER

À PROPOS DES LANGUES SACRÉES

Nous avons fait remarquer incidemment, il y a quelque temps1, que le monde occidental n’avait à sa disposition aucune langue sacrée autre que l’hébreu ; il y a là, à vrai dire, un fait assez étrange et qui appelle quelques observations ; même si l’on ne prétend pas résoudre les diverses questions qui se posent à ce sujet, la chose n’est pas sans intérêt. Il est évident que, si l’hébreu peut jouer ce rôle en Occident, c’est en raison de la filiation directe qui existe entre les traditions judaïque et chrétienne et de l’incorporation des Écritures hébraïques aux Livres sacrés du Christianisme lui-même ; mais on peut se demander comment il se fait que celui-ci n’ait pas une langue sacrée qui lui appartienne en propre, en quoi son cas, parmi les différentes traditions, apparaît comme véritablement exceptionnel.

À cet égard, il importe avant tout de ne pas confondre les langues sacrées avec les langues simplement liturgiques2 : pour qu’une langue puisse remplir ce dernier rôle, il suffit en somme qu’elle soit « fixée », exempte des variations continuelles que subissent forcément les langues qui sont parlées communément3 ; mais les langues sacrées sont exclusivement celles en lesquelles sont formulées les Écritures des différentes traditions. Il va de soi que toute langue sacrée est aussi en même temps, et à plus forte raison, la langue liturgique ou rituelle de la tradition à laquelle elle appartient4, mais l’inverse n’est pas vrai ; ainsi, le grec et le latin peuvent parfaitement, de même que quelques autres langues anciennes5, jouer le rôle de langues liturgiques pour le Christianisme6, mais ils ne sont aucunement des langues sacrées ; même si l’on supposait qu’ils ont pu avoir autrefois un tel caractère7, ce serait en tout cas dans des traditions disparues et avec lesquelles le Christianisme n’a évidemment aucun rapport de filiation.

L’absence de langue sacrée dans le Christianisme devient encore plus frappante lorsqu’on remarque que, même pour ce qui est des Écritures hébraïques, dont le texte primitif existe cependant, il ne se sert « officiellement » que de traductions grecque et latine8. Quant au Nouveau Testament, on sait que le texte n’en est connu qu’en grec, et que c’est sur celui-ci qu’ont été faites toutes les versions en d’autres langues, même en hébreu et en syriaque ; or, tout au moins pour les Évangiles, il est assurément impossible d’admettre que ce soit là leur véritable langue, nous voulons dire celle dans laquelle les paroles mêmes du Christ ont été prononcées. Il se peut cependant qu’ils n’aient jamais été écrits effectivement qu’en grec, ayant été précédemment transmis oralement dans la langue originelle9 ; mais on peut alors se demander pourquoi la fixation par l’écriture, lorsqu’elle a eu lieu, ne s’est pas faite tout aussi bien dans cette langue même, et c’est là une question à laquelle il serait bien difficile de répondre. Quoi qu’il en soit, tout cela n’est pas sans présenter certains inconvénients à divers égards, car une langue sacrée peut seule assurer l’invariabilité rigoureuse du texte des Écritures ; les traductions varient nécessairement d’une langue à une autre, et, de plus, elles ne peuvent jamais être qu’approximatives, chaque langue ayant ses modes d’expression propres qui ne correspondent pas exactement à ceux des autres10 ; même lorsqu’elles rendent aussi bien que possible le sens extérieur et littéral, elles apportent en tout cas bien des obstacles à la pénétration des autres sens plus profonds11 ; et l’on peut se rendre compte par là de quelques-unes des difficultés toutes spéciales que présente l’étude de la tradition chrétienne pour qui ne veut pas s’en tenir à de simples apparences plus ou moins superficielles.

Bien entendu, tout cela ne veut nullement dire qu’il n’y ait pas de raisons pour que le Christianisme ait ce caractère exceptionnel d’être une tradition sans langue sacrée ; il doit au contraire y en avoir très certainement, mais il faut reconnaître qu’elles n’apparaissent pas clairement à première vue, et sans doute faudrait-il, pour parvenir à les dégager, un travail considérable que nous ne pouvons songer à entreprendre ; du reste, presque tout ce qui touche aux origines du Christianisme et à ses premiers temps est malheureusement enveloppé de bien des obscurités. On pourrait aussi se demander s’il n’y a pas quelque rapport entre ce caractère et un autre qui n’est guère moins singulier : c’est que le Christianisme ne possède pas non plus l’équivalent de la partie proprement « légale » des autres traditions ; cela est tellement vrai que, pour y suppléer, il a dû adapter à son usage l’ancien droit romain, en y faisant d’ailleurs des adjonctions, mais qui, pour lui être propres, n’ont pas davantage leur source dans les Écriture mêmes12. En rapprochant ces deux faits d’une part, et en se souvenant d’autre part que, comme nous l’avons fait remarquer en d’autres occasions, certains rites chrétiens apparaissent en quelque sorte comme une « extériorisation » de rites initiatiques, on pourrait même se demander si le Christianisme originel n’était pas en réalité quelque chose de très différent de tout ce qu’on en peut penser actuellement ; sinon quant à la doctrine elle-même13, du moins quant aux fins en vue desquelles il était constitué14. Nous n’avons voulu ici, pour notre part, que poser simplement ces questions, auxquelles nous ne prétendrons certes pas donner une réponse ; mais, étant donné l’intérêt qu’elles présentent manifestement sous plus d’un rapport, il serait fort à souhaiter que quelqu’un qui aurait à sa disposition le temps et les moyens de faire les recherches nécessaires à cet égard puisse, un jour ou l’autre, apporter là-dessus quelques éclaircissements.

CHAPITRE II

CHRISTIANISME ET INITIATION

Nous n’avions pas l’intention de revenir ici sur les questions concernant le caractère propre du Christianisme, car nous pensions que ce que nous en avions dit en diverses occasions, fût-ce plus ou moins incidemment, était tout au moins suffisant pour qu’il ne puisse y avoir aucune équivoque à cet égard15. Malheureusement, nous avons dû constater en ces derniers temps qu’il n’en était rien, et qu’il s’était au contraire produit à ce propos, dans l’esprit d’un assez grand nombre de nos lecteurs, des confusions plutôt fâcheuses, ce qui nous a montré la nécessité de donner de nouveau quelques précisions sur certains points. Ce n’est d’ailleurs qu’à regret que nous nous y décidons, car nous devons avouer que nous ne nous sommes jamais senti aucune inclination pour traiter spécialement ce sujet, pour plusieurs raisons diverses, dont la première est l’obscurité presque impénétrable qui entoure tout ce qui se rapporte aux origines et aux premiers temps du Christianisme, obscurité telle que, si l’on y réfléchit bien, elle paraît ne pas pouvoir être simplement accidentelle et avoir été expressément voulue ; cette remarque est du reste à retenir en connexion avec ce que nous dirons par la suite.

En dépit de toutes les difficultés qui résultent d’un tel état de choses, il y a cependant au moins un point qui ne semble pas douteux, et qui d’ailleurs n’a été contesté par aucun de ceux qui nous ont fait part de leurs observations, mais sur lequel, tout au contraire, quelques-uns se sont appuyés pour formuler certaines de leurs objections : c’est que, loin de n’être que la religion ou la tradition exotérique que l’on connaît actuellement sous ce nom, le Christianisme, à ses origines, avait, tant par ses rites que par sa doctrine, un caractère essentiellement ésotérique, et par conséquent initiatique. On peut en trouver une confirmation dans le fait que la tradition islamique considère le Christianisme primitif comme ayant été proprement une tarîqah, c’est-à-dire en somme une voie initiatique, et non une shariyah ou une législation d’ordre social et s’adressant à tous ; et cela est tellement vrai que, par la suite, on dut y suppléer par la constitution d’un droit « canonique » qui ne fut en réalité qu’une adaptation de l’ancien droit romain, donc quelque chose qui vint entièrement du dehors, et non point un développement de ce qui était contenu tout d’abord dans le Christianisme lui-même. Il est du reste évident qu’on ne trouve dans l’Évangile aucune prescription qui puisse être regardée comme ayant un caractère véritablement légal au sens propre de ce mot ; la parole bien connue : « Rendez à César ce qui est à César… », nous paraît tout particulièrement significative à cet égard, car elle implique formellement, pour tout ce qui est d’ordre extérieur, l’acceptation d’une législation complètement étrangère à la tradition chrétienne, et qui est simplement celle qui existait en fait dans le milieu où celle-ci prit naissance, par là même qu’il était alors incorporé à l’Empire romain. Ce serait là, assurément, une lacune des plus graves si le Christianisme avait été alors ce qu’il est devenu plus tard ; l’existence même d’une telle lacune serait non seulement inexplicable, mais vraiment inconcevable pour une tradition orthodoxe et régulière, si cette tradition devait réellement comporter un exotérisme aussi bien qu’un ésotérisme, et si elle devait même, pourrait-on dire, s’appliquer avant tout au domaine exotérique ; par contre, si le Christianisme avait le caractère que nous venons de dire, la chose s’explique sans peine, car il ne s’agit nullement d’une lacune, mais d’une abstention intentionnelle d’intervenir dans un domaine qui, par définition même, ne pouvait pas le concerner dans ces conditions.

Pour que cela ait été possible, il faut que l’Église chrétienne, dans les premiers temps, ait constitué une organisation fermée ou réservée, dans laquelle tous n’étaient pas admis indistinctement, mais seulement ceux qui possédaient les qualifications nécessaires pour recevoir valablement l’initiation sous la forme qu’on peut appeler « christique » ; et l’on pourrait sans doute retrouver encore bien des indices qui montrent qu’il en fut effectivement ainsi, quoiqu’ils soient généralement incompris à notre époque, et que même, par suite de la tendance moderne à nier l’ésotérisme, on cherche trop souvent, d’une façon plus ou moins consciente, à les détourner de leur véritable signification16. Cette Église était en somme comparable, sous ce rapport, au Sangha bouddhique, où l’admission avait aussi les caractères d’une véritable initiation17, et qu’on a coutume d’assimiler à un « ordre monastique », ce qui est juste tout au moins en ce sens que ses statuts particuliers n’étaient, pas plus que ceux d’un ordre monastique au sens chrétien de ce terme, faits pour être étendus à tout l’ensemble de la société au sein de laquelle cette organisation avait été établie18. Le cas du Christianisme, à ce point de vue, n’est donc pas unique parmi les différentes formes traditionnelles connues, et cette constatation nous paraît être de nature à diminuer l’étonnement que certains pourraient en éprouver ; il est peut-être plus difficile d’expliquer qu’il ait ensuite changé de caractère aussi complètement que le montre tout ce que nous voyons autour de nous, mais ce n’est pas encore le moment d’examiner cette autre question.

Voici maintenant l’objection qui nous a été adressée et à laquelle nous faisions allusion plus haut : dès lors que les rites chrétiens, et en particulier les sacrements, ont eu un caractère initiatique, comment ont-ils jamais pu le perdre pour devenir de simples rites exotériques ? Cela est impossible et même contradictoire, nous dit-on, parce que le caractère initiatique est permanent et immuable et ne saurait jamais être effacé, de sorte qu’il faudrait seulement admettre que, du fait des circonstances et de l’admission d’une grande majorité d’individus non qualifiés, ce qui était primitivement une initiation effective s’est trouvé réduit à n’avoir plus que la valeur d’une initiation virtuelle. Il y a là une méprise qui nous paraît tout à fait évidente : l’initiation, ainsi que nous l’avons expliqué à maintes reprises, confère bien en effet à ceux qui la reçoivent un caractère qui est acquis une fois pour toutes et qui est véritablement ineffaçable ; mais cette notion de la permanence du caractère initiatique s’applique aux êtres humains qui le possèdent, et non pas à des rites ou à l’action de l’influence spirituelle à laquelle ceux-ci sont destinés à servir de véhicule ; il est absolument injustifié de vouloir la transporter de l’un de ces deux cas à l’autre, ce qui revient même en réalité à lui attribuer une signification toute différente, et nous sommes certain de n’avoir jamais rien dit nous-même qui puisse donner lieu à une semblable confusion. À l’appui de cette objection, on fait valoir que l’action qui s’exerce par les sacrements chrétiens est rapportée au Saint-Esprit, ce qui est parfaitement exact, mais entièrement en dehors de la question ; que d’ailleurs l’influence spirituelle soit désignée ainsi conformément au langage chrétien, ou autrement suivant la terminologie propre à telle ou telle tradition, il est également vrai que sa nature est essentiellement transcendante et supra-individuelle, car, s’il n’en était pas ainsi, ce n’est plus du tout à une influence spirituelle qu’on aurait affaire, mais à une simple influence psychique ; seulement, cela étant admis, qu’est-ce qui pourrait empêcher que la même influence, ou une influence de même nature, agisse suivant des modalités différentes et dans des domaines également différents, et en outre, parce que cette influence est en elle-même d’ordre transcendant, faudrait-il que ses effets le soient nécessairement aussi dans tous les cas19 ? Nous ne voyons pas du tout pourquoi il en serait ainsi, et nous sommes même certain du contraire ; en effet, nous avons toujours eu le plus grand soin d’indiquer qu’une influence spirituelle intervient aussi bien dans les rites exotériques que dans les rites initiatiques, mais il va de soi que les effets qu’elle produit ne sauraient aucunement être du même ordre dans les deux cas, sans quoi la distinction même des deux domaines correspondants ne subsisterait plus20. Nous ne comprenons pas davantage en quoi il serait inadmissible que l’influence qui opère par le moyen des sacrements chrétiens, après avoir agi tout d’abord dans l’ordre initiatique, ait ensuite, dans d’autres conditions et pour des raisons dépendant de ces conditions mêmes, fait descendre son action dans le domaine simplement religieux et exotérique, de telle sorte que ses effets ont été dès lors limités à certaines possibilités d’ordre exclusivement individuel, ayant pour terme le « salut », et cela tout en conservant cependant, quant aux apparences extérieures, les mêmes supports rituels, parce que ceux-ci étaient d’institution christique et que sans eux il n’y aurait même plus eu de tradition proprement chrétienne. Qu’il en ait bien réellement été ainsi en fait, et que par conséquent, dans l’état présent des choses et même depuis une époque fort éloignée, on ne puisse plus considérer en aucune façon les rites chrétiens comme ayant un caractère initiatique, c’est ce sur quoi il nous va falloir insister avec plus de précision ; mais nous devons d’ailleurs faire remarquer qu’il y a une certaine impropriété de langage à dire qu’ils ont « perdu » ce caractère, comme si ce fait avait été purement accidentel, car nous pensons au contraire qu’il a dû s’agir là d’une adaptation qui, malgré les conséquences regrettables qu’elle eut forcément à certains égards, fut pleinement justifiée et même nécessitée par les circonstances de temps et de lieu.

Si l’on considère quel était, à l’époque dont il s’agit, l’état du monde occidental, c’est-à-dire de l’ensemble des pays qui étaient alors compris dans l’Empire romain, on peut facilement se rendre compte que, si le Christianisme n’était pas « descendu » dans le domaine exotérique, ce monde, dans son ensemble, aurait été bientôt dépourvu de toute tradition, celles qui y existaient jusque-là, et notamment la tradition gréco-romaine qui y était naturellement devenue prédominante, étant arrivées à une extrême dégénérescence qui indiquait que leur cycle d’existence était sur le point de se terminer21. Cette « descente », insistons-y encore, n’était donc nullement un accident ou une déviation, et on doit au contraire la regarder comme ayant eu un caractère véritablement « providentiel », puisqu’elle évita à l’Occident de tomber dès cette époque dans un état qui eût été en somme comparable à celui où il se trouve actuellement. Le moment où devait se produire une perte générale de la tradition comme celle qui caractérise proprement les temps modernes n’était d’ailleurs pas encore venu ; il fallait donc qu’il y eût un « redressement », et le Christianisme seul pouvait l’opérer, mais à la condition de renoncer au caractère ésotérique et « réservé » qu’il avait tout d’abord22 ; et ainsi le « redressement » n’était pas seulement bénéfique pour l’humanité occidentale, ce qui est trop évident pour qu’il y ait lieu d’y insister, mais il était en même temps, comme l’est d’ailleurs nécessairement toute action « providentielle » intervenant dans le cours de l’histoire, en parfait accord avec les lois cycliques elles-mêmes.

Il serait probablement impossible d’assigner une date précise à ce changement qui fit du Christianisme une religion au sens propre du mot et une forme traditionnelle s’adressant à tous indistinctement ; mais ce qui est certain en tout cas, c’est qu’il était déjà un fait accompli à l’époque de Constantin et du Concile de Nicée, de sorte que celui-ci n’eut qu’à le « sanctionner », si l’on peut dire, en inaugurant l’ère des formulations « dogmatiques » destinées à constituer une présentation purement exotérique de la doctrine23. Cela ne pouvait d’ailleurs pas aller sans quelques inconvénients inévitables, car le fait d’enfermer ainsi la doctrine dans des formules nettement définies et limitées rendait beaucoup plus difficile, même à ceux qui en étaient réellement capables, d’en pénétrer le sens profond ; de plus, les vérités d’ordre plus proprement ésotérique, qui étaient par leur nature même hors de la portée du plus grand nombre, ne pouvaient plus être présentées que comme des « mystères » au sens que ce mot a pris vulgairement, c’est-à-dire que, aux yeux du commun, elles ne devaient pas tarder à apparaître comme quelque chose qu’il était impossible de comprendre, voire même interdit de chercher à approfondir. Ces inconvénients n’étaient cependant pas tels qu’ils pussent s’opposer à la constitution du Christianisme en forme traditionnelle exotérique ou en empêcher la légitimité, étant donné l’immense avantage qui devait par ailleurs, ainsi que nous l’avons déjà dit, en résulter pour le monde occidental ; du reste, si le Christianisme comme tel cessait par là d’être initiatique, il restait encore la possibilité qu’il subsistât, à son intérieur, une initiation spécifiquement chrétienne pour l’élite qui ne pouvait s’en tenir au seul point de vue de l’exotérisme et s’enfermer dans les limitations qui sont inhérentes à celui-ci ; mais c’est là encore une autre question que nous aurons à examiner un peu plus tard.

D’autre part, il est à remarquer que ce changement dans le caractère essentiel et, pourrait-on dire, dans la nature même du Christianisme, explique parfaitement que, comme nous le disions au début, tout ce qui l’avait précédé ait été volontairement enveloppé d’obscurité, et que même il n’ait pas pu en être autrement. Il est évident en effet que la nature du Christianisme originel, en tant qu’elle était essentiellement ésotérique et initiatique, devait demeurer entièrement ignorée de ceux qui étaient maintenant admis dans le Christianisme devenu exotérique ; par conséquent, tout ce qui pouvait faire connaître ou seulement soupçonner ce qu’avait été réellement le Christianisme à ses débuts devait être recouvert pour eux d’un voile impénétrable. Bien entendu, nous n’avons pas à rechercher par quels moyens un tel résultat a pu être obtenu, ce serait plutôt là l’affaire des historiens, si toutefois il leur venait à l’idée de se poser cette question, qui d’ailleurs leur apparaîtrait sans doute comme à peu près insoluble, faute de pouvoir y appliquer leurs méthodes habituelles et s’appuyer sur des « documents » qui manifestement ne sauraient exister en pareil cas ; mais ce qui nous intéresse ici, c’est seulement de constater la chose et d’en comprendre la véritable raison. Nous ajouterons que, dans ces conditions, et contrairement à ce que pourraient en penser les amateurs d’explications rationnelles, qui sont aussi toujours des explications superficielles et « simplistes », on ne peut aucunement attribuer cette « obscuration » des origines à une ignorance trop évidemment impossible chez ceux qui devaient être d’autant plus conscients de la transformation du Christianisme qu’ils y avaient eux-mêmes pris une part plus ou moins directe, ni prétendre non plus, suivant un préjugé assez répandu parmi les modernes qui prêtent trop volontiers aux autres leur propre mentalité, qu’il y ait eu là de leur part une manœuvre « politique » et intéressée, dont nous ne voyons d’ailleurs pas très bien quel profit ils auraient pu retirer effectivement ; la vérité est au contraire que cela fut rigoureusement exigé par la nature même des choses, afin de maintenir, en conformité avec l’orthodoxie traditionnelle, la distinction profonde des deux domaines exotérique et ésotérique24.